LE SECRET
Par Wilmar H. Shiras
L’auteur de ce récit a indiqué que l’idée lui en était venue de la question suivante : est-ce que des enfants au quotient intellectuel très élevé auraient des problèmes ? D’une part, un cerveau génial dans un corps d’enfant ; d’autre part, la place mineure, protégée mais surveillée, que la société octroie aux enfants ; dans ce récit, la tension naît de ce déséquilibre, et non de l’hostilité que les « normaux » manifesteraient envers les supérieurs. Au lieu d’un antagonisme irraisonné, il y a un désir honnête de comprendre, d’établir un contact. Un symbolisme peut être recherché à différents niveaux. Lorsque cette nouvelle parut pour la première fois en magazine, en 1948, les amateurs de science-fiction, peu nombreux, isolés, tentés de se cacher, souvent ridiculisés, mais certains d’appartenir à une élite d’« initiés », n’éprouvèrent aucune difficulté à s’identifier avec le jeune protagoniste.
PETER WELLES, psychiatre, observait, pensif, le jeune garçon. Pourquoi l’institutrice de Timothy Paul le lui avait-elle envoyé ?
« Il n’y a, que je sache, rien d’anormal chez ce garçon, avait dit Miss Page au Dr Welles. Il semble parfaitement normal. Il est en général assez tranquille, ne cherche pas particulièrement à répondre aux questions en classe ; non, rien de ce genre. Il s’entend bien avec ses camarades et semble être assez aimé d’eux, bien qu’il n’ait aucun copain en particulier. Ses notes sont satisfaisantes, il a assez régulièrement douze sur vingt dans toutes les matières. Mais, quand on a été dans l’enseignement pendant longtemps, et c’est mon cas, Peter, on devine un peu les élèves. Il y a, chez ce garçon, une sorte de contrainte ; je lis cela dans ses yeux parfois ; de plus, il est très distrait.
Comment au juste interpréteriez-vous cela ? » demanda Welles. Parfois ce genre d’intuition lui était fort utile. Miss Page était institutrice depuis trente ans à peu près. Elle avait été jadis l’institutrice de Peter, et il faisait grand cas de son opinion.
« Je ne voudrais pas vous influencer, répondit-elle. Il n’y a rien de particulier, pourtant. Mais il se pourrait bien qu’il soit au début de quelque conflit intérieur, et si on pouvait lui venir en aide…
— On appelle souvent le médecin avant que les symptômes ne soient suffisants pour qu’il puisse les percevoir, dit Welles. Un malade, ou la mère d’un enfant, ou tout autre observateur averti, peut souvent se rendre compte que quelque chose va se déclarer. Mais dans ce cas-là, il est difficile au docteur de le sentir. Dites-moi ce que, selon vous, je devrais rechercher.
— Vous n’en tiendrez pas trop compte ? Ce ne sont que des impressions. Mais il se pourrait que ce soit quelque chose comme de la mégalomanie. Ou bien un refus de se mêler aux autres enfants. Il me faut toujours lui répéter deux fois la même chose pour obtenir son attention en classe. Et il n’a aucun véritable copain. »
Welles avait accepté d’essayer de découvrir ce que c’était, et il avait promis de ne pas se laisser influencer par ce que Miss Page elle-même, appelait : « Des idées de vieille femme. » Timothy, quand il se trouva dans son cabinet, lui apparut comme un garçon tout à fait comme les autres. Il était peut-être un peu petit pour son âge ; il avait de grands yeux noirs et des cheveux bouclés, coupés très court, des doigts fins et pleins de sensibilité, et, oui, c’était vrai, l’air très nettement tendu. Mais la plupart des jeunes garçons sont pleins d’appréhension quand ils arrivent pour la première fois chez le psychiatre. Peter avait souvent souhaité qu’il lui fût possible de ne travailler que pour une ou deux écoles, et pouvoir ainsi passer une journée ou deux chaque semaine à peu près à faire la connaissance des gamins.
En réponse aux premières questions de Welles, Tim répondit d’une voix claire et polie sans bavardage. Il avait treize ans et vivait avec ses grands-parents. Sa mère et son père étaient morts quand il était tout petit, et il ne s’en souvenait pas. Il dit qu’il était heureux à la maison, qu’il aimait « bien » l’école, qu’il aimait jouer avec ses camarades. Il en nomma plusieurs quand Welles lui demanda s’il avait des amis.
« Quelles matières préfères-tu en classe ? »
Tim hésita, puis il dit : « L’anglais…, et l’arithmétique…, et l’histoire…, et la géographie. » Il montra une certaine hésitation, puis il leva les yeux, et il y avait quelque chose de bizarre dans son regard.
« Qu’est-ce que tu aimes faire pour te distraire ?
— Lire, et jouer à des jeux.
— Quels jeux ?
— Des jeux de ballon…, aux billes…, et à des choses comme ça. J’aime jouer avec d’autres gars, ajouta-t-il, après un temps d’arrêt à peine perceptible. À tous les jeux.
— Est-ce que les autres viennent jouer chez toi ?
— Non. Nous jouons sur le terrain de sport de l’école. Ma grand-mère n’aime pas le bruit. »
Était-ce là la raison ? Quand un garçon tranquille donne ses raisons, il y a bien des chances que ce ne soient pas les bonnes.
« Qu’est-ce que tu aimes faire pour te distraire ? »
Mais, au sujet de ses lectures, Tim fut évasif. Il aimait, dit-il, lire les livres des garçons de son âge, mais ne put donner aucun titre.
Welles fit passer au garçon les tests habituels d’intelligence. Tim les fit volontiers, mais ses réponses ne venaient que lentement. Peut-être bien, pensa Welles, ce n’est là qu’une supposition, qu’il fait trop attention, qu’il est trop prudent.
Sans prendre le temps de faire le calcul exact, Welles détermina que le Q.I. de Tim était d’environ 120.
« Qu’est-ce que tu fais, en dehors de l’école ?
— Je joue avec les autres. Après dîner, j’étudie mes leçons.
— Qu’as-tu fait hier ?
— Nous avons joué au ballon sur le terrain de l’école. »
Welles attendit un instant pour voir si Tim dirait quelque chose de lui-même. Les secondes, puis les minutes passèrent.
« Est-ce tout ? dit enfin le garçon.
— Non. Il y a un autre test que j’aimerais te faire passer aujourd’hui. En fait, c’est plutôt un jeu. Quel genre d’imagination as-tu ?
— Je n’en sais rien.
— Les fissures du plafond, celles-ci par exemple, ne te disent-elles rien ? Y vois-tu des visages, des animaux ou autre chose ? »
Tim réfléchit.
« Quelquefois, oui. Des nuages aussi. Bob a vu un nuage la semaine dernière qui ressemblait à un hippopotame. » Une fois de plus, cette phrase avait l’air d’avoir été ajoutée à la dernière minute, avec soin et de propos délibéré.
Welles sortit les cartes de Rorschach. Mais quand il les vit, la tension de Tim augmenta, sa méfiance devint absolument évidente. La première fois qu’ils firent défiler les cartes, il n’obtint à peu près rien d’autre que : Je ne sais pas.
« Nous allons les passer en revue de nouveau. Si tu ne vois absolument rien dans ces images, je serai obligé de te mettre zéro à cette épreuve, lui expliqua-t-il. Peut-être que le jeu suivant te plaira davantage.
— Je n’ai pas envie de jouer à ce jeu en ce moment. Est-ce qu’on ne pourrait pas le reprendre la prochaine fois ?
— Autant le faire tout de suite. Ce n’est pas seulement un jeu, tu sais, Tim. C’est un test. Fais un effort, sois chic. »
Tim, cette fois, dit ce qu’il voyait dans les taches d’encre. Ils firent défiler les cartes lentement, et le test révéla l’angoisse de Tim. Il révéla aussi qu’il cachait quelque chose ; il montra sa prudence, sa défiance, et une capacité tout à fait exceptionnelle à réprimer ses émotions.
Miss Page avait raison, ce garçon avait besoin d’aide.
« Et maintenant, dit Welles gaiement, nous en avons fini. Nous allons repasser rapidement les cartes, et je te dirai ce que d’autres y voient. »
Une lueur de vif intérêt passa, fugitive, sur le visage du jeune garçon.
Welles reprit lentement les cartes une à une, et remarqua que le gamin prêtait attention à chacun de ses mots. Quand il dit pour la première fois : « et là, certains voient ce que tu as vu », le soulagement de Tim fut évident. Il commençait à être plus à l’aise et même à faire de lui-même quelques remarques.
À la fin, il s’aventura à poser une question.
« Docteur Welles, pourriez-vous me dire le nom de ce test ?
— On l’appelle parfois le test de Rorschach ; c’est le nom de celui qui l’a inventé.
— Voulez-vous m’épeler ce nom ? »
Welles épela et ajouta : « Quelquefois on l’appelle le test des taches d’encre. »
Tim eut un mouvement de surprise, puis il se détendit de nouveau avec un visible effort.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as sursauté ?
— Oh ! rien.
— Allons, dis-le-moi. » Welles attendit.
« C’est simplement que j’ai pensé à la mare d’encre dans les histoires de Kipling, dit Tim, après un instant de réflexion. Mais ça, c’est différent.
— Oui, très différent, dit Welles en riant. Ça, je ne l’ai jamais essayé. Ça te plairait ?
— Oh ! non ! s’écria vivement Tim.
— Tu me parais un peu nerveux aujourd’hui, dit Welles. Nous avons encore un peu de temps pour bavarder, si tu n’es pas fatigué.
— Non, à peine », dit le garçon d’un air soupçonneux.
Welles alla vers un tiroir et en sortit une seringue. Il ne le faisait pas habituellement, mais peut-être que…
« Un tout petit coup d’épingle pour te détendre les nerfs, tu veux bien ? Après cela, tu seras bien plus à l’aise avec moi. »
Quand il se retourna, la terreur qui figeait les traits de l’enfant le détourna de son projet.
« Oh ! non, je vous en prie, non ! »
Welles rangea la seringue et referma le tiroir sans mot dire.
« Eh bien, tant pis, dit-il calmement. Je ne savais pas que tu n’aimais pas les piqûres. Je ne t’en ferai pas, Tim. »
Le jeune garçon, luttant pour retrouver son calme, eut un mouvement de déglutition, et ne répondit rien.
« N’en parlons plus », dit Welles en allumant une cigarette, et en faisant semblant de regarder monter la fumée. Tout, plutôt que d’avoir l’air d’épier le petit garçon à bout de nerfs qui frissonnait dans le fauteuil en face de lui. « Je regrette que tu ne m’aies pas dit ce que tu n’aimais pas et ce dont tu avais peur. »
Les mots se perdirent dans le silence.
« Oui, dit Tim, j’ai peur des piqûres. J’ai horreur des aiguilles. C’est plus fort que moi. » Il essaya de sourire.
« Nous nous en passerons. Tu as passé tous les tests, Tim, et j’aimerais bien te raccompagner chez toi pour en parler à ta grand-mère, tu veux bien ?
— Oui, docteur.
— En route, nous nous arrêterons pour prendre quelque chose, continua Welles en ouvrant la porte à son petit client. Une glace ou un hot-dog. »
Ils sortirent.
