Chapitre 6

Un gloussement résonna dans l’obscurité, à quelques centimètres seulement de mon visage :

— Mince alors, Alice ! Calme-toi ! Tu vas nous faire une crise cardiaque !

— Hein ? Qui est-ce ? demandai-je, paniquée.

La voix ne m’était pas inconnue, mais je ne parvenais pas à l’identifier avec certitude.

— Tu n’as pas honte ? lança-t-elle d’un ton faussement désapprobateur. Tu ne reconnais même pas ton propre frère ?

— Milo ?

Je m’empressai d’allumer la lampe de chevet.

Quand je le vis, j’eus un hoquet de surprise. C’était à la fois mon frère et un étranger. Son visage n’était plus joufflu ; ses traits étaient désormais ciselés, avec de jolies pommettes et une mâchoire bien dessinée. L’acné n’avait jamais marqué sa peau, mais cette dernière paraissait encore plus lisse et parfaite.

Il avait vieilli, mais dans le bon sens du terme. Il ne ressemblait plus à un adolescent prépubère, mais plutôt à un jeune homme de presque vingt ans. Son regard brun avait gagné en intensité, mais son timide sourire en coin demeurait inchangé.

— Milo ? répétai-je, m’efforçant d’assimiler la façon dont mon petit frère s’était mué en cette créature éblouissante en face de moi.

— Le seul et l’unique !

Il avait en grande partie gardé sa voix, mais elle était plus grave et veloutée. Elle avait perdu le timbre aigu et incertain qui la caractérisait auparavant.

Machinalement, je tendis la main et lui touchai le visage. Sa peau était douce et tiède mais, avant que j’aie le temps de remarquer autre chose, son expression se modifia et il s’écarta brusquement de moi.

— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? demandai-je en retirant ma main.

— Je ne suis pas encore assez fort.

Il recula plus près du mur, mais resta dans la pièce, sous la faible lueur de la lampe.

— Pour quoi faire ?

— Tu es la première… humaine que j’approche. (Il se crispa, l’air troublé et tourmenté.) Je te sentais depuis ma chambre, et je pensais maîtriser les choses. Mais je n’étais pas préparé à la sensation de ton pouls contre ma peau…

Un sentiment de culpabilité se peignit sur son visage à l’idée de me trouver appétissante.

— Excuse-moi. J’aurais dû m’en douter. J’ai toujours les mêmes réflexes avec Jack et, depuis le temps, je devrais pourtant avoir retenu la leçon.

Je m’efforçai de lui sourire, mais il se rembrunit.

— Qu’y a-t-il ?

— Alors… tu es au courant ? demanda-t-il doucement.

— Tu veux dire… que ce sont des vampires ?

— C’était obligé, répondit-il, scrutant un point derrière moi. Dès que j’ai compris ce qui se passait et que Mae me l’a expliqué… Elle m’a affirmé que tu le savais, et ça me paraissait évident. Mais j’imagine que je n’y croyais pas avant de te l’entendre dire.

— Pourquoi tu ne l’aurais pas cru ?

Je fronçai les sourcils. S’il acceptait le fait qu’il se changeait en vampire, il pouvait aisément supposer que je connaissais leur vraie nature, non ?

— Comment as-tu pu me le cacher ?

Il était si blessé et furieux que je tressaillis.

Je me remémorai les paroles de Jack. Au début, les nouveaux vampires sont hypersensibles. Toutes leurs émotions sont exacerbées, donc plus difficiles à contenir. La retenue avait toujours été le point fort de Milo. C’était d’ailleurs ce qui lui permettait de rester dans la même pièce que moi si vite après sa transformation.

— Je… je… j’ignorais comment te l’avouer, bafouillai-je. J’ai essayé une fois. Mais tu m’aurais prise pour une folle.

— Tu aurais dû insister ! s’écria-t-il.

J’observai mon frère et ses nouveaux traits superbes. Je sentis jaillir un immense sentiment de soulagement et d’amour, mais j’avais aussi l’impression de ne pas reconnaître complètement ce garçon qui me fusillait du regard dans la pénombre.

