Chapitre 3

Ezra nous dépassa alors qu’il courait vers Jack et Milo. Je ne cessais de répéter le nom de mon petit frère en gémissant, comme si cela pouvait aider.

Je ne voyais que lui, inanimé et couvert de sang dans les bras de Jack.

— Rentre-le, lui ordonna Ezra.

Jack tenait Milo délicatement, comme un enfant blessé, tandis qu’ils se précipitaient à l’intérieur. Ezra se plaça entre eux et moi pour m’épargner le plus possible ce spectacle. Je tentai de me libérer de l’étreinte de Mae, en vain, lorsqu’ils passèrent devant nous en marchant. Je leur criai après, mais je ne me souviens pas de mes propos.

— Ne t’inquiète pas, ma puce, essaya de me rassurer Mae d’une voix chevrotante. Ezra saura quoi faire.

Impuissante, j’observai la scène à travers les portes vitrées. D’un rapide mouvement du bras, Ezra débarrassa l’îlot de la cuisine, et Jack posa Milo sur le plan de travail, puis se tint à l’écart pendant qu’Ezra examinait mon frère.

Je ne les entendais pas, mais ils ne semblaient pas optimistes. Enfin, Ezra pinça les lèvres et secoua la tête.

— Non ! hurlai-je, et Mae me laissa partir.

Je me précipitai à l’intérieur. Je tendis les bras vers Milo, et Jack m’intercepta dans les siens. L’eau du lac et le sang de Milo souillaient sa peau dénudée, qui me parut visqueuse contre la mienne. Je lui martelai le torse et tentai de me dégager.

— Lâche-moi ! m’exclamai-je. C’est mon frère ! Et tu l’as tué !

— Il n’est pas mort, m’informa Ezra.

Cela me surprit suffisamment pour que je cesse de me débattre dans les bras de Jack.

— Où est le problème alors ?

Jack desserra son étreinte sans pour autant me laisser partir.

— Vous ne pouvez pas le soigner ? On devrait appeler une ambulance, non ?

— Je ne crois pas qu’ils pourront faire quoi que ce soit pour lui, déplora Ezra.

Je considérai mon frère. Mis à part le sang, il semblait seulement assoupi.

— Mais tu n’en sais rien ! On doit téléphoner ! Où est mon portable ?

Je m’apprêtais à le chercher, mais Jack m’en empêcha.

— Alice. Alice, répéta Ezra.

— Mais pourquoi tu ne fais rien ? hurlai-je. On doit agir !

— Nous essayons, insista Ezra. Milo s’est fracturé le cou et le crâne. Même s’il survit, il souffrira certainement de lésions au cerveau et restera paralysé.

— Alors tu vas juste le laisser mourir ? demandai-je, incrédule.

— Personne n’a rien dit de tel, intervint Mae.

Je me tournai vers elle et tâchai de déchiffrer les émotions contradictoires qui se peignaient sur son visage.

— Nous pouvons tenter l’hôpital, commença Ezra en observant la poitrine de Milo se soulever et s’abaisser lentement. Ou… le transformer.

— En vampire ?

Je déglutis péniblement.

Jack finit par me lâcher et s’écarta d’un pas. Lorsque je parvins à quitter mon frère des yeux, je vis que ceux de Jack étaient pleins de larmes.

— Je suis vraiment navré, Alice, s’excusa-t-il d’un ton désespéré.

— Son cœur ralentit, affirma Ezra en me regardant. Il va falloir que tu fasses un choix, Alice. Vite.

— Si vous le transformez, il s’en sortira, pas vrai ?

Je fus surprise de réussir à parler. J’avais même du mal à respirer.

— Si nous intervenons à temps, m’expliqua Ezra d’une voix hésitante. Mais ce n’est pas garanti. S’il est déjà trop affaibli, le processus pourrait le faire basculer.

— Tu veux dire qu’au lieu de le sauver ça le tuerait ?

La pièce se mit à tourner. Jack tendit le bras pour me stabiliser et le passa timidement autour de mes épaules.

— Je suis désolé, déclara simplement Ezra.

— Je peux m’en charger, me proposa Jack, conscient que cela faciliterait ma décision.

Il s’approcha de Milo.

— Si c’est ce que tu souhaites, je le ferai, poursuivit-il.

— Vas-y, murmurai-je d’une voix rauque.

— Est-ce que tu en es sûre ? m’interrogea Ezra, l’air grave.

Il voulait évaluer mon degré de certitude, mais c’était impossible à mesurer. J’étais entre l’état de choc et l’hystérie totale. Des larmes ruisselaient sur mes joues et se mêlaient au sang que le torse de Jack avait laissé sur moi quand il m’avait retenue.

Milo était allongé sur l’îlot, respirant à peine, et son rythme cardiaque ralentissait de seconde en seconde. Si cela devait se produire, le moment était venu et, d’après ce que je comprenais, il s’agissait de sa meilleure chance de survie.

— Tout ira bien, ma puce.

Mae se tenait à côté de moi. Elle passa son bras sur mon épaule. Je voulus la repousser, mais n’en avais pas la force.

