Chapitre 2

Les nuits estivales étaient trop courtes. En cette saison, les vampires passaient l’essentiel de leur temps à l’intérieur. De toute manière, la chaleur ne leur réussissait pas.

Jack vivait dans une superbe maison au bord du lac, plutôt traditionnelle à l’exception de ses balcons et de sa tour qui la reliait au garage. Même si je m’y étais rendue en de nombreuses occasions, la bâtisse m’impressionnait toujours autant.

Nous avions passé la majeure partie de l’été dans le jardin, à lézarder sur la terrasse en pierre, à nager ou à faire du jet-ski. Voyant le temps que je consacrais aux activités nautiques avec mon frère, Mae nous avait acheté plusieurs maillots qu’elle conservait sur place.

J’en enfilai un et gardai ma serviette enroulée autour de moi en sortant de la salle de bains. Milo s’était déjà changé. Assis devant l’îlot central de la cuisine, il grignotait des grains de raisin et aidait Mae.

Cette dernière était devenue vampire à l’âge de vingt-huit ans, un âge plus avancé que les trois autres. Son teint de porcelaine était parfait, et elle avait remonté ses cheveux caramel ondulés en un chignon lâche. Elle ne portait que son maillot de bain et un tablier. Ses yeux pétillaient tandis qu’elle écoutait Milo.

En tant que vampire, elle ne mangeait pas et, comme Milo était un cordon-bleu, il occupait désormais le rôle de sous-chef et l’assistait pour tous les repas qu’elle nous concoctait. J’aurais bien pointé du doigt la surcharge de travail et les dépenses supplémentaires que cela causait à Mae, mais elle y prenait un plaisir évident.

— Où est Ezra ? demandai-je.

Je m’approchai et piquai un grain de raisin. Mae préparait des morceaux de fruits à tremper dans du fromage frais et du yaourt. Elle coupait des pommes, des poires et des fraises.

— Il fait la sieste, m’informa-t-elle de sa voix affectueuse teintée d’un accent britannique. Il souffre un peu du décalage horaire.

Comme ses deux frères, Ezra était particulièrement séduisant. Son regard brun était à la fois intense et infiniment chaleureux. Sa peau était aussi bronzée que celle de Jack et de Peter, et ses cheveux roux étaient parsemés de mèches blondes. Sa voix était tout à fait remarquable, très grave et puissante. Il avait un très léger accent, dû à ses origines anglaises, mais il n’avait pas vécu en Europe depuis plus de deux siècles.

À travers les portes-fenêtres vitrées de la salle à manger, j’aperçus Jack en train de chahuter avec Matilda, son montagne des Pyrénées. Les lumières de la terrasse éclairaient les muscles tendus de son torse et de son dos tandis qu’il se roulait par terre avec la chienne. Les pierres du sol auraient dû lui meurtrir le corps et le couvrir d’ecchymoses, mais elles ne laisseraient pas la moindre marque sur sa peau.

— Alice, tu veux goûter ?

La question de Mae me força à quitter Jack des yeux. Elle me proposa une tranche de pomme plongée dans la sauce, mais je secouai la tête.

— Je commence à avoir froid. Je crois que je vais aller dehors.

— Je te rejoins dans une minute, m’assura Milo, un morceau de fruit dans la bouche.

— OK, acquiesçai-je avant de sortir dans la nuit par les portes-fenêtres.

Jack s’était éloigné de la terrasse en poursuivant Matilda, mais la pleine lune me permettait de le distinguer facilement. La température extérieure était bien plus élevée qu’à l’intérieur de la maison, mais je gardai ma serviette. Je quittai à mon tour la terrasse pour atteindre la petite bande de pelouse qui la séparait de l’eau.

La chienne m’aperçut et bondit dans ma direction. Elle allait me renverser, car elle était habituée à ses maîtres vampires, capables de supporter sa force quand elle leur fonçait dessus, mais Jack la dépassa et la plaqua au sol gentiment. Puis il se leva, se débarrassa des brins d’herbe sur son maillot de bain et me sourit.

— Tu vas nager avec ta serviette aussi ? me taquina-t-il.

— Ça se pourrait, répondis-je en la rajustant, ce qui le fit rire.