Les grands-parents de Timothy Paul, Monsieur et Madame Herbert Davis, habitaient une vieille maison, une maison de gens riches d’un rang social élevé. Le jardin était vaste et il était entouré d’une barrière, et bordé d’une haie d’arbrisseaux. À l’intérieur, le mobilier était presque exclusivement ancien et tout était parfaitement entretenu. Tim conduisit le psychiatre à la bibliothèque de Monsieur Davis, puis il partit à la recherche de sa grand-mère.
Quand Welles vit Madame Davis, il crut comprendre un peu mieux le cas de Tim. Certaines grand-mères sont bon enfant, joviales et relativement jeunes. Cette grand-mère-là, cela devint vite évident, était bien différente.
« Oui, Timothy est un bon garçon, dit-elle en souriant à son petit-fils. Nous avons toujours été très sévères avec lui, docteur, mais je suis persuadée que cela en vaut la peine. Même quand il était tout bébé, nous nous sommes efforcés de ne lui apprendre que de bonnes choses. Par exemple, il avait à peine trois ans quand j’ai commencé à lui dire quelques petites histoires. Quelques jours après, vous me croirez si vous voulez, il s’est mis à prétendre qu’il savait lire ! Sans doute était-il trop petit pour comprendre ce que c’est qu’un mensonge, mais j’ai pensé que c’était mon devoir de le lui faire comprendre. Quand il a insisté, je l’ai fouetté. Cet enfant a une mémoire remarquable et sans doute s’imaginait-il que lire, c’était répéter ce qu’on avait entendu. Certes, je ne voudrais pas que vous pensiez que je me vante de ma brutalité ! dit Madame Davis avec un sourire charmant. Je vous assure que cette punition m’a été pénible. Mais il y a eu très peu d’occasions de ce genre. Timothy est un bon petit. »
Welles murmura qu’il en était persuadé.
« Timothy, tu peux aller distribuer tes journaux maintenant, dit Madame Davis. Je suis sûre que le Dr Welles voudra bien t’excuser. » Puis elle repartit sur de grands discours à propos de son petit-fils.
Elle tenait à Tim, semblait-il, comme à la prunelle de ses yeux. C’était un garçon calme, obéissant et remarquablement intelligent.
« Nous avons des principes, bien sûr. Je n’ai jamais permis à Timothy d’oublier qu’un enfant ne doit pas se faire entendre, comme on le disait autrefois. Quand il a appris à faire le saut périlleux, il avait alors trois ou quatre ans, il ne cessait de venir à moi et de me dire : « Grand-mère, regardez-« moi ! » J’ai été obligée d’être ferme avec lui et de lui dire : « Cela suffit, Timothy ! Tu n’es qu’un vaniteux. Si cela t’amuse de faire des sauts périlleux, parfait. Mais cela ne m’amuse pas de te regarder sans arrêt. Joue si tu veux, mais ne demande pas qu’on t’admire. »
— N’avez-vous jamais joué avec lui ?
— Certainement, et j’y ai trouvé beaucoup de plaisir. Nous, c’est-à-dire Monsieur Davis et moi-même, lui avons appris un grand nombre de jeux, et toutes sortes de petits jeux d’adresse. Nous lui avons lu des histoires et enseigné des petits poèmes et des chansons. J’ai suivi tout spécialement des cours de puériculture pour apprendre à distraire l’enfant ! Et je dois dire que cela m’a beaucoup distraite aussi ! ajouta la grand-mère de Tim, en souriant à ce souvenir. Nous en avons construit des maisonnettes avec des cure-dents et de la pâte à modeler ! Son grand-père l’emmenait faire des promenades, à pied ou en voiture. Nous n’avons plus de voiture maintenant, depuis que la vue de mon mari a un peu baissé. Aussi nous avons transformé le garage en atelier pour Timothy. Nous y avons fait percer des fenêtres, fait faire une porte et nous avons condamné la grande porte. »
Il devenait évident que l’éducation de Tim n’était pas entièrement faite de sévérité, loin de là. Il avait son propre atelier, et, en haut, il avait sa propre bibliothèque et son bureau à côté de sa chambre.
« C’est là qu’il range ses livres et ses trésors, dit sa grand-mère, son petit poste de radio, ses livres de classe et sa machine à écrire. C’est un enfant très soigneux, docteur, qui ne détruit jamais rien, et j’avais lu que, dans de nombreuses écoles, on se servait de machines à écrire pour apprendre la lecture, l’écriture et l’orthographe aux enfants. Les mots sont les mêmes que ceux des livres, voyez-vous ; et cela demande moins d’efforts musculaires. Aussi son grand-père lui a-t-il acheté une très jolie machine silencieuse et cela lui a fait un immense plaisir. J’entends souvent son ronron quand je passe dans le hall. Timothy tient son appartement dans un ordre parfait, son atelier aussi. Il ne veut pas qu’on y touche. Vous savez comment sont les garçons, ils ne veulent pas que les autres viennent mettre le nez dans leurs petites affaires. « Très bien, Timothy, ai-je dit, si, d’un coup d’œil je puis me rendre compte que tu es capable de t’en occuper toi-même convenablement, je ne demanderai à personne de pénétrer dans ton appartement. Mais il faudra que ce soit impeccable. » Et c’est ainsi que, depuis des années, il s’occupe lui-même de ses affaires. Timothy est vraiment un garçon très ordonné.
— Tim ne m’a pas raconté qu’il distribuait des journaux, remarqua Welles. Il m’a seulement dit qu’il jouait avec les autres en sortant de l’école.
— Oh ! mais c’est bien ce qu’il fait, dit Madame Davis. Il joue jusqu’à cinq heures, puis il va livrer ses journaux. S’il est en retard, son grand-père va le chercher. L’école n’est pas très loin d’ici, et Monsieur Davis y va fréquemment regarder jouer les enfants. Cette vente de journaux est pour Timothy un moyen de gagner de l’argent pour nourrir ses chats. Aimez-vous les chats, docteur ?
— Oui, j’aime beaucoup les chats, dit le psychiatre ; en général, les garçons préfèrent les chiens.
— Timothy avait un chien, quand il était petit, un collie. » Ses yeux brillèrent d’attendrissement. « Nous l’aimions tous beaucoup, ce Ruff. Mais je ne suis plus jeune, et c’est difficile de soigner et de dresser un chien. Timothy est à l’école ou sort avec les scouts une grande partie de la journée, et j’ai préféré qu’il ne reprenne pas d’autre chien. Mais vous vouliez que je vous parle des chats, docteur ; j’élève des siamois.
— Ce sont des bêtes intelligentes, dit Welles avec cordialité. Ma tante en a élevé aussi, à un moment donné.
— Tim y tient beaucoup. Mais, il y a trois ans, il m’a demandé la permission d’avoir un couple de persans noirs. Tout d’abord, j’ai dit non. Mais nous n’aimons pas contrarier l’enfant, il a promis qu’il leur construirait des cages. Il a suivi un cours de menuiserie, pendant les vacances. Alors j’ai accepté qu’il ait ce couple de persans, qui sont splendides. Mais la première portée a donné des chats noirs à poil court, et Tim a avoué qu’il avait accouplé sa chatte avec mon siamois, pour voir ce que cela donnerait. Pire encore, il avait accouplé son chat persan avec une de mes chattes siamoises. J’avais bien envie de le punir. Mais, après tout, je me suis rendu compte qu’il était curieux de voir le résultat de ces croisements. Bien sûr, j’ai demandé que les chatons soient détruits. La deuxième portée était exactement comme la première, tous noirs, avec le poil court. Mais vous savez comment sont les enfants. Timothy m’a suppliée de les laisser vivre, et c’est ainsi qu’il a eu ses premiers petits chats. Trois dans une portée, et deux dans l’autre. Il pourrait les garder, ai-je dit, à condition qu’il s’en occupe complètement et qu’il les nourrisse avec son propre argent. Alors, il s’est mis à tondre des pelouses, à faire des courses, et à fabriquer de petits tabourets et des rayonnages qu’il vendait, et à faire toutes sortes de petits travaux. L’argent de poche que nous lui donnons doit y passer aussi. Mais il a gardé les petits chats, et il a une pleine rangée de cages dans la cour, derrière son atelier.
— Et leurs rejetons ? » demanda Welles qui ne voyait pas très bien ce que cela avait à faire avec le but de sa visite, mais souhaitait apprendre tout ce qui pourrait l’éclairer.
« Certains chats ont l’air de persans véritables, et d’autres de siamois véritables. Ceux-là, il a tenu à les garder, bien que, comme je le lui ai expliqué, il serait malhonnête de les vendre, puisqu’ils ne sont pas pur-sang. Un grand nombre de chatons sont noirs à poil ras, et nous les détruisons. Mais assez parlé des chats, docteur. Et je crains bien que je n’aie trop parlé de mon petit-fils aussi.
— J’ai l’impression que vous en êtes très fiers, dit Welles.
— Je dois avouer que oui. C’est un garçon très intelligent. Quand il parle avec son grand-père, ou avec moi, il pose des questions extrêmement pertinentes. Nous ne l’encourageons guère à exprimer ses opinions ; j’ai horreur de ces petits garçons « m’as-tu vu », et pourtant, je crois que ses idées seraient tout à fait intéressantes, pour un garçon de son âge.
— Est-ce qu’il se porte bien ? demanda Welles.
— Dans l’ensemble, très bien. Je lui ai enseigné la valeur de l’exercice physique, du sport, de la nourriture saine et du repos nécessaire. Il a eu quelques-unes des maladies de l’enfance, mais sans gravité. Et il n’a jamais eu de rhume. Il faut dire qu’il est vacciné contre les rhumes deux fois par an, comme nous-mêmes.
— Et, est-ce qu’il accepte volontiers ces piqûres ? » demanda Welles, sur un ton aussi insignifiant que possible.
« Oh ! bien volontiers. Je dis toujours que, pour un garçon de son âge, il est un exemple de courage qu’il n’est pas toujours facile de suivre. Pour ma part, j’ai de l’appréhension et, véritablement, je redoute cette épreuve. »
Welles tourna ses regards vers la porte, en entendant soudain un léger bruit. Timothy était là, et il avait entendu. De nouveau, l’effroi figeait son visage et la terreur lui emplissait les yeux.
« Timothy, dit sa grand-mère, ne fais pas ces yeux ronds.
— Excusez-moi, docteur, parvint-il à dire.
— As-tu fini ta tournée ? Je ne me suis pas rendu compte que nous avions parlé une heure. Docteur, aimeriez-vous voir les chats de Tim ? » demanda aimablement Madame Davis. « Tim, emmène le docteur Welles voir tes favoris. Je lui en ai parlé longuement. »
Welles fit sortir Tim de la pièce aussi vite qu’il le put. Le petit garçon lui fit contourner la maison pour le conduire dans un enclos à côté où se trouvait l’ancien garage. À cet endroit-là, l’homme s’arrêta.
« Tim, dit-il, il n’est pas nécessaire que tu me montres ces chats si cela ne te plaît pas.
— Oh ! mais ça ne fait rien.
— Est-ce que cela fait partie des choses que tu caches ? Si oui, je ne veux pas les voir avant que tu ne sois vraiment prêt à me les montrer. »
Tim le regarda bien en face.
« Merci, dit-il, cela ne m’ennuie pas du tout. Non, si vraiment vous aimez les chats.
