Chapitre 14

Le vampire me relâcha et, dès que je pus respirer, je me mis à crier.

Lucian venait de me faire lourdement tomber sur le sol en ciment d’un couloir étroit et mal éclairé. Il s’étala par terre à un mètre de moi, et je vis Jack dressé entre nous. De l’autre côté du corps, Milo bloquait la porte qui débouchait sur l’intérieur de la boîte, d’où nous venions et, derrière lui, Olivia grognait.

— Lève-toi, ordonna Jack.

Sa voix tremblait à cause de ses efforts pour se contenir. Lucian bondit sur ses pieds.

— Décampe avant que je t’arrache la gorge, ajouta Jack.

— Tu n’aurais jamais dû l’amener si tu n’avais pas envie de la partager ! s’écria Lucian d’un ton presque plaintif.

Milo commença à avancer vers lui, mais Olivia le saisit par les bras pour le retenir. Lucian se faufila devant eux et s’éloigna à toute vitesse.

L’espace d’une seconde, Jack le suivit d’un regard furieux mais, tandis qu’Olivia maîtrisait encore Milo, il se retourna et s’agenouilla près de moi. Il me toucha le front et souffla difficilement. Péniblement, il détacha ses yeux des miens pour m’inspecter des pieds à la tête. Sa respiration était saccadée, et il émanait de lui une panique assortie d’une soif que je ne comprenais pas.

— Ça va ? s’enquit-il.

— Oui, acquiesçai-je. Et toi ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Je vais bien.

Sa main trembla lorsqu’il l’ôta de mon front, et je remarquai une tache sombre sur ses doigts.

— Tu saignes.

— Oh non ! murmurai-je.

— Alice… tu me fais confiance ? me demanda-t-il, les yeux plongés dans les miens.

Je hochai la tête.

— Bien.

Il se pencha sur moi et, délicatement, me déposa un baiser sur le front.

Milo poussa un cri de protestation, mais Olivia le maintenait. Je sentis les douces lèvres de Jack sur ma plaie, et ce simple contact me donna des frissons de plaisir. Il me désirait à un tel point que c’en était presque insupportable. Je gémis, et Jack recula dans un sursaut, haletant, le souffle rauque.

— Qu’est-ce que tu as fait ? s’écria Milo.

— Il fallait qu’elle cesse de saigner !

Jack se lécha les lèvres en me lançant un regard avide.

— Ma salive va accélérer la cicatrisation, précisa-t-il.

— Faites-la sortir par la porte de derrière, ce sera plus facile que de repasser par le club, leur conseilla Olivia d’une voix très soucieuse.

Quant à moi, je n’éprouvais aucune inquiétude ni aucune peur. La soif de Jack occultait toutes mes autres émotions et, de façon irréfléchie, je voulais lui rendre la pareille.

Je m’assis, appuyée au mur, vaguement consciente d’un mal de tête lancinant. Jack s’accroupit en face de moi, le dos plaqué contre la paroi opposée. Il ne me quittait pas des yeux. Il employait toute sa volonté à ne pas bouger, et je souhaitais qu’il cède.

— Jack ! s’exclama Milo.

Mon frère m’agrippa le bras pour m’obliger à me lever, déclenchant chez moi une douleur horrible. Il ne mesurait pas encore toute l’ampleur de sa nouvelle force, et il avait bien failli me casser le bras en deux.

— Pardon, bredouilla Jack en se mettant debout.

Milo était parvenu à nous sortir de notre état de transe, mais nous étions encore tous les deux plutôt sonnés.

— On doit filer d’ici, annonça Milo en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.

— Oui, tu as raison, c’est vrai, acquiesça Jack, qui resta toutefois immobile.

Il se contentait de me regarder fixement, l’air hagard, et secoua la tête pour retrouver ses esprits.

— Je, euh… je ne sais pas où est la porte de derrière.

— Bon Dieu ! lança Olivia en levant les yeux au ciel.

Elle se faufila entre nous, et ses longs cheveux soyeux frôlèrent ma peau.

— Relève la fille. Il n’y a pas de temps à perdre.

Elle était déjà devant nous, évoluant d’un pas léger malgré ses cuissardes.