Matilda me renifla avec application avant de conclure qu’il ne s’agissait que de moi, puis elle partit d’un pas nonchalant en remuant doucement la queue.

Une étincelle malicieuse naquit dans le regard de Jack. Après avoir passé l’été à me faire pousser dans le lac, je la reconnus sans peine. Je me débarrassai de ma serviette, fis volte-face et me précipitai vers le ponton. Il resta quelques pas derrière moi, même s’il pouvait aisément me doubler. Pour lui, le jeu consistait à me poursuivre.

J’avais presque atteint le bord du ponton quand je sentis ses bras musclés se refermer sur ma taille. Je poussai un cri perçant et le laissai me faire virevolter avant de me projeter dans les airs. J’atterris dans l’eau avec un « plouf » retentissant.

Jack prit son élan et me sauta par-dessus pour atterrir bien plus loin dans une gerbe d’éclaboussures. Il hurla son enthousiasme, comme s’il n’avait pas fait ça un million de fois auparavant.

— Jack ! aboya Mae en se penchant à l’extérieur. Mettez-la en sourdine, sinon les voisins vont encore appeler la police.

On était mercredi, il était plus de minuit et les voisins n’appréciaient pas vraiment le bruit.

— N’est-ce pas, Alice ? lança-t-il.

— Oh ! je t’en prie, dis-je en levant les yeux au ciel. Tu es deux fois plus bruyant que moi.

Il éclata de rire et s’enfonça dans l’eau noire avec de longs mouvements des bras. Il décrivait lentement des cercles autour de moi, tandis que je préférais flotter, allongée sur le dos, pour contempler la pleine lune et les étoiles qui scintillaient.

Je n’avais jamais eu le courage de m’éloigner trop de la rive, là où l’eau devenait si sombre. Chaque fois, je m’imaginais qu’un monstre horrible issu des profondeurs du lac allait surgir pour me dévorer.

Peu après, Milo vint se joindre à nous. Mae, restée à l’intérieur, continuait de couper des fruits. Elle se pliait toujours en quatre pour nous nourrir. Nous n’étions que deux à manger, mais elle cuisinait pour une armée, ce qui ne faisait que souligner le fait qu’ils ne s’alimentaient pas, mais Milo n’avait pas fait beaucoup de commentaires à ce sujet.

Étonnamment, il n’avait pas vraiment saisi que cette famille n’était pas humaine. Jack s’était montré plus discret qu’au tout début quant à ses capacités surnaturelles, mais Milo était un garçon intelligent. Je pensais qu’il avait des doutes, mais qu’il les taisait, parce qu’ils ne semblaient pas dangereux et qu’il était heureux en leur compagnie.

— C’est une nuit magnifique, dit-il en admirant le ciel, dans la même position que moi.

— Nous avons eu un été fantastique.

— Je n’arrive pas à croire qu’il se termine, soupira Milo.

— Inutile de me le rappeler ! m’exclamai-je, contrariée.

Il ne restait que trois petites semaines avant la reprise des cours. Milo tentait de me persuader que ça n’aurait que peu d’impact sur ma vie, alors que ça changeait tout. Fini les nuits blanches avec Jack ; bientôt, le froid et la neige seraient là, et Milo me forcerait à faire mes devoirs.

Je sentis quelque chose m’attraper et m’entraîner vers le fond. Je voulus crier, mais ma tête était déjà sous l’eau. Je visualisai une affreuse créature marine venue pour manger mon âme. Je regagnai péniblement la surface, m’accrochant à quelque chose de fort et doux pour me hisser.

Dès que je parvins à sa hauteur, je me cramponnai à Jack et il me sortit de l’eau. Au milieu de mes hurlements terrorisés, je l’entendis rire doucement et me rendis compte que c’était lui qui m’avait saisi la cheville. Après un été de pitreries semblables, j’aurais dû comprendre que Jack trouverait drôle de me ficher une trouille bleue.

J’aurais dû le gifler ou le traiter d’idiot, mais me retrouver dans ses bras me déconcentrait. Son torse plaqué contre ma poitrine, il devait forcément percevoir les battements affolés de mon cœur, qui le rendaient fou.

Je croisai ses yeux bleus empreints de douceur, et j’eus le souffle coupé pour un tout autre motif. Son rire s’était évanoui, son sourire avait disparu et sa température corporelle commença à augmenter, s’embrasant au contact de ma peau.

