Chapitre premier
L’air estival pénétrait par les vitres ouvertes, emplissant l’habitacle de l’odeur de verdure qui émanait du parc et du bruit inquiétant du trafic autoroutier. Je me mordis la lèvre et regardai les enfants jouer dans l’herbe. La voiture ne faisait que tourner en rond au ralenti sur le parking, mais je ne pouvais m’empêcher d’imaginer Milo, mon petit frère, perdant la maîtrise du véhicule et les écrasant.
Il venait de fêter ses seize ans et parlait sans cesse de passer son permis. J’estimais que sa nouvelle passion pour les bolides était entièrement la faute de Jack, qui pilotait des voitures de luxe à une vitesse excessive. Dès que Milo avait posé les yeux sur sa Lamborghini, il avait changé. D’aussi beaux objets fascinaient tout le monde, et même les adolescents gay, manifestement.
Même si j’avais un an et demi de plus que Milo, je n’avais toujours pas mon permis. C’était donc Jack qui lui apprenait à conduire, ce qui me faisait peur.
Caché derrière d’immenses lunettes noires, ce dernier occupait le siège passager, mais donnait très peu d’indications à Milo. Il lui avait désigné une pédale en lui disant : « Celle-ci sert à accélérer. Alors, appuie dessus et allons-y. » Rien de plus.
Heureusement, Milo est plutôt prudent et avait insisté pour obtenir plus d’informations auprès de Jack, sans pour autant récolter des réponses plus précises. C’était peut-être parce que Jack était fatigué. Nous étions en août, en plein après-midi, et un magnifique soleil brillait au-dessus de nos têtes. D’ordinaire, c’était le moment idéal pour conduire, mais Jack était assommé par la luminosité. Il avait déjà commencé à bâiller.
Jack n’est pas tout à fait comme les autres. Je l’apprécie vraiment, plus que je ne le devrais. Il a un charme qui lui est propre : de pétillants yeux bleus, des cheveux blond-roux ébouriffés et un teint hâlé parfait, mais je ne le qualifierais pas de super sexy.
Tout ce qui le concerne, lui et sa famille, est compliqué, pour une simple et bonne raison : ce sont des vampires.
Ils ne représentent pas vraiment une menace, sinon je n’aurais pas laissé mon frère les approcher. Enfin, en théorie, je suppose qu’ils sont dangereux, puisqu’ils pourraient facilement nous tuer s’ils en avaient envie, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Ils se nourrissent bien de sang humain, mais qui provient soit de poches de transfusion, soit de donneurs.
Les vampires ne sont pas obligés de tuer des individus pour s’abreuver, même si cela peut parfois se produire. Jack n’a jamais connu ça, mais il est encore relativement jeune. Au moment de sa transformation seize ans plus tôt, il avait vingt-quatre ans, tandis que son frère Ezra est un vampire depuis plus de trois cents ans, et Peter bientôt deux cents.
Ils ne sont pas frères à proprement parler, mais au sens vampirique du terme. Pour qu’un humain soit changé, son sang doit fusionner avec celui du vampire. Ezra a transformé Peter, qui à son tour a transformé Jack. Ils sont donc liés de manière inhabituelle. Peter est attiré par moi, ou, plus exactement, son sang l’est. Mais, à cause de cette attirance, Jack et Ezra m’aiment tous les deux, et Jack bien plus que de raison.
Je sais que ce dernier ne me mettrait pas en danger, du moins pas intentionnellement. Sa capacité à évaluer la fragilité du corps des mortels, comme celui de mon frère, est inexistante. En cas d’accident, il me protégerait avant Milo, ce qui m’angoisse.
— Tu es absolument sûr de vouloir le faire aujourd’hui ?
Dans le rétroviseur, je vis Milo lever les yeux au ciel puis me fusiller du regard avant de répondre.
— Si c’est pour te comporter comme ça, on te ramène à la maison.
En dépit de son âge, mon frère avait un visage de bébé joufflu, et de grands yeux marron innocents. Lorsqu’il me menaçait, il ressemblait plus à un enfant en colère qu’à l’adolescent qu’il était.
— Alice, tout ira bien, m’assura Jack en étouffant un nouveau bâillement.
— C’est moi le plus raisonnable ici. Alors, si j’estime que ça va, c’est que ça va, me rappela Milo.
Nous venions de passer vingt minutes à l’arrêt sur le parking, le temps que mon frère se fasse expliquer chaque détail du véhicule. Comme Jack s’en chargeait, il avait consacré beaucoup trop de temps à détailler le fonctionnement de l’autoradio et celui du chauffage des sièges, ce qui paraissait complètement incongru en plein été, aussi Milo commençait à s’agiter.
Lorsqu’il fit enfin démarrer la voiture, mon cœur bondit. Il traversa le parking, écrasant plusieurs fois la pédale de frein inutilement.
— Vas-y en douceur, lui conseilla Jack.
Mon frère s’exécuta.
