IV

 

— On dirait un temple, s’était exclamé le professeur Clairembart, un temple grandiose, bâti par la nature elle-même !… À l’infini, aussi loin que la lumière pouvait porter, ce n’étaient que piliers épargnés sur la roche par les éboulements et l’érosion, piliers auxquels les incrustations madréporiques donnaient toutes les couleurs, du pourpre au rose, en passant par tous les mauves, toutes les dégradations du violet, ou encore du bleu le plus tendre au cobalt foncé. À cette féerie, les coraux ajoutaient la leur, et aussi la valse rapide des poissons multicolores. Parfois, un grand acalèphe violine flottait, déployant sa gerbe de filaments couleur d’améthyste.

— Bien sûr, un temple, avait dit Ballantine. Mais il n’a plus l’air très solide, professeur.

En effet, un peu partout, des piliers avaient cédé, beaucoup d’entre eux à une période récente, s’il fallait en juger par la fraîcheur des cassures.

— Au cours des âges, expliqua Ra-Mu, de fréquents tremblements de terre ont ainsi fait s’affaisser tout le sous-sol du continent, creusant des vides dans lesquels la mer s’est engouffrée. En usant petit à petit le roc, l’érosion a ensuite taillé ces piliers.

— En somme, fit Clairembart, la terre de Mu n’est plus qu’une vaste plate-forme supportée par des colonnes.

— C’est bien cela, une plate-forme qui s’affaissera quand un séisme plus violent que les autres jettera bas ces colonnes. Alors, ce sera la fin de notre civilisation.

Pendant un quart d’heure environ, les quatre hommes errèrent à travers le labyrinthe du temple sous-marin. Finalement, Ra-Mu décréta :

— Vous en avez vu assez à présent… Rentrons…

Le Muvian et le professeur Clairembart marchaient légèrement en avant, tandis que Bob Morane et Bill Ballantine venaient à quelques mètres derrière eux. Soudain, l’Écossais s’arrêta devant une grande étoile de mer pourpre et hérissée de piquants.

— Une asteria glacialis ! s’exclama-t-il. Elle est de taille ! Au moins cinquante centimètres de diamètre. Un vrai monstre !…

— N’oublie pas que nous avons accompli un fameux bond en arrière dans le temps, fit Morane. En cinquante mille ans, certaines espèces animales peuvent avoir dégénéré.

Là-bas, Ra-Mu et Clairembart avaient pris de l’avance. Se retournant vers les deux traînards, le savant les héla.

— Bob, Bill, ne demeurez pas en arrière. Nous rentrons.

— Allons-y, Bill, fit Morane. J’aimerais autant ne pas perdre Ra-Mu de vue. Nous pourrions nous égarer.

Alors, les deux amis eurent soudain l’impression d’être secoués par quelque chose qui, s’ils s'étaient trouvés à l’air libre, aurait pu passer pour une rafale de vent.

— Que se passe-t-il ? interrogea Bill.

— Rien d’autre qu’un petit séisme sans doute, tenta d’expliquer Morane.

Mais un séisme, si faible fût-il, peut avoir des conséquences graves. Sous les pieds des deux hommes, le sol s’était soudain lézardé, se changeant en gouffre dans lequel, entraînés par une trombe d’eau, Morane et Bill furent précipités sans qu’ils ne puissent rien faire pour ralentir leur chute.

Pendant de longues secondes, ils tombèrent, basculés cul par-dessus tête, pareils à des pantins disloqués et impuissants, avec seulement sous leurs yeux le défilement rapide des parois.

Finalement cependant, la vitesse de chute se ralentit peu à peu, pour cesser ensuite tout à fait, comme si quelque chose l’avait freinée.

À demi assommé, Bob Morane pressa instinctivement sur un des boutons de sa ceinture, bouton permettant au plongeur de couper la traction magnétique grâce à laquelle il pouvait se maintenir au fond de l’eau. Rapidement, il remonta, pour émerger bientôt à l’air libre. Regardant autour de lui, il se rendit compte qu’il flottait à la surface d’une nappe d’eau souterraine, dans laquelle se précipitait en cascade la trombe qui les avait entraînés, Bill et lui.

La berge n’était qu’à quelques mètres, et Bob n’eut aucune peine à se hisser sur le rocher, où il demeura quelques instants étendu, étourdi, essayant de reprendre son souffle. Quand il y fut parvenu, il essaya de reconnaître les lieux : une caverne aux dimensions de cathédrale et qui, là-bas, par des arches monumentales creusées par l’eau, semblait se prolonger à l’infini avec, un peu partout, la décoration pseudo-gothique des concrétions calcaires.