— Oui, je les aime vraiment. Mais Tim, il y a une chose que j’aimerais bien savoir : tu n’as pas peur des piqûres. Peux-tu me dire pourquoi tu as eu peur… de celle que je voulais te faire ? celle que j’ai promis de ne pas te faire, finalement ? »
Leurs regards se croisèrent.
« Vous ne le direz pas ?
— Non, je ne le dirai pas.
— Parce que c’était du penthotal. C’en était bien ? »
Welles se pinça le bras. Oui, il était bien éveillé. Oui, c’était bien ce petit garçon qui était en train de lui parler de pentothal. Un petit garçon qui… oui, certainement, qui savait ce que c’était.
« Oui, c’en était, dit Welles. Une petite dose. Tu sais ce que c’est ?
— Oui. J’ai lu un article où il en était question, dans le journal.
— Peu importe. Tu as un secret, quelque chose que tu tiens à cacher. C’est cela que tu redoutes, n’est-ce pas ? »
Le petit garçon fit oui de la tête, sans répondre.
« Si quelque chose ne va pas, ou si tu crains que quelque chose n’aille pas, je pourrais peut-être t’aider. Mais tu as besoin de me connaître mieux d’abord. Tu as besoin d’être sûr que tu peux avoir confiance en moi. Mais je serais heureux de t’aider, au moment où tu décideras de te confier à moi, Tim. Ou bien il se peut que je devine des choses par hasard, comme je viens de le faire. Mais tu dois savoir ceci : je ne trahis jamais les secrets.
— Jamais ?
— Jamais. Les docteurs et les prêtres ne trahissent pas les secrets. Les docteurs, très rarement, les prêtres jamais. Je crois que je ressemble davantage à un prêtre, étant donné la branche particulière dans laquelle j’exerce la médecine. »
Il abaissa les yeux sur la tête penchée de l’enfant.
« J’aide les gars qui sont malades d’angoisse, dit doucement le psychiatre, les gars qui ont des difficultés, je les aide à les surmonter, à s’en débarrasser, à dénouer les nœuds. Quand je le peux, c’est ce que je fais. Et je ne dis jamais rien à personne, cela reste entre ce gars et moi. »
Mais, se dit-il en même temps à lui-même, il faudra bien que je le découvre, ton secret.
Ils allèrent voir les chats.
Dans les cages, il y avait les siamois, puis les persans, puis dans des cages plus petites, il y avait les chats noirs à poil ras et leurs rejetons hybrides. « Nous les laissons en liberté dans la maison ou bien nous les mettons dans cette grande cage pour qu’ils prennent de l’exercice, expliqua Tim. Les miens, je les prends dans mon atelier quelquefois. Tous ceux-ci sont à moi. Grand-mère garde les siens sous la véranda ensoleillée.
— On ne se douterait jamais que ceux-ci ne sont pas des pur-sang, observa Welles. Lesquels as-tu dit sont les authentiques pur-sang ? Ont-ils des chatons ?
— Non, je les ai vendus.
— J’aimerais t’en acheter un, mais ceux-ci sont parfaitement identiques. Je ne ferais pas la différence. Je voudrais bien un petit chat, et je n’ai pas l’intention de faire de l’élevage. Est-ce que tu me vendrais l’un de ceux-ci ? »
Timothy secoua la tête.
« Je regrette, mais je ne vends que les pur-sang. »
C’est alors que Welles commença à se rendre compte du genre de problème qu’il avait à résoudre. Ce problème, il le pressentait avec joie, avec soulagement, avec espoir et avec un enthousiasme passionné.
« Pourquoi pas ? insista Welles. Je peux attendre un pur-sang, si tu préfères, mais pourquoi pas un de ceux-ci ? Ils en ont tout à fait l’air. Peut-être même sont-ils plus intéressants. »
Tim regarda Welles pendant une longue, très longue minute. « Je vais vous montrer quelque chose, dit-il. Vous promettez de m’attendre ici ? Non, je vais vous laisser entrer dans l’atelier. Un instant, je vous prie. »
Le jeune garçon sortit une clef de sous sa blouse, où elle était suspendue à une chaîne, et il ouvrit la porte de son atelier. Il entra, referma la porte, et Welles l’entendit remuer à l’intérieur pendant un certain temps. Puis il revint à la porte et lui fit signe.
« Ne le dites pas à grand-mère, dit Tim. Je ne le lui ai pas encore dit. S’il vit, je le lui dirai la semaine prochaine. »
Dans un coin de l’atelier, sous une table, il y avait une caisse, et dans cette caisse, se trouvait une chatte siamoise. Quand elle aperçut l’étranger, elle essaya de cacher ses petits. Mais Tim la souleva avec douceur, et alors, Welles vit les petits chats. Deux d’entre eux avaient l’air de rats blancs, avec une queue maigre et des pattes, des oreilles et un museau tachetés. Mais le troisième !… oui, c’était bien autre chose ! Ce serait un chat splendide, s’il vivait. Il avait le poil blanc, aussi long et soyeux que celui du plus beau persan et son ascendance de siamois était tout à fait évidente.
Welles retenait son souffle.
« Bravo, mon vieux ! Tu ne l’as encore dit à personne ?
— Non, ce n’est pas encore le moment de le montrer. Il n’a pas une semaine.
— Mais tu vas bien le montrer ?
— Oh ! bien sûr, grand-mère va être ravie. Elle en sera folle. Peut-être qu’il y en aura encore d’autres.
— Tu savais que cela allait se produire. Tu as fait en sorte que cela arrive. Tu as préparé cela depuis le début, insista Welles.
— Oui », admit Tim.
Le jeune garçon détourna ses regards. « J’avais lu quelque chose à ce sujet », dit-il.
La chatte retourna d’un bond dans la caisse pour soigner ses petits. Welles n’en pouvait supporter davantage. Sans jeter un seul regard au reste de la pièce (tout était recouvert de toiles cirées et de journaux), il alla à la porte.
« Merci de me l’avoir montré, Tim, dit-il. Quand tu en auras un à vendre, pense à moi. J’attendrai. C’est un comme ça que je veux. »
Le petit garçon le suivit et referma soigneusement la porte à clef.
« Mais, Tim, dit le psychiatre, ce n’est pas cela que tu craignais que je découvre. Tu en aurais bien parlé sans drogue, n’est-ce pas ? »
Tim répondit avec circonspection : « Je n’avais pas l’intention de parler de ce chat avant de pouvoir le montrer. C’est grand-mère qui aurait dû être mise au courant la première. Mais vous m’avez poussé à vous le dire à vous en premier lieu.
— Tim, dit le psychiatre avec chaleur, nous nous reverrons. Quelles que soient tes appréhensions, n’en aie aucune avec moi. Je devine souvent les secrets. Je suis déjà en passe de découvrir le tien. Mais il est inutile que personne le sache jamais. » Il rentra rapidement chez lui, en sifflotant de temps en temps. Peut-être bien que lui, Peter Welles, était l’homme le plus chanceux du monde.
À peine avait-il commencé à parler avec Tim, lors de sa deuxième visite à son cabinet, que le téléphone sonna dans le hall. À son retour, quand il ouvrit la porte, il aperçut un livre entre les mains de Tim. Le jeune garçon eut un geste, comme pour le cacher, puis il se ravisa.
Welles prit le livre et le regarda.
« Tu veux en savoir plus long au sujet de Rorschach, hein ? lui demanda-t-il.
— Je l’ai vu sur le rayon et…
— Oh ! il n’y a pas de mal », dit Welles qui l’avait laissé intentionnellement près du siège que Tim devait occuper. « Mais comment se fait-il qu’il ne soit pas à la bibliothèque publique ?
— Ils ont bien des livres qui en parlent, mais dans les rayons interdits. Je n’ai pas pu les sortir. » Tim avait parlé sans réfléchir tout d’abord, puis il reprit son souffle.
Mais Welles répondit calmement : « Je te sortirai ce livre. Je te le donnerai la prochaine fois que tu viendras. Pour aujourd’hui, emporte celui-ci en partant. Tim, je te le dis très, sérieusement, tu peux me faire confiance.
— Je ne peux absolument rien dire, dit le petit garçon. Vous avez découvert certaines choses, je souhaite que… oh ! je ne sais pas au juste ce que je souhaite ! Mais j’aimerais autant qu’on me laisse tranquille. Je n’ai pas besoin d’aide. Peut-être que je n’en aurai jamais besoin. Si cela arrivait, pourrais-je venir à vous à ce moment-là ? »
Welles tira sa chaise et s’assit avec lenteur. « Peut-être que ce serait la meilleure chose à faire. Mais pourquoi attendre d’être capable d’empêcher qu’elle se produise jamais, cette chose que tu sembles redouter. Tu peux aisément raconter des blagues aux gens à propos des chats, leur dire que tu t’amusais, que tu voulais voir ce que ça allait donner. Mais tu ne peux pas raconter des blagues dans tous les cas. Peut-être que si j’étais là pour t’aider, tu le pourrais. Ou bien, qu’avec moi pour t’appuyer, l’abcès crèverait avec moins de douleur, pour tes grands-parents aussi.
— Je n’ai rien fait de mal.
— C’est ce dont je commence à être sûr. Mais les choses que tu essaies de tenir cachées peuvent se découvrir. Le chat, tu pourrais le cacher, mais tu as décidé de le montrer. Et pour ça, tu es obligé de courir un risque.
— Je leur dirai que j’avais lu ça dans un livre.
— Ce n’était donc pas vrai. Je m’en doutais. C’est toi qui as calculé ça, alors ? »
Il y eut un silence.
Puis Timothy Paul dit : « Oui, j’avais calculé cela. Mais cela fait partie de mon secret.
— Tu n’as rien à craindre avec moi. »
Mais le jeune garçon n’avait pas encore totalement confiance. Welles s’aperçut très vite que Tim avait cherché à éprouver la foi qu’il pouvait mettre en lui. Tim avait emporté le livre et le lui avait rendu, il prenait les livres que Welles sortait pour lui, et les rapportait également, en temps voulu. Mais il parlait peu et il était toujours extrêmement méfiant. Welles pouvait raconter ce qu’il voulait, mais il obtenait très peu, ou même rien, du jeune garçon. Il ne parlait que des sujets que n’importe quel autre garçon de son âge aurait également abordés. Deux mois passèrent ainsi, au cours desquels Welles vit Tim une fois par semaine, officiellement, mais, en fait, plusieurs fois, en allant regarder jouer les enfants sur le terrain de jeu de l’école, ou en le rencontrant au cours de sa tournée de journaux, à la fin de laquelle il lui offrait souvent un soda. Et Welles n’en savait toujours pas plus long. Il fit un nouvel effort. Il n’avait rien cherché à savoir pendant ces deux mois, il avait respecté le silence de l’enfant pour essayer de lui donner le temps de le connaître et de lui faire confiance.
Mais un jour il lui demanda : « Qu’est-ce que tu as l’intention de faire quand tu seras plus grand, Tim ? élever des chats ? »
Tim répondit que non en riant.
« Je ne sais pas très bien encore. Tantôt je pense à une chose, tantôt à une autre. »
C’était là une réponse typique de jeune garçon, Welles n’en tint aucun compte.
« Qu’est-ce qui te tente par-dessus tout ? » demanda-t-il.
Tim répondit avec un élan d’enthousiasme : « Faire ce que vous faites !
