XIII
Il y avait un tel accent de résignation désespérée dans la voix de l’homme qui venait de parler que Morane et ses compagnons s’étaient sentis bouleversés, incapables de prononcer la moindre parole. Qu’y avait-il à dire devant un tel désarroi ? Les mots de consolation les mieux choisis n’auraient eu qu’un effet dérisoire, auraient frisé le ridicule.
Pourtant, une question venait aux lèvres de Morane, qui ne put s’empêcher de la formuler.
— Pourquoi n’avez-vous pas tenté, comme nous l’avons fait, demanda-t-il, de découvrir dans un autre système solaire une planète propre à la vie terrestre ?
— Toutes nos recherches se sont tournées vers l’amélioration de notre existence sous-marine, fut la réponse, et nos connaissances en astronautique n’ont pas évolué.
Pendant un moment, Bob se sentit lui-même écrasé par la même inertie qui semblait s’être emparée à jamais des habitants de Mu-La-Sous-Marine. Cependant, son tempérament de lutteur lui interdisait d’accepter ce renoncement.
— Le moyen d’échapper à ce milieu qui n’est pas le vôtre, nous vous l’apportons, fit-il.
— Le moyen d’échapper ?… murmura l’homme à la barbe blanche. Je ne comprends pas…
— Vous allez comprendre, s’empressa d’assurer le Français. Nous avons découvert une planète, dans Proxima Centauri, qui remplit les mêmes conditions biologiques que la Terre. Pourquoi vous et les vôtres ne vous y installeriez-vous pas ?
— Et le moyen d’y parvenir ? N’ai-je pas dit que nos connaissances en astronautique n’avaient pas évolué depuis des millénaires ? Mieux : non seulement nous ne possédons plus le moindre astronef, mais il est probable que nos ingénieurs ne seraient plus capables de dresser les plans d’un engin nouveau.
— Cet engin, nous le possédons, et Ra-Mu vous a appris qu’il était capable d’emprunter les raccourcis de l’hyperespace…
— Sans doute, sans doute… Mais que ferions-nous d’un seul appareil ? Nous sommes relativement nombreux et…
— Il vous suffirait de le reproduire en de multiples exemplaires, coupa Morane. Vous semblez posséder les moyens techniques nécessaires et nous vous aiderions de toute notre expérience.
Ce fut comme si les cinq hommes trônant derrière la table avaient été frappés d’une soudaine révélation. Ils échangèrent des regards où se lisait la surprise.
— Nous possédons en effet les moyens techniques dont vous venez de parler, dit l’homme à la barbe blanche.
— Alors, il ne nous reste plus qu’à les mettre en œuvre, intervint Ra-Mu.
Entré les hommes de la cité sous la mer, il y eut un bref conciliabule, puis leur porte-parole conclut :
— Votre proposition est acceptée. Dès demain, nos techniciens se mettront au travail.
Dès le lendemain en effet, la décision de Xham-Mu – c’était le nom de l’homme à la barbe blanche – fut mise à exécution. Mu-La-Sous-Marine était parfaitement organisée. Chacun des « igloos » – ils étaient reliés entre eux par de larges passages souterrains – possédait sa destination propre, les uns servant d’habitations, les autres de laboratoires, les autres encore d’ateliers ou d’entrepôts… La fusée qui avait amené Morane et ses compagnons fut mesurée, photographiée, testée, sondée, par des appareils perfectionnés, capables de l’étudier dans ses moindres détails. Ensuite, la construction en série d’engins hyperspatiaux, copies exactes de l’original, put être entreprise. Ce fut un travail de longue haleine, qui dura des mois. Des mois au cours desquels, l’une après l’autre, les fusées allèrent s’entasser, debout sur leurs trépieds d’atterrissage, dans les hangars destinés à cet usage… En même temps, les habitants de la cité sous-marine étaient préparés à leur nouvel état de voyageurs interstellaires.
Et, un jour, la construction des vaisseaux achevée, Bob Morane et ses compagnons purent contempler l’imposante flottille qui n’attendait plus que ses passagers. Ra-Mu comme chef ancestral de la race, devait prendre le commandement de l’exode. À l’aspect des engins prêts pour le départ, il n’avait pu s’empêcher d’être saisi de fierté à l’égard de son peuple qui, à travers toutes les vicissitudes, venait de se révéler capable encore d’accomplir de grandes œuvres.