Je supposai que c’était ce qu’éprouve le père du héros dans Simetierre, lorsque son petit garçon revient en zombie du cimetière pour animaux. Je pensai ensuite au dicton prononcé avec l’accent traînant du Maine : « Quelquefois, la mort est préférable. » Je réprimai un frisson.

— Je suis désolée, Milo. Tu as raison. Et c’était très difficile de te le dissimuler. J’ai seulement… (je soupirai et secouai la tête) j’ai eu beaucoup de mal à prendre la décision. Comme celle-ci d’ailleurs.

— Laquelle ?

Il me décocha un regard perplexe, et je me demandai ce que lui avait révélé Mae.

— Celle de… te changer en vampire.

Je déglutis péniblement et le dévisageai, guettant sa réaction. Il détourna les yeux des miens et s’adoucit.

— Est-ce qu’ils t’ont expliqué ce qui s’est passé ? l’interrogeai-je.

— Jack s’en est chargé, acquiesça Milo. Il m’a dit que c’était sa faute, et que j’étais sur le point de mourir. Alors, tu lui as demandé de me transformer. Pour me sauver.

— Je ne savais pas quoi faire d’autre.

— Je ne t’en veux pas, me déclara-t-il. Je suis certain que j’en aurais fait autant à ta place.

Il changea de position et, pour la première fois, je remarquai la façon dont ses vêtements ajustés lui allaient. À travers ce simple mouvement, je vis ses muscles onduler légèrement sous son tee-shirt. Auparavant, ils étaient plutôt mous mais, désormais, on aurait dit un chat des marais prêt à attaquer.

Savoir quelque chose était différent de l’avoir de manière si flagrante sous les yeux. Il était métamorphosé, et seul le temps me dirait ce qu’il avait conservé de son ancienne personnalité.

— Tu es un vampire, déclarai-je, le souffle court.

— En effet, concéda-t-il avec un sourire malicieux.

— Comment tu te sens ?

— Étonnamment bien, à vrai dire. (Son sourire s’élargit, et Milo se détendit.) Au départ, ça m’a fait un mal de chien et j’étais sûr que j’allais mourir. Du moins, je l’espérais. Mais maintenant je me sens mieux que jamais.

— C’est vrai ? demandai-je avec optimisme.

— Oui, acquiesça-t-il.

Son sourire faiblit.

— Enfin, à part la faim, précisa-t-il. C’est dur de s’y habituer, mais s’alimenter… Waouh ! c’est indescriptible.

— Donc tu te nourris ? m’enquis-je, même si je connaissais la réponse.

— Si ce n’était pas le cas, je ne pourrais pas me tenir devant toi.

Je reculai instinctivement dans le lit en entendant sa voix soudain menaçante.

— Je ne suis même pas censé sortir pour l’instant. Mais mon appétit m’a réveillé, alors j’ai vidé des poches de sang que j’avais dans ma chambre. Mae était profondément endormie dans le fauteuil, et j’en avais assez d’être enfermé.

— Ils croient que tu vas me mordre ?

Je repoussai une mèche de cheveux emmêlés derrière mon oreille, espérant que ma voix ne flanchait pas. Il eut l’air affligé, mais resta muet.

— Tu… tu en as envie ?

— Mais je ne vais pas le faire ! s’exclama-t-il avant de baisser les yeux vers le sol. J’en ai envie. Je ne peux pas m’en empêcher. Ne te berce pas d’illusions, Alice. Ils y pensent tous. Tu n’es vraiment pas en sécurité ici, souligna-t-il en m’adressant un regard d’avertissement.

— Je ne suis pas de ton avis, le rassurai-je.

— Tu ne te rends pas compte, dit-il d’un ton sinistre avant de froncer les sourcils. Est-ce que tu les autorises à te mordre ?

— N-non, bredouillai-je face à ses yeux qui me jugeaient. Enfin, c’est compliqué.

— Pas Jack ? demanda-t-il d’une petite voix plaintive et… jalouse.

Il était sans conteste jaloux. Tous ses sentiments au moment de la transformation étaient désormais amplifiés, notamment son béguin pour Jack. Non seulement ses émotions étaient plus puissantes, mais il était également plus fort sur le plan physique. Même s’il se contentait de rester debout à discuter avec moi, il dégageait quelque chose de dangereux.

