Chapitre 11
Je n’avais plus que neuf jours de liberté, et Jack ne pouvait même pas répondre à un simple texto. Impossible de passer une soirée de plus enfermée dans l’appartement, à étouffer de chaleur. Ayant prévu de m’échapper, je m’étais pomponnée et j’avais l’air ridiculement sexy, du moins à mes yeux. Je n’allais pas rester chez moi avec ce look de bombe.
Une heure plus tard et trois SMS envoyés, je n’avais toujours aucune nouvelle de Jack et me résolus à l’appeler.
— Alice, décrocha-t-il d’une voix mécontente.
C’était bien parti.
— Jack.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il. (J’entendis quelqu’un lui parler.) Ne quitte pas.
Avant que je puisse répliquer, il éloigna le micro de sa bouche et le son s’étouffa.
— Non ! s’exclama-t-il. Tu ne peux pas attendre ? Je suis au téléphone. Ça m’est égal. Retiens-toi !
— Jack, que se passe-t-il ? (J’avais cru distinguer la voix de mon frère en arrière-plan.) Un souci ?
— Non, tout va bien, m’assura-t-il en reprenant la ligne, manifestement énervé. Écoute, je ne peux vraiment pas te parler pour l’instant. Je peux te rappeler ?
— Quand ?
— Je n’en sais rien.
Il grogna et cria à cause de quelque chose qui se passait autour de lui.
— Non ! Arrête ! Tu peux attendre une seconde avant de… (il souffla de colère, puis s’adressa de nouveau à moi) Alice, je suis désolé, je dois y aller. Mais je te rappellerai.
— Bon, d’accord.
Ce dernier mot avait à peine franchi mes lèvres que Jack raccrocha sans même me dire au revoir.
Je m’écroulai en arrière sur le lit, consciente que cela me décoifferait. Je venais de m’appliquer un vernis violet foncé sur les ongles, et avais choisi un top chic qui donnait une nouvelle dimension à mon décolleté.
Sans compter mes pieds magnifiquement chaussés de ma seule paire de talons noirs, même si marcher avec relevait du supplice. J’avais réalisé un spectaculaire maquillage charbonneux qui coulerait dès que je pleurerais, ce qui n’allait pas tarder.
Après une histoire d’amour éclair avec deux vampires, ma vie se résumait désormais à patienter près de mon portable dans l’espoir de recevoir un coup de fil. À me faire belle sans nulle part où me rendre.
Mon téléphone vibra dans ma paume. C’était ma prétendue meilleure amie, Jane, qui avait soudain décidé de m’envoyer un texto. Jack venait de me repousser pour la énième fois de la semaine, et Jane m’annonçait une bonne nouvelle.
Grosse fiesta chez Andrew Sullivan. Je conduis. Tu es partante ?
Mon premier réflexe fut de refuser, puis je me dis que c’était un signe. J’avais demandé à Ezra si j’étais censée devenir une vampire ou s’il valait mieux tourner la page.
Jack m’avait pratiquement raccroché au nez, et Jane m’invitait dans le monde réel. Le chemin à suivre m’apparaissait plus clairement.
Oui. En fait, je suis même déjà prête. Quand peux-tu passer me chercher ?
Dans vingt minutes ? répondit Jane.
Génial. À tout à l’heure !
Je sortis de mon lit et me précipitai dans la salle de bains pour vérifier ma tête. En m’octroyant un dernier coup d’œil dans le miroir, je m’aperçus qu’il me manquait quelque chose. Un petit détail pour signifier que j’avais envie de me lâcher.
Je courus jusqu’à ma chambre et je me changeai en ajoutant la touche finale : un string violet. Jane avait insisté pour me l’offrir chez Victoria’s Secret, « juste au cas où » Jack se décidait à… eh bien, ça n’arriverait jamais, donc ce n’était pas pertinent.