Je n’arriverais pas à suivre son rythme, et je m’apprêtais à le dire lorsque Milo tenta de passer ses bras autour de moi. Au même moment, Jack voulut faire la même chose, et ils se percutèrent.

— Je m’en occupe.

Jack me ramassa avant que Milo puisse l’en empêcher.

— Fais attention, le prévint mon frère.

Dès qu’il me porta dans ses bras, Jack fonça à toute allure derrière Olivia. Nous traversâmes en courant des corridors tortueux qui semblaient former un labyrinthe compliqué en sous-sol. Du moins était-ce ce que j’en déduisais car, la plupart du temps, nous étions plongés dans l’obscurité la plus totale.

Soudain, nous franchîmes violemment plusieurs lourdes portes. Nous étions dehors, devant quelques marches en béton qui montaient vers le trottoir.

Une fois en haut, Jack me reposa et je regardai autour de moi. Je distinguai l’auvent et l’enseigne lumineuse du Bar Fly, mais nous étions cachés dans une ruelle, près d’une cage d’escalier que je n’avais jamais remarquée auparavant.

Olivia nous attendait, les bras croisés, ce qui faisait ressortir sa poitrine plantureuse. Son visage était éclairé par la lumière de la pleine lune entre les immeubles. Elle était encore plus belle que je l’avais cru.

— Merci, lui dit Jack.

Il s’écarta un peu de moi, parce qu’il n’était pas sûr de pouvoir se contenir.

— Tu dois te montrer plus prudent, le réprimanda-t-elle. Qu’est-ce qui t’a pris de l’amener ici ?

— Je l’ignore. (Il se gratta le crâne et baissa les yeux au sol.) Je ne suis jamais venu accompagné, et les filles que j’ai rencontrées ici ne m’ont jamais semblé en danger.

Olivia regarda Jack comme s’il était stupide.

— C’est parce que ce sont des prostituées.

Pour toute réaction, il donna un coup de pied dans une bouteille vide.

— Elles se laissent mordre ! précisa-t-elle. Si tu avais accepté de la partager, tu n’aurais sûrement eu aucun problème.

— Qu’est-ce qui s’est passé à l’intérieur ? demanda Milo.

— Je ne sais pas exactement, répliquai-je en secouant la tête. Ce sont ces deux vampires, Violette et Lucian… Ils étaient attirés par moi et, quand Jack est parti te chercher, ils m’ont sauté dessus.

— Qu’est-ce que tu fichais ? s’enquit Jack en levant le regard vers Milo. Tu avais disparu.

— Je dansais. Je ne me doutais pas qu’on allait devoir s’enfuir en courant au bout de dix minutes parce que tu ne t’étais pas rendu compte que venir avec une humaine dans un bar de vampires était une idée débile !

— Vous réglerez vos comptes plus tard, les interrompit Olivia. Vous feriez mieux de partir.

— Oui, tu as raison, confirma Jack. Merci. Je te suis plus que reconnaissant pour ce que tu as fait ce soir.

— Ouais, eh bien, tu vois, j’ai connu ça, moi aussi, répondit-elle avec un haussement d’épaules, mais ses traits se durcirent. Tu dois te dépêcher de la transformer, sauf si tu es prêt à l’enterrer.

— C’est compliqué, rétorqua Jack d’un ton exaspéré.

Je savais que le sujet était aussi sensible pour lui que pour moi.

— Peut-être, mais la mort ne l’est pas. À présent, déguerpissez, ajouta-t-elle en nous indiquant le bout de la ruelle.

— Merci, répéta Jack.

— Merci, repris-je.

— Prends soin de toi, petite.

Olivia m’adressa un sourire, puis descendit les marches pour plonger dans les ténèbres et retourner dans le club secret.

Tandis que nous avancions vers la voiture, Jack me prit la main. L’heure de la fermeture approchait pour toutes les boîtes du centre-ville, et les rues étaient plus fréquentées. Milo et Jack m’encadraient. Mon frère balayait la foule des yeux, comme si un vampire allait nous attaquer dans cet endroit bondé.

Tous les deux gardèrent le silence jusqu’au véhicule.

— Bien, c’était sympa, soupira Milo en se calant sur son siège.

