CHAPITRE IV
 
Richard

 

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ANNIE fut tout étonnée de trouver trois garçons au lieu de deux dans l’Étang Vert. Elle demeura plantée là, son éponge et sa serviette à la main. Qui était le troisième garçon ?

Les trois nageurs arrivèrent à l’endroit où se tenait Annie. Elle jeta un regard timide au garçon inconnu. Il n’était guère plus âgé qu’elle, et moins grand que ses frères, mais il était robuste et avait des yeux bleus rieurs qui le rendirent sympathique à la fillette. Il rejeta en arrière ses cheveux ruisselants.

« Est-ce votre sœur ? demanda-t-il à ses compagnons. Bonjour, mademoiselle.

— Bonjour, dit Annie en souriant. Comment vous appelez-vous ?

— Richard. Richard Quentin. Et vous ?

— Annie Gauthier. Nous faisons une randonnée à bicyclette. »

Les deux garçons n’avaient pas eu le temps de se présenter. Ils étaient encore hors d’haleine après cette longue nage.

« Je suis François Gauthier et voici Mick, mon frère, dit François, quand il eut repris son souffle. J’espère que... que nous n’avons rien fait de mal en nous installant dans votre propriété ? »

Richard eut un large sourire.

« Rassurez-vous, je n’irai pas chercher les gendarmes. Je vous donne le droit d’utiliser mon lac et mon domaine tant qu’il vous plaira.

— Oh ! merci, dit Annie. Je suppose que tout appartient à votre père. Mais nous n’avons vu aucune pancarte marquée : « Défense d’entrer », alors nous ne pouvions pas savoir... Voulez-vous prendre le petit déjeuner avec nous ? Si vous allez vous rhabiller avec mes frères, ils vous mèneront à l’endroit où nous avons campé. »

Elle s’épongea la figure et se lava les mains, tandis que les garçons se changeaient derrière des buissons, tout en bavardant. Puis elle revint au campement, dans l’intention de nettoyer un peu les sacs de couchage et de préparer un petit déjeuner bien servi. Mais Claude était encore endormie, et, avec sa tête aux cheveux courts et bouclés à demi enfouie dans le sac, on l’eût vraiment prise pour un garçon.

« Claude, réveille-toi ! Quelqu’un vient déjeuner avec nous ! » dit Annie en la secouant.

Claude haussa vaguement les épaules. Elle était persuadée que sa cousine lui racontait une blague pour l’obliger à se lever et à l’aider aux préparatifs du petit déjeuner.

Annie n’insista pas. Tant pis pour Claude. L’invité la trouverait dans le sac de couchage, voilà tout !

Elle commença à dépaqueter les vivres et les disposa proprement. Quelle bonne idée ils avaient eue de prendre deux bouteilles de limonade en supplément ! Ils pourraient en offrir à Richard.

Les trois garçons arrivèrent. Leurs cheveux humides leur collaient aux tempes. Dago vint à la rencontre de l’invité en remuant la queue. Le jeune garçon le caressa, et Dago, sentant que d’autres chiens devaient vivre près de Richard, le flaira avec beaucoup d’intérêt.

« Qui dort là ? demanda Richard.

— C’est Claude, dit Annie. Trop flemme pour se lever. Allons, viens, le petit déjeuner est prêt. Voulez-vous commencer par des petits pains avec des œufs et de la laitue ? Nous avons aussi de la limonade. »

Claude entendit la voix de Richard qui bavardait avec les autres et se redressa, surprise. Qui était cet inconnu ? Tandis qu’elle le contemplait, en clignant des yeux, Richard, lui, crut honnêtement qu’il avait affaire à un garçon. Elle n’avait pas l’air d’une fille et elle se nommait Claude !

« Bonjour, Claude, dit-il. J’espère que je ne mange pas votre part du petit déjeuner ?

— Qui êtes-vous ? » demanda Claude. Les garçons la renseignèrent.

