Chapitre 19

Jane verrouilla la portière. Je glissai à l’autre bout de la banquette puis plaquai le dos contre la vitre opposée à celle par laquelle Violette nous fusillait du regard. Jane m’imita et, lorsque la vampire tapa le verre de ses paumes, je hurlai, et mon amie aussi.

L’hystérie était sur le point de s’emparer de nous, et si Violette continuait à tambouriner de la sorte, grâce à sa force surnaturelle, elle ne tarderait pas à entrer.

Milo l’envoya valser et, derrière lui, je remarquai un trou dans le véhicule à côté du nôtre. Je ne voyais pas Lucian, mais mon frère avait des griffures sur tout le torse. Il frappa à la vitre pour nous signaler de lui ouvrir, et Jane se pencha pour le faire.

Milo tira la portière et Violette bondit sur son dos, puis enfonça ses incisives aiguisées dans le cou de mon frère. Il la repoussa, et elle s’effondra au sol. Il s’assit sur le siège conducteur et verrouilla derrière lui. Un filet de sang coulait le long de son cou, mais il n’en semblait même pas conscient.

— Tu es blessé ! s’exclama Jane, le souffle court.

— Passe-moi les clés, dit-il en tendant la main.

Violette se jeta sur le pare-brise et le martela de ses poings. Elle me regarda fixement de ses yeux violets complètement fous, et me montra les crocs.

— Sors-nous d’ici ! hurla Jane en donnant les clés à Milo.

Il démarra en trombe. Violette s’envola du pare-brise pour atterrir en dehors de mon champ de vision. Milo sortit du parking en faisant crisser les pneus, sans se préoccuper de la circulation, mais tous les autres véhicules le laissèrent passer tandis qu’il s’éloignait dans la nuit.

Il n’allait ni en direction de l’appartement, ni de la maison mais, à en juger par les coups d’œil qu’il ne cessait de jeter dans le rétroviseur, ce n’était pas innocent.

Tandis qu’il roulait à toute allure, Jane se sentit suffisamment rassurée pour s’écarter de moi. Elle regarda ma robe en lambeaux et, sans même me demander la permission, en déchira une bande. Elle forma une boule avec le tissu puis la pressa contre la plaie de Milo, mais il eut un mouvement de recul lorsqu’elle le toucha.

— J’essaie d’arrêter l’hémorragie pour éviter que tu te vides de ton sang, lui expliqua-t-elle, manifestement vexée.

— Je vais bien, répliqua-t-il sèchement avant de vérifier de nouveau le rétroviseur.

— Est-ce qu’ils nous suivent ? demandai-je.

— Je ne sais pas. En tout cas, je ne l’ai pas vu. Mais je ne vois pas pourquoi ils renonceraient.

À mon grand regret, ses paroles paraissaient tout à fait sensées, et je dus déglutir pour m’empêcher de vomir.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Jane.

Penchée entre les deux sièges, elle maintenait le chiffon plaqué contre le cou de Milo.

— C’est compliqué à expliquer, dis-je.

Je m’enfonçai dans la banquette arrière pour rester dissimulée des occupants des autres voitures, même si j’étais persuadée que Lucian avait bien observé la nôtre. Et, même si ce n’était pas le cas, il verrait Milo au volant.

Je déchirai un autre bout de robe pour le presser contre mon genou blessé et mes jambes griffées par Violette, afin que l’odeur de mon sang n’envahisse pas l’habitacle. J’avais envie d’entrouvrir la vitre, mais j’étais terrifiée à l’idée de laisser la nuit s’infiltrer.

— Ils ressemblaient à des vampires ! s’écria Jane.

Mon cœur s’emballa. Je croisai le regard de Milo dans le rétroviseur. Comme moi, il ignorait comment résoudre ce problème.

— Vous avez vu les crocs de cette fille ? Et ses yeux déments ? Elle avait dû prendre de la drogue.

— Oui, sûrement, m’empressai-je de confirmer.

— Mais qu’est-ce qu’ils vous voulaient ? On aurait dit qu’ils étaient obsédés par vous !

Jane se retourna vers moi dans l’espoir que je lui fournisse des réponses, mais je secouai la tête sans lever les yeux.

— Je ne sais pas vraiment.