— Je suis sincèrement navré, s’excusa Jack en démarrant, évitant mon regard. J’aurais dû m’en douter.

— Ce n’est pas grave, le rassurai-je. Personne n’a rien. Et c’était une soirée très instructive. Vois le bon côté des choses.

— Il existe des moyens moins dangereux d’apprendre, souligna Jack.

— Je me suis carrément éclaté ! s’exclama Milo. Enfin, jusqu’au moment où Alice a failli se faire massacrer. Ça, ce n’était pas marrant. Mais, d’un autre côté, ça m’a plu de partir en courant. J’ai eu l’impression d’être dans la peau de Matt Damon.

— Qu’est-ce qu’il fuit, Matt Damon ? demandai-je en me retournant vers lui, mais il se contenta de me décocher un sourire stupide.

— Je n’en ai aucune idée, mais je me suis senti comme lui, dit-il en haussant les épaules.

Sa personnalité avait connu un revirement total. Avant, il avait peur ou s’angoissait au moindre de mes actes mais, là, j’avais frôlé la mort, et voilà qu’il en plaisantait sur le trajet du retour. Il avait conservé sa gentillesse et son côté geek, mais son sentiment d’insécurité et sa paranoïa s’étaient envolés.

— L’avantage, c’est que tu es venue en pyjama à la maison, fit remarquer Jack tandis qu’on s’en approchait.

— Pourquoi ?

— Parce que tu vas dormir chez nous cette nuit. (Il déglutit avec difficulté et me regarda du coin de l’œil.) Je veux que tu restes. D’accord ?

— OK, acquiesçai-je.

— Chouette, une soirée pyjama ! blagua Milo, mais Jack ne daigna pas sourire.

La nuit l’avait réellement éprouvé. Outre tout ce qui s’était produit, il n’avait pas hâte de fournir des explications à Mae. J’appréhendais aussi cet instant, alors que je n’avais rien à me reprocher. Jack non plus, d’ailleurs, mais ni lui ni Mae n’envisageraient la situation sous cet angle.

Elle le sermonna à propos de son imprudence, puis pleura à l’idée de ce qui aurait pu m’arriver. Elle me prit dans ses bras sur la musique d’Etta James. Jack se cachait, et Milo s’efforçait de détendre l’atmosphère.

Tout le monde finit par se doucher avant de se coucher. Je ne sais pas comment ils dormirent, mais mon sommeil fut agité, peut-être à cause de l’adrénaline de la soirée, ou de toutes les nouvelles questions qui se bousculaient dans mon esprit.

Après avoir vu autant de superbes vampires, j’étais persuadée que Jack avait forcément eu des rapports avec une ou deux d’entre elles, pour le sexe ou le sang.

Comme Mae l’avait souligné avant notre départ, les vampires et les hommes n’avaient qu’une chose en tête. Même si elle avait sous-entendu que les vampires ne voulaient que du sang, Jack ne pouvait pas complètement occulter sa part masculine.

Cela n’aurait pas dû m’atteindre puisque je ne sortais pas avec lui et, même si c’était le cas, de l’eau avait coulé sous les ponts depuis. Si c’était récent, cela avait eu lieu avant notre rencontre et, comme il n’était pas devin, je ne pouvais pas lui en tenir rigueur.

Mais j’étais vierge sur presque tous les plans, sauf la fois où Peter m’avait mordue et celle où Jordan m’avait pelotée. La perspective de fréquenter une personne beaucoup plus expérimentée que moi dans ce domaine m’intimidait.

De plus, Jack avait goûté mon sang au club et fait naître en moi un désir persistant qui me torturait. Je finis par céder et quitter mon lit.

Comme Milo occupait la chambre voisine, je pris soin de sortir de la mienne sur la pointe des pieds, même si ce n’était pas nécessaire. En effet, son ouïe s’était grandement développée, ce qui le gênait pour dormir : il avait donc un générateur de bruit blanc avec lui.

Il était plus de 7 heures, mais tous les stores de la maison étaient fermés, de sorte que la lumière naturelle ne filtrait pas. Toutes les pièces étaient plongées dans le noir le plus complet, sauf la chambre de Jack, dans laquelle ils avaient installé une veilleuse pour moi.

