CHAPITRE V
Six au lieu de cinq
« ÉCOUTEZ », dit Richard, quand ils eurent tout rangé, enterré les détritus, et vérifié que les pneus des bicyclettes étaient en bon état. « Écoutez : j’ai une tante qui habite dans la direction de ces bois. Si je peux obtenir de ma mère la permission de vous accompagner, me laisserez-vous venir avec vous ? Comme cela, je pourrais voir ma tante en chemin. »
François le regarda d’un air dubitatif. Il n’était pas très sûr que Richard demanderait vraiment la permission maternelle.
« Eh bien..., oui, si cela ne prend pas trop de temps, dit-il enfin.
— Je vais tout de suite aller trouver maman », dit Richard avec enthousiasme. Il courut vers sa bicyclette. « Je vous retrouverai au carrefour des Trois-Arbres — vous l’avez vu sur la carte. Nous gagnerons du temps puisque je n’aurai pas besoin de revenir ici.
— Bon, dit François. Il faut que je resserre mes freins, et cela prendra bien une dizaine de minutes. Vous avez le temps de rentrer chez vous pour demander la permission de votre mère et vous nous rejoindrez au carrefour. Nous vous y attendrons un quart d’heure. Si vous ne venez pas, nous saurons que la permission vous a été refusée. Dites à votre mère que nous vous déposerons sain et sauf chez votre tante. »
Richard s’éloigna sur sa bicyclette en pédalant vigoureusement. Annie commença à empaqueter, avec l’aide de Claude. Dago fourrait son nez partout, cherchant les miettes tombées.
« On pourrait croire qu’il est affamé, dit Annie, et pourtant il a mangé bien plus que moi au petit déjeuner. Dago ! Si tu continues à me passer dans les jambes, je t’attache ! »
François répara ses freins, et, un quart d’heure plus tard, ils étaient tous prêts à partir. Ils savaient déjà où ils s’arrêteraient pour acheter de quoi déjeuner et, bien que le trajet jusqu’au bois de Guimillau fût plus long que celui de la veille, ils se sentaient capables de faire ces quelques kilomètres supplémentaires. Dago aussi avait hâte de se mettre en route. C’était un grand chien solide qui aimait prendre de l’exercice.
« Cela te fera maigrir, dit Mick à Dago. Nous n’aimons pas les chiens gras, tu sais. Ils soufflent comme des phoques.
— Mick ! Dago n’a jamais été gras ! » s’écria Claude, indignée, mais elle se tut en voyant le sourire moqueur de son cousin. Il la taquinait, comme d’habitude. Elle se traita mentalement de sotte. Pourquoi montait-elle toujours comme une soupe au lait lorsque Mick essayait de la mettre en colère en faisant des plaisanteries sur Dago ? Elle donna au garçon une bourrade amicale.
Ils remontèrent à bicyclette. Dago, ravi, courait devant eux. Ils suivirent un petit sentier, évitant les ornières, et débouchèrent sur une route. Ce n’était pas une grand-route, car les enfants ne les aimaient pas : il y avait trop d’autos et trop de poussière. Ils aimaient les petits chemins ombragés et les chemins de campagne où l’on ne rencontrait que des charrettes et parfois une vieille voiture de fermier.
« Et maintenant, attention à ne pas manquer le carrefour des Trois-Arbres, dit François. Il ne doit pas être loin, d’après la carte... Claude, si tu roules ainsi dans les ornières, tu vas tomber.
— Je le sais bien, dit Claude. C’est la faute de Dago qui vient de passer juste devant ma roue. Il a vu un lapin ou je ne sais quoi. Dago ! Ne t’éloigne pas de nous, espèce d’âne ! »
Vexé d’être ainsi qualifié, le chien se mit de mauvais gré à suivre le petit groupe. Galoper était merveilleux, mais c’était dommage de laisser derrière soi un tas d’odeurs répandues dans tous les sentiers de traverse. De l’avis de Dago, c’était là un gaspillage regrettable que de ne pas pouvoir renifler chacune de ces odeurs en particulier.
