Chapitre 12

J’envisageai les pires scénarios. Que Milo avait pété un plomb, ou que Mae avait développé un cancer de vampire par exemple.

Qu’est-ce qu’il y a ? Un problème ? envoyai-je à Jack.

Non. Tout va bien. Je voulais juste que tu viennes le plus vite possible, répondit-il presque instantanément.

Pourquoi ? Il s’est passé quelque chose ? lui demandai-je avant de m’asseoir sur mon lit.

Le soleil n’était pas encore complètement couché, et sa lueur rougeâtre filtrait par une ouverture entre mes rideaux. Jack s’était levé tôt, du moins pour lui. Quelque chose avait dû le réveiller, et il souhaitait que je me rende chez eux. J’échafaudai toutes sortes d’hypothèses.

Peter. C’était forcément ça. Peter était revenu.

Comme Jack tardait à répondre, je sortis de mon lit et fouillai ma chambre à la recherche d’une tenue. J’avais envie d’être à mon avantage si Peter était de retour. Techniquement, il était mon promis. En quelque sorte. Je crois.

J’avais vraiment beaucoup de mal à comprendre la biologie des vampires, et je ne comprenais pas réellement Peter non plus.

Alors que j’avais jeté trois tee-shirts qui ne me convenaient pas par terre, mon téléphone sonna. Ce n’était pas un texto, mais un appel, et mon rythme cardiaque s’accéléra.

— Jack ? Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je en décrochant, le souffle court.

— Tu flippes carrément, gloussa-t-il.

J’étais sur le point de faire une crise cardiaque, et il rigolait.

— En quoi est-ce drôle ? lançai-je, mais je me détendis en l’entendant rire.

— Tu es tellement parano ! s’esclaffa-t-il. Milo m’a dit que tu réagirais comme ça si je t’envoyais ce SMS sans autre explication. (Je distinguai la voix de mon frère en arrière-plan, et Jack rit de plus belle.) Oui, elle l’est, c’est clair. Mais, là, je pense que ça l’énerve.

— Bien vu, rétorquai-je.

— Désolé, dit-il en étouffant son rire. C’est juste qu’on a prévu une folle nuit à s’éclater, et je voulais que tu viennes chez nous pour te préparer.

— Une folle nuit ?

— Oui. On sort, m’annonça-t-il malicieusement.

— On sort ? répétai-je.

La dernière fois que j’étais allée quelque part en compagnie de Jack, c’était dans un parc d’attractions à Shakopee, un mois auparavant. Même si nous étions arrivés vers 22 heures, l’endroit était bondé.

Pourtant, nous n’avions presque pas eu à faire la queue pour aucun manège. Tous les gens proposaient à Jack de passer devant eux et, par ricochet, à moi aussi.

Sur le papier, ça semble génial mais, lorsqu’une fille à peine vêtue d’un haut de bikini et d’un microshort avait essayé de me voler ma place à côté de lui sur le grand huit, j’avais piqué une crise et déclaré que je ne sortirais plus dans un lieu public avec lui.

— Pas de quoi angoisser. Ça ne sera pas comme dans le parc d’attractions. Je te le promets, dit-il.

— OK, acceptai-je d’un ton hésitant, parce que je n’avais pas d’autre choix.

— Super. Je viens te chercher dans une dizaine de minutes.

— Non, attends ! Je suis encore en pyjama !

Je portais seulement un boxer et un débardeur, ce qui n’était un bon look pour nulle part.

— Mae a des vêtements pour toi. Tu te prépareras à la maison. Fais-moi confiance, insista Jack, taquin. C’est mieux ainsi.

— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je, perplexe.

— Sois devant chez toi dans dix minutes.

— Jack ! criai-je, mais il avait raccroché.

Et si je n’étais pas en bas onze minutes plus tard, il allait certainement monter.

Je me brossai rapidement les cheveux, sans parvenir à les coiffer correctement, alors je les attachai en un chignon flou. J’enfilai des tongs et me précipitai dehors, au moment même où Jack s’arrêtait devant mon immeuble.

— Tu sais, je crois que les habits de Mae te seront inutiles, dit-il, le sourire aux lèvres, avant de baisser le volume des Beastie Boys quand je montai dans la voiture. Tu es super sexy comme ça. Est-ce que c’est considéré comme un short ? ou juste des sous-vêtements un peu plus longs que la normale ?

— C’est un pyjama !

Je rougis et m’efforçai de tirer sur l’ourlet pour que le tissu couvre davantage mes cuisses.

— Tu as souvent dormi chez moi, et tu n’as jamais mis ce short !

Il redémarra et fit semblant de se concentrer sur la route, mais il m’examinait du coin de l’œil.