Jane arrêta la voiture de son père devant mon immeuble. Elle écoutait Moby si fort que j’étais étonnée que les enceintes résistent. L’odeur de son gloss à la fraise embaumait tout l’habitacle. Elle me lança un « Salut, meuf ! » ravi et m’en proposa. J’acceptai.
Elle était superbe. Elle m’avait toujours évoqué une de ces filles mondaines au destin tragique. Parfaite en tous points et complètement prête à finir exploitée.
Tandis qu’elle conduisait, elle riait à gorge déployée de choses qui n’étaient pas drôles et dansait au rythme de la musique, si bien que la voiture tanguait sur l’autoroute.
— Jane ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
J’attrapai le volant pour empêcher le véhicule de s’écraser contre le terre-plein central.
Elle gloussa et posa les deux mains sur le volant, mais elle avait du mal à garder les yeux sur la chaussée.
— Je plane.
Elle se pencha vers moi comme pour me révéler un secret et, avec ses doigts, mima un écart de deux centimètres :
— Juste un petit peu, ajouta-t-elle.
— Bien évidemment, soupirai-je.
Elle crut que j’étais mécontente de ne pas être moi-même défoncée. Elle poussa un cri perçant et lâcha le volant pour fureter dans son sac pailleté.
— Jane !
— Deux secondes ! Je suis sûre qu’il me reste de l’ecsta là-dedans !
Du gloss, des préservatifs et des pièces de monnaie volèrent du sac tandis qu’elle fouillait dedans, et je grognai.
— Je n’en veux pas ! Reprends le volant !
Je n’avais jamais essayé l’ecstasy et n’avais aucune envie d’en prendre à ce moment-là alors que je dirigeais la voiture depuis le siège passager.
— Oh ! pas grave, dit-elle en reportant son attention sur la route.
Je la vis écarquiller les yeux.
— Ah ! Vite ! C’est la sortie pour aller chez Andy !
Elle m’arracha le volant des mains et traversa trois files sans regarder dans les rétroviseurs avant d’emprunter la sortie à toute allure, de faire une embardée et de s’arrêter.
— C’est quand même mieux que de rester enfermée dans l’appartement, marmonnai-je pour moi-même.
Par miracle, on arriva indemnes devant chez Andrew Sullivan. Je descendis de la voiture et Jane m’imita, chancelant sur ses talons jusqu’à la maison. C’était plutôt étonnant qu’elle se soit souvenue de l’adresse d’Andy, et encore plus du trajet.
La musique s’entendait de l’extérieur, et de nombreux adolescents encombraient l’entrée. Une fois à l’intérieur, Jane m’abandonna, mais je ne sais pas si c’était délibéré ou si elle était juste comme aspirée par les hormones mâles.
Au bout de cinq minutes à peine, on me renversa de la bière dessus, et je me rendis compte que j’avais moi-même terriblement besoin de boire.
Dans la cuisine, un garçon séduisant servait des shots à toutes les filles présentes dans la pièce, et il insista pour que j’en accepte un. L’air aguicheur, il m’adressa un commentaire que je compris à peine à cause du vacarme, mais je m’autorisai à le prendre comme un compliment. La vodka bleue me brûla la gorge, mais c’était agréable.
— Tu as les yeux de la même couleur que l’alcool, me dit-il après m’avoir vue descendre mon verre.
J’éclatai de rire, comme si je trouvais réellement sa réplique drôle. Mes yeux tiraient plus sur le gris que le bleu et, dans la nature, rien n’avait la couleur de cette boisson.
— Tu en veux un autre ?
— Ouais ! criai-je.
Je sentis la chaleur se propager dans mon estomac et un goût de colorant bleu artificiel envahir ma bouche. C’était censé être à la framboise bleue mais, comme toutes les saveurs chimiques, on ne retrouvait pas du tout le fruit, seulement le goût du bleu, comme les préparations pour boissons aromatisées au raisin ont un goût de violet.