— Pas Jack, me hâtai-je de répondre. Peter, une fois, mais la situation était très délicate.

— Qu’est-ce qui se passe ? (Il se redressa et huma l’air.) Un truc vient de se produire.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Je balayai la pièce du regard.

— Toi. Quelque chose vient de t’arriver. Tu es…

Ses yeux changèrent, et je reconnus la lueur due à la soif qui le dévorait.

— Tout ton être… On dirait que… tu veux que je te morde ?

— Non ! criai-je, paniquée.

— Je ne pige pas. Qu’est-ce que tu as fait ?

Son visage trahissait son conflit interne et, lorsqu’il fit un pas dans ma direction, je mesurai enfin que la menace était bien réelle.

— Je n’ai rien…, commençai-je à argumenter.

Soudain, je sus précisément ce que j’avais fait.

J’avais pensé à Peter et, dans ce cas-là, mon corps devenait le mets le plus délicieux qu’un vampire puisse imaginer. Jack y était particulièrement sensible, mais comme Milo était un nouveau vampire, il ne pouvait pas lutter.

— Milo ! s’exclama Jack, surgissant sur le seuil.

Au prix d’un grand effort, mon frère me quitta des yeux, puis échangea avec Jack un regard que je ne pus interpréter. Il ravala sa salive et sa respiration se fit laborieuse, mais il parvint à se concentrer sur Jack.

— Retourne dans ta chambre, lui ordonna ce dernier.

Milo frissonna et passa devant lui en sortant de la pièce. Jack resta figé sur le pas de la porte jusqu’à ce que j’entende celle de Milo se fermer, puis il se tourna vers moi.

— Bon sang, mais qu’est-ce que vous faisiez ? lança-t-il d’une voix pleine de hargne.

— Je n’y suis pour rien, me défendis-je. Il est entré pendant que je dormais !

— Tu aurais dû crier, pour me prévenir ou alerter Mae ! (Il croisa les bras.) Et tu dois cesser de songer à Peter ! Tu veux te faire tuer ?

— C’est purement impossible ! protestai-je en me laissant retomber sur le lit. Tu sais, dans le monde réel, on a le droit de penser aux gens ! Il n’y a pas de policiers de l’esprit qui viennent surveiller les battements de votre cœur !

— Je sais, s’excusa-t-il en soupirant. Nous sommes simplement un peu plus sensibles que les autres.

— Au fait, qu’est-ce que c’était que ça ?

— Quoi ?

— Ce regard que tu as échangé avec Milo. On aurait dit que vous étiez… je ne sais pas… connectés.

Je tentai de faire abstraction de l’étrange pointe de jalousie que je ressentais.

— Vous n’êtes pas… amants tous les deux ? demandai-je.

— Non, bien sûr que non, s’esclaffa-t-il, et son rire cristallin dissipa toutes mes craintes. Mais nous sommes plus liés, je suppose. Parce que c’est moi qui l’ai transformé.

J’ignorais quoi ressentir face à cette révélation, mais mieux valait m’y habituer rapidement, puisque je ne pouvais rien y faire. Ma seule certitude était l’immuabilité de l’état de vampire.

— Ça va ?

Jack s’approcha du lit et me dévisagea.

— Si je te réponds « non », est-ce que tu resterais avec moi un moment ?

Le fait de savoir que Milo allait bien m’avait ôté un sacré poids des épaules, et je me rendais compte du peu de temps que j’avais passé avec Jack au cours des jours précédents. Il me manquait terriblement.

— Je ne devrais pas…

Il laissa sa phrase en suspens, mais je compris que j’avais gagné.

Il souleva les couvertures et se glissa dans le lit, près de moi. Je me blottis contre lui et savourai la sensation de ses bras musclés qui m’enveloppaient. Malgré ce qu’avait proclamé Milo, j’étais certaine d’être en parfaite sécurité.

Il me caressa doucement les cheveux, et j’appuyai ma tête contre son torse, écoutant les lents battements de son cœur.