En temps normal, il m’aurait déjà repoussée mais, cette fois, il me permit de m’attarder ainsi. J’inclinai la tête vers lui, espérant qu’il se laisse aller assez longtemps pour m’octroyer un baiser innocent.

— Hé, regardez ! une étoile filante ! hurla Milo.

Jack prit alors conscience de ce qui se passait. Il me repoussa et s’éloigna à la nage. Il faisait tout son possible pour que la situation ne dérape pas, ce qui impliquait parfois de me rejeter physiquement. Cependant, j’avais de plus en plus de mal à faire abstraction de son comportement.

Je ne lui avais pas posé la question, mais sa température ne semblait augmenter que lorsque nous nous touchions. Nous avions partagé un seul baiser passionné, et sa peau m’avait paru brûlante.

— Tu l’as vue ? demanda Milo.

Je me tournai vers lui avec la ferme intention de le fusiller du regard pour avoir interrompu un de mes rares moments d’intimité avec Jack, mais je le vis observer le ciel d’un air béat. Il n’avait pas prêté attention à autre chose, et n’avait donc pas conscience de nous avoir dérangés.

— Non, désolée, je l’ai ratée, dis-je.

— Il va sûrement y en avoir une autre, me rassura-t-il.

Mon ton devait être empreint de regret. Bien entendu, j’aime toujours apercevoir une étoile filante, mais les occasions d’embrasser Jack étaient encore moins fréquentes.

— J’espère bien.

Je nageais sur place, et Jack se remit à embêter Matilda. Il était passé maître dans l’art de m’éviter. La pauvre chienne se tenait au bout du ponton et aboyait pour exprimer son refus de sauter dans l’eau. Milo se lassa de son observation du ciel et alla soutenir Jack pour encourager Matilda.

Soudain, rester dans l’eau ne me parut plus aussi amusant. L’adrénaline de m’être crue attaquée par un monstre, puis d’avoir failli obtenir un baiser m’avait fatiguée, et je me sentais courbaturée. Je savais que Jack ferait tous les efforts imaginables pour me fuir pendant un moment et, même si je comprenais sa façon de gérer la situation, ça me faisait mal.

— Je pense que je vais rentrer pour vérifier si Mae a besoin d’aide, annonçai-je à la cantonade.

C’était tout aussi bien. Matilda était bien plus fascinante que moi.

Lorsque j’atteignis la rive, j’entendis un grand « plouf » et leurs cris triomphaux. Matilda s’était décidée à les rejoindre. Si seulement mon problème avec Jack pouvait se résoudre aussi simplement !

M’enveloppant dans ma serviette, je franchis les portes-fenêtres. Ma peau se couvrit instantanément de chair de poule à cause de l’air glacial de la climatisation. Un titre d’Amy Winehouse, le nouveau péché mignon de Mae, retentissait dans la maison. Jack essayait en permanence de lui faire écouter de la musique récente et, jusqu’à présent, elle n’avait adopté qu’Amy Winehouse et Norah Jones.

Dans la cuisine, Mae dansait et chantait, une spatule en guise de micro. Malgré mon agacement causé par la situation avec Jack, je ne pus me retenir de rire.

— Oh, mon Dieu ! s’exclama-t-elle en portant la main à son cœur, une lueur de gêne dans ses yeux couleur miel. Tu m’as fait peur !

— Tu ne m’as pas entendue entrer ? demandai-je tandis qu’elle baissait le son. Vous n’êtes pas censés avoir une ouïe surdéveloppée ?

— Euh… oui, quand nous faisons attention, me répondit-elle avec un sourire contrit.

Elle avait visiblement terminé de préparer tous les fruits et les avait joliment disposés sur le plan de travail. Elle était en train de nettoyer quand j’étais arrivée.

— Tu veux un coup de main ? lui proposai-je.

— Non. D’abord, tu dois aller te rhabiller.

Elle fit un signe de tête dans ma direction. J’avais commencé à frissonner.

— Sauf si tu as envie de retourner nager plus tard, ajouta-t-elle.

— Oh que non, c’est fini pour ce soir ! répondis-je d’un ton grave.