— Tu as fait des lectures sur ce genre de métier, j’imagine, dit Welles d’un ton aussi nonchalant que possible. Alors tu sais sans doute qu’avant de pouvoir faire ce que je fais il faut subir les épreuves nécessaires, exactement comme un malade. Il faut aussi faire sa médecine pour avoir tous ses titres de docteur en médecine, bien sûr. Ça, tu ne peux pas encore le faire. Mais tu peux, dès maintenant, subir les épreuves, comme si tu étais malade.
— Pourquoi ? Pour savoir ce que c’est que ce genre de cure ?
— Oui. Et aussi pour être guéri. Il te faudra faire face à ton angoisse et lui tordre le cou. Il te faudra aussi venir à bout d’un bon nombre d’autres problèmes, ou, du moins, les envisager.
— Mon angoisse n’existera plus quand je serai grand, dit Tim. Je crois que non. J’espère que non.
— Peux-tu en être sûr ?
— Non, admit le jeune garçon. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais j’ai peur. Je sais simplement que je dois absolument cacher certaines choses. Est-ce très mauvais aussi ?
— Dangereux, peut-être. »
Tim réfléchit un instant sans parler. Welles fuma trois cigarettes et l’envie de marcher dans la pièce lui donnait des fourmis dans les jambes, mais il n’osait pas bouger.
« À quoi ressemblerait-elle, cette cure ? demanda enfin Tim.
— Tu me parlerais de toi, de ton enfance, tout comme le fait ta grand-mère quand elle te décrit.
— Elle m’a fait sortir de la pièce. Je ne suis pas censé me prendre pour quelqu’un d’intelligent, dit Tim avec un sourire forcé qu’il avait très rarement.
— Et tu n’es pas censé savoir comment elle t’a élevé ?
— Elle m’a très bien élevé, dit Tim. Elle m’a appris les choses les plus sensées qu’on m’ait jamais enseignées.
— Telles que ?
— Telles que le silence. À ne jamais dire ce qu’on sait, à ne jamais faire le malin.
— Je vois ce que tu veux dire, dit Welles. Connais-tu l’histoire de saint Thomas d’Aquin ?
— Non.
— Quand il était étudiant à Paris, on ne l’entendait jamais au cours, et les autres le croyaient stupide. L’un d’eux lui offrit gentiment de l’aider et lui expliqua très patiemment le cours, d’un bout à l’autre, pour le lui faire comprendre. Et un jour, ils en arrivèrent à une chose difficile, et l’autre étudiant s’embrouilla et dut admettre qu’il ne comprenait pas. Alors, Thomas proposa une solution, et c’était la bonne. Il en avait toujours su davantage que les autres, mais on l’appelait le Bœuf de labour. »
Tim, gravement, acquiesça de la tête.
« Et quand il fut homme ?
— Ce fut le plus grand penseur de tous les temps, dit Welles, un supercerveau du XIVe siècle. Son esprit fut plus créateur que celui de dix autres grands hommes réunis. Il est mort jeune. »
Après cela, ce fut bien plus facile.
« Par où est-ce que je commence ? demanda Tim.
— Il vaudrait mieux commencer par le commencement. Dis-moi tout ce que tu te rappelles de ta petite enfance, avant que tu n’ailles à l’école. »
Tim prit le temps de réfléchir sérieusement.
« Il me faudra pas mal aller de l’avant puis revenir en arrière, dit-il. Je serai incapable de respecter l’ordre.
— Peu importe. Dis-moi simplement aujourd’hui tout ce dont tu te souviens de ce moment-là de ta vie. D’ici la semaine prochaine, d’autres choses te seront revenues en mémoire. À mesure que nous en arriverons à des périodes plus reculées, il se peut que tu retrouves des événements plus anciens. À ce moment-là, parle-m’en, et nous essaierons de tout remettre en place.
Welles écouta les révélations du jeune garçon avec un intérêt passionné. Il trouvait difficile de ne pas manifester ce qu’il éprouvait.
« Quand as-tu commencé à lire ? demanda Welles.
— Je ne sais pas très bien. Ma grand-mère me lisait des histoires et, en quelque sorte, j’ai compris ce que c’était que les mots. Mais quand j’ai essayé de lui dire que je savais lire, elle m’a fouetté. Elle persistait à dire que je ne savais pas, et je persistais à dire que je savais, jusqu’à ce qu’elle me fouette. Pendant un certain temps, cela a été épouvantable, parce que je ne connaissais aucun des mots qu’elle ne m’avait pas lus. J’apprenais, je pense, en regardant le livre, assis à côté d’elle, ou bien je me souvenais des mots et ensuite j’allais voir, tout seul, à quoi ils ressemblaient. Je crois que j’ai appris dès que j’ai compris que chaque groupe de lettres, sur la page, formait un mot.
— C’est la méthode globale, remarqua Welles, la plupart des gens qui ont appris à lire tout seuls ont appris ainsi.
— Oui. J’ai lu cela depuis dans un livre. Et que Macaulay savait lire à l’âge de trois ans, mais seulement à l’envers, parce qu’il était assis en face de son père pendant qu’il lisait la Bible au reste de la famille.
— Nombreux sont les cas où les enfants apprennent à lire comme toi et étonnent grandement leurs parents. Eh bien, comment as-tu procédé ensuite ?
Un jour, j’ai remarqué que deux mots étaient presque identiques et se prononçaient presque de la même façon. C’était « can » et « man ». Je me souviens que je ne pouvais plus en détacher mes regards et que je sentais bouillonner en moi quelque chose de très beau. Je me suis mis à observer les mots avec soin, mais dans un état de surexcitation extrême. J’ai dû rester là très longtemps parce que, quand je posais le livre et que j’essayais de me mettre debout, tout mon corps était ankylosé. Mais j’avais compris, et après cela, ça n’a pas été difficile de décomposer la plupart des mots. Les mots les plus difficiles sont les plus courants, ceux qu’on rencontre sans arrêt dans les livres faciles. D’autres mots se prononcent comme ils sont écrits.
— Et personne ne savait que tu savais lire ?
— Non. Grand-mère me disait de ne pas dire que je savais, alors, je ne le disais pas. Elle me faisait souvent la lecture, et cela m’aidait. Nous avions beaucoup de livres, bien sûr. J’aimais ceux qui avaient des images. Une fois ou deux, on m’a trouvé avec un livre sans images, et alors on me l’a ôté en disant : « Je vais te trouver un livre plus indiqué pour un petit garçon. »
— Tu te souviens quels livres tu aimais à ce moment-là ?
— Les livres d’animaux, je me rappelle. Et aussi les livres de géographie. C’était drôle, les animaux… »
Une fois qu’on était arrivé à faire parler Timothy, pensa Welles, ce n’était pas difficile de le laisser continuer.
« Un jour, dit Tim, j’étais au zoo, tout seul près des cages. Grand-mère se reposait sur un banc et elle me laissait me promener sans elle. Les gens parlaient des bêtes et je me mis à leur raconter tout ce que je savais. Je devais être plutôt comique en un sens, parce que j’avais lu un certain nombre de mots et que je ne savais pas les prononcer correctement, des mots que je n’avais jamais entendu prononcer auparavant. Ils écoutaient et ils me posaient des questions, et je me prenais pour grand-père, à leur apprendre ainsi des choses de la même façon qu’il m’en apprenait parfois. Et puis ils invitèrent un autre homme à venir m’écouter, en lui disant : « Entends-moi ça, ce gosse, ce qu’il est tordant ! » et je m’aperçus qu’ils étaient tous en train de se moquer de moi. »
Le visage de Timothy était plus rouge que d’habitude, mais il s’efforça de sourire en ajoutant : « Je me rends compte maintenant à quel point je devais être drôle, et causer leur surprise aussi ; la surprise est une des causes principales de l’humour. Mais ma petite sensibilité fut si terriblement blessée que je revins en courant vers grand-mère, en larmes, et il lui fut impossible de savoir pourquoi je pleurais. Mais j’étais bien puni de lui avoir désobéi. Elle m’avait toujours dit de ne rien raconter aux gens. Elle disait qu’un enfant n’a rien à apprendre à ses aînés.
— Pas de cette manière peut-être, pas à cet âge-là.
— Mais franchement, il y a bien des adultes qui n’en savent pas très long, dit Tim. Quand nous avons pris le train l’an dernier, une femme est venue s’asseoir à côté de moi, et s’est mise à raconter ce qu’un petit garçon devrait savoir au sujet de la Californie. Je lui ai dit que j’y avais vécu toute ma vie, mais je crois bien qu’elle ne savait même pas qu’on nous enseigne des choses à l’école parce qu’elle a entrepris de me faire un cours et presque tout ce qu’elle disait était faux.
— Quoi, par exemple ? » demanda Welles qui, lui aussi, avait eu à souffrir des touristes.
« Nous… elle a dit tant de choses… mais celle-là, je crois, c’était la plus belle : Elle disait que toutes les missions étaient si pleines d’intérêt, et j’ai dit que oui, et elle a ajouté : « Tu sais, elles ont existé bien avant que Christophe Colomb découvre l’Amérique. » Je croyais qu’elle disait ça pour plaisanter, alors j’ai ri. Et elle a pris un air très sérieux pour ajouter : « Oui, tous ces gens qui sont venus du Mexique jusqu’ici. » J’imagine qu’elle croyait que c’étaient des temples aztèques. »
Welles qui riait aux éclats fut obligé d’admettre qu’il manquait, hélas ! à beaucoup d’adultes le savoir le plus élémentaire.
« Après l’aventure du zoo, et plusieurs autres du même genre, je me suis mis à prendre un peu plus de plomb dans la cervelle, continua Tim. Les gens qui savaient les choses ne tenaient pas à m’entendre les leur répéter, et les gens qui ne les savaient pas n’acceptaient pas qu’un bébé de quatre ans les leur apprenne. Je crois que j’avais quatre ans quand je me suis mis à écrire.
— Comment ?
— Oh ! je pensais tout simplement que si je ne pouvais rien dire à personne, j’éclaterais. Alors, je me suis mis à tout écrire, en lettres d’imprimerie, comme dans mes livres. Puis j’ai découvert l’écriture à la main, et nous avions quelques livres d’autrefois qui enseignaient l’écriture. Je suis gaucher. Quand je suis allé à l’école, j’ai dû me servir de ma main droite. Mais à ce moment-là, j’avais appris à faire semblant de ne pas savoir les choses. Je regardais les autres, et je faisais comme eux. C’est ma grand-mère qui m’avait dit de le faire.
— Je me demande pourquoi elle te disait cela, s’étonna Welles.
— Elle savait que je n’avais pas l’habitude d’être avec d’autres enfants, disait-elle, et c’était la première fois qu’elle me confiait aux soins de quelqu’un d’autre. Aussi, elle m’a dit de faire ce que faisaient mes camarades, et ce que la maîtresse me disait de faire, expliqua Tim tout simplement. Et j’ai suivi son conseil à la lettre. Je faisais semblant de ne pas savoir une chose jusqu’à ce que les autres la sachent aussi. C’est une chance que j’aie été timide. Mais il y a bel et bien des choses à apprendre aussi. Vous savez, la première fois que je suis allé à l’école, j’ai été très déçu parce que l’institutrice était habillée comme les autres femmes. Les seules images que j’avais vues d’une maîtresse d’école étaient celles du Livre de Ma Mère l’Oye, et je croyais que toutes les institutrices portaient des jupes à crinoline. Mais dès que je l’ai vue, le premier instant de surprise passé, je me suis rendu compte que c’était idiot, et je n’en ai soufflé mot à personne. »
Le psychiatre et l’enfant rirent ensemble.