— Il fait froid dans ta maison. Je suis obligée de porter des pyjamas chauds. Dans mon appartement, on étouffe. Et je voulais enfiler de vrais vêtements, mais tu ne m’as pas laissé assez de temps, donc, tout ça, c’est ta faute.

— Hé, je ne me plains pas ! (Il rit.) Et la prochaine fois que tu restes pour la nuit, je ne manquerai pas de monter le thermostat.

— Oh, je t’en prie, cesse de me regarder comme ça ! m’écriai-je en roulant des yeux. Tu m’as déjà vue en deux-pièces. Remets-t’en ! C’est un pyjama !

— Pardon, s’excusa-t-il avec un petit sourire. Tu as raison. Tu es jolie, c’est tout.

Je tentai de changer de sujet.

— Bon, on sort où ?

— Chez moi.

— Après !

— Oh, tu verras bien !

Son sourire était sans conteste malicieux, et je me demandai ce qu’il me réservait.

Lorsque nous arrivâmes, il ne m’avait toujours donné aucun indice. Matilda se précipita pour nous accueillir, Jack cria que nous étions rentrés, donc Mae suivit la chienne.

— Oh, Jack, tu ne l’as même pas laissée s’habiller ? le réprimanda-t-elle en me prenant dans ses bras pour me protéger du froid qui régnait à l’intérieur.

— De toute façon, elle va se changer, rétorqua-t-il en haussant les épaules.

— D’ici là, elle n’est pas forcée de geler sur place !

Elle me conduisit vers sa chambre, où je supposai que j’allais me préparer. Milo arriva du salon en courant pour nous saluer. J’avais l’impression qu’il était encore plus beau que la dernière fois que je l’avais vu, et aussi plus grand. Sa métamorphose n’avait pas encore atteint son plein effet.

— Est-ce qu’il t’a dit où nous allons ? me demanda mon frère.

— Non, répondis-je en interrogeant Mae du regard.

— Vous allez en boîte, me révéla-t-elle avec un léger sourire.

Jack poussa un cri de protestation derrière nous.

— C’était censé être une surprise !

— Oh, arrête, ça en reste une, rétorqua Mae en secouant la tête.

— Une discothèque ?

D’après ce que je savais, Jack n’appréciait pas trop ce genre d’endroits et, même si je ne les détestais pas de mon côté, cette perspective ne me réjouissait pas plus que ça.

— J’ignore si j’approuve cette idée, mais comme Ezra n’est pas là pour l’en dissuader, voilà, dit Mae d’un ton las avant de m’éloigner des garçons. Et si tu filais prendre une douche ? Et, quand tu auras terminé, nous choisirons ta tenue.

J’étais perplexe, mais je m’exécutai. Je me rendis dans la grande chambre pour me laver. Ils avaient des tonnes de shampooings et de gels douche qui sublimaient toujours mes cheveux et ma peau.

Je m’enveloppai dans un peignoir moelleux puis ouvris la porte de la salle de bains. Mae m’attendait. Des vêtements couvraient son lit. En y regardant de plus près, je constatai que beaucoup d’entre eux portaient encore l’étiquette du magasin d’où ils provenaient, et qu’ils semblaient tous à ma taille, soit au moins deux de plus que Mae.

— Est-ce que certains te plaisent vraiment ?

Elle avait l’air sérieuse et perplexe, comme si elle avait des difficultés à prendre une décision cruciale.

— Eh bien… ils sont tous très jolis. (C’était un euphémisme.) Pour quelle circonstance est-ce que je dois m’habiller au juste ? Ça pourrait faciliter mon choix.

— En fait…

— Oh, super, tu es sortie de la douche ! s’écria Milo en faisant irruption dans la chambre sans que Mae puisse terminer sa phrase.

Chaque fois que je sortais pour une occasion particulière, il m’aidait à me préparer. C’était comme d’habitude, et cela me rassurait de faire quelque chose de relativement normal avec lui.

— Oui, acquiesçai-je en les dévisageant tous les deux. Où est-ce que je vais ce soir ?

— En boîte, répondit Milo avant d’échanger un regard avec Mae. Un club de vampires ! s’exclama-t-il d’une voix perçante d’excitation qui lui donna l’air bien plus gay que dans toute sa vie de mortel.

— Quoi ?

Je contemplai Mae, croyant que j’avais mal compris.

— Qu’est-ce qu’il raconte ?

— Une discothèque de vampires, expliqua-t-elle avec un sourire qui trahissait que l’idée l’enthousiasmait moins que Milo. Nous t’en avons déjà un peu parlé. C’est comme un bar ou une boîte traditionnelle, sauf sur certains points évidents. Jack en fréquente une près de Hennepin Avenue, et j’y suis allée aussi une ou deux fois.