— Si ça se trouve, il n’est pas prêt, soulignai-je en me penchant entre les deux sièges.
— Alice ! s’écria Milo.
Jack baissa ses lunettes pour me dévisager.
— Alice, il faut que tu te détendes, sinon on va vraiment te raccompagner chez toi, et je lui laisserai le volant pendant tout le trajet.
— D’accord !
Je levai les mains en signe de défaite et me laissai retomber contre le dossier.
Milo fit le tour du parking en calant de nombreuses fois. Sa conduite finit par s’assouplir, et je m’autorisai à me relaxer.
C’était précisément pour cela que je restais dans les parages. Jack m’avait fait une proposition : devenir immortelle. Mais je l’avais déclinée dans l’immédiat, car je n’étais pas encore disposée à abandonner mon frère.
Jack bâilla de nouveau bruyamment, et sa fatigue m’envahit. Pour se réveiller, il tripota la radio, et la musique de The Cure retentit à plein volume. Je m’apprêtai à lui dire que cela allait gêner Milo, mais ce dernier éteignit le poste d’un geste brusque de la main.
— Je ne peux pas me concentrer avec ça, expliqua-t-il devant l’air outré de Jack.
— Tu vois ? me lança Jack avant de caler son crâne contre l’appuie-tête avec lassitude. Tu n’as aucun souci à te faire avec ce gamin.
— Pas grâce à toi, marmonnai-je.
Il se tourna vers moi et me décocha un de ses sourires en coin malicieux.
— Quoi ?
— Un jour, il faudra bien que tu apprennes à conduire. (Ma grimace ne fit qu’accroître son plaisir.) Eh ! tu ne croyais quand même pas que j’allais te servir de chauffeur pour toujours, si ?
— Non. Mais je ne vais pas m’y mettre aujourd’hui, répliquai-je.
— C’est toujours toi qui décides du timing, de toute façon, me reprocha-t-il avant de reporter son attention sur Milo.
Jack tentait de masquer son impatience grandissante, mais il ne pouvait pas me cacher grand-chose. Pour une raison mystérieuse, je ressentais toutes ses émotions, ce qui rendait parfois notre relation étrange. Sans nul doute, lui était prêt pour ma transformation. Il comprenait mes choix et s’efforçait de ne pas m’influencer quant à la décision que je devais prendre – devenir vampire ou non –, mais c’était difficile.
Milo s’était arrêté à la sortie du parking, attendant l’autorisation de Jack.
— Je vais faire un tour sur la route ?
— Désolé, mon grand, dit Jack en secouant la tête, ce qui provoqua la déception de mon frère. Tu t’es très bien débrouillé, mais je suis claqué, et je pense que ta sœur n’en supportera pas davantage.
Il descendit de la voiture pour repasser à la place du conducteur, grommelant quelque chose à propos de la lumière. Il portait un tee-shirt et un bermuda de surfeur, ce qui n’aidait pas car sa peau était encore plus exposée au soleil, mais il s’habillait toujours ainsi, même en plein hiver.
Ce jour-là, il avait opté pour un tee-shirt blanc avec un motif de cassettes fluo, un Dickies noir et des Converse roses. Il ne correspondait pas exactement à l’image que je m’étais faite des vampires, mais il n’avait rien d’un stéréotype.
Dès qu’il monta, il fit défiler les stations radio jusqu’à tomber sur le titre Mexican Radio. Milo grimaça, mais, contrairement à Jack, il n’était pas né dans les années 1980.
Lorsque nous nous arrêtâmes devant l’immeuble de grès brun où j’habitais avec mon frère, Milo remercia Jack une nouvelle fois avant de le quitter. Je restai dans la voiture, désireuse de profiter d’une minute seule avec lui. Je me penchai entre les sièges pour baisser le volume.
— Merci pour cette sortie. Je sais qu’il t’en est très reconnaissant.
— On recommence quand tu veux.
Jack m’adressa un sourire fatigué. En plein jour, les vampires ne prenaient certes pas feu, mais ils préféraient vivre la nuit. Le soleil les épuisait.
— Tu ferais mieux d’y aller. (Je détachai ma ceinture et ouvris la portière.) Bon, on se voit demain ?
— Non, je ne peux pas. Je te rappelle que j’accompagne Ezra pour un voyage d’affaires. Mais je rentre dans deux jours, en principe. On doit signer de la paperasse.
Au cours des mois précédents, Jack s’était proposé pour aider son frère dans l’entreprise familiale. Ils possédaient quelques sociétés à l’étranger et beaucoup d’actions en Bourse. De temps à autre, Ezra partait en déplacement quelques jours, et Jack avait fini par décider de s’impliquer. De plus, depuis qu’il avait fait des tonneaux avec sa voiture, Ezra avait exigé qu’il paie la suivante.
— Ah ! oui, c’est vrai. Eh bien… passe-moi un coup de fil à ton retour.
— Je n’y manque jamais, dit-il, le sourire aux lèvres, avant que je sorte.