« J’habite à un kilomètre d’ici, dit Richard, et je suis venu ce matin, à bicyclette, pour me baigner. À propos, cela me rappelle que je ferais mieux de l’amener ici, où je pourrai la voir. On m’en a déjà volé deux pendant que je ne faisais pas attention. »

 Il partit chercher la bicyclette. Claude en profita pour sortir du sac de couchage et pour s’habiller rapidement. Elle fut prête avant le retour de Richard qui arriva bientôt, roulant sa bicyclette.

« Elle était toujours là, dit-il. Je n’aurais pas voulu être obligé d’avouer à mon père qu’elle avait disparu comme les deux autres. Il n’est pas commode.

— Mon père ne l’est pas non plus, dit Claude.

— Est-ce qu’il vous bat ? » demanda Richard en passant à Dago un bon morceau de pain beurré.

« Bien sûr que non ! dit Claude. Il est seulement sévère et quelquefois irritable, c’est tout.

— Le mien n’est pas seulement sévère, il entre dans des colères folles et, si quelqu’un lui joue un mauvais tour, il est comme un éléphant : il n’oublie jamais, affirma Richard. Il a eu beaucoup d’ennemis au cours de sa vie. Parfois, il a même été menacé de mort et il a dû avoir un garde du corps avec lui. »

Tout ceci parut aux enfants très passionnant. Mick aurait presque souhaité avoir un père de ce genre. Quelle tête feraient ses camarades de classe lorsqu’il leur parlerait du garde du corps de son père !

« Comment était son garde du corps ? demanda Annie d’un ton plein de curiosité.

— Oh ! Ils changent souvent. Mais ce sont tous des costauds... ils ont l’air de durs à cuire, et c’est probablement ce qu’ils sont, répondit Richard, ravi de l’intérêt qu’il suscitait chez ses compagnons. Celui que mon père avait l’année dernière était épouvantable : il avait la bouche la plus épaisse que vous ayez jamais vue et un nez tellement grand que, quand on le regardait de profil, on avait l’impression qu’il s’en était mis un faux, comme à la mi-carême !

— Mon Dieu » s’exclama Annie. Il devait être horrible. Votre père l’a-t-il encore ?

— Non. Il a fait quelque chose qui a déplu à mon père — je ne sais pas quoi — et, après une dispute terrible, mon père l’a mis à la porte. Et j’étais rudement content. Je le détestais. Il donnait des coups de pied aux chiens.

— Quelle brute ! » fit Claude, horrifiée. Elle entoura Dago de son bras, comme si elle eût craint que quelqu’un ne lui donnât aussi un coup de pied, à lui.

François et Mick se demandaient s’il fallait croire tout ce que racontait Richard. Ils en arrivèrent à la conclusion qu’il exagérait sans doute beaucoup et l’écoutèrent, amusés, mais pas aussi émus que les deux fillettes qui buvaient littéralement les paroles du jeune garçon.

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« Est-ce qu’il vous bat ? » demanda Richard en
passant à Dago un bon morceau de pain beurré.

« Où est votre père maintenant ? demanda Annie. A-t-il toujours un garde du corps ?

— Je vous crois ! Cette semaine, il est en Amérique, mais il va bientôt revenir par avion... avec son garde du corps, affirma Richard en finissant une bouteille de limonade. Que c’est bon ! Vous en avez de la chance de pouvoir partir, comme ça sur vos bicyclettes, et camper où vous voulez. Ma mère ne me le permettrait jamais, elle a toujours peur qu’il ne m’arrive quelque chose.

— Peut-être devriez-vous avoir un garde du corps, vous aussi, dit ironiquement François.

— Je lui fausserais vite compagnie, affirma Richard. En fait, j’ai une sorte de garde du corps.

— Qui ? Où est-il ? » questionna Annie, regardant autour d’elle comme si elle s’attendait à voir apparaître un homme armé jusqu’aux dents.