Aussi loin que pouvait porter la lumière de son casque, Morane scrutait la pénombre, surtout la surface de l’eau, où il espérait voir émerger Bill. Comme son compagnon n’apparaissait pas, il commença à s’inquiéter, et il se mit à hurler, ses appels étant amplifiés par le diffuseur du scaphandre :

— Bill !…, Bill !…

Au bout d’un moment, il renonça en songeant : « Inutile de m’égosiller. Avec le bruit de la chute, il ne peut m’entendre… Pourvu que… »

Ses craintes furent coupées net. Là-bas, de l’autre côté de la nappe souterraine, une lumière était apparue entre les rochers. Une lumière qu’il identifia aussitôt comme étant celle émise par un casque semblable au sien : ce ne pouvait donc être que Ballantine.

À présent, le Français distinguait nettement la silhouette de son ami, et toute inquiétude le quitta.

L’Écossais contourna le lac et, bientôt, les deux amis se retrouvèrent réunis. Pendant un moment, tout à la joie de s’être retrouvés, ils s’envoyèrent de cordiales bourrades.

— Un moment, j’ai craint que tu ne te sois noyé, dit Morane. Une fameuse chute que nous avons faite là !

— J’ai eu peur, moi aussi, que vous ne vous soyez cassé les os en tombant, commandant.

— L’océamine de nos scaphandres nous aura protégés… Mais je crois que, pour le moment, nous pouvons enlever nos casques…

Ils se dépouillèrent de leurs heaumes sous-marins et ils purent respirer un air humide, aux relents de salpêtre et de moisissure, mais qui, cependant, leur parut une bénédiction des dieux.

— Ouf ! Que c’est bon de pouvoir respirer à l’air libre et de se sentir bien vivant, après ce que nous venons de passer ! jeta Ballantine.

— N’empêche que nous sommes dans de bien sales draps.

— Qu’allons-nous faire ?

— Essayer de nous tirer de ce trou, dans lequel le hasard nous a encore une fois fourrés. Pour tout t’avouer, Bill, je n’ai aucune idée de la façon dont nous allons nous y prendre.

À ce moment, une voix connue sortit du casque que Morane avait posé auprès de lui, sur le rocher. Elle disait :

— Bob… Bill… M’entendez-vous ?

— La voix du professeur ! sursauta Ballantine. C’est la voix du professeur !

Saisissant son casque, Morane l’éleva à la hauteur de sa bouche et lança :

— Hello professeur !… Ravi de vous entendre… Bill est à mes côtés… La baraka encore une fois !

— Vous êtes vivants ! fit la voix de l’archéologue. Le Ciel soit loué !… Je n’espérais plus vous entendre jamais. Heureusement, les appareils de transmission dont sont munis nos scaphandres possèdent une grande puissance…

Et, immédiatement, Aristide Clairembart enchaîna :

— D’après Ra-Mu, vous vous trouvez dans un important réseau de cavernes, en grande partie inexplorées, creusées par l’eau dans le sous-sol du continent. Elles sont presque complètement inondées. Des sorties existent, mais il faudra que vous les découvriez vous-mêmes. Nous resterons en contact par radio. Un conseil : ne quittez vos scaphandres sous aucun prétexte ; ils vous protégeront contre les chocs éventuels et les émanations de gaz…

Aussitôt les deux amis, obéissant à ce dernier avis, se recoiffèrent de leurs casques.

— Eh bien ! Bill, conclut Morane, puisque cette sortie existe il ne nous reste plus qu’à la découvrir. En route !…

 

*

 

Pendant deux heures, Bob Morane et Bill Ballantine devaient longer le lac qui se prolongeait de caverne en caverne et qui, peut-être, tout compte fait, était en réalité une rivière souterraine. Il était possible, en effet, d’observer un léger courant. Cette exploration s’était révélée périlleuse en elle-même, car il fallait fouler sans cesse un rocher glissant, franchir des éboulis ou des crevasses impossibles à contourner. En d’autres moments, on devait pénétrer dans l’eau, ce qui était assez aisé grâce aux scaphandres. Par contre, ceux-ci, relativement inconfortables, ne facilitaient pas la progression aérienne. Finalement, Morane s’arrêta pour déclarer :

— Jusqu’ici, nous n’avons rien trouvé. Si nous continuons de cette façon, nous finirons par épuiser nos forces, et nous ne possédons aucune réserve de nourriture pour les réparer.