— Bientôt, déclara-t-il, toute la population de Mu-La-Sous-Marine pourra s’envoler vers la planète paradisiaque…
Et, se tournant vers les hommes du XXe siècle, Ra-Mu demanda :
— Nous accompagnerez-vous, mes amis ?
Mais Bob Morane secoua la tête, pour dire :
— Maintenant que la civilisation de Mu pourra enfin être sauvée, nous allons regagner notre époque. À chacun sa destinée…
Et personne ne trouva rien à redire à ces paroles définitives.
*
Un à un, les astronefs avaient été sortis des « igloos » où ils avaient été assemblés. Au nombre d’une centaine, ils reposaient à présent sur le fond sous-marin, dressés sur leurs trépieds d’atterrissage, la pointe dirigée vers la surface et prêts à s’élancer, après avoir glissé dans l’hyperespace, en direction de Proxima Centauri.
L’intérieur de chaque vaisseau avait été aménagé de façon à recevoir le plus grand nombre de passagers. Le poids importait peu, car la puissance des réacteurs atomiques rendaient vaines les préoccupations qui, au XXe siècle, devaient limiter les pionniers de la navigation interplanétaire handicapés par l’emploi des carburants liquides.
Dans le vaisseau qu’ils s’étaient réservé – celui-là même qui les avait ramenés de Proxima Centauri – Bob Morane, Bill Ballantine et le professeur Clairembart guettaient le départ de l’escadre. C’était à l’exode de tout un peuple qu’ils avaient appris à aimer, à la disparition définitive de toute une civilisation terrestre qu’ils allaient assister. Et puis, il y avait aussi le fait que Ra-Mu, qu’ils avaient appris à estimer au cours de leurs aventures communes, allait suivre les siens, les privant d’un ami cher.
Le cœur serré, Morane et ses deux compagnons avaient les yeux fixés, à travers le hublot de quartz du poste de pilotage, sur les vaisseaux prêts au départ. Et, soudain, l’eau bouillonna, chaque fusée se souleva, comme poussée par une force irrésistible, tandis que sous elles naissait une longue traînée de feu. Ensuite, ce fut le départ, chaque astronef filant vers la surface qu’il creva, pour disparaître à jamais.
Là, où quelques instants plus tôt, l’escadre dressait ses longs fuseaux d’argent, il n’y avait plus maintenant que de grands remous d’eau remuée qui cachaient toutes choses. Petit à petit, tout se calmant, les contours se précisèrent à nouveau : les rochers reparurent, les champs d’algues reprirent leur lent balancement, et les formes des « igloos » se découpèrent à nouveau, tandis que les poissons, chassés par le bouleversement du grand départ revenaient, en bandes affairées, vers leurs terrains de chasse. Le tableau était à présent identique à celui que Bob, Bill et Clairembart, alors accompagnés de Ra-Mu, avaient contemplé quand leur fusée avait été attirée dans l’océan. Mais, maintenant, Mu-La-Sous-Marine n’était plus qu’une cité définitivement morte, que plus jamais sans doute l’esprit de l’homme ne hanterait.
— Nous sommes seuls à présent, dit Bob. Je me demande si nous n’aurions pas mieux fait de suivre nos amis muvians pour créer avec eux une nouvelle civilisation, là-bas, au-delà de Proxima Centauri.
— Non, Bob, rétorqua Clairembart. Nous n’aurions pas mieux fait. Les Muvians et nous n’appartenons pas au même monde. Notre avenir est ailleurs…
— Le professeur a raison, dit à son tour Bill. Notre avenir est ailleurs…
Le géant passa une langue gourmande sur ses lèvres sèches et continua aussitôt :
— Fait terriblement soif ici…
— On aurait distillé du whisky sur Proxima Centauri, plaisanta Morane pour tenter de détendre un peu l’atmosphère.
Mais Ballantine secoua la tête, pour protester :
— Du whisky peut-être, mais pas du whisky écossais. C’est un miracle qui ne peut être réalisé que dans nos montagnes.
Et le colosse continua d’une voix rêveuse, comme s’il parlait pour lui seul :
— Nos montagnes… Nos montagnes…
— Eh bien ! conclut Morane, puisque tout le monde est d’accord, en route pour le XXe siècle !… Sanglons-nous à nos sièges, puis larguons les amarres.