— Je m’appelle Jordan, m’annonça-t-il.
Il se pencha vers moi tandis qu’il me resservait. Il sentait très bon. Il devait consommer beaucoup de drogue. Les garçons qui fumaient joint sur joint s’aspergeaient toujours de parfum pour en masquer l’odeur. Et alors ? Au moins, ils sentaient bon quand ils s’approchaient.
Il se versa de la vodka, puis trinqua avec moi.
— Santé ! s’exclama-t-il en riant.
Je l’imitai, en partie parce que la chaleur de l’alcool commençait à se diffuser dans mon organisme.
Lorsqu’une mèche de cheveux lui retomba devant les yeux, je m’aperçus qu’il était certainement très attirant, mais j’avais désormais du mal à juger. En comparaison de l’incroyable beauté de Peter, tous les garçons faisaient pâle figure, et Jack était lui-même plutôt sexy.
Mais je ne voulais pas penser à Peter ou à Jack, alors j’avalai une nouvelle gorgée et m’efforçai de me concentrer sur Jordan, son regard et sa merveilleuse eau de toilette.
— Tu devrais ralentir, me conseilla-t-il lorsque je descendis mon quatrième verre.
Toutefois, il ne cessait pas de me resservir.
Je me sentis me rapprocher de lui, lui toucher le torse et me pencher vers lui comme si je le désirais et une partie de moi, stupide et désespérée, avait vraiment envie de lui. Il avait versé de la vodka à plusieurs filles mais, à présent, nous étions tous les deux seuls dans un coin. Il m’avait choisie et, comme il était canon, j’étais flattée.
— On dirait que tu ne tiens pas bien l’alcool, m’affirma-t-il après m’avoir encore servi un shot.
Il me connaissait depuis moins d’une demi-heure, au cours de laquelle il m’avait juste bassinée à propos du rappeur Lil Wayne sans cesser de remplir mon verre.
J’avais déjà bu auparavant. Au moins à deux reprises. J’avais été pompette en partageant des schnaps avec Jane, mais jamais complètement bourrée. Pas comme Jane.
Il était donc peu surprenant que ces cinq vodkas d’affilée m’aient frappée de plein fouet.
Un instant, j’étais debout en train de parler à Jordan. J’avais un peu chaud et me sentais légère, mais toujours en parfaite possession de mes moyens.
Le suivant, tout bascula. J’avais l’intention de bouger le bras de deux centimètres, et le déplaçais de trente. Je tentai de faire un pas, et percutai l’îlot central. Je savais que je radotais, mais je ne parvenais pas à me rappeler ce qui s’était passé une minute plus tôt.
Voici ce dont je me souviens : j’étais dans la cuisine à bavarder avec Jordan, quand il avait fini par m’interrompre en constatant que j’étais complètement ivre. Je lui avais hurlé des phrases qui avaient déclenché son hilarité. Une fille vêtue d’un bustier m’avait fait des avances. Quelqu’un m’avait lancé un ballon de foot dessus. J’étais rentrée dans un mur. Les marches étaient trop nombreuses, et j’ignorais comment les monter. Jane m’avait dit que j’étais jolie, mais elle était en pleine séance de pelotage avec un type moche aux cheveux frisés. J’avais beaucoup vacillé et m’étais énormément appuyée sur Jordan, ce qui n’avait pas semblé le déranger.
La dernière chose que je me rappelle, c’est m’être retrouvée dans une chambre plongée dans le noir. Je sais que je n’ai pas perdu connaissance, mais j’avais l’impression de m’être tout juste réveillée.
Seule certitude, j’étais sur un lit en train d’embrasser un garçon qui sentait extrêmement bon, sans doute Jordan. Nos baisers s’étaient intensifiés, et il venait de commencer à tirer sur la ficelle de mon string violet, ce qui me ramena à la réalité.