« Nous faisions des jeux. Il fallait que j’apprenne à jouer avec les autres et à ne pas être étonné quand ils me donnaient des coups ou qu’ils me poussaient. Je n’arrivais vraiment pas à comprendre pourquoi ils faisaient cela ou quel bien cela leur faisait. Mais si j’étais surpris je faisais : « Hou ! » pour les surprendre à leur tour ; et s’ils étaient furieux parce que j’avais pris un ballon ou un jouet qu’ils voulaient aussi, je me mettais à jouer avec eux.
— Personne n’a jamais essayé de te battre ?
— Oh ! si. Mais j’avais un livre de boxe, avec des images, on n’apprend pas tout avec des images, mais j’ai acquis un peu de pratique aussi, et cela m’a aidé. De toute façon, je ne voulais pas gagner. C’est ce qui me plaît dans les jeux où il faut de la force ou de l’adresse : je suis de force moyenne, je ne suis pas constamment obligé de me surveiller, de peur de faire le malin ou de jouer au caïd.
Tu as bien dû essayer de jouer au caïd quelquefois ?
— Dans les livres, ils se pressent tous autour du gars qui leur apprend de nouveaux jeux et qui invente des jeux. Mais j’ai découvert que ce n’était pas vrai. Ils veulent toujours faire la même chose, tout le temps jouer à cache-cache par exemple. Et ce n’est pas drôle si le premier attrapé est « maire » la fois d’après. Les autres s’en vont n’importe où et n’essaient même pas de se cacher ou de courir, parce que ça n’a aucune importance qu’ils soient pris. Mais c’est impossible de faire comprendre cela aux gars et de les faire jouer correctement, c’est-à-dire que ce soit le dernier attrapé qui soit « maire ».
Timothy regarda sa montre. « C’est l’heure de partir, dit-il, j’ai eu du plaisir à parler avec vous, docteur. J’espère que je ne vous ai pas trop ennuyé. »
Welles reconnut la phrase et eut un sourire engageant à l’adresse du jeune garçon.
« Tu ne m’as pas parlé de ce que tu as écrit. Est-ce que tu as commencé par tenir un journal ?
— C’était un vrai journal que j’écrivais. Une page par jour, ni plus, ni moins. Je l’écris toujours, confia Tim. Mais maintenant je mets plus de choses dans la page. Je le tape à la machine.
— Et tu écris des deux mains, indifféremment ?
— Mon écriture de la main gauche est mon écriture secrète. Pour l’école et pour les choses comme ça, je me sers de la main droite. »
Après le départ de Timothy, Welles se félicita. Mais pendant tout le mois qui suivit, il n’obtint rien de plus. Tim se refusait à lui apprendre le moindre fait significatif. Il raconta ses parties de ballon, il décrivit la surprise et l’émerveillement de sa grand-mère quand elle avait vu le magnifique petit chat, il dit comment grandissait l’animal et tous les tours qu’il jouait. Il parlait avec beaucoup de sérieux de choses passionnantes telles que son amour pour les voyages et le train, sa prédilection pour le lion, parmi les bêtes sauvages, ou son vif désir de voir tomber de la neige. Mais pas un mot de ce que Welles aurait aimé entendre. Le psychiatre savait qu’il était de nouveau mis à l’épreuve, et il attendait patiemment.
Puis un après-midi où Welles, par un hasard heureux, n’avait pas de client et fumait une pipe sous la véranda à l’entrée de sa maison, Timothy Paul entra dans la cour.
« Miss Page m’a demandé hier si je continuais à vous voir et je lui ai dit que oui. Elle a dit qu’elle espérait que mes grands-parents ne trouvaient pas que cela faisait une trop grosse dépense, parce que vous lui aviez dit que j’allais très bien et qu’il ne fallait pas qu’elle s’inquiète à mon sujet. Alors j’en ai parlé à Bonne-Maman en lui demandant si les visites que je vous faisais étaient très chères, et elle m’a dit : « Oh ! non, mon petit, c’est l’école qui les paie. C’est ton institutrice qui a décidé qu’il serait bon que tu parles un peu avec le Dr Welles. »
— Je suis content que tu sois venu à ce sujet, Tim, et je suis bien sûr que tu n’as rien dit, ni à l’une ni à l’autre. Personne ne me paie. L’école me paie dans le cas d’un enfant qui a grand besoin d’aide et dont les parents sont pauvres. C’est un nouveau service qui existe depuis 1956. Beaucoup d’enfants inadaptés peuvent être aidés, et cela revient finalement beaucoup moins cher à l’État que s’ils devenaient fous ou criminels, ou quelque chose de ce genre. Tu comprends ça. Mais – oh ! assieds-toi –, je ne peux rien demander à l’État pour toi et je ne peux pas envoyer une note d’honoraires à tes grands-parents. Tu es admirablement adapté, dans tous les domaines, autant que je puisse en juger ; et quand je saurai tout sur toi, j’en serai encore bien plus certain.
— Ça alors ! Je ne serais sûrement pas venu… » Tim, plein de confusion, ne pouvait terminer sa phrase. » On devrait vous payer. Je prends tellement de votre temps. Sans doute vaudrait-il mieux que je ne revienne plus.
— Je crois bien que oui, pas toi ?
— Pourquoi faites-vous cela pour rien, docteur ?
— Je crois que tu le sais très bien. »
Le jeune garçon s’assit dans le siège à bascule, et se mit à se balancer, pensif. Le siège grinçait.
« Je vous intéresse. Je suis un objet de curiosité, dit-il.
— Ce n’est pas tout, Tim. »
Le grincement reprit de plus belle.
« Je sais, dit Timothy. Je vous crois. Dites-moi, vous permettez que je vous appelle Peter, puisque nous sommes amis ? »
La fois suivante où ils se revirent, Timothy lui parla en détail de son journal. Il en avait conservé tous les numéros, depuis les premiers articles pleins de bavures et maladroitement écrits en caractères d’imprimerie au crayon, jusqu’aux tout derniers, impeccablement tapés à la machine. Mais il ne voulut en montrer aucun à Welles.
« Je note simplement tous les jours ce que j’ai le plus envie de dire, les nouvelles ou les renseignements ou les idées que j’ai dû avaler sans en parler. Aussi, il y a de tout. Les premiers numéros sont terriblement drôles. Quelquefois, je devine ce que je voulais exprimer alors, ce qui m’a poussé à les écrire. Quelquefois, je m’en souviens. Je parle aussi des livres que j’ai lus et je leur donne des notes, comme à l’école, d’après deux critères : l’intérêt que j’ai éprouvé pour le livre, et la valeur du livre. Je spécifie aussi si c’est la première fois que je le lis.
— Combien de livres lis-tu, à quelle vitesse lis-tu ? »
Il s’avéra que la vitesse de lecture de Timothy, pour une première lecture et pour des livres d’adultes, variait de huit à neuf cents mots à la minute. Le roman policier moyen, qu’il adorait, lui prenait un peu moins d’une heure. Un livre d’histoire qui était le programme d’une année scolaire, Tim l’assimilait aisément en le relisant trois ou quatre fois au cours de l’année. Il s’en excusa, mais il expliqua qu’il lui fallait bien savoir ce qu’il y avait dans le livre pour ne pas risquer de révéler dans ses compositions ce qu’il avait appris par ailleurs. Le soir, alors que ses grands-parents le croyaient occupé à faire ses devoirs, il passait son temps à lire d’autres livres, ou à écrire son journal, ou encore quelque chose du même genre. Welles s’en était bien douté, Tim avait lu tout ce qu’il y avait dans la bibliothèque de son grand-père, et tout ce qu’il y avait d’intéressant à la bibliothèque de la ville, à part les livres qui lui étaient interdits, et tout ce qu’il avait pu faire venir de la bibliothèque de l’État.
— Que disent les bibliothécaires ?
— Ils croient que les livres sont pour mon grand-père. C’est ce que je leur dis s’ils me demandent ce qu’un petit garçon peut bien faire avec de si gros livres. Peter, ce sont tous ces mensonges qui me tuent. Et pourtant, je suis obligé de mentir, n’est-ce pas ?
— Dans la mesure où je peux en juger, je crois que oui. Mais tu as de quoi t’occuper un certain temps avec les livres de ma bibliothèque. Là aussi, pourtant, il y aura des rayons interdits.
— Pouvez-vous me dire pourquoi ? Pour les livres de la bibliothèque, je comprends. Certains pourraient effrayer les gens, et certains sont…
— Certains de mes livres pourraient t’effrayer aussi, Tim. Je te parlerai un peu un de ces jours de certaines anomalies psychologiques, si tu veux, et alors je crois que tu comprendras que, tant que tu ne seras pas véritablement armé pour faire face à ce genre de cas, il vaut mieux les éviter et ne pas en savoir trop long là-dessus.
— Je ne veux pas être morbide, concéda Tim. D’accord, je ne lirai que ceux que vous me donnerez. Et maintenant, je vais vous dire autre chose sur moi. Il n’y avait pas que le journal, vous savez.
— Je le pensais. Tu veux bien m’en parler ?
— Cela a commencé le jour où j’ai envoyé une lettre à un journal ; sous un nom de plume, bien sûr. Ils l’ont publiée. Pendant un certain temps, je me suis drôlement amusé avec ça ; une, lettre tous les jours ou presque ; et je me donnais toutes sortes de noms de plume. Puis je me suis adressé à des magazines. C’étaient encore des lettres de lecteur, puis des histoires. J’ai essayé d’envoyer des histoires. »
Il regarda Welles d’un air légèrement inquiet, mais ce dernier répondit simplement : « Quel âge avais-tu quand tu as vendu ta première histoire ?
— Huit ans, dit Timothy. Et quand le chèque est arrivé avec mon nom dessus, T. Paul, je ne savais pas le moins du monde ce qu’il fallait faire.
— En effet ! Et qu’as-tu fait ?
— Il y avait une affiche sur la vitre d’une banque. Je lisais toujours les affiches, et j’ai repensé à celle-là, « Opérations bancaires par la poste ». J’étais dans une situation vraiment désespérée, voyez-vous. Alors, j’ai trouvé un nom de banque, de l’autre côté de la Baie, et je leur ai écrit, à la machine, que je désirais ouvrir un compte et que je joignais un chèque comme premier versement. Oh ! j’avais une frousse intense, et il fallait que je me dise sans arrêt qu’après tout je ne risquais pas grand-chose. C’était mon propre argent. Mais vous savez ce que c’est que de n’être qu’un petit garçon. On m’a retourné le chèque et j’étais mort de peur quand il est arrivé. Mais la lettre expliquait que je ne l’avais pas endossé. On m’envoyait un questionnaire qu’il fallait que je remplisse. Je ne sais pas combien de mensonges j’ai osé écrire. Mais c’était mon argent, et il fallait bien que j’en prenne possession. Si je pouvais le mettre à la banque, je pourrais le retirer un jour. Comme profession j’écrivis que j’étais « écrivain », et je dis que j’avais vingt-quatre ans. Je pensais que ça faisait terriblement vieux.
— J’aimerais bien lire cette histoire. Est-ce qu’il te reste un des magazines ?