Je descendis l’escalier en silence, même si je me cognai les orteils à trois reprises. Comme je ne pouvais pas aller plus loin sans aide, j’appuyai sur l’interrupteur en bas des marches pour éclairer la cuisine et me rendis dans le salon.

La faible lueur n’eut aucun effet sur Jack. Il était allongé sur le canapé, pelotonné sous une couette de couleur sombre. Matilda, qui somnolait par terre à côté de lui, leva la tête lorsque j’entrai et butai sur sa queue.

— Jack ? chuchotai-je. Jack ?

— Quoi ? marmonna-t-il en remuant la tête sur l’oreiller.

Il prit conscience que quelqu’un lui parlait, ouvrit les yeux et me dévisagea.

— Alice ? Tout va bien ?

— Oui, tout va bien. C’est juste que je n’arrive pas à dormir, expliquai-je en m’asseyant à l’extrémité du canapé, près de ses pieds.

— Ah bon ? (Il changea de position pour pouvoir me regarder plus confortablement.) Pourquoi ?

— Je ne sais pas, dis-je en me penchant en arrière et en remontant les genoux contre ma poitrine.

— C’est à cause de ce qui s’est passé cette nuit ?

Je ne répondis pas immédiatement.

— Alice, tu n’as rien à craindre, poursuivit-il. Ils ne te feraient jamais de mal, pas en dehors de cette boîte en tout cas, et on n’y retournera jamais.

— Non, ce n’est pas ça. (Je secouai la tête.) Je n’ai pas peur. Enfin, pas de ça. Je suis sûre que Milo et toi ne laisserez rien m’arriver, et puis, de toute façon, ces vampires avaient l’air minables.

— Ils le sont, reconnut Jack avec sérieux. Qu’est-ce qui t’effraie alors ?

— Aucune idée, soupirai-je, m’efforçant d’organiser mes pensées. Peut-être que « peur » n’est pas le terme exact. Je… Est-ce que tu en connais ? Est-ce que tu avais déjà rencontré certains des vampires présents là-bas ?

— Non, je ne crois pas. J’en avais croisé quelques-uns, mais je ne suis proche d’aucun. Ce n’est pas vraiment le genre d’individus que je fréquente.

Il s’appuya davantage sur son coude. Malgré l’obscurité, je lus de l’inquiétude et de la perplexité sur son visage.

— Qu’est-ce que tu essaies de découvrir ?

— Je ne sais pas. Toutes ces vampires… elles étaient si… séduisantes. Olivia ressemble à une déesse, et même le maquillage grotesque de Violette ne masque pas sa beauté.

— Oh ! stop, dit-il en levant les yeux au ciel quand il comprit. Elles m’ont à peine regardé. En plus, c’est toi qui as attiré toute l’attention.

— Ça n’a rien à voir, rétorquai-je en balayant son argument d’un geste. Et je ne me plaignais pas du fait qu’elles te draguent. Je me demandais… si tu…

Mal à l’aise, j’ignorais comment exprimer mes sentiments.

— Quoi ? me pressa Jack. Je pense que Violette avait raison. Il se peut qu’on se soit déjà vus mais, tout ce qu’elle t’a raconté ensuite, c’était pour t’énerver. Il n’y a jamais rien eu entre nous.

— Je sais.

Je frissonnai légèrement. Finalement, porter ce boxer comme pyjama n’était peut-être pas très judicieux.

— Prends un peu de la couette, me suggéra-t-il.

Il la poussa dans ma direction avec ses pieds, et je me rapprochai de lui pour me blottir dessous. Lorsque je sentis sa jambe frôler ma cuisse, je décidai que j’étais suffisamment près.

— Voilà pourquoi je ne mets pas ce pyjama dans cette maison.

— D’où l’invention des couvertures, gloussa Jack.

— Pourquoi tu t’en sers, d’ailleurs ?

Il me dévisagea comme si j’étais débile.

— Non, je veux dire, vous préférez la fraîcheur. Pourquoi avez-vous besoin de vous couvrir ?