Avec ou sans vampire dans mon existence, je n’avais pas prévu de perdre ma virginité dans les bras d’un type qui jugeait intelligent de servir trop d’alcool à une fille. Même si, quelques instants auparavant, j’avais apprécié ce que l’on partageait, soudain, ça ne me paraissait plus une si bonne idée.
Alors que je m’apprêtais à le repousser, Jordan me fit remarquer que ma poche s’était mise à vibrer. Il avait cessé de m’embrasser, et je saisis cette occasion pour me dégager de son étreinte.
— C’est mon portable, bredouillai-je.
— Ne réponds pas.
Il posa la main sur moi pour tenter de me faire rester sur le lit avec lui, mais je le secouai pour m’échapper et me levai. Le sol semblait se dérober sous mes pieds mais, au moins, à un moment donné, j’avais ôté mes chaussures, si bien que j’arrivais à marcher.
— Il faut que je décroche, déclarai-je.
En vérité, j’avais besoin d’un prétexte pour m’écarter de lui. Je pris la communication sans même vérifier l’identité de mon interlocuteur.
— Allô ?
— Alice ?
Jack paraissait troublé. Au simple son de sa voix, mon cœur explosa et, l’alcool aidant, je commençai à pleurer de soulagement.
— Jack ! m’écriai-je d’une voix aiguë. Jack ! Je suis si contente que tu m’appelles !
Je cherchai la porte à tâtons, mais me cognai contre des meubles.
— Merde ! pourquoi il fait si noir là-dedans ?
— Pourquoi tu ne reviens pas sur le lit ? me suggéra intelligemment Jordan.
— Parce que je veux partir ! Où est cette foutue porte ? pleurnichai-je tandis que les larmes se mettaient à ruisseler sur mes joues.
— Qu’est-ce que qui se passe ? s’inquiéta Jack.
C’était logique, vu que je sanglotais en me plaignant d’être enfermée dans une pièce sombre mais, à dire vrai, j’étais juste trop ivre pour trouver une porte.
— Alice ? Est-ce que ça va ?
— Non ! (Je tapai des pieds.) Je veux sortir !
— Je t’ouvre ! s’exclama Jordan.
Un rectangle de lumière inonda la chambre, dévoilant la porte.
— Merci !
Je lui souris en passant devant lui, mais il se contenta de hocher la tête. Dès qu’il s’était rendu compte qu’il n’obtiendrait rien de plus de ma part, il s’était désintéressé de ma personne.
— Alice ! cria Jack pour obtenir mon attention. Qu’y a-t-il ? Tu n’as rien ?
— Je ne sais pas !
Il me fallait hurler pour couvrir la musique et les bavardages de la fête. Je bouchai mon oreille libre pour mieux l’entendre, mais j’avais encore du mal à percevoir ce qu’il me racontait.
— Où es-tu ? s’enquit-il.
— Aucune idée !
— Bon, je viens te chercher ! affirma-t-il.
— Comment tu sais où je suis ? Je suis incapable de te le dire !
Je m’efforçai de descendre l’escalier tout en lui parlant, mais je butai contre la rampe et fis tomber mon portable. Quand je le ramassai, Jack hurlait des « allô » paniqués dans le combiné.
— Jack ?
— Alice ! Va dehors !
Je me faufilai péniblement parmi la foule. J’entendais Jack me parler au bout du fil, sans distinguer ses mots. Quand je réussis enfin à atteindre la porte d’entrée, le vacarme s’amenuisa et je l’entendis de nouveau.
— … besoin que tu regardes autour de toi, expliquait-il.
— De quoi ? lançai-je.
Je croyais presque que, comme par magie, Jack m’attendrait déjà devant la maison, mais ce n’était pas le cas.
— Tu es sortie ?
— Oui et, en plus, je suis pieds nus.
— Est-ce que tu vois des noms de rue ? un point de repère ? un indice qui m’indique l’adresse ?