— Oui, dit Tim, mais personne ne l’a remarqué. Je veux dire que « T. Paul » pouvait être n’importe qui. Et quand je voyais des revues pour les écrivains chez les marchands de journaux, je les achetais. Et j’ai pris l’habitude de mettre un nom de plume pour signer ce que j’écrivais, et mon propre nom et mon adresse en haut dans le coin. Mais au début, je ne me servais que d’un nom de plume et parfois je ne recevais aucune réponse. Je n’entendais plus jamais parler de mon envoi. Parfois si.
— Alors que faisais-tu ?
— Alors j’endossais le chèque à mon propre nom, et je le signais de mon nom de plume. J’avais une de ces peurs en faisant cela ! Mais c’était mon propre argent.
— Il n’y avait que des histoires ?
— Des articles aussi. Et des choses… Assez de ça pour aujourd’hui. Je voulais simplement vous dire qu’il y a quelque temps T. Paul a demandé à sa banque de transférer une partie de son argent sur un compte. Il voulait pouvoir commander des livres par la poste, par exemple. Et aussi je voulais être en mesure de vous régler ce que je vous dois, docteur, dit-il, cérémonieux soudain.
— Non, Tim, dit fermement Peter Welles, tout le plaisir est pour moi. Ce que j’aimerais voir, c’est l’histoire qui a été publiée quand tu avais huit ans. Et un certain nombre d’écrits qui ont rendu T. Paul assez riche pour qu’il puisse consulter un psychiatre à ses propres frais. Et pour l’amour du Ciel, veux-tu me dire comment il est possible que tout cela ait pu se faire sans que tes grands-parents soient au courant ?
Grand-mère croit que je renvoie des bons et des carnets de timbres qui donnent droit à des ristournes. Ce n’est pas elle qui prend le courrier. Elle dit que ce petit travail est un tel plaisir pour son petit garçon. Enfin, c’est ce qu’elle disait quand j’avais huit ans. Je jouais au facteur. Et il y avait bel et bien des bons. Je les lui ai montrés, jusqu’au jour où elle m’a dit (ce devait être la troisième fois) que ce genre de chose ne l’intéressait pas beaucoup. Et maintenant elle a l’habitude d’attendre que ce soit moi qui apporte le courrier. »
Peter Welles pensait que c’était vraiment le jour des révélations. Il passa la soirée chez lui, la tête entre les mains, à soupirer de la difficulté qu’il éprouvait à avaler toute cette histoire.
Et ce 120 de Q.I., quelle blague ! Le jeune garçon l’avait roulé. Les lectures de Tim, dans les revues ou ailleurs, l’avaient suffisamment mis au courant des tests, au sujet du quotient intellectuel, au sujet des problèmes et de toutes ces questions, pour qu’il puisse le berner aisément. À quel chiffre parviendrait-il s’il voulait bien s’y soumettre vraiment ?
Welles se jura qu’il le saurait.
Mais il n’y parvint pas. Tim Paul subit rapidement et sans faire aucune erreur d’aucune sorte toutes les séries de tests destinés aux adultes les plus doués. On n’en avait encore inventé aucun qui puisse mesurer son degré d’intelligence. Alors qu’il écrivait encore son âge avec un seul chiffre, Timothy Paul avait affronté seul, et résolu, des problèmes qui eussent dérouté un adulte moyen. Et il avait accompli le tour de force le plus extraordinaire qui soit : celui de se faire passer pour un petit garçon bien normal correspondant à la note moyenne de 10 à 12 sur 20.
Et il se pouvait bien que ce ne fût pas tout. Qu’écrivait-il ? Et que faisait-il encore, à part lire et écrire, apprendre la menuiserie, élever des chats et duper admirablement tout son monde ?
Quand Peter Welles eut lu certaines des choses que Tim avait écrites, il fut surpris de découvrir que les histoires du jeune garçon étaient pleines de vie et témoignaient d’un esprit d’observation de la nature humaine extrêmement poussé. Ses articles, à côté de cela, étaient le fruit d’un raisonnement serré, d’un travail sérieux et de recherches approfondies. Apparemment, Tim lisait de A à Z un certain nombre de quotidiens et une vingtaine ou à peu près de périodiques.
« Oh ! bien sûr, dit Tim quand il l’interrogea là-dessus, je lis tout. Je fais aussi de temps à autre un retour en arrière pour revenir aux journaux plus anciens également.
— Si tu peux écrire de cette façon-là », dit Welles en lui montrant une revue dans laquelle était paru un article solide et érudit, « et cela » (c’était un article politique, sous forme de dialogue, qui donnait des arguments pour et contre une réforme du système parlementaire américain tout entier), « pourquoi me parles-tu toujours dans la langue d’un jeune écolier moyen et stupide ?
— Parce que je ne suis qu’un petit garçon, répondit Tim. Que se passerait-il si je me mettais à parler ainsi ?
— Tu pourrais bien essayer avec moi. Tu m’as bien montré tout ceci.
— Je n’oserais jamais essayer de parler ainsi. Je pourrais oublier par la suite, et me mettre à en faire autant avec d’autres. Je ne sais pas prononcer la moitié des mots.
— Quoi !
— Je ne vérifie jamais une prononciation, expliqua Tim. Au cas où un mot m’échappe qui n’est pas du vocabulaire d’un garçon de mon âge, je peux toujours espérer que je l’ai prononcé de travers. »
Welles partit d’un éclat de rire sonore, mais il s’arrêta à temps en se rendant compte de tout ce qu’il y avait de sagesse derrière ces paroles.
« Tu ressembles tout à fait à un explorateur qui vivrait parmi des sauvages, dit le psychiatre. Tu as étudié ces sauvages de très près et tu t’efforces de les imiter pour qu’ils ne sentent pas de différence entre vous.
— C’est bien quelque chose comme ça, reconnut Tim.
— C’est pourquoi tes histoires sont si humaines, dit Welles. Celle de la petite fille impossible… »
Ils sourirent tous deux.
« Oui, c’était ma première histoire, dit Tim. J’avais presque huit ans, et il y avait un gars dans ma classe qui avait un frère ; et le petit voisin, c’était l’autre, celui qui était la victime.
— Dans quelle mesure cette histoire est-elle vécue ?
— La première partie est vraie. C’était une petite fille que je voyais quand j’allais chez eux. Elle avait fixé son choix sur Steve, le copain du frère de Bill. Elle voulait tout le temps jouer avec Steve, avec lui seul, et toutes les fois que les copains de Steve venaient elle jouait des tours épouvantables. Et les parents de Steve étaient exactement comme je les ai décrits. Ils n’auraient jamais permis que Steve soit méchant avec une petite fille. Quand elle jetait toutes les écorces de melon dans sa cour par-dessus la barrière, il devait toutes les ramasser sans mot dire ; et elle se moquait de lui par-dessus la barrière. Elle l’a fait punir pour des tas de choses qu’il n’a jamais faites ; et quand il avait un travail quelconque à faire dans son jardin, elle se pendait littéralement à la fenêtre de sa chambre et elle lui criait des choses et se moquait de lui. Je m’étais d’abord demandé ce qui la faisait agir ainsi, et ensuite j’ai imaginé la façon dont il pourrait arranger les choses avec elle, et j’ai écrit la manière dont cela aurait pu se passer.
— Tu n’as pas confié tes idées à Steve pour qu’il essaie d’en tirer profit ?
— Grand Dieu, non ! Je n’étais qu’un petit garçon. Un gamin de sept ans n’a rien à apprendre à un gamin de dix. C’est la première chose qu’il m’a fallu comprendre que je devais toujours me taire, surtout s’il y avait d’autres garçons ou d’autres filles plus âgés que moi, même d’un an ou deux. J’ai dû apprendre à garder une expression d’indifférence et à être toujours bouche bée et prêt à dire : « je ne saisis pas », en toute occasion ou presque.
— Dire que Miss Page trouvait cela bizarre que tu n’aies pas de véritable copain de ton âge ! dit Welles. Tu dois être le garçon le plus solitaire qui ait jamais vécu, Tim. Tu as vécu caché, comme un criminel. Mais, dis-moi, de quoi as-tu peur ?
— J’ai peur qu’on me découvre, bien sûr. La seule façon dont je puisse vivre en ce monde c’est sous le couvert d’un déguisement, jusqu’à ce que je grandisse, tout au moins. Tout d’abord ce sont mes grands-parents qui m’ont grondé et qui m’ont dit de ne pas faire le malin, puis il y eut les gens qui riaient quand j’essayais de leur parler. Plus tard, je me suis aperçu à quel point les gens détestent quiconque est meilleur ou plus intelligent qu’eux. Certains ont un esprit mercantile : si vous n’êtes pas doué dans un domaine, vous l’êtes dans un autre, mais on vous pardonne d’exceller dans certaines choses si vous êtes médiocre dans d’autres ; c’est une sorte de compensation. Il existe un domaine où vous pouvez être surpassé. C’est un juste milieu à trouver. Mais pour un enfant, c’est impossible. Aucun adulte ne peut souffrir de voir un enfant qui en sait plus long que lui. Oh ! peut-être a-t-il le droit de leur apprendre une petite chose qui les amuse. Mais très peu, dans quelque domaine que ce soit. Cela me fait penser à la vieille histoire de l’homme qui se trouvait dans un pays où tout le monde était aveugle. Je suis comme ça, mais on ne m’arrachera pas les yeux. Je ferai en sorte que personne ne sache jamais que j’y vois clair.
— Est-ce que tu vois des choses qu’aucun adulte ne voit ? »
Tim eut un geste vague en direction des revues.
« Comme ça, simplement. Dans la rue, dans les autobus, dans les magasins, j’entends les conversations des gens, quand ils travaillent aussi, et autour de moi. Mes lectures dans les journaux m’apprennent la manière dont ils agissent. Je suis exactement comme eux, à part que j’ai l’impression d’avoir cent ans de plus et d’être plus… mûr.
— Veux-tu dire que personne ne te semble avoir beaucoup de bon sens ?
— Ce n’est pas cela exactement. Je veux dire qu’il y a si peu de gens qui en ont, ou montrent qu’ils en ont. Il semble qu’ils n’ont même pas le désir d’en faire preuve. Les gens sont de braves gens, à leur manière, mais que pourraient-ils faire de moi ? Même à l’âge de sept ans, je comprenais leurs motifs, alors qu’ils n’étaient même pas capables de les comprendre eux-mêmes. Et ils sont si paresseux ! Ils ne semblent pas souhaiter savoir les choses ou les comprendre. La première fois que je suis allé chercher des livres à la bibliothèque j’ai vu que les livres les plus instructifs étaient rarement ouverts par les grandes personnes. Et cependant, ils s’adressent à tous les adultes d’intelligence moyenne. Mais les adultes n’ont pas le désir d’apprendre. Ils n’ont qu’une envie, trouver des occasions de s’amuser. La plupart des gens me font l’effet que les bébés et les petits chiens font à ma grand-mère. Seulement, elle n’a pas besoin de jouer tout le temps avec le petit chien, ajouta Tim avec un peu d’amertume.
— Tu as un ami, maintenant, puisque je suis là.