Quand les trois hommes eurent attaché leurs sangles, Bob, avec des gestes précis, procéda aux différents réglages destinés au pilotage automatique de l’astronef à travers l’hyperespace. Quand il eut terminé, Clairembart contrôla, puis Bill.
— Parés ! dit ce dernier quand, après cette dernière vérification, les voyageurs se fussent assurés qu’aucune erreur n’était possible.
Sans un mot, Morane manœuvra la commande qui mettait en marche les moteurs atomiques, et la fusée se souleva dans de grands bouillonnements. Puis elle bondit vers la surface qu’elle creva telle une peau de tambour, pour filer en plein ciel, vers les infinis.
Quand l’engin eut atteint une altitude précise, Morane effectua une série de manœuvres, puis il jeta à l’adresse de ses deux compagnons :
— Tenez-vous prêts !
Ni Ballantine ni Clairembart ne répondirent, se contentant de se raidir dans leurs fauteuils.
Avec décision, une pointe d’angoisse au cœur, car la manœuvre n’était pas toujours sans danger, Bob enfonça le bouton rouge qui commandait le virement dans l’hyperespace.
Et, comme par deux fois, précédemment, ils l’avaient déjà ressenti, ce fut le plongeon, une sensation d’étirement, d’aplatissement qu’aucune douleur n’accompagnait, cette impression que le passé n’avait jamais été, que l’avenir ne serait jamais, avec seulement la perception extrêmement fugitive du présent, puis le basculement et cette longue stridulation hors de toute norme musicale. Enfin, ce fut le silence et, sur l’écran vidéo, il n’y eut plus que la vertigineuse plage d’un bleu assourdi de l’hyperespace, zébrée de fulgurations multicolores.
Quand le long voyage eut pris fin – long et court à la fois, car le Temps était assujetti à d’autres normes – un signal lumineux de couleur orange s’alluma en clignotant sur le tableau de bord. Morane effectua les manœuvres inverses et, après le processus d’étirement, d’aplatissement et de suspension du Temps, le poudroiement des étoiles de l’univers à trois dimensions reparut sur l’écran vidéo. Un cercle brillant, pareil à une pièce d’or, grossit rapidement, se précisa, prit de l’épaisseur, se changea en boule. Sur cette dernière, des lignes apparurent, se précisèrent à leur tour, marquant le contour des continents.
— La Terre ! s’exclama Ballantine. Nous sommes de retour sur la Terre !
— J’espère que, cette fois, nous aurons réussi à rejoindre le XXe siècle, dit Clairembart, d’une voix un peu tendue.
Rapidement, Morane consulta les instruments de bord.
— Aucune erreur de calcul, conclut-il au bout d’un moment. Nous sommes justes à l’époque où nous avons été pris dans un flux de particules d’antimatière qui nous a projetés dans le passé…
Bill éclata d’un rire gras.
— Vont en tirer une drôle de tête, quand ils nous verront arriver à bord de cet astronef auprès duquel les boîtes de conserve de Cap Kennedy font tout juste figure de vieilleries bonnes à être mises à la ferraille !… Où qu’on va se poser, commandant ? Sur la place de la Concorde ou à Piccadilly Circus ?
— En aucun de ces deux endroits, Bill, répondit le Français. Nous allons amerrir près d’une côte déserte afin de passer inaperçus. La côte de la Nouvelle-Zélande, par exemple.
— Passer inaperçus ? s’étonna l’Écossais.
— Oui, Bill, précisa Morane en scandant chaque syllabe, i-na-per-çus…
Le colosse n’insista pas, se contentant de maugréer :
— Ce qui m’a toujours étonné chez vous, commandant, c’est votre modestie. Par moments, vous me faites penser à la violette des bois qui se cache discrètement sous les feuilles… l’odeur suave en moins, bien entendu…
— Bob a raison, intervint le professeur Clairembart. Il ne faut pas que notre aventure soit connue. Tout d’abord on ne nous croirait pas, malgré les preuves que nous pourrions apporter. Et si on nous croyait, ce serait un bouleversement total… Jouons donc à la violette des bois.
Bill Ballantine haussa ses puissantes épaules de catcheur poids super-lourds.
— Va pour la Nouvelle-Zélande, dit-il. Je suis sûr d’y trouver la médecine qu’exige mon état de santé, car les Néo-Zélandais ont la réputation d’être de fameux buveurs de whisky…
Et il ajouta tout bas, avec une légère pointe d’angoisse :
— Pourvu qu’ils m’en aient laissé !…