Ils arrivèrent au carrefour des Trois-Arbres plus tôt qu’ils n’avaient prévu. Devant le poteau indicateur se trouvait Richard, assis sur sa bicyclette. Il était radieux.
« Vous avez fait vite, déclara François. Qu’est-ce que votre mère a dit ?
— Elle a été tout de suite d’accord en sachant que j’étais avec vous, dit Richard. Je pourrai passer la nuit chez ma tante.
— Vous avez pensé à emporter votre pyjama ? interrogea Mick.
— J’en ai toujours un en réserve chez ma tante, expliqua Richard. Hurrah ! Quelle veine de se promener toute la journée avec vous, sans M. Lomais pour m’ordonner de faire ci ou ça ! Allons-y ! Mais dites... si on se tutoyait ? »
Tout le monde fut d’accord et la petite troupe repartit. Richard s’efforçait de rouler de front avec les deux garçons et François dut l’avertir que c’était interdit.
« Ça m’est bien égal ! » chantonna Richard qui semblait être d’excellente humeur. « Qui m’en empêcherait de toute façon ?
Devant le poteau
indicateur se trouvait Richard,
assis sur sa bicyclette.
— Moi », dit François, et Richard cessa de rire. François pouvait être sévère quand il le voulait. Mick fit un clin d’œil à Claude qui le lui rendit. Ils étaient tous deux arrivés à la conclusion que Richard était très gâté et qu’il aimait n’en faire qu’à sa tête. Eh bien, il serait tout de même forcé d’obéir à ce vieux François.
À onze heures, ils s’arrêtèrent dans une petite localité. Richard, qui semblait avoir de l’argent plein les poches, insista pour offrir des glaces à tous ses compagnons, y compris Dago.
Ils firent leurs provisions pour le déjeuner : du pain, du beurre de ferme, du fromage blanc, de la laitue bien pommée, de beaux petits radis rouges et une botte d’oignons nouveaux. Richard acheta un superbe gâteau au chocolat qu’il avait vu à la devanture d’une pâtisserie.
« Mon Dieu ! Cela a dû te coûter une fortune ! dit Annie. Mais comment allons-nous l’emporter ? Les paniers sont trop petits pour lui.
Ouah ! fit Dago, l’air plein d’espoir.
— Oh non ! Ce n’est sûrement pas toi qui vas le porter, dit la fillette. Il va falloir le couper en deux, et le mettre dans deux paniers différents. Il est tellement gros, ce gâteau !»
Ils se remirent en chemin, pénétrant cette fois dans la pleine campagne, où les villages étaient rares et isolés.
On voyait une ferme çà et là, à flanc de colline, avec des vaches et des moutons. C’était un paysage tranquille et doux, baigné de soleil. Le ciel bleu d’avril s’étendait au-dessus, parsemé de grands nuages blancs.
« C’est magnifique ! dit Richard. Mais Dago n’est-il pas fatigué ? Il tire la langue.
— Oui, je crois qu’il est temps de nous arrêter pour déjeuner, dit François en regardant sa montre. Nous avons fait une bonne course, ce matin. Évidemment, la route était bien plate, ce qui a facilité les choses. Cet après-midi, nous roulerons probablement moins vite, parce que nous serons dans un pays de collines. »
Ils trouvèrent un endroit pour pique-niquer, près d’une haie bordant un champ d’où l’on pouvait voir une petite vallée. Tout autour paissaient des moutons et des agneaux. Ceux-ci étaient pleins de curiosité, et l’un d’eux s’approcha d’Annie en bêlant.
« As-tu faim ? » demanda Annie en offrant un peu de pain au petit agneau. Dago la regardait faire avec indignation. Donner à manger à ces animaux stupides ! Il se mit à grogner, et Claude le fit taire.
Bientôt tous les agneaux s’approchèrent, sans la moindre peur, et l’un d’eux essaya même de mettre ses petites pattes de devant sur les épaules de Claude. C’en était trop pour Dago. Il poussa un grognement si menaçant que tous les agneaux filèrent aussitôt.