— On verra bien, dis-je.

Jack fouillait dans un tiroir, perdant un temps précieux dont nous ne disposions pas.

— Qu’est-ce que tu fais ? lui demandai-je.

— J’ai besoin d’un couteau, répondit-il en jetant un coup d’œil à Mae pour obtenir son aide.

— Il y en a un dans l’évier, lança-t-elle en le désignant d’un signe de tête.

Jack passa la vaisselle au crible et s’empara du couteau qu’elle avait utilisé pour couper les fruits. Il avança jusqu’à Milo, la lame à la main, et sa respiration se fit plus saccadée. Il avait peur du geste qu’il s’apprêtait à accomplir, ce qui ne me rassurait pas.

— Est-ce que tu as envie d’assister à ça ? me demanda Ezra.

Un nouveau frisson me parcourut l’échine.

— Oui, bien sûr.

Je ne pouvais pas concevoir de me trouver ailleurs quand ça arriverait, même si cela se révélait angoissant. S’il s’agissait de l’instant où Milo devait mourir ou devenir vampire, il fallait que je sois présente, à son côté.

Jack m’adressa un regard d’excuse, baissa les yeux sur Milo et prit une profonde inspiration. Avec dextérité, il se taillada le poignet et le sang s’écoula. Sans tenir compte de la douleur, il pressa sa plaie contre la bouche de mon frère.

— Ezra, dit-il d’une voix tremblante en secouant la tête. Ça ne fonctionne pas. Il ne réagit pas.

— Sois patient, répondit Ezra.

— Et s’il ne se réveille pas ?

Jack commençait à paniquer. Son entaille se refermait déjà et, de l’autre main, il la maintint ouverte, permettant à son sang de se déverser dans la bouche de Milo.

— Sois patient, répéta Ezra.

Mon cœur battait à tout rompre, et je savais que cela n’allait pas arranger la situation. Ce qui était censé arriver ne se produisait pas. Jack était terrifié, et Mae me serra plus fort.

Jack eut un hoquet de surprise. Milo se réveilla assez pour enfoncer ses dents dans le bras de Jack, mais rien de plus. Jack gémit, et j’essayai de comprendre ce qu’il ressentait. Impossible : trop d’émotions se mélangeaient.

Milo toussa, mais il n’ouvrit pas les yeux. Jack retira son bras avant que mon frère suffoque.

— Il s’étouffe ! criai-je.

Mae me retint, m’empêchant de pratiquer des gestes de réanimation.

— Non, ne t’inquiète pas, m’assura Ezra.

— Il va bien ? s’enquit Jack en grimaçant avant d’envelopper son poignet d’un torchon pour arrêter le saignement.

— Il est trop tôt pour le dire, affirma Ezra.

— Comment ça, « trop tôt » ?

Je me débattais dans les bras de Mae mais elle tenait bon.

— S’il respire, ça ne signifie pas que ça a marché ? poursuivis-je.

— Le processus prend deux ou trois jours, m’expliqua Ezra avant de jeter un coup d’œil à sa femme derrière moi.

— Je vais aller lui préparer une chambre, déclara doucement Mae en me lâchant.

Je me précipitai vers Milo. Il toussait, le corps secoué de spasmes. Je lui caressai les cheveux, mouillés par l’eau du lac et poisseux de son sang. Ses paupières tremblèrent, mais restèrent closes. Le sang de Jack lui couvrait les lèvres, et j’eus envie de l’essuyer, sans oser le faire.

— Alice, dit Ezra en posant la main sur mon bras.

Lorsque je finis par lever les yeux, je fus étonnée de constater que nous étions seuls dans la cuisine. J’avais été si absorbée à observer mon frère que je n’avais pas vu Jack quitter la pièce.

— Quoi ?

Je tâchai de me concentrer sur Ezra, mais mes yeux étaient irrités et embués de larmes.

— Tu devrais aller te reposer. Je vais prendre Milo avec moi pour le nettoyer et m’assurer qu’il soit bien installé à l’étage.

De son regard chaleureux, il essayait de m’apaiser, mais je plaçai le bras sur Milo d’un geste possessif.

— Je peux faire sa toilette, insistai-je, mais Ezra secoua la tête.

— Tu ne peux pas le porter, Alice. Tu es épuisée et à bout de nerfs à cause de toute cette histoire. Tu as besoin de t’éclaircir un peu les idées, et tu pourras aller voir Milo plus tard. Pour l’instant, tu ne peux rien faire de plus pour lui.

— Mais…

Je tentai de trouver un argument convaincant pour rester avec mon frère, sans succès. Sauf qu’il me semblait impossible de le quitter des yeux.

Surgie de nulle part, Mae se planta à mon côté et je compris que la bataille était perdue d’avance.

— Viens, ma puce, roucoula-t-elle en passant le bras autour de ma taille pour pouvoir m’arracher à Milo. Il faut qu’on le monte. Il sera mieux là-haut, et tu as besoin de souffler.

Ezra souleva Milo pour l’emmener dans la chambre. Si Mae ne m’avait pas dit qu’il serait mieux installé, j’aurais peut-être résisté davantage. Mais tant que c’était pour le bien de mon frère, je ne m’y opposai pas.