— Ça va aller, me rassura-t-il. Tout se passera bien pour Milo. Il faut juste qu’il s’adapte à sa nouvelle vie.

— Je n’ai pas envie de parler d’adaptation, ni de comment sera l’avenir : OK, bien ou merveilleux, dis-je d’une voix fatiguée. Je veux juste rester là avec toi.

Jack s’installa confortablement et je le sentis se détendre. Nous n’avions eu que très peu d’occasions de nous endormir ensemble, encore moins lovés dans un lit. Ces moments étaient extrêmement rares, et je désirais m’accrocher à celui-là le plus longtemps possible.

Le réveil arriva bien trop vite. J’étais au beau milieu d’un rêve quand j’entendis quelqu’un se racler fortement la gorge dans le couloir.

Tandis que je commençais à reprendre mes esprits, Jack dégagea ses bras, et je m’y agrippai. Il rit sous cape dans mes cheveux, ce qui eut pour effet d’agacer l’intrus du couloir.

— Hum ! toussa bruyamment Mae.

— Quoi ? grommela Jack.

— C’est l’heure de se lever.

— Mais je dors encore, protesta-t-il en bâillant.

— Dommage. (Pour illustrer son propos, elle frappa dans ses mains.) Debout !

— C’est bon ! répliqua Jack en se libérant de mon étreinte pour se redresser.

Je distinguai alors Mae. Elle se tenait sur le seuil, les mains sur les hanches, vêtue d’une élégante robe de chambre. Je me sentis coupable en voyant le regard qu’elle lançait à Jack.

— Non mais qu’est-ce que tu fabriques ? demanda-t-elle d’un ton las.

— Je me lève, comme tu me l’as ordonné.

Jack se pencha en arrière et s’étira. Je contemplai les superbes muscles de son dos ondulant sous son tee-shirt.

— Je voulais dire : qu’est-ce que tu fais dans ce lit, avec elle ? (Elle me désigna d’un signe de tête, sans pour autant le quitter des yeux.) Tu pensais que ça ne poserait pas de problème parce que tu as laissé la lampe de chevet allumée ?

— Plus ou moins.

Il lui adressa un sourire, mais elle n’était pas d’humeur à plaisanter.

— Debout. Il faut qu’on ait une conversation tous ensemble en bas.

Mae recula d’un pas, mais Jack l’arrêta.

— Attends ! Est-ce que Milo t’a parlé de sa petite escapade de la nuit dernière ? Alors que tu étais censée le surveiller ? précisa-t-il, une note accusatrice dans la voix.

— Nous discuterons de tout ça quand tu seras descendu.

Sur ce, elle tourna les talons, sa robe de chambre gonflant derrière elle, puis elle disparut.

— Il est beaucoup trop tôt pour un sermon, marmonnai-je contre l’oreiller.

— À qui le dis-tu ?

Il me regarda. Son sourire s’élargit, de plus en plus sincère. Il tendit la main et écarta une mèche de devant mes yeux. Il laissa ses doigts s’attarder sur ma joue et se réchauffer.

— Tu es très belle quand tu dors, murmura-t-il.

— N’importe quoi.

Je m’empourprai et me cachai davantage le visage dans l’oreiller. Il s’esclaffa, puis baissa la main à contrecœur.

— Prems pour la douche !

Je sentis le lit bouger quand il se leva, et je tournai la tête afin d’avoir un meilleur aperçu de son corps tandis qu’il se dirigeait vers son dressing.

— Il y a des salles de bains dans toute la maison. Tu veux être prems dans toutes ?

— Peut-être bien, répondit-il en riant avant d’ouvrir la porte.

Cela m’était égal qu’il se lave avant moi. Ainsi, j’avais plus de temps pour traîner au lit et m’enfouir sous les couvertures moelleuses.

Je savais qu’en littérature de nombreuses histoires d’amour se nourrissaient de regards langoureux depuis l’autre bout de la pièce, susceptibles d’alimenter une passion ardente, mais je ne voyais pas comment. Je venais de passer la nuit dans les bras de Jack, et cela ne me suffisait plus.