Je ravalai ma salive avec difficulté, car il ne s’agissait pas d’un mensonge total.

— Vous devriez prévenir la police, nous conseilla-t-elle, ou au moins aller à l’hôpital. Tu es couvert de…

Elle observait le torse de Milo, et je compris qu’elle éprouvait le même trouble et la même perplexité que moi lorsque j’avais vu les plaies de Jack disparaître. Il restait du sang séché à l’endroit de la blessure, mais l’entaille s’était refermée.

Elle ôta le tissu de son cou et eut un hoquet de surprise. Là où aurait dû se trouver un affreux trou, il n’y avait qu’une petite bande de chair rose légèrement saillante, comme une cicatrice récente.

— Comment tu as fait ça ? Comment est-ce possible ?

Elle avait blêmi et tremblait de tous ses membres.

— Jane, regarde-moi, lui ordonnai-je. Laisse tomber.

— Je veux une réponse ! insista-t-elle, visiblement sur le point de pleurer.

— Pas maintenant, d’accord ? Pas après tout ce qui vient de se passer. On peut attendre un peu ? la suppliai-je.

— Est-ce que ça va, vous deux ? Est-ce que vous êtes… normaux ? s’enquit Jane.

Je soulevai le tissu de mon genou pour lui dévoiler mon écorchure ensanglantée.

— Je suis toujours la même, OK ? Je n’ai pas changé du tout, dis-je pour tenter de l’apaiser.

Elle hocha la tête et se cala contre le dossier de la banquette, à côté de moi.

Je l’avais assez rassurée pour le moment. Du moins le croyais-je.

Elle se retourna vers moi, les yeux remplis de larmes. D’une main tremblante, elle écarta une mèche de son visage et d’une voix chevrotante murmura :

— Ce sont des vampires, n’est-ce pas ?

— Il vaut mieux que tu ignores certaines choses, répliquai-je.

Elle se mordit la lèvre en acquiesçant, mais je me demandai si elle avait interprété cela comme un « oui ».

— J’aimerais que Jack soit là, affirma Milo en se passant la main dans les cheveux.

— Tu n’es pas le seul, lui assurai-je.

— Tu vois, je peux me gérer. Mais vous protéger toutes les deux… je ne sais pas, ajouta-t-il après un moment. Je ne crois pas être prêt.

Assise à l’arrière d’une voiture verrouillée qui filait sur l’autoroute, je me sentais plutôt en sécurité. Mais Milo avait raison. Jane prit ma main entre les siennes et la serra très fort. Ce n’était pas pour rien qu’elle était ma meilleure amie.

Malgré tous ses défauts, elle m’avait sauvé la vie ce soir, et me laissait préserver mes secrets quand j’en avais le plus besoin. Il fallait le lui reconnaître.

— Bon. Voilà le plan : je vais conduire pendant un moment. Quand j’estimerai qu’il n’y a plus de danger ou quand on sera presque à court d’essence, on ira chez moi. Et Mae saura quoi faire, décréta-t-il.

Je tremblais de tout mon corps tandis que l’adrénaline redescendait de manière désagréable. Milo gardait les yeux braqués sur la route et sur le rétroviseur et, de façon étonnante, Jane parvint à s’assoupir au bout d’un certain temps. Elle avait la tête posée sur mon épaule, et je regardai par la vitre en songeant qu’à bord de la voiture d’à côté se trouvaient peut-être des vampires assoiffés.

Lorsque je sentis la fatigue l’emporter, mon insécurité resurgit. J’étais sur le point de sombrer dans le sommeil, et j’ignorais ce qui se produirait si je dormais. Je sortis mon téléphone que j’avais glissé dans mon soutien-gorge, le seul endroit où je pouvais le loger quand j’allais en boîte vêtue d’une robe.

Il faut que tu rentres. Tout de suite. Je crois que nous sommes en danger, tapai-je à Jack.

Il ne me restait ensuite plus qu’à attendre.

Milo finit par s’arrêter pour faire le plein, ce qui réveilla Jane. Avant de sortir de l’habitacle, il nous ordonna de ne pas bouger et de laisser les portières fermées en toutes circonstances.