— Par habitude, j’imagine, m’expliqua-t-il en haussant les épaules. Je ne sais pas trop, je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Je le fais machinalement quand je me couche. Pourquoi ? Ça te dérange ?

— Pourquoi ça m’embêterait ?

— Je l’ignore ! Comme pour tout ce qui te perturbe ! soupira-t-il.

— Si tu le dis. Au contraire, tu devines tout parfaitement.

Même si je n’avais presque plus froid, je ramenai la couette jusqu’à mon cou.

— Bon, très bien, dit-il en se frottant l’arête du nez. Qu’est-ce qui te tracasse à propos de cette soirée ? Où veux-tu en venir au juste ?

— Je ne…

Je me décidai à cracher le morceau.

— As-tu couché avec certaines de ces vampires ?

— C’est donc ça ?

— Oui, avouai-je, m’empourprant face à son air surpris.

Manifestement, il trouvait ma question stupide, mais je ne voyais pas en quoi.

— Je veux dire… tu as… tu es toujours… je ne sais pas. (Je me blottis davantage sous l’édredon. J’aurais voulu disparaître.) Est-ce que les vampires ont une vie sexuelle ?

Jack rit et se redressa un peu.

— Oui. Ils en ont une. Et moi aussi. J’ai eu des partenaires en tant qu’humain comme après ma transformation, mais certainement moins que ce que tu crois.

— Je n’ai pas fait d’estimations, en fait, avouai-je. À combien je pense, à ton avis ?

J’hésitais entre une fois et un million, mais aucun chiffre ne me paraissait approprié.

Il riva son regard franc au mien.

— Est-ce que tu as réellement envie d’avoir cette conversation avec moi ? Pas de souci de mon côté si c’est ce que tu souhaites, mais… tu es sûre de vouloir aborder le sujet ?

— J’ignore tout de ta vie sentimentale, et j’aimerais la connaître, répondis-je en le scrutant par-dessus le drap marron.

— Cependant, on dirait que ça te terrorise.

— Parce que je me demande ce que je vais apprendre.

Nos regards se croisèrent un instant, puis je baissai les yeux.

— Ce n’est pas dramatique, me rassura-t-il.

Pourtant, mon estomac se noua un peu plus. Cette discussion le rendait nerveux, ce qui ne m’aidait pas.

— Bon, est-ce que tu peux me donner une fourchette ? demandai-je.

— Oh, grommela-t-il. Je ne suis pas certain.

— Pourquoi ?

— Parce que ce serait trompeur.

— Comment ça ?

Je levai un sourcil interrogateur, et il s’affala sur le canapé.

— D’accord, céda-t-il.

Il poussa un soupir et se passa la main dans les cheveux.

— En fait, je suis sorti avec la même fille de quatorze à vingt ans. Je n’ai fréquenté qu’elle pendant tout le lycée. Après notre rupture, je me suis mis avec une autre pendant quatre mois, et c’est tout. Pour ma vie de mortel, je veux dire. J’avais une foule d’amies, mais c’était platonique. Je n’ai eu que deux relations en tant qu’humain.

— Et ensuite ? insistai-je, angoissée.

— Quand je suis devenu vampire… soudain, j’ai attiré des filles sexy, et même des vampires séduisantes. Tu es bien placée pour savoir qu’au début on a beaucoup de mal à résister à leur charme.

Il se gratta la tête et se tortilla, mal à l’aise.

— Tu te rappelles qu’on t’a expliqué qu’au départ la faim est exacerbée ? Par exemple, Milo croit qu’il a besoin de s’alimenter toutes les heures alors que c’est inutile ? Et comme on est à fleur de peau ? Eh bien…

Il laissa sa phrase en suspens.

— Non, je n’ai pas envie d’en parler, décréta-t-il en se frottant l’œil et en secouant la tête. Ce n’est pas énorme. Je te le jure. Mais je ne veux pas que tu me juges là-dessus. Parce que je ne suis pas comme ça. Et je ne l’ai jamais été. En tant qu’homme, j’ai toujours couché seulement avec mes petites amies et, depuis quatorze ans, je n’ai presque rien fait. Je refuse que tu te forges une opinion sur ma première année de vampire, alors que j’étais jeune et con. OK ?