— Oui, dit Tim dont le visage s’éclaira. Et j’ai des amis parmi mes correspondants aussi. Les gens aiment ce que je leur écris parce qu’ils ne peuvent pas voir que je ne suis qu’un petit garçon. Quand je serai grand… »
Tim ne finit pas sa phrase. Welles comprenait maintenant ces craintes que Tim n’avait pas osé exprimer. Quand il serait grand, serait-il aussi en avance sur tous les autres adultes qu’il l’avait été toute sa vie sur ses contemporains ? Ses amis adultes avec qui il se trouvait maintenant sur un pied d’égalité lui feraient-ils alors l’impression d’être des bébés ou de petits chiens ?
Peter n’osa pas formuler cette pensée non plus. Il osa encore moins risquer une autre idée. Jusque-là, Tim ne s’était pas beaucoup intéressé à l’autre sexe. Pour lui, les femmes faisaient simplement partie de l’espèce humaine. Mais un jour viendrait où Tim adulte souhaiterait se marier. Et où trouverait-il une compagne parmi ces petits chiens ?
« Quand tu seras grand, nous serons toujours amis, dit Peter. Et qui donc sont tes autres amis ? »
Il s’avéra que Tim avait des correspondants dans le monde entier. Il jouait aux échecs par correspondance, jeu auquel il n’osait jamais jouer avec personne, sauf s’il s’obligeait à déplacer les pions au hasard et à laisser gagner son adversaire la moitié du temps. Il avait aussi beaucoup d’amis qui avaient lu ce qu’il avait écrit et lui avaient écrit à ce sujet, entamant ainsi une correspondance amicale. Après avoir reçu deux ou trois premières lettres de ce genre, il avait, de son côté, entrepris des correspondances, mais toujours avec des gens qui habitaient extrêmement loin. À la plupart d’entre eux il donnait un nom qui, sans être exact, avait l’air de l’être. C’était Paul T. Lawrence. Lawrence était son deuxième prénom, mais avec une virgule après Paul, cela devenait son nom de famille. Il avait une boîte postale à ce nom, pour laquelle il donnait comme référence le T. Paul du compte en banque.
« Des correspondants à l’étranger ? Tu sais combien de langues ? »
Oui, Tim en savait plusieurs. Il les avait apprises par correspondance également. Beaucoup d’universités donnaient des cours supplémentaires de cette manière et prêtaient des disques aux étudiants de façon qu’ils puissent apprendre la prononciation. Tim avait suivi plusieurs cours de ce genre, et avait étudié aussi d’autres langues avec des livres. Il s’entretenait dans la pratique de ces langues en écrivant des lettres dans des pays étrangers et en en recevant.
« J’achetais un dictionnaire, puis j’écrivais au maire d’une ville ou à un journal étranger en demandant de mettre une annonce pour me trouver un correspondant qui veuille bien m’aider à apprendre la langue. Nous échangions des souvenirs et diverses choses. »
Welles ne fut pas non plus surpris de découvrir que Timothy suivait également d’autres cours par correspondance. Il avait étudié en trois ans plus de la moitié des cours supplémentaires de quatre universités, plus un certain nombre d’autres, le dernier en date était l’architecture. Ce garçon, qui n’avait pas encore quatorze ans, avait assimilé tout ce cours en se faisant passer pour un adulte, et il aurait pu se mettre immédiatement à son compte et construire à peu près n’importe quoi, car il connaissait également la plupart des métiers du bâtiment.
« On spécifiait toujours à peu près combien de temps il fallait à un étudiant moyen pour apprendre le cours, et je mettais ce temps-là, seulement je suivais plusieurs autres cours à la fois.
— Et tu faisais de la menuiserie au cours de vacances ?
— Oh ! oui. Mais là, je ne pouvais pas faire grand-chose parce qu’il y avait d’autres garçons qui me voyaient. Mais j’ai beaucoup appris, et puis cela me faisait une bonne façade, et j’ai pu construire les cages des chats, et un certain nombre d’autres choses. Beaucoup de garçons sont adroits de leurs mains. J’aime les travaux manuels. Je me suis fait un poste de radio aussi qui peut prendre tous les postes étrangers. C’est utile pour apprendre les langues.
— Comment as-tu combiné ce croisement pour les chats ?
— Oh ! je savais qu’il devait y avoir des facteurs récessifs, c’est tout. La coloration des Siamois était un facteur récessif et il devait céder devant un autre facteur récessif.
» Le noir était une possibilité. Le blanc aussi. Mais j’ai commencé par le noir parce que c’était ce que je préférais. J’essaierai peut-être avec le blanc aussi, mais j’ai tant d’autres choses en tête… »
Il s’interrompit soudain, et n’en dit pas davantage.
Leur rencontre suivante eut lieu dans l’atelier de Tim où ce dernier avait invité Welles. Le psychiatre alla attendre le jeune garçon à l’école, et ils se rendirent tous deux à pied chez Tim. Une fois arrivés, il verrouilla sa porte et donna de la lumière.
Welles regarda autour de lui avec intérêt. Il y avait un banc, un établi, une boîte à outils, des placards, tous cadenassés, un poste de radio qui, de toute évidence, n’avait pas été acheté dans un magasin, un classeur, cadenassé également, quelque chose sur la table, recouvert d’une étoffe, une caisse, dans un coin, non, deux caisses, dans deux coins. Dans chacune d’elles se trouvait une chatte avec ses petits. Les deux chattes étaient des persans noirs.
« Celle-ci doit être un véritable persan noir, expliqua Tim. C’est sa troisième portée, et jamais aucune des caractéristiques des siamois n’est apparue. Mais celle-là a la double hérédité. La dernière fois, elle a eu un petit chat siamois à poil court. Ce matin, j’étais en classe… voyons… »
Ils se penchèrent au-dessus de la caisse où se trouvaient les petits chats nouveau-nés. L’un d’entre eux ressemblait à la mère. Les deux autres étaient à la fois persans et siamois, l’un mâle, l’autre femelle.
« Voilà la deuxième fois que tu fais en sorte que cela se produise ! s’écria Welles. Bravo ! » Ils se congratulèrent en se serrant la main. « Je vais inscrire cela dans mes annales d’éleveur », dit le garçon, tout rayonnant de joie.
Dans un petit cahier, intitulé Compositions, Tim, de la main gauche, ajouta ces naissances. Il avait utilisé les symboles exacts : « Les caractères dominants en majuscules, expliqua-t-il, N pour noir, C pour poil court ; les caractères récessifs en minuscules ; s pour siamois, l pour poil long. C’est merveilleux de pouvoir noter encore ll ou ss, Peter. Encore deux autres fois ! Et l’autre chaton, lui, a des caractères récessifs qui sont siamois. » Il referma triomphalement le cahier. « Et maintenant, dit-il en se dirigeant à grands pas vers la chose qui était dissimulée sur la table, mon tout dernier secret. »
Il souleva soigneusement l’étoffe, et une ravissante maison de poupée apparut. Non, c’était un véritable modèle de maison. Welles s’aperçut très vite de son erreur. Une maquette ravissante et… mais oui… réalisée à l’échelle convenable.
« Le toit peut se soulever, vous voyez. Il y a une vaste pièce qui peut servir de débarras, une salle de récréation, puis une chambre qu’on peut utiliser comme chambre de bonne. Et puis je soulève cet étage mansardé…
— Seigneur ! s’écria Peter Welles, n’importe quelle petite fille donnerait son âme pour une maison pareille !
— J’ai utilisé du papier d’emballage fantaisie comme tapisserie. J’ai tissé les tapis sur un petit métier à tisser à la main. Le mobilier a tout à fait l’air véritable, n’est-ce pas ? Il y a des choses que j’ai achetées. Ça, c’est du plastique. Il y en a d’autres que j’ai faites, avec du papier ou des matériaux divers. Ce sont les rideaux qui m’ont donné le plus de mal, mais je ne pouvais pas demander à grand-mère de me les coudre…
— Pourquoi pas ? parvint à demander le docteur stupéfait.
— Elle pourrait reconnaître tout ceci par la suite », dit Tim en soulevant le plancher du premier étage.
« Le reconnaître ? Tu ne lui as pas montré cette maison ? Alors quand la verra-t-elle ?
— Il se pourrait qu’elle ne la voie jamais, admit Tim, mais je n’aime pas prendre de risques.
— Tu t’es servi d’un plan qui utilise l’espace de manière très rationnelle », dit Welles en se penchant pour examiner de plus près les détails.
« Oui, c’est aussi mon avis. C’est terrible de voir combien les plans de la plupart des maisons ne laissent aucun espace sur les murs pour les livres ou les tableaux. Certaines ont une porte placée de telle manière qu’il faut faire le tour de la table de la salle à manger toutes les fois qu’on veut aller de la cuisine au salon, ou que tout un angle d’une pièce reste inutilisé, avec des portes dans tous les coins. Eh bien, j’ai conçu cette maison de sorte que…
— C’est toi qui l’as conçue, Tim !
— Oh ! oui, bien sûr. Ah ! je vois, vous croyiez que je l’avais faite d’après des plans que j’avais achetés. C’est ce que j’ai fait pour ma première maquette, mais mes cours d’architecture m’ont donné tant d’idées que je voulais voir ce que je pouvais faire. Et maintenant voici la cave et la salle de jeux… »
Welles revint à la réalité une heure plus tard, et eut un « oh ! » en regardant sa montre.
« Il est trop tard. Mon client a dû repartir maintenant. Je peux donc rester encore un peu. Mais, et ta tournée de journaux ?
— Je ne la fais plus. Dès que je lui ai donné le petit chat, grand-mère m’a proposé de les nourrir tous. Et j’avais besoin de temps pour faire ceci. Voici les photos de ma maison.
Ces photos, en couleurs, étaient très bonnes.
« Je les envoie, avec un article, à des magazines, dit Tim. Cette fois, je suis T.L. Paul. Avant, il m’arrivait parfois d’imaginer que les différents personnages que j’étais conversaient ensemble. Mais maintenant, c’est à vous que je parle, Peter.
— Est-ce que cela dérangera les chats si je fume ? Merci. Il n’y a rien que je risque de faire brûler, j’espère ? Reconstitue la maison, et laisse-moi la regarder assis là devant. Je veux voir l’intérieur par les fenêtres. Allume les petites lumières. Là ! »
Le jeune garçon, tout rayonnant, fit fonctionner sa petite installation électrique.
« Personne ne peut nous voir là-dedans. J’ai des persiennes, et même, quand je travaille, je les ferme carrément.
— Si je veux te connaître à fond, il faudra que je parcoure l’alphabet de A à Z, dit Peter Welles. Ça, c’est l’architecture. Y a-t-il autre chose à la lettre A ?
— L’astronomie. Je vous ai montré mes articles. Mes calculs se sont avérés exacts. L’astrophysique. J’ai eu 18 sur 20 à l’examen final du cours, mais jusque-là je n’ai rien fait d’original dans ce domaine. Dans celui des beaux-arts, non plus. Je ne sais ni peindre, ni dessiner très bien, à part le dessin industriel. J’ai fait le travail voulu pour acquérir tous les badges du Parfait Scout, correspondant à chacune des lettres de l’alphabet.
— J’ai un sacré mal à t’imaginer en petit scout ! s’exclama Welles.
— Je suis un très bon scout. J’ai presque autant de badges que les autres garçons de ma troupe. Et en camping, je ne m’en tire pas plus mal que la plupart des citadins.
— Tu fais ta B.A. tous les jours ?
