CHAPITRE VII
L’étrange récit de Richard
FRANÇOIS et Claude avaient réussi à découvrir une petite ferme nichée dans un vallon. Trois chiens se mirent à aboyer férocement en entendant approcher les enfants. Dago gronda et son poil se hérissa. Claude lui mit la main au collet.
« Je n’irai pas plus près, à cause de Dago, dit-elle. Je ne tiens pas à ce que ces trois chiens lui sautent dessus ensemble ! »
Ce fut donc François qui se rendit seul à la ferme. Les chiens faisaient un tel vacarme et semblaient si hargneux qu’il s’arrêta dans la cour de la ferme. Il n’avait pas peur des chiens en général, mais ceux-ci semblaient féroces, surtout un grand bâtard dont les babines se retroussaient d’une façon menaçante.
Une voix d’homme cria :
« Allez-vous-en ! Nous ne voulons pas d’étrangers ici. Quand il vient des étrangers, nos poules et nos œufs disparaissent !
— Bonsoir, dit poliment François. Nous sommes quatre enfants qui campons dans les bois. Pourriez-vous nous vendre des provisions ? »
Il y eut un silence. L’homme retira la tête de la fenêtre d’où il avait lancé ces paroles désobligeantes et sembla parler à quelqu’un à l’intérieur de la pièce.
Il reparut au bout d’un instant.
« Je vous l’ai dit, nous ne voulons pas d’étrangers ici ! Nous n’avons que du pain et du beurre, des œufs, du lait et un peu de jambon. C’est tout.
— Cela nous conviendra très bien, répondit gaiement François. Puis-je entrer ?
— Si vous voulez que les chiens vous dévorent... ! Attendez ici. Le temps de vous faire les œufs durs et je vous apporterai le tout.
— Flûte ! dit François en retournant vers Claude. Il va falloir que nous attendions ici un bon moment. Quel homme désagréable ! Je n’aime pas beaucoup cet endroit, et toi ? »
Claude ne l’aimait pas non plus. La ferme était mal tenue, la grange tombait en ruine, des machines agricoles toutes rouillées étaient éparpillées dans l’herbe folle. Les trois chiens ne cessaient d’aboyer, mais ils ne s’approchèrent pas. Claude tenait Dago par le collier. Son poil était tout hérissé.
« Quel endroit solitaire ! dit François. La première maison doit être à des kilomètres d’ici. Pas de fils téléphoniques. Je me demande ce que les gens font quand quelqu’un est malade ou blessé.
— J’espère qu’il ne va pas tarder à nous apporter les provisions, dit Claude impatiemment. La nuit tombe et je commence à avoir faim. »
Enfin quelqu’un sortit de la vieille ferme. C’était un homme âgé, avec une barbe en broussailles et des cheveux longs, mal peignés. Il était voûté et boitait fortement. Son visage avait une expression méchante. François et Claude le trouvèrent très antipathique.
« Voilà », dit-il en faisant signe à ses trois chiens de reculer. L’un d’eux n’obéissant pas assez vite, il lui décocha un coup de pied. L’animal poussa un cri de douleur.
« Vous lui avez fait mal, dit Claude.
— C’est mon chien, non ? rétorqua l’homme d’un ton rogue. Occupez-vous de ce qui vous regarde. » Il donna un coup de pied à un autre chien et jeta à la fillette un coup d’œil mauvais.
« Où sont les provisions ? » demanda François, anxieux de s’en aller avant que Dago et les chiens ne commencent à batailler. « Claude, retiens Dago. Il excite les chiens.
— Pas du tout ! s’exclama Claude. Ce sont les chiens qui l’excitent, lui ! »
Elle tira néanmoins Dago à quelques mètres en arrière. Il ne cessait de grogner de façon menaçante.
François prit les provisions, enveloppées à la diable dans du papier journal.
« Merci, monsieur. Combien vous dois-je ? »
L’homme dit un tel chiffre que François ouvrit des yeux effarés. Il examina rapidement le contenu du paquet.