— Ça me fait encore plus flipper que si tu me révèles la vérité. Est-ce que c’est un millier de filles ?

— Non, mon Dieu, pas du tout ! s’écria-t-il, les yeux écarquillés. Peut-être… une vingtaine. Je dirais quinze humaines et six vampires. À peu près. Je pense. Je suis désolé, bredouilla-t-il, les joues rouges de honte. Je suis navré. Je ne… je ne sais pas. (Il détourna le regard et fit « non » de la tête.) J’ai changé. C’était simplement ma façon d’endosser ma nature de vampire, et je me sentais cool et sexy comme jamais.

— Je vois, déclarai-je avant d’avaler péniblement ma salive.

Ce n’était pas catastrophique, mais j’avais espéré moins. Moins de cinq aurait été un chiffre acceptable selon moi.

— Je suis sincèrement désolé.

— Non, ça va. Tu n’as pas à t’excuser. Tu n’as rien fait de mal.

Je croisais les bras, incapable d’affronter son regard.

— Alors… est-ce que… tu as entretenu des relations sérieuses depuis que tu es un vampire ?

— Plus ou moins, une fois, répondit-il, visiblement plus à l’aise. Il y a deux ans. Mais à part ça, au cours des quatorze dernières années, je suis resté chaste. Je crois que ça doit entrer en ligne de compte.

— Hmmm. (Je me refusai à confirmer ou à démentir ses paroles, parce que j’étais indécise sur ce point.) Pourquoi as-tu arrêté ?

— Arrêté quoi ?

— Tu as couché avec plein de filles, puis tu as arrêté. Pour quelles raisons ?

Je m’efforçai de me rappeler que c’était longtemps auparavant, et qu’il s’était calmé. Il n’était plus ce genre de play-boy fortuné qui sortait et se tapait des filles superbes juste parce qu’il en avait la possibilité.

— Je me suis lassé. Cela ne me correspondait pas, et je culpabilisais, précisa-t-il en haussant les épaules. Et toi ? Quel est ton vécu ?

— Je n’en ai pas.

Il éclata de rire.

— Quoi ? rétorquai-je. Je t’assure !

— Vraiment ? (Il me lança un regard sévère.) Parce que l’autre soir, quand je suis venu te récupérer, tu étais en pleine séance de pelotage avec un mec.

— Eh bien, ça se résume à ça. Je n’ai rien de plus à raconter.

Je grimaçai à la simple évocation de ce moment. Cela me paraissait encore plus affreux d’en parler sans être soûle.

Malgré le caractère flou de ma relation avec Jack, j’avais l’impression de l’avoir trompé. C’était un acte stupide et absurde. Je me jurai de ne plus jamais boire d’alcool.

— Tu n’avais jamais embrassé un garçon avant ça ? Enfin, à part moi… ou Peter.

Il était sceptique, et mon hésitation le rendait nerveux, mais il ne comprenait pas qu’il n’y avait vraiment rien à ajouter.

— Non, j’en avais déjà embrassé plusieurs, reconnus-je. Mais c’est toujours le même topo : je vais à une fête avec Jane, et je tombe sur un type à qui je roule quelques pelles. Je n’ai jamais dépassé ce stade. J’ai embrassé deux ou trois mecs quand j’étais un peu ivre. Voilà.

— Vraiment ?

Jack était passé du doute à la stupéfaction.

— Pourquoi est-ce si difficile à croire ?

— Je ne sais pas. (Il se laissa aller sur le canapé en fronçant les sourcils.) Je suppose que je dois être objectif.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Je me tournai un peu plus vers lui, pressant doucement mon genou contre sa jambe.

— Eh bien…

Il partit d’un petit rire nerveux qui résonna tout de même de manière parfaite et provoqua comme toujours des frissons de plaisir en moi.

— Par exemple, ce soir, quand tu es entrée dans ce club, tout le monde s’est retourné vers toi pour te contempler. Tu es irrésistible.

— Ça ne compte pas. C’est seulement à cause de mon sang.

Dès que ces mots franchirent mes lèvres, un douloureux éclair de vérité me frappa. Mon cœur se serra et mon visage blêmit.

— Quoi ?