Dès que Jack m’avait repoussée, tout mon enthousiasme avait disparu.

— Je devrais aller me changer aussi, déclara-t-elle.

— Tu n’es pas obligée de rester à cause de moi, dis-je en levant la main pour l’arrêter. Tu peux sortir et piquer une tête pendant que je range.

— N’importe quoi !

Elle s’esclaffa, comme s’il lui était inconcevable de me laisser nettoyer derrière elle. Elle ôta brusquement son tablier et le posa sur l’îlot.

— Si tu es à l’intérieur et Ezra aussi, je ne vois pas à quoi je m’amuserais avec les garçons. Ils sont sûrement en train de se jeter des grenouilles à la figure.

Elle n’était pas si loin de la vérité. Livrés à eux-mêmes, Jack et Milo devenaient deux gamins stupides. Une fois, alors qu’il pleuvait, j’avais séparé une bataille de boules de boue dans le jardin. C’est très semblable à une bataille de boules de neige, mais avec de la boue. Cela leur avait paru une idée géniale jusqu’à ce que Milo commence à avoir des bleus, puisqu’il s’avère qu’un vampire lance un projectile avec beaucoup plus de force qu’un gringalet de seize ans.

Mae fit « non » de la tête et partit se changer. Je lui emboîtai le pas et me rendis dans la salle de bains principale, de l’autre côté du couloir, en face de sa chambre.

J’enfilai mes vêtements ordinaires, me demandant pourquoi je m’obstinais à refuser que Mae m’en achète des nouveaux. Elle avait passé des décennies à faire du shopping exclusivement pour des garçons, et aurait donc été ravie de m’accompagner pour une virée. Le maillot de bain que je venais d’étendre au-dessus de la baignoire avait coûté plus de 100 dollars, et elle m’en avait choisi trois. Mais ils m’avaient déjà tant offert, et je leur donnais si peu en retour…

Je n’avais pas fini de me laver le visage quand je perçus un cri. Je fermai le robinet et entendis Mae crier le nom de Jack. Je me précipitai dans la cuisine.

Jack hurlait, manifestement affolé.

Lorsque je sortis, Mae se trouvait sur la terrasse. Jack était encore à quelques mètres d’elle, plus près de la rive. Quand j’essayai de la dépasser en courant, Mae m’attrapa le bras, et elle blêmit.

Il faisait trop sombre pour que je puisse distinguer ce qui se passait, mais je ressentais un chagrin et une terreur bruts. Quelque chose d’affreux venait de se produire, et Jack ne s’était jamais senti aussi désespéré.

— Ezra ! beugla-t-il en cessant d’avancer. Ezra !

— Je vais le chercher, murmura Mae d’une voix angoissée.

Elle me serra le bras jusqu’à me faire mal, mais je le remarquai à peine.

— Alice, reste ici, m’ordonna-t-elle. Ne bouge pas. Je reviens tout de suite.

— Dépêche-toi ! l’implora Jack, mais elle était déjà partie.

Je ne me déplaçai pas, mais mes yeux s’accoutumèrent à l’obscurité. Un rayon de lune éclairait Jack à travers les branches d’un arbre proche. Il portait quelque chose de désarticulé, et ma gorge se noua.

Je pensai d’abord qu’il était arrivé malheur à Matilda. Les garçons s’étaient montrés trop brutaux et elle s’était blessée. Or Jack sait à quel point je panique quand on fait du mal aux animaux.

Puis la chienne geignit à ses pieds, ses poils blancs trempés. J’aperçus des taches foncées sur sa fourrure, qui provenaient d’un liquide qui coulait de ce que Jack tenait dans les bras et que je ne voyais toujours pas.

Je pouvais le discerner sans peine, mais mon cerveau était incapable de traiter cette information. Je fus prise de vertige et me sentis désorientée, comme si je regardais les choses depuis une hauteur faramineuse. Je ne parvenais pas à donner du sens à ce que j’avais sous les yeux.

Une bourrasque fit bruisser et bouger les branches. Alors la lune l’éclaira précisément. Je vis son visage, ses yeux révulsés, et compris ce que Jack portait.

— Milo ! hurlai-je.

Mae arriva juste à temps pour m’entourer de ses bras et m’empêcher de courir vers Jack.