Je me rendis dans la salle de bains et me changeai pour la seconde fois de la soirée. J’aperçus mon reflet dans la glace. Le sang de Milo maculait mon visage blême. Je pris une longue douche chaude en pleurant.

Ensuite, j’enfilai un pyjama de Mae et sortis. Ma panique et ma peur s’étaient estompées, laissant place à une culpabilité et à un chagrin accablants, ainsi qu’à une torpeur insidieuse. J’avais du mal à appréhender la réalité. Milo riait dans l’eau et, l’instant d’après, il était mourant et se transformait en vampire.

Jack, l’air morose, était assis sur les marches menant à l’étage. Il venait lui aussi de prendre une douche. Dès qu’il m’aperçut, ses yeux brillèrent d’une lueur de tristesse terrifiée. Il se sentait coupable pour Milo, et j’ignorais toujours ce qui était arrivé. Je m’étais complètement consacrée à trouver une solution pour le sauver, sans me préoccuper de savoir ce qui s’était produit.

— Alice, je suis sincèrement navré, dit-il d’une voix tremblante.

— Que s’est-il passé, Jack ?

Je m’approchai de lui d’un pas raide et pris place sur la marche en dessous de la sienne.

— On était en train de faire les andouilles. (Il secoua la tête et les larmes lui montèrent aux yeux.) Il a couru sur le ponton mouillé. Il a glissé et s’est cogné la tête… Je suis vraiment désolé, Alice. Je n’ai pas pensé que…

— Comment il va ? l’interrompis-je.

Je n’étais pas sûre d’en vouloir à Jack, mais je n’étais pas prête non plus à soulager son sentiment de culpabilité. Si Milo et lui n’avaient pas pris l’habitude de dépasser les bornes, mon frère n’aurait pas été blessé.

Mais il fallait reconnaître que si je n’avais pas tenté d’aller plus loin avec Jack je serais restée dehors avec eux pour les freiner. Ou si je n’avais pas invité Milo ce soir. Ou si je n’étais jamais venue là. Sans moi, Milo ne se serait jamais rendu dans cette maison.

— Il est toujours inconscient. Ezra dit qu’avec de la chance il le restera pendant la plus grande partie du processus.

— De la chance ? répétai-je. (Je lançai un regard inquiet à Jack, qui baissa les yeux.) Qu’est-ce que ça signifie ?

— La transformation n’a rien d’agréable, affirma-t-il en se frottant les mains, l’air gêné.

— Donc Milo souffre ? À quel point ?

J’écarquillai les yeux sous l’effet de la surprise, espérant que je n’avais pas pris la mauvaise décision.

— Pour le moment, il est dans les vapes. Ne te fais pas de souci. Il ne ressent rien du tout.

Jack essayait d’esquiver mes questions, ce qui augmenta ma paranoïa.

— C’est mon frère, Jack ! Bien sûr que je vais m’inquiéter ! Toutes ces conneries, c’est ma faute !

— Tu n’as rien à te reprocher, rectifia-t-il d’un ton ferme, étonnamment blessé. Alice, tu ne peux pas t’en vouloir pour ça. Tu n’as rien à voir dans cette affaire.

— Tu n’as pas à me dicter mes sentiments !

Je tentai de me lever, mais l’ampleur des événements me rattrapa. Je perdis l’équilibre et Jack me récupéra. Il m’attira contre lui. Au début, je résistai, parce que j’avais envie de lutter contre quelque chose. Mais je me sentais merveilleusement bien, en sécurité, et m’abandonnai dans ses bras. J’enfouis mon visage contre son torse et sanglotai.

— Ça va aller, Alice, chuchota-t-il. Il va s’en sortir. Il faut juste que tu te reposes un peu.

— Je ne peux pas tant que Milo est…

Je n’achevai pas ma phrase, incapable de trouver les mots et de repousser davantage la fatigue. Même si je ne souhaitais pas le reconnaître, je n’allais pas pouvoir rester éveillée encore longtemps.

— Mae veille sur lui, et tu sais qu’elle s’assurera qu’il soit aussi bien installé que possible.

Il se mit debout et me souleva, avant de m’emmener dans sa chambre pour que je dorme. Mon état d’épuisement m’empêcha de protester. Lorsque je fus sur son lit, il demeura à côté, hésitant.

— Tu ne vas pas partir ?

J’avais envie qu’il reste avec moi. Je ne voulais pas me retrouver toute seule.

— Mae veut que je prenne le canapé en bas.

— Mais pas moi.

L’air encore indécis, il grimpa timidement sur le lit et s’installa près de moi. J’avais trop de choses à l’esprit pour m’en réjouir, mais il me rassura plus que j’aurais pu l’imaginer. Je posai la tête sur sa poitrine et écoutai les lents battements de son cœur.

Allongé dans la pièce voisine, mon frère menait sa propre bataille. Je me sentais coupable de m’endormir alors que son avenir était si incertain. La fatigue de la soirée l’emporta sur ma culpabilité, et je m’assoupis dans les bras de Jack.