Il se rendit vers l’arrière du véhicule et ouvrit le coffre pour y prendre un tee-shirt, un peu trop grand et doté de motifs de dinosaures mal dessinés. Je supposai donc qu’il appartenait à Jack.

Après avoir vu mon petit frère s’attaquer à un vampire et le projeter contre une voiture si violemment que la carrosserie portait l’empreinte d’un corps, je me faisais moins de souci pour lui qu’auparavant. Il était fort, et assez intelligent pour avoir conscience que cela ne suffisait pas.

Les vives lumières blanches de la station-service ne me permettaient pas de savoir si le ciel s’était éclairci et, juste avant cette pause, j’avais somnolé. Les rues étaient désertes. Comme la station était encore fermée, Milo paya à la pompe.

Un semi-remorque tournait au ralenti sur le parking, et un 4 x 4 avec un seul phare roula devant nous. Un jeune vêtu d’un immense sweat à capuche en dépit de la chaleur nous dépassa en marchant. Sinon, nous étions seuls.

Je lâchai la main de Jane et regardai tout autour de moi. Personne n’aurait pu encore nous suivre, pas même un vampire. Nous avions roulé à travers la zone métropolitaine à toute vitesse, donc ils n’avaient pas pu nous filer à pied, et j’aurais vu une voiture s’ils en avaient emprunté une.

Milo frappa contre la vitre pour qu’on lui ouvre, et Jane sursauta. Sous la lumière crue, je remarquai à quel point il était pâle. Il ouvrit la portière, les mains tremblantes et, dans le rétroviseur, je constatai que son regard était affolé. Des gouttes de transpiration lui couvraient le cou alors qu’il avait mis la climatisation à pleine puissance dans la Jetta et que j’étais frigorifiée.

— Je pense qu’on est tirés d’affaire, lui dis-je.

Il ne répondit pas, mais serra les dents, la mâchoire crispée. J’observai la façon dont ses yeux papillonnaient avec nervosité et sa respiration semblait superficielle. Il démarra trop vite, et le moteur émit un couinement de protestation.

La veine de son cou ressortit quand il banda ses muscles. Il m’évoqua un junkie en manque.

— Milo, ça va ? lui demandai-je tandis qu’il s’efforçait de se ressaisir.

J’ignorais comment il avait réussi à tenir jusque-là. Peut-être qu’en sortant du véhicule il s’était aperçu que nous étions hors de danger et qu’il avait alors laissé ses autres sens prendre le dessus. Désormais, il se rendait compte qu’il était réellement affamé.

— J’ai perdu du sang, Alice, et l’adrénaline a eu de drôles d’effets sur moi, m’expliqua-t-il entre ses dents. Si je m’abstiens encore longtemps, ça va être dangereux.

— De quoi il parle ? intervint Jane en croisant son regard dans le rétroviseur. Ça va ?

Il garda les yeux rivés sur ceux de Jane, dont la respiration devint plus profonde et plus sensuelle.

— Non, Milo, rentrons à la maison, suggérai-je en agrippant l’appuie-tête du siège passager si fort que j’en eus mal aux doigts.

Sans tenir compte de ma remarque, il démarra mais, au lieu de regagner la route, il se dirigea derrière la station-service, où tout était plongé dans l’obscurité. Il allait dans un endroit isolé, et j’eus la chair de poule quand il se gara.

— Milo, arrête, il y a d’autres solutions, le suppliai-je.

Mais il avait déjà pris sa décision. La faim le tenaillait trop pour qu’il puisse en faire abstraction.

— Alice, tais-toi, me dit-il doucement.

Il posa brièvement les yeux sur moi, et je n’y lus que cette soif primitive.

— Ferme les yeux, poursuivit-il, ou sors si tu préfères. Ça ne prendra qu’une minute.

Puis il riva son regard sur Jane, qui le contemplait, béate d’admiration.

— Jane, est-ce que tu me fais confiance ?

— Oui, acquiesça-t-elle comme un zombie victime d’un lavage de cerveau.

Il se tourna vers elle et posa une main sur son cou, frottant sa veine du bout du pouce pendant une seconde. Brusquement, il l’attira vers lui. Il était à demi penché entre les deux sièges. Avec une rapidité phénoménale, il enfonça ses crocs dans sa chair.