« Vous voulez rire ! s’écria-t-il. C’est dix fois trop cher pour ce qu’il y-a là-dedans.
— C’est à prendre ou à laisser, répliqua l’homme d’un ton rogue.
— Dans ce cas, je laisse », dit François.
Sans répondre, le fermier tendit la main avec insistance. François hésita un instant, puis mit dans la paume ouverte la somme qu’il jugeait raisonnable. L’homme enfouit aussitôt l’argent dans sa poche.
« Ça va », grommela-t-il, au grand étonnement de François qui ne comprenait pas pourquoi l’homme lui avait tout d’abord demandé une somme exorbitante. « Et maintenant, décampez ! Je ne veux pas que des étrangers viennent me voler. Si vous remettez les pieds ici, je lâcherai mes chiens sur vous ».
François tourna les talons, craignant que le désagréable fermier ne lâchât effectivement ses chiens contre lui. Tandis que lui et sa cousine sortaient de la cour, l’homme ne cessa de grommeler.
« Eh bien, nous ne retournerons jamais chez lui ! dit Claude, furieuse. Il est odieux, cet homme !
— Oui. Et ce qu’il nous a vendu n’a pas l’air très bon, répondit François. Pourtant, il faudra bien que nous nous en contentions ce soir. »
Ils reprirent le chemin des bois, Dago en tête. Ils étaient bien contents d’avoir le chien avec eux, sans quoi ils se seraient probablement égarés. Mais Dago retrouvait toujours son chemin. Il courait en avant, reniflant de temps à autre, attendant que les enfants le rattrapent.
Soudain, il s’immobilisa et gronda sourdement. Claude posa la main sur son collier. Quelqu’un devait s’approcher.
Oui, quelqu’un s’approchait ! C’était Richard ! Il continuait toujours à crier et à appeler, et Dago l’avait entendu le premier. Claude et François l’entendirent à leur tour et s’arrêtèrent de marcher.
« François, où es-tu ? Où est Dago ? Je veux Dago » Ils sont après moi, je vous dis ! Ils sont après moi !
— Sapristi, c’est bien Richard, dit François, surpris. Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Et pourquoi crie-t-il comme ça ? Viens, Claude, il a dû se passer quelque chose. J’espère qu’il n’est rien arrivé à Mick et à Annie. »
Ils coururent à toutes jambes le long du sentier.
Bientôt ils rencontrèrent Richard qui avait cessé d’appeler et s’avançait d’un pas chancelant, en sanglotant.
« Richard ! Que se passe-t-il ? » s’écria François. Le garçon courut vers lui et se jeta dans ses bras. Dago, surpris, restait immobile. Claude, plus surprise encore, essayait de percer du regard le crépuscule. Qu’avait-il bien pu arriver ?
« François, François, j’ai peur ! cria Richard, hors d’haleine.
— Calme-toi, dit François d’une voix tranquille qui eut un effet apaisant sur Richard. Je suis sûr que tu fais des histoires pour rien. Que se passe-t-il ? Pourquoi n’es-tu pas chez ta tante ?
— Ma tante n’est pas chez elle, dit Richard, parlant d’un ton plus calme. Elle...
— Elle n’est pas là ! s’exclama François, étonné. Mais ta mère ne le savait-elle pas quand elle a dit que tu pouvais... ?
Je n’ai pas demandé la permission à ma mère, avoua Richard. Je ne suis même-pas retourné chez moi, j’ai pédalé directement jusqu’au carrefour des Trois-Arbres et je vous y ai attendus. Je voulais venir avec vous, tu comprends, et je savais bien que maman ne me laisserait pas. »
Il avait prononcé ces paroles d’un air plein de défi. François était dégoûté.
« J’ai honte pour toi, dit-il. Comment as-tu pu nous mentir ainsi ?