— Euh…
Je balayai les alentours du regard. Je percevais le bruit de la circulation sur l’autoroute et j’aperçus un panneau à un pâté de maisons.
— Je pense que je suis juste à côté de la 494, près d’une pancarte publicitaire pour la radio 93X. Ça te suffit ?
— Oui, je vais me débrouiller, répondit-il, soulagé. Ne bouge pas d’où tu es. Je serai là dans une minute.
— OK.
Je hochai la tête, même s’il ne me voyait pas.
— Appelle-moi en cas de besoin. Mais je me dépêche, me promit-il.
— OK, répétai-je avant qu’il raccroche.
J’aurais dû l’informer que je ne courais aucun danger. Enfin, aucun dans l’immédiat. Après tout, j’étais soûle, sans chaussures, et assise sur le trottoir devant une maison où la fête battait son plein.
Au bout de quelques minutes, Jack arriva. Il avait pris la Lamborghini, comme chaque fois qu’il fallait rouler vite. Il s’arrêta pile devant moi et bondit hors de la voiture en laissant le moteur allumé et la portière ouverte.
— Tu n’as rien ?
Il s’accroupit en face de moi pour vérifier si j’étais blessée et écarta des mèches de cheveux humides de mes yeux.
Ces derniers étaient bouffis à force de pleurer, j’avais une tache de bière sur mon haut et les orteils sales parce que j’avais parcouru la maison pieds nus mais, dans l’ensemble, j’allais bien.
— Je crois que ça va, acquiesçai-je.
— Tu es ivre, dit-il avec un petit sourire.
— C’est possible.
— Bon. Je vais te raccompagner.
Il se redressa et me prit les mains pour m’aider à me lever. Avant de monter dans la voiture, il m’inspecta de nouveau. Son regard se fit glacial et sa main dans la mienne devint très froide.
— Ta braguette est ouverte.
— Hein ?
Je baissai les yeux sur mon jean. Je ne me souvenais pas de l’avoir déboutonné. Puis je me rappelai brusquement mon intermède avec Jordan à l’étage.
— Oh ! oui. Ça. Je n’ai rien fait.
— Tu n’as rien fait ?
Il me lâcha la main et me dévisagea d’un air sévère.
— Non, je le jure. Enfin, j’ai embrassé un mec, mais c’est tout. Pas de quoi fouetter un chat. (Je commençai à remonter ma braguette quand un détail me traversa l’esprit.) Je porte un string violet, ajoutai-je.
— Tu portes un string violet ?
Jack fronça les sourcils mais, dans mon état d’ébriété avancée, je ne parvins pas à décrypter ses émotions. J’ignorais s’il était intrigué et voulait en voir davantage ou s’il me désapprouvait et me considérait comme une vraie salope.
— Ouais. Je te montre ? proposai-je.
— Grimpe, m’ordonna-t-il sans méchanceté avant de contourner le véhicule pour s’asseoir du côté conducteur.
— Désolée, marmonnai-je.
Lorsque je m’installai, une larme coula le long de ma joue, mais je l’essuyai avant que Jack la remarque.
— C’est ce que tu faisais quand je t’ai appelée ?
Sa voix resta égale, mais il démarra en trombe. Il serrait le volant trop fort, et je m’enfonçai dans mon siège.
— Il ne cessait pas de me servir des shots de vodka, et je n’ai aucun souvenir de la majeure partie de la nuit. Je ne me rappelle même pas comment j’ai atterri dans la chambre. Mais, quand j’ai compris ce qui se passait, je l’ai repoussé et, ensuite, tu m’as téléphoné une seconde plus tard.
J’entortillai une mèche de cheveux et secouai la tête.
— De toute manière, je ne vois pas en quoi je devrais me justifier, poursuivis-je. Tu ne pouvais même pas me parler ce soir, car tu étais trop occupé. Ce n’est pas ma faute si tu as décidé de m’honorer de ta présence la seule et unique fois où je fais réellement un truc.