Elle eut un hoquet de surprise, et j’entendis le son subtil de la peau qui se déchire. Je fermai les yeux et plaquai le plus possible mon dos contre la portière. Jane gémit doucement et j’hésitai entre vomir, pleurer, crier ou rire.

L’instant sembla s’éterniser, même si c’était subjectif. Je restai à l’intérieur pour m’assurer que Milo ne se laissait pas emporter. J’ouvris les yeux et me rendis compte que mon instinct de survie m’avait poussée à monter sur la banquette arrière. J’étais accroupie, les genoux fléchis, le dos contre la vitre, et ma tête touchait le plafond.

Jane avait les yeux révulsés, mais ses petits gémissements m’indiquaient qu’elle était toujours vivante.

Milo avait entortillé ses doigts dans les cheveux de mon amie, dont le cou était plaqué contre sa bouche. Je ne distinguais pas le visage de mon frère, mais remarquai la façon dont ses lèvres étaient sur elle et le sang qui ruisselait de la blessure.

Je n’arrivais pas à m’ôter de l’esprit la fois où j’avais vu un chien affamé dévorer le cadavre d’un raton laveur sur le bord de la route. La manière dont l’animal tenait la patte du raton dans sa bouche était exactement la même que celle dont Milo tenait le cou de Jane.

— OK, Milo, ça suffit, dis-je d’une voix fluette que je ne reconnus pas.

J’avais déjà été mordue, mais voir un vampire mordre quelqu’un d’autre était complètement différent. C’était un spectacle terrifiant et écœurant.

Cette scène me fit prendre conscience pour la première fois que les vampires n’étaient pas humains. Ils possédaient peut-être une apparence de mortels et un semblant d’humanité, mais cette créature, mon frère, qui s’abreuvait du sang de mon amie, avait un comportement purement bestial.

— Milo ! Stop ! répétai-je.

Jane battit des paupières, et sa respiration devint chaotique. Elle s’évanouissait, et la mort n’était pas très loin.

— Milo ! Tu es en train de la tuer ! Non !

Lorsqu’il continua, je compris que je devais agir, mais j’étais terrorisée. D’un geste hésitant et presque gentil, je lui donnai une claque sur l’épaule. Je m’imaginais que Milo, tel un loup, allait se retourner et m’aboyer dessus avant de m’arracher la main.

Mais il ne sembla pas le remarquer, alors je tapai plus fort. Je recommençai plusieurs fois, jusqu’à ce qu’enfin il lâche Jane et s’effondre sur le siège conducteur.

Elle retomba lourdement sur la banquette en se cognant la tête contre la portière, et poussa un petit gémissement. Milo, les yeux fermés, avait l’air de quelqu’un qui planait, extatique.

Distraitement, du revers de la main, il essuya le sang sur son menton et marmonna des propos incohérents. Tous ses traits s’étaient adoucis, et il paraissait incroyablement jeune. Il avait appuyé sa tête contre son siège, dans ma direction, mais il était à peine conscient.

— Jane ?

Je me penchai vers elle et la giflai doucement pour tenter de la réveiller. Sur son cou, la morsure était déjà rose et boursouflée, premier pas vers la cicatrisation. Je lui donnai une nouvelle claque, mais elle se contenta de tourner la tête de l’autre côté.

— Jane ? Ça va ? Tu m’entends ? Jane ?

Elle essaya de repousser ma main d’un geste faible.

Je m’écroulai sur la banquette, le dos plaqué contre la vitre froide. Je laissai enfin mes larmes couler. Deux vampires avaient manqué de me tuer. Jane et moi portions les griffures qui témoignaient que Violette avait bien failli nous enlever dans la nuit.

J’avais survécu à tout ça, puis mon frère avait envisagé de nous tuer toutes les deux mais, finalement, il avait juste mordu Jane. Ils étaient à présent tous les deux endormis. J’étais la seule personne réveillée dans une voiture fermée à clé, dans le noir, derrière une station-service.

En attendant, on ignorait ce qu’étaient devenus les vampires qui nous poursuivaient.

— Alice, Alice, bredouilla Milo sans ouvrir les yeux. Ne pleure pas. On…

Sans achever sa phrase, il tendit la main vers moi mais, avant qu’elle m’atteigne, il la laissa retomber.