— Quelles sont les différences ? l’interrogeai-je. De quel genre ? Ils ont du sang à la pression à la place de la bière ?

Mae partit d’un rire nerveux et détourna les yeux.

— Non, non. Enfin, pas exactement. Ils ont du sang frais à… disposition.

Si c’était censé me rassurer, c’était raté.

— Mais les humains s’y rendent tout le temps, et ils ont des videurs. Personne n’est… (Elle soupira tandis qu’elle cherchait ses mots.) Ils ne font de mal à personne là-bas.

— C’est là que va Jack pour s’alimenter, pas vrai ? demandai-je, la gorge serrée.

— Oui. Il y a des donneurs. Et la plupart d’entre eux sont parfaitement conscients de leur fonction. (Elle inclina la tête, l’air songeuse.) On les appelle des « accros aux morsures ». Mais, dans la plupart des cas, ce sont juste des vampires et des mortels qui se livrent aux mêmes activités que dans n’importe quelle boîte.

— Se mettre une mine et chercher un partenaire sexuel ? rétorquai-je en levant les sourcils.

— Pour certains, oui. (Elle rit.) Mais tout se déroule dans une bonne ambiance.

— Ça va être génial ! intervint Milo. J’ai hâte de sortir de cette maison pour enfin faire quelque chose. Surtout avec d’autres vampires ! Tu n’es pas impatiente ?

— Si, acquiesçai-je, même si je ne savais pas vraiment ce que je ressentais.

Je n’avais jamais rencontré d’autres vampires ou, du moins, pas à ma connaissance. J’étais curieuse de voir à quoi ils ressembleraient. De plus, sortir danser correspondait tout à fait à la façon dont je voulais passer mes derniers jours avant la rentrée.

D’un autre côté, j’allais me retrouver dans une pièce pleine de vampires, ce qui était tout de même terrifiant. Imaginer Jack en train de s’alimenter me donnait la nausée, et la perspective de voir le lieu où il se procurait sa « nourriture » ne m’enchantait pas non plus. Je pouvais tomber sur quelqu’un qu’il avait mordu, qui le connaissait sur un plan plus intime que moi, et cette pensée me nouait l’estomac.

— Ça va, ma puce ? s’enquit Mae.

— Oui, mentis-je.

— Tu es toute pâle, renchérit Milo, une lueur d’inquiétude dans les yeux. Tu es sûre que ça va ? Ça ne te dit pas d’y aller ? On n’est pas obligés. On a trouvé que ce serait sympa, c’est tout.

Il en avait terriblement envie et était prêt à y renoncer pour moi. Je secouai la tête.

— Si, j’ai envie. Je t’assure.

Je soupirai, puis décidai d’expliquer mes réticences.

— Je ne veux pas voir quelqu’un que Jack… a mordu.

— Oh ! acquiesça Mae.

— Quoi ? lança Milo en lui décochant un regard interloqué.

— Tu ne comprends pas parce que personne ne t’a jamais mordu, lui annonça Mae avant de s’adresser à moi. Jack ne ressent pas la même chose que toi. Être mordu, c’est différent de mordre, et ce n’est pas pareil quand on le fait par nécessité plutôt que pour le plaisir.

— Je ne pige pas, répliquai-je en secouant la tête.

Milo s’assit sur les piles de vêtements qui jonchaient le lit pour écouter. Manifestement, il s’agissait de nouvelles informations pour lui aussi.

— C’est une sensation fabuleuse, précisa Mae. Peu de choses dans la vie sont plus agréables que boire le sang de quelqu’un. Mais pour que cette relation proie-prédateur fonctionne, les humains s’abandonnent volontairement à nous, et ce parce qu’ils développent un attachement émotionnel que nous n’éprouvons pas. Pour nous, c’est purement physique.

— On dirait les arguments d’un type qui vient de tromper sa copine, fis-je remarquer d’un ton sec.

— Je suppose que oui, déclara-t-elle avec un sourire. Mais c’est la vérité. Tu te fais une fausse impression. Ta seule expérience a été avec Peter et, tous les deux, vous êtes liés. Lorsque l’on s’aime, c’est intime et intense. Mais juste s’alimenter, ça n’a pas d’importance à nos yeux.

— Mouais, marmonnai-je, sceptique.

— Je te dirai simplement ceci : Ezra mord d’autres personnes. Et ça m’arrive également. Ça ne me dérange pas, et ça ne le dérange pas non plus quand ça se produit pour moi. S’il laissait quelqu’un le mordre, j’en serais perturbée. Ce serait comme s’il me trompait.