— Ben voyons ! c’est bien connu, je passe mon temps à faire la fête. C’est pour ça que je ne peux pas discuter avec toi, ironisa Jack.
— J’en avais marre de tourner en rond dans ce fichu appartement à t’attendre ! m’écriai-je. Alors, quand j’ai reçu un texto de Jane…
— J’aurais dû deviner qu’elle était derrière tout ça, souligna-t-il avec un rire sinistre.
— C’est toi qui m’as suggéré de traîner avec elle, vu que tu étais si « occupé ».
Il leva les yeux au ciel lorsque j’esquissai des guillemets en prononçant ce dernier mot.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je culpabilisais de te laisser seule en permanence, mais je me suis ravisé tout de suite. C’est pour ça que j’ai demandé à Mae de venir te chercher.
— Oh ! oui, je t’en remercie, d’ailleurs. Géniale, cette idée.
— Quoi ? Tu adores Mae ! s’exclama-t-il, perplexe. En quoi ce n’était pas une bonne idée ?
— Parce que ! C’était toi que j’avais envie de voir ! aboyai-je.
Je regrettai mes paroles sur-le-champ.
— Et tu crois que c’est ce que je souhaitais ? rétorqua-t-il. Que tu sortes avec Jane, que tu te mettes une mine et que tu te jettes dans les bras de types susceptibles de te violer ? Oui, c’était exactement mon but, Alice.
— Je n’y peux rien si c’est ce dont ça a l’air, affirmai-je en croisant les bras.
— Eh bien, tu as bien fait de te soûler ce soir pour tout comprendre !
— Tu n’as répondu à aucun de mes SMS aujourd’hui ! hurlai-je. Et, quand je t’ai téléphoné, tu n’avais qu’une hâte : raccrocher ! Je t’ai à peine adressé la parole ces derniers jours ! Et toi, tu…
Je me mordis la lèvre, laissant ma phrase en suspens.
— Je ne pouvais pas rester au bout du fil ! Je n’aurais même pas dû répondre. La situation a failli dégénérer parce que j’ai voulu éviter de te faire de la peine, et maintenant tu es furieuse contre moi parce que ce n’était pas suffisant ?
Il secoua la tête.
— La communication a duré cinq secondes ! Qu’est-ce qui a bien pu t’échapper ? demandai-je, sceptique.
— Milo !
— Milo ? (Je dévisageai Jack en attendant qu’il développe, mais il garda le silence.) Quoi ? Est-ce qu’il… Je n’en sais rien, je n’arrive pas à envisager ce qu’il aurait pu faire d’incontrôlable.
— J’étais en train de lui apprendre à se nourrir.
— Pardon ?
J’eus le souffle coupé et je sentis la nausée s’emparer de moi.
— Je croyais… je croyais qu’il s’alimentait déjà, repris-je.
— Avec des poches de sang, répondit-il d’une voix calme. Mais il a besoin de savoir le faire avec… des gens vivants.
— Pourquoi ? En quoi est-ce nécessaire ?
— Parce que les poches ne sont pas toujours disponibles et, comme c’est un cas qui peut se présenter, je veux m’assurer qu’il ne tue pas quelqu’un.
Avouer cela le mettait mal à l’aise, mais il semblait plus fâché qu’embarrassé.
— En l’occurrence, il a bien failli la tuer ce soir. Il s’est laissé emporter quand j’étais au téléphone avec toi, et j’ai dû l’arrêter et lui montrer comment s’y prendre pour éviter de lui briser la nuque.
— Tu as été obligé de lui montrer comment faire ?
Soudain, j’eus la bouche sèche et m’agrippai à la voiture pour empêcher mes mains de trembler.
— Tu as mordu une fille cette nuit ?
— Je suis un vampire, Alice, déclara-t-il d’un ton las, refusant pourtant de croiser mon regard.