— Je ne savais pas que ma tante était partie », murmura Richard, d’un ton beaucoup plus humble en entendant la voix méprisante de son camarade. « Je pensais qu’elle serait là... et je lui aurais demandé de téléphoner à maman pour lui dire que j’étais parti avec vous. Puis j’ai pensé que je partirais vous rejoindre à bicyclette...
— ... et tu aurais raconté que ta tante t’avait donné la permission de venir, conclut François, toujours méprisant. Eh bien, je ne t’aurais pas cru et je t’aurais renvoyé immédiatement chez elle.
— Oui, je sais. Mais j’aurais peut-être passé la nuit à camper avec vous, dit Richard à voix basse. Je ne peux jamais faire des choses comme ça. Je...
— Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi tu courais en criant à tue-tête ? De quoi avais-tu peur ?
— Oh ! François, c’était horrible ! » s’écria Richard, en se cramponnant de nouveau au bras de François. « J’allais reprendre le chemin devant la maison de ma tante pour aller aux bois de Guimillau quand j’ai rencontré une voiture. Et j’ai vu qui était dedans !
— Eh bien ? Qui était dedans ? interrogea François, énervé.
— Julot ! dit Richard d’une voix tremblante. Avec deux autres hommes.
— Qui est Julot ? » demanda François. Claude fit claquer sa langue d’impatience. Richard était-il incapable de raconter une histoire convenablement ?
« Tu ne te rappelles pas ? Je t’ai parlé de lui. C’est l’homme aux lèvres épaisses et à l’énorme nez que mon père avait l’année dernière comme garde du corps et qu’il a mis à la porte. Il a toujours juré de se venger de mon père... et de moi, parce que j’avais raconté des histoires sur son compte à papa, et c’est à cause de cela qu’il a été renvoyé. Alors, quand je l’ai aperçu dans la voiture, j’ai été épouvanté !
— Je vois, dit François, qui commençait à comprendre. Et que s’est-il passé après ?
— Julot m’a reconnu et m’a donné la chasse en voiture », reprit Richard, qui se remit à trembler en se rappelant cette terrible poursuite. « J’ai pédalé comme un fou... et quand je suis arrivé aux bois de Guimillau, j’ai pris le sentier, là-bas, espérant que la voiture ne pourrait pas m’y suivre. Elle ne le pouvait pas, mais les hommes en sont sortis ; il y en avait trois — deux que je ne connaissais pas — et ils m’ont pourchassé à pied. J’ai pédalé et pédalé et puis je suis entré dans un arbre et je suis tombé. Alors j’ai caché ma bécane dans un buisson et puis je me suis caché à mon tour dans les fourrés.
— Continue, dit François, comme Richard s’arrêtait. Et ensuite ?
— Les hommes se sont séparés : Julot est allé de son côté et les deux autres du leur. J’ai attendu qu’ils se soient éloignés et puis je suis sorti de ma cachette et j’ai couru le long du sentier dans l’espoir de vous retrouver. Je voulais surtout Dago, tu comprends. Je pensais qu’il donnerait la chasse à ces hommes-là. »
Dago poussa un .grognement sonore. Certainement qu’il leur aurait donné la chasse !
« Deux des hommes ont dû se cacher pour attendre que je sorte des fourrés, dit Richard, car dès que j’en suis sorti, ils ont recommencé à me poursuivre. Je leur ai fait perdre la piste, pourtant ; j’ai couru, je me suis caché, j’ai couru de nouveau... Finalement, je suis tombé sur Mick. Il réparait un pneu. Mais tu n’étais pas là et c’était toi et Dago qu’il me fallait. Je savais que ces hommes me rattraperaient bientôt, alors j’ai continué à courir et enfin je t’ai vu ! Je n’ai jamais été aussi content de ma vie. »
C’était une histoire extraordinaire, mais François ne prit pas le temps d’y réfléchir. Une pensée inquiétante lui était venue à l’esprit. Qu’étaient devenus Annie et Mick ? Que leur était-il arrivé si les hommes, les avaient rencontrés ?
« Vite, dit-il à Claude, il faut aller retrouver les autres » Dépêchons-nous ».