— Pourtant, je ne vois pas d’autre solution, fit remarquer Bill, que continuer à chercher. Ce n’est pas en demeurant ici que nous trouverons…

L’Écossais s’interrompit et sursauta légèrement, pour reprendre, comme se parlant à lui-même :

— Ce n’est pas en demeurant ici… Qui sait ?… Qui sait ?…

Les deux amis s’étaient arrêtés non loin d’une large dalle, de deux mètres sur deux environ, constituée d’une matière poreuse et dure. Ballantine, pointant le doigt dans sa direction, reprit :

— Cette dalle est en pierre ponce. Elle doit donc flotter. Pourquoi n’en ferions-nous pas un radeau qui nous permettrait de longer les rives du lac ? Ce serait moins fatigant que d’aller à pied, et nous pourrions ainsi continuer nos recherches.

De la tête, Morane approuva :

— Ce n’est pas une mauvaise idée que tu as là, Bill… Mettons-nous au travail…

S’approchant de la dalle, ils entreprirent de la soulever en conjuguant leurs efforts, mais sans y parvenir. Au bout de plusieurs minutes, ils renoncèrent, et Bill conclut :

— Il faudrait au moins une grue pour arracher ce maudit caillou. Nous n’y arriverons pas. Il doit être fixé à la roche de dessous…

— Et si nous nous servions de nos pistolets à rayons ? proposa Bob. En visant bien…

Ils s’écartèrent et se couchèrent à plat ventre. Morane, qui était le plus adroit, darda un rayon pourpre dans l’étroit espace séparant la dalle du rocher sur lequel elle était posée. Il y eut un intense dégagement de chaleur et de lumière, puis la plaque de pierre ponce parut frémir sur sa base.

— On dirait qu’elle s’est détachée, fit Ballantine. Peut-être qu’à présent nous réussirons à la soulever.

Ils attendirent quelques instants que la chaleur se fut dissipée, puis à nouveau ils conjuguèrent leurs efforts pour tenter de soulever la dalle. Tout de suite, Bill triompha.

— Hurrah, commandant, elle bouge !

— Essayons de la porter jusqu’au lac, dit Morane. À trois, nous soulevons ensemble… Un… deux… trois…

Ils se redressèrent en même temps, et la dalle suivit.

— Elle me semble plus légère que je ne l’avais espéré, constata Ballantine.

— C’est de la pierre ponce, Bill, et plus elle est légère mieux elle flottera.

Avec leur fardeau, ils gagnèrent la rive du lac, ou plutôt de la rivière, et tenant toujours la dalle ils y pénétrèrent jusqu’à la taille. La dalle, posée sur la surface, ne s’enfonça pas.

— Elle flotte !… jubila Ballantine. Elle flotte !… Nous avons un radeau… Un radeau en pierre ! Vous vous rendez compte, commandant !

— Tout ce qui nous reste à faire, dit Morane, c’est trouver des pagaies. Et en route !

Les pagaies en question furent finalement découvertes : de longues lames en schiste qu’ils taillèrent grossièrement. Alors, la navigation put commencer. Accroupi chacun d’un côté de la dalle, de façon à ce que celle-ci demeurât en équilibre, Bob et Bill se lancèrent dans le courant, se contentant de temps à autre de corriger la direction d’un coup de leurs pagaies improvisées.

— Jusqu’ici, nous n’avons découvert aucun des passages annoncés par Ra-Mu, dit Ballantine au bout d’un quart d’heure. C’est à désespérer, et cette navigation qui est d’une lenteur, d’une lenteur !

Derrière eux, dans les profondeurs des cavernes, il y eut une sorte de monstrueux borborygme faisant songer à la digestion laborieuse d’un titan.

— Qu’est-ce que c’est ? sursauta Bill.

— Je crois, fit Morane, que tu as été trop vite en parlant de la lenteur de la navigation. Il doit y avoir un orage au-dehors et les eaux gonflent. Avant longtemps, nous allons danser… Essayons de regagner la berge…

Ce conseil venait trop tard. Un tourbillon gigantesque s’était emparé du radeau de pierre ponce et l’emportait à une vitesse accrue à traversées ténèbres souterraines.