Il s’approcha de moi, hésitant à me toucher pour me consoler, de peur d’empirer la situation.

— C’est mon sang. (Je me mordis l’intérieur de la joue tout en y réfléchissant.) C’est ça, hein ? C’est pour ça que tu…

Jack était attiré par moi pour la même raison que Peter l’était, mais à un tout autre degré. Et, contrairement à Peter, qui garderait un lien indéfectible avec moi, celui que Jack éprouvait disparaîtrait presque complètement lorsque je deviendrais vampire. Mon sang cesserait de sentir aussi bon, et je n’aurais plus aucun attrait pour lui.

— Tout est à cause de son parfum et de son goût, et de mes foutus battements de cœur !

Jack eut l’air blessé.

— Non ! Non ! Ça n’a aucun rapport avec mes sentiments pour toi !

— Je suis arrivée dans une pièce bondée de personnes superbes, et elles se sont toutes tournées dans ma direction, alors que je suis banale et ordinaire.

Une affreuse boule dans la gorge m’empêchait presque de parler.

— La seule chose qui les fait craquer chez moi, et c’est pareil pour toi, c’est mon sang.

— Alice !

Il s’assit et riva ses yeux aux miens.

— Bon, OK, tu veux la vérité ? Oui ! le vampire que je suis désire ton sang, plus que tu peux l’imaginer. Mais, si c’était tout, je t’aurais déjà mordue depuis longtemps, ou je t’aurais oubliée. J’ai déjà connu la faim et goûté à meilleur que toi, d’accord ? Tu es peut-être comme un bon vin dans le royaume des vampires, mais tu n’as rien d’unique et tu n’es certainement pas la plus exceptionnelle en rayon.

— C’est censé me réconforter ? Parce que, si oui, c’est raté, marmonnai-je.

Il fit « non » de la tête.

— Je t’explique simplement que ton sang n’est pas si fabuleux, affirma-t-il. Ce n’est pas le seul élément qui me lie à toi. Sinon, je ne voudrais pas que tu deviennes l’une des nôtres à ce point et, pourtant, j’ai hâte. C’est toi qui es extraordinaire, pas ton sang.

— Tu es réellement pressé que je me transforme ?

Je lui lançai un regard plein d’espoir en me mordillant la lèvre.

— Tu plaisantes ? (Il rit.) Je meurs d’envie de t’embrasser.

— Les humains sont aussi capables d’embrasser que vous.

Je me penchai vers lui. Il ne vint pas à ma rencontre, mais ne recula pas non plus. Sa respiration était plus profonde. Nos regards se croisèrent. Il guetta un signe de résistance de ma part.

Il posa la main sur ma joue et le pouce près de ma bouche, puis se pencha vers mes lèvres. Le baiser se voulait sûrement doux et bref mais, chaque fois qu’il me touchait, quelque chose d’incontrôlable s’enflammait en moi. J’entourai son cou de mes bras et l’embrassai avec avidité, savourant le mouvement effréné de sa langue contre la mienne.

De merveilleux picotements me parcoururent et des papillons me chatouillèrent l’estomac. Il s’assit de nouveau sur le canapé, et je vins m’installer à califourchon sur ses genoux. De ses mains brûlantes, il me caressa tout le corps.

Il m’embrassait avec passion, comme s’il avait peur que tout s’arrête. Je glissai la main dans ses cheveux, l’attirant le plus possible contre moi.

J’interrompis notre baiser juste le temps de lui enlever son tee-shirt. Il m’interrogea du regard, mais je plaquai mes lèvres sur les siennes avant que l’un de nous puisse réfléchir. Je me pressai contre lui, et ses doigts s’enfoncèrent avec avidité dans ma chair.

Malgré le brouillard de mon esprit et l’excitation, je me rendis compte que nous pouvions être encore plus proches, de deux manières différentes, qui me faisaient toutes les deux bien trop envie pour les refuser. D’après la façon dont il m’embrassait dans le cou, je savais laquelle était la plus forte pour lui mais, de mon côté, je préférais celle qui serait moins susceptible d’entraîner notre mort.

Je passai les doigts sous l’élastique de son caleçon, et il poussa un gémissement de surprise.