— Je crois que je vois.

La force de ce que j’avais partagé avec Peter provenait du lien qui nous unissait et du fait que j’étais du côté de la victime. Si quelqu’un d’autre me mordait, je ressentirais la même chose mais, si je mordais une autre personne, ce serait agréable, sans toutefois aucune implication émotionnelle.

— Tu comprendras mieux quand tu seras une vampire, me promit-elle, ce qui ne fit que toucher un autre point sensible.

Lorsqu’elle s’en rendit compte, elle sourit et balaya sa phrase d’un geste.

— Bref, enchaîna-t-elle, on t’habille ?

Milo descendit du lit pour examiner les affaires.

— Je sais que tu adores les jeans, mais je te verrais bien en jupe.

Tandis qu’ils passaient les tenues au crible, je me contentais d’approuver tous leurs commentaires. Milo parlait avec animation. Sa nouvelle identité de vampire lui seyait à merveille. Je ne l’avais jamais vu aussi bien dans sa peau. L’aide de Jack devait jouer, parce qu’il y avait déjà des améliorations par rapport à quelques jours auparavant.

Mae me maquilla, puisque cela dépassait les compétences de mon frère. Il partit finir de se préparer, et Mae me coiffa, m’assurant que j’allais m’amuser. Je lui demandai pourquoi elle ne nous accompagnait pas, mais elle haussa les épaules en me disant qu’elle avait passé l’âge.

Lorsqu’elle eut terminé, elle me fit défiler dans la cuisine pour montrer le résultat aux garçons. Jack était appuyé contre l’îlot, plutôt en beauté. Il avait troqué son habituel bermuda pour un jean foncé délavé et un tee-shirt moulant.

Dès qu’il m’aperçut, un sourire illumina son visage et il siffla longuement, déclenchant les aboiements de Matilda.

— La classe ! s’exclama-t-il en se redressant pour me détailler.

Son regard s’attarda sur l’ourlet de ma jupe, et je me tortillai, mal à l’aise.

— Je crois que j’aime encore plus cette jupe que ce petit short que tu portais tout à l’heure.

— Jack ! le gronda Mae.

— C’est toi qui l’as habillée, protesta-t-il.

— Tiens-toi bien, c’est tout, l’avertit-elle.

— C’est toujours le cas, marmonna-t-il.

— Tu es magnifique, me complimenta Milo.

— Toi aussi, affirmai-je.

Il avait changé de tee-shirt et à peine retouché ses cheveux, mais il était réellement superbe.

— Je veux que vous passiez une bonne soirée, mais soyez prudents, nous prévint Mae avec sérieux. Je m’adresse à toi, Jack. Tu dois les surveiller tous les deux. Milo est très jeune, et Alice est… Bref, tu dois faire attention à eux deux.

— Je sais. (Jack leva les yeux au ciel.) J’ai pigé, vu que tu me l’as déjà répété vingt fois ce matin.

Il se dirigea doucement vers la porte, et je lui emboîtai le pas.

— Tu restes près de Jack, et tu ne pars avec personne d’autre, d’accord ? me dit Mae en me dévisageant. Et, rappelle-toi : les vampires sont comme les hommes. Ils n’ont qu’une chose en tête.

— Alors c’est vrai que les vampires de sexe masculin ne pensent qu’à un seul truc ? demanda Milo, une lueur vicieuse dans les yeux.

— Et toi ? lançai-je à Jack pour le taquiner.

— Je songe à une seule chose en ce moment.

Sa voix plaisantait, mais pas son regard. Je le sentais dangereusement proche de moi, et mon cœur s’emballa.

— Jack ! s’écria Mae.

— Je suis sage !

Il se détourna de moi.

— Tu as intérêt, le menaça-t-elle. Je te fais confiance. Ils sont tous les deux sous ta responsabilité, et je m’attends à ce qu’ils reviennent indemnes. C’est clair ?

— Ça l’a été toute la journée.

Jack marchait vers la porte à reculons pour organiser sa fuite, et je le suivais avec Milo.

— Tu sais, j’ai la quarantaine, Mae. J’aurais cru que, depuis le temps, tu m’aurais accordé ta confiance.

— Ce serait le cas si, pour une fois, tu agissais conformément à ton âge ! s’exclama-t-elle, mais il s’esquivait déjà vers le garage.

Je saluai Mae d’un signe de main avant de partir. Elle pinça les lèvres et croisa les bras. Elle regrettait déjà sa décision de nous laisser sortir.

Je n’appréhendais pas tant que ça. Après tout, j’étais avec deux vampires capables de tuer quiconque m’embêterait. Quel était le pire truc qui pouvait arriver ?