« Oh ! Ne sois donc pas si jaloux, Dago, dit Claude. Prends ce sandwich et tiens-toi convenablement. Maintenant que tu as fait peur aux agneaux, ils ne reviendront plus. »
Ils mangèrent tout ce qu’ils avaient acheté pour le déjeuner et burent deux bouteilles de limonade. Le soleil était brûlant. Bientôt, ils seraient tout bronzés... et l’on n’était qu’en avril. Quelle chance ! Faire de la bicyclette sous une pluie battante n’aurait eu rien d’attrayant.
De nouveau, les enfants firent la sieste au soleil... et les agneaux s’approchèrent de plus en plus près. L’un d’eux sauta sur François qui dormait déjà et qui se redressa en sursaut.
« Dago, cria-t-il, si tu recommences à... » Mais ce n’était pas le chien, c’était un agneau. François se mit à rire. Il regarda un moment les petits animaux qui semblaient faire une ronde autour d’une vieille brebis, puis il se rendormit.
« Sommes-nous près de la maison de votre... de ta tante ? demanda François à Richard lorsqu’ils remontèrent sur leurs bicyclettes.
— Si nous approchons de Saint-Guernaz, nous ne sommes pas loin de la maison », dit Richard qui roulait sans tenir le guidon et faillit tomber dans le fossé. « Je n’ai pas regardé la carte. »
François essaya de se souvenir.
« Nous devrions être à Saint-Guernaz vers cinq heures environ. Nous te laisserons goûter chez ta tante, si tu veux.
— Non, merci, répondit vivement Richard. Je préférerais goûter avec vous autres. J’aimerais tant pouvoir vous accompagner jusqu’au bout. Tu ne crois pas que ce serait possible ? Si tu téléphonais à maman, par exemple ?
— Non, dit fermement François. Tu peux goûter avec nous si tu veux, mais après nous te laisserons chez ta tante, comme convenu. »
Ils arrivèrent à Saint-Guernaz peu après cinq heures. C’était un tout petit village où se trouvait néanmoins une modeste auberge qui annonçait « gâteaux faits par la patronne ».
La patronne était une femme replète et bienveillante qui aimait beaucoup les enfants. Elle se doutait bien qu’elle ne ferait pas grand bénéfice sur un goûter servi à cinq enfants pleins de santé, mais cela lui était égal. Elle leur offrit trois grandes assiettes de tartines beurrées et un choix de confitures, également faites à la maison (de fraises, de prunes et de groseilles), plus des sablés et de délicieuses galettes de sarrasin.
Elle connaissait très bien Richard qui était parfois venu la voir avec sa tante.
« Je suppose que vous allez passer la nuit chez votre tante ? » demanda-t-elle à Richard qui inclina la tête sans parler, car il avait la bouche pleine de galette. Annie avait l’impression qu’elle ne pourrait pas dîner ce soir-là, et même Dago semblait avoir satisfait son énorme appétit.
« Je crois que nous devrions payer un supplément pour votre formidable goûter », dit François, mais la patronne refusa. Elle avait été très heureuse de voir qu’ils appréciaient sa pâtisserie et ne voulait pas de supplément.
« Il y a des gens qui sont vraiment gentils et généreux, dit Annie au moment où ils remontaient à bicyclette. J’espère que je saurai faire d’aussi bonnes confitures que cette dame, quand je serai grande.
— Si tu en es capable, François et moi nous vivrons toujours avec toi et nous ne nous marierons jamais ! » assura Mick, et tout le monde se mit à rire.
« Et maintenant, allons chez la tante de Richard, dit François. Tu sais où est la maison, Richard ?
— Oui... là-bas, dit Richard en désignant un portail. Eh bien, je vous remercie de votre compagnie et j’espère que je vous reverrai bientôt. Au revoir ! »
Il pédala le long de l’allée et disparut.
« Quel adieu rapide ! dit Claude, intriguée. Il est un peu bizarre, ce garçon, vous ne trouvez pas ?