Je me remémorai la sensation intense et fabuleuse qui m’avait envahie lorsque Peter avait bu mon sang, et l’état de folie et d’excitation de Jack qui l’avait à peine goûté. Pour les vampires, cet acte était bien plus intime que le sexe. Quelques heures plus tôt, Jack avait connu cela avec une autre fille, ce qui me nouait l’estomac.
— Range-toi sur le côté ! criai-je.
La vodka et l’aveu de Jack ne faisaient pas bon ménage, et j’allais vomir d’une seconde à l’autre.
— Alice ?
— Range-toi tout de suite !
Il vira brusquement sur l’herbe qui bordait l’autoroute. J’ouvris la portière et me précipitai dehors. Dès que mes pieds nus touchèrent le sol, je commençai à me sentir mieux. L’air frais de la nuit me fouetta le visage.
J’avalai plusieurs fois ma salive jusqu’à ce que l’envie passe, puis je me rassis. Par précaution, je laissai la portière ouverte et mes pieds dans l’herbe.
— Ça va ? s’enquit-il.
Il s’était complètement radouci, et il tendit la main pour me toucher, mais je m’éloignai.
— Ça va aller. Accorde-moi une minute.
Je fermai les yeux et m’efforçai de ne pas m’imaginer Jack en train de mordre une autre fille. Une telle proximité était impossible à décrire. Quand Peter avait bu mon sang, ses battements cardiaques étaient devenus les miens. Savoir que Jack était capable de ressentir la même chose avec quelqu’un d’autre alors que nous ne l’avions pas connu ensemble…
— Je me rends compte que tu es bouleversée, et je ne t’en veux pas, s’excusa-t-il à voix basse. Mais Milo doit apprendre. Il est encore très instable. En toute franchise, j’aurais dû attendre, et je n’aurais sûrement pas été contraint de lui faire une démonstration physique. Sauf que je n’avais pas envie de patienter, poursuivit-il. Je veux me débarrasser de ces étapes aussi vite que possible, pour qu’il soit indépendant et que tu puisses devenir une vampire toi aussi. J’ai fait ça afin que tu puisses très bientôt venir vivre avec nous.
— Ça n’arrivera pas, dis-je plus durement que j’en avais l’intention.
— Quoi ?
— J’ai eu une conversation avec Ezra l’autre jour.
Je finis par rouvrir les yeux et regarder en direction de Jack. Ses yeux bleus trahissaient sa douleur et sa perplexité.
— Il m’a avoué qu’on devait reporter la décision de deux ans. Ce n’est ni prudent ni sain pour Milo. À mon avis, ce n’est pas quelque chose que tu peux précipiter, malgré toute ta bonne volonté.
— Mais…
Il regarda dans le vide, assimilant la nouvelle.
— C’est peut-être un signe, prétendis-je d’une voix enrouée quand il resta muet. Pas seulement ce soir, je veux dire. Toute cette histoire avec Milo et Peter. C’est comme si tout dans l’univers m’indiquait que ça ne fonctionnera pas pour moi.
— Deux ans, ce n’est pas si long, m’interrompit-il.
— Jack ! Tu sais très bien que ce n’est pas le seul obstacle !
Je renversai la tête en arrière.
— Alice…
Il inspira profondément. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix n’était plus qu’un chuchotement.
— Quand je t’ai appelée tout à l’heure, c’est parce que j’ai eu l’intuition qu’un truc clochait. Que tu avais un problème. Et avant même de prendre la sortie de l’autoroute, j’ai su précisément où tu te trouvais. J’ai senti que tu étais seule et apeurée. Je ne peux pas arrêter comme on débrancherait une prise. Tu ne peux pas tout gâcher.
— Qu’est-ce que je suis censée faire ? demandai-je.