« Eh bien, il est censé me surveiller pendant les vacances », expliqua Richard, qui caressait les oreilles de Dago. «  Il s’appelle Lomais et il est rudement antipathique. Il faudrait que je le prévienne chaque fois que je sors... comme si j’avais l’âge d’Annie. »

La fillette répondit d’un ton indigné :

« Mais je n’ai pas besoin de prévenir qui que ce soit quand je vais me promener toute seule.

— En réalité, je ne crois pas que nous aurions eu la permission de partir ainsi, si nous n’avions pas Dago avec nous, dit loyalement Mick. Il vaut tous les gardes du corps du monde entier ! Vous n’avez pas de chien, vous ?

— Oh ! j’en ai au moins cinq, dit Richard, d’un ton nonchalant.

— Et comment s’appellent-ils ? demanda Claude, incrédule.

— Euh... Bonzo, Black, Médor, Noiraud et... Biscuit, dit Richard avec un sourire narquois.

— Drôles de noms, fit Claude d’un ton dédaigneux. Comment peut-on appeler un chien Biscuit ? C’est idiot !

— Taisez-vous ! s’écria Richard en fronçant soudain les sourcils. Je ne laisserai personne me traiter d’idiot !

— Eh bien, moi, je vous répète que vous êtes idiot d’appeler un chien Biscuit !

— Eh bien, nous allons nous battre, dit Richard, qui se leva. Allez, debout ! »

Claude sauta sur ses pieds. François allongea le bras .et la fit se rasseoir.

« Vous devriez avoir honte de vous, dit-il à Richard.

— Pourquoi ? » cria Richard dont le visage était cramoisi. Il avait évidemment le même caractère emporté que son père.

« Parce qu’on ne se bat pas avec les filles, dit François d’un ton méprisant. Ou bien, est-ce dans vos habitudes ? »

Richard le regarda, stupéfait.

« Que voulez-vous dire ? demanda-t-il. Évidemment que je ne me bats pas contre les filles. Un garçon qui se respecte ne frappe jamais une fille... mais c’est avec ce garçon-là que je veux me battre. Comment l’appelez-vous ? Claude ? »

À sa grande surprise, François, Mick et Annie éclatèrent de rire. Dago aboya vigoureusement, content de voir que la querelle semblait se terminer. Seule Claude gardait l’air renfrogné.

« Qu’y a-t-il donc ? demanda Richard d’un ton agressif. Pourquoi riez-vous comme ça ?

— Richard, Claude n’est pas un garçon, c’est une fille, expliqua enfin Mick. Nom d’une pipe, elle allait relever le défi et se battre, elle aussi : deux petits fox-terriers en colère ! »

Richard resta bouche bée et rougit encore davantage. Il jeta à Claude un regard penaud.

« Vraiment ? Vous êtes une fille ? Mais vous vous conduisez comme un garçon... et vous avez l’air d’en être un. Excusez-moi, Claude. Votre nom est bien Claude ?

— Non... Claudine », dit la fillette un peu amadouée par les excuses de Richard et contente de voir qu’il l’avait prise pour un garçon. Elle aurait tellement voulu en être un !

« C’est une chance que je ne me sois pas battu avec vous, dit Richard. Je vous aurais mise knock-out.

— Ça, par exemple ! » s’écria Claude, toute prête à se lever. François la repoussa de la main.

« Maintenant, taisez-vous tous les deux et cessez de vous conduire comme des idiots. Où est la carte ? Il est temps que nous décidions de que nous allons faire aujourd’hui... jusqu’où nous irons et où nous camperons. »

Claude et Richard reprirent leur bonne humeur. Et bientôt, six têtes — y compris celle de Dago — se penchèrent sur la carte. François prit une décision :

« Nous allons aller aux bois de Guimillau — tenez, regardez, ils sont marqués là. Ça va être une belle promenade ! »

Mais ce n’était pas seulement une belle promenade qui les attendait. C’était bien plus que cela !