Il me lança un regard désespéré. Un désir intense émanait de lui. Soit les effets de l’alcool s’estompaient, soit il parvenait à les neutraliser. Il était soudain envahi par la panique parce qu’il était persuadé qu’il me perdait.
Je me penchai et plaquai mes lèvres contre les siennes. Il ne résista pas. Il m’enlaça et m’attira aussi près de lui que possible sans risquer de me faire mal, avant de m’embrasser avec fougue. Je savourai sa langue qui titillait merveilleusement la mienne. Sa peau était brûlante.
Au bout de quelques secondes à peine, il mit fin à notre étreinte et me repoussa. D’un geste à la fois tendre et ferme, il me maintint à distance tandis qu’il tentait de reprendre son souffle.
— Alice, c’est bien trop dangereux, haleta-t-il.
— Tu ne fais rien pour aider, tu sais ?
Je m’écartai puis m’affalai sur mon siège.
— J’arrive à me contrôler parce que je viens de m’alimenter, c’est la seule raison, m’assura-t-il en se calant contre son dossier. Sinon, ça aurait pu très mal tourner.
— Merci de me le rappeler, grimaçai-je.
— Tu es mal placée pour parler. Au moins, j’ai agi ainsi selon ma nature, parce que c’est nécessaire à ma survie et pour aider ton petit frère. Tandis que toi tu as fait ça pour… t’amuser. Et ne mets pas ça sur le compte de l’alcool, car tu portes un string violet. Tu avais prémédité ton coup.
— Pas du tout ! Je l’ai mis parce que je voulais me sentir prête à m’éclater et fatale !
— Ça, pour être fatale, marmonna-t-il.
— Bref, dis-je en claquant la portière, ramène-moi chez moi.
— Pas de souci.
Le reste du trajet se déroula dans le silence, parce que ça semblait plus prudent. Je me sentais blessée, furieuse et déçue, envers lui et envers moi. Il éprouvait plus ou moins les mêmes émotions. Quand enfin il s’arrêta devant mon immeuble, il soupira et se tourna vers moi.
— Écoute, Alice, je ne veux pas que tu rentres en étant fâchée.
— Moi non plus. Alors, arrange ça.
— OK, s’esclaffa-t-il. Comme de toute façon tu ne seras pas tout de suite une vampire, je peux cesser de presser Milo. Ce qui signifie que je consacrerai moins de temps à le préparer et que, par conséquent, j’en aurai davantage pour toi. Ainsi, tu te sentiras moins exclue.
— Merci.
Je lui adressai un regard reconnaissant en me mordillant la lèvre.
— J’ignore si ça te réconforte, mais j’ai terriblement envie de t’embrasser, m’affirma Jack avec un sourire triste. Et, oui, j’aurais bien voulu voir ton string violet.
— Je ne comprends pas en quoi ça m’aide, répondis-je en souriant à mon tour.
Ça me serrait un peu le cœur, parce que je savais que rien ne pouvait se passer, mais cela me remontait un peu le moral d’apprendre qu’il souhaitait tout de même que ça arrive.
— Oui, j’imagine que ça n’est d’aucun secours, effectivement.
Il balaya une mèche de cheveux de son front et plongea ses yeux dans les miens. Lorsqu’il prit une profonde inspiration, son regard devint mélancolique.
— File. Avant que je craque.
— D’accord.
Je hochai la tête et ouvris la portière.
— Je t’appelle demain. Promis.
Jack attendit que je sois bien à l’intérieur pour partir. Une fois dans ma chambre, je jetai un coup d’œil par la fenêtre et constatai qu’il était encore dehors. Je l’observai pendant quelques minutes, puis il finit par s’éloigner.
En début d’après-midi, la mélodie de Time Warp, la sonnerie du téléphone de Jack, me tira d’un sommeil agité. Lorsque je me retournai pour attraper mon portable, je découvris un SMS qui me fit frissonner d’angoisse.
Envoie-moi un texto dès que tu reçois ce message.
Rien d’autre.