— Oui, dit Tim. J’ai commencé dès la première fois où j’ai lu ce qu’était le scoutisme. J’étais scout de cœur avant même d’être louveteau. Vous savez, Peter, quand on est petit, on prend très au sérieux cette histoire de la Bonne action tous les jours, et aussi les bonnes habitudes, et l’idéal et tout ça. Puis en grandissant, tout cela se met à sembler grotesque et enfantin, affecté et artificiel. On en sourit d’un air supérieur et on en plaisante. Mais il y a un troisième stade où tout redevient sérieux. Les gens qui se moquent de la loi scout font beaucoup de mal aux enfants. Mais ceux qui croient en des choses de ce genre ne savent pas le dire sans avoir l’air prétentieux et banals. Je ne tarderai pas à faire un article là-dessus.
— La loi scout est-elle ta… religion… si je peux m’exprimer ainsi ?
— Non, dit Tim, mais un scout est « Obéissant ». Un jour, j’ai essayé d’entreprendre une étude des différentes Églises pour découvrir la vérité. J’ai écrit des lettres à des pasteurs de toutes les confessions, à tous ceux qui étaient dans l’annuaire et dans les journaux. C’était pendant les vacances de Pâques dans l’Est. J’ai relevé les noms, puis j’ai écrit après mon retour ici. Il était impossible d’écrire ici, à des gens de la ville. Je disais que je cherchais quelle Église était la vraie, et je leur demandais de m’écrire pour me parler de la leur et pour en discuter avec moi, vous voyez » Je pouvais trouver des livres à la bibliothèque, et tout ce que je voulais, c’était qu’ils m’en recommandent quelques-uns puis qu’ils veuillent bien correspondre un peu avec moi à ce sujet.
— Ont-ils accepté ?
— Certains m’ont répondu, dit Tim. Mais presque tous m’ont conseillé de m’adresser à quelqu’un qui soit plus près de moi. Plusieurs ont prétendu qu’ils étaient terriblement occupés. Certains m’ont donné quelques titres d’ouvrages, mais aucun ne m’a dit de lui récrire et… je n’étais qu’un petit garçon. J’avais neuf ans, aussi je ne pouvais en parler avec personne. Et en réfléchissant, je me suis dit que je ne pouvais pas vraiment fixer mon choix si jeune sur quelque Église, et que le mieux était de suivre celle de mes grands-parents. C’est là que je continue d’aller, c’est une bonne Église, dont l’enseignement contient beaucoup de vérités, certainement. Je lis tout ce que je peux, de manière à savoir ce qu’il faudra faire quand je serai plus grand. À quel âge pensez-vous que je puisse faire un choix, Peter ?
— Dès que tu entreras à l’Université, répondit Welles. Tu vas bien y aller ? À ce moment-là, n’importe quel pasteur sera prêt à parler avec toi, à part ceux qui sont trop occupés.
— C’est un problème moral, vraiment. Ai-je le droit d’attendre ? Et il faut que j’attende. C’est comme de dire des mensonges. Il faut bien que j’en dise, mais j’ai horreur de cela. Si je ressens l’obligation morale de suivre telle ou telle Église dès que j’aurai fixé mon choix, que faire ? Est-ce vraiment impossible avant dix-huit ou vingt ans ?
— Si c’est impossible, c’est impossible. Je crois que c’est là la réponse. Tu es également mineur, à la garde de tes grands-parents, et quand bien même tu peux revendiquer ton droit d’aller là où ta conscience te dicte d’aller, il serait impossible de te justifier et d’expliquer ton choix sans te démasquer entièrement, tout comme tu es obligé d’aller en classe jusqu’à l’âge de dix-huit ans, bien que tu en saches plus long que la plupart des docteurs de l’Université. Cela fait partie du jeu. Celui qui t’a créé doit le comprendre.
— Je ne vous mentirai jamais, dit Tim. Je me sentais si désespérément seul !… Mes correspondants ne savaient rien de moi en fait. Je ne leur disais que ce qu’ils avaient le droit de savoir. Il suffit aux petits enfants de se trouver avec d’autres gens, mais en prenant des années, les amis deviennent une nécessité, vraiment !
— Oui, cela fait partie de la vie. On éprouve le besoin d’entrer en contact avec d’autres et de partager des idées avec eux. Tu es resté trop longtemps seul avec toi-même.
— Ce n’est pas que je le souhaitais. Mais sans ami véritable, ce n’eût été qu’une comédie, et il ne m’a jamais été possible de me faire connaître de mes camarades de jeux. Je les observais et j’écrivais des histoires à leur sujet, et ils étaient là tout entiers, mais je n’y mettais qu’une part infime de moi-même.
— Je suis fier d’être ton ami, Tim. Tout homme a besoin d’un ami. Je suis fier que tu me fasses confiance. »
Tim caressa le chat, et resta silencieux, pendant un instant. Puis il leva les yeux et eut un sourire forcé.
« Cela vous plairait-il d’entendre ma blague favorite ?
— Beaucoup », dit le psychiatre, se préparant à n’importe quel choc.
« Ce sont des enregistrements. C’est un programme radiodiffusé que j’ai enregistré. »
Welles écouta. Il s’y connaissait peu en musique, mais la symphonie qu’il entendait lui plaisait. Le speaker la louait dans des termes flatteurs, en en faisant une courte présentation, avant et après chaque mouvement. Tim pouffait de rire.
« Ça vous plaît ?
— Beaucoup. Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.
— C’est moi qui l’ai écrite.
— Tim, tu me dépasses ! Mais je ne vois toujours pas ce qu’il y a de comique.
— Le comique de la chose, c’est que je l’ai faite mathématiquement. J’ai calculé ce qui devait éveiller des sentiments de joie, de chagrin, d’espoir, de triomphe et ainsi de suite, et… c’était juste après avoir suivi un cours d’harmonie, vous savez combien c’est une science mathématique. »
Muet, Welles acquiesça de la tête.
« J’ai établi les rythmes d’après différents métabolismes, c’est-à-dire de la manière dont on réagit physiquement à ces diverses émotions, les variations du métabolisme, des battements du cœur, de la respiration, et je l’ai envoyée au directeur de cet orchestre et il ne s’est pas douté que c’était une blague, bien sûr, je ne lui ai pas dit, et il a fait jouer ma musique. Les droits d’auteur sont assez jolis.
— Tu me feras mourir de stupeur, dit Welles en toute sincérité. Ne m’en dis pas davantage aujourd’hui, ce serait plus que je n’en pourrais supporter. Je rentre chez moi. Peut-être bien que demain je saisirai ce qu’il y a de drôle là-dedans, et je reviendrai pour en rire avec toi. Tim, as-tu jamais subi des échecs ?
— Il y a là deux placards pleins d’articles et d’histoires que je n’ai pas vendus. Pour certains, cela me contrarie beaucoup. Il y a l’histoire du jeu d’échecs. Vous savez dans Through the Looking Glass la partie n’était pas fameuse et on ne voyait pas très bien la relation entre les coups et l’histoire elle-même.
— Je ne l’ai absolument jamais saisie.
— J’ai pensé qu’il serait amusant de prendre une partie de championnat et d’écrire une fantaisie là-dessus, comme si c’était une guerre entre deux vieux petits pays, avec des chevaliers et des fantassins, des murs fortifiés sous la garde de capitaines, et des évêques qui ne pourraient combattre comme des soldats et où les reines seraient des femmes, c’est-à-dire qu’on ne les tue pas et qu’elles ne sont jamais au plus fort du combat, et… enfin, vous voyez ? Je voulais combiner les attaques et les captures, garder le peuple en vie, une guerre de contes de fées, voyez-vous, qui fasse coïncider la guerre avec celle du jeu, de manière que tout soit parallèle. Il m’a fallu un temps fou pour concevoir l’histoire et pour l’écrire, pour établir la partie exactement comme une partie d’échecs et ensuite la traduire en actes et en motifs humains, puis y ajouter des discours qui conviennent aux différentes sortes de gens. Je vous la montrerai. Elle me plaisait beaucoup, mais personne n’a voulu la publier. Les joueurs d’échecs n’aiment pas les fantaisies, et personne d’autre n’aime les échecs. Il faut avoir une tournure d’esprit très particulière, comme moi, pour aimer les deux. Mais j’ai été déçu. Je comptais bien qu’elle serait publiée, parce que les quelques personnes susceptibles d’apprécier ce genre de chose auraient vraiment été conquises.
— Je suis sûr qu’elle me plaira.
— Oui, si vous aimez ce genre de chose, c’est vraiment ce que vous avez attendu toute votre vie sans jamais le trouver. Personne au monde n’a jamais fait cela. » Tim s’arrêta, rouge comme une tomate. « Je vois ce que grand-mère veut dire : quand on commence à se vanter on ne sait plus s’arrêter. Excusez-moi, Peter.
— Donne-moi l’histoire, ça m’est égal, Tim, vante-toi tant que tu voudras avec moi, je comprends. Tu éclaterais si tu n’exprimais jamais ta fierté légitime et tout le plaisir que tu éprouves d’avoir réalisé tant de choses. Ce que je ne comprends pas, c’est comment tu as pu garder tout cela pour toi pendant si longtemps.
— Il le fallait bien », dit Tim.
L’histoire avait bien la valeur que son jeune auteur lui attribuait. Welles la lut le même soir en riant sous cape. Puis il la relut en vérifiant tous les coups du jeu et la stratégie de la guerre. C’était un véritable petit chef-d’œuvre. Puis il repensa à la symphonie et alors il vit le comique de la blague. Il resta debout bien après minuit, à penser au garçon. Puis il prit un somnifère et alla se coucher.
Le lendemain, il alla rendra visite à la grand-mère de Tim. Madame Davis le reçut avec une grande amabilité.
« Votre petit-fils est un garçon très intéressant, Madame, dit Welles avec circonspection. Je voudrais vous demander une permission. J’ai entrepris une étude au sujet des enfants du quartier. Je note quelles sont leurs capacités, quelles sont leurs origines, à quel milieu ils appartiennent, les traits caractéristiques de leur personnalité, etc. Je ne citerai aucun nom, bien sûr, mais ce sera une étude statistique qui s’étalera sur dix ans ou plus, et dans certains cas, certains rapports seront peut-être publiés plus tard. Me permettez-vous d’inclure Tim dans cette étude ?
— Timothy est un bon petit garçon, tellement conforme à la normale que je ne vois pas du tout pourquoi vous désirez l’inclure dans ce travail.
— Tout est là, justement. Nous ne nous intéressons pas du tout aux enfants mal adaptés dans cette étude. Nous éliminons les enfants dont le psychisme est atteint. Nous ne nous intéressons qu’aux enfants qui savent normalement affronter les difficultés de leur âge, et s’adapter de façon satisfaisante à la vie. Si nous pouvions observer un groupe ainsi choisi de ces enfants-là, et suivre leur évolution pendant les dix années à venir au moins, puis publier un rapport de ces observations, sans mentionner aucun nom…
— Dans ce cas, je n’y vois aucune objection, dit Madame Davis.
— Eh bien alors, pourriez-vous me donner quelques renseignements sur les parents de Tim, sur leur vie ? »
Madame Davis s’installa pour parler plus à loisir.
« La mère de Timothy, ma fille unique, Emily, commença-t-elle, était une fille charmante. Si douée ! Elle jouait du violon à ravir. Timothy a ses traits, mais il a les cheveux noirs et les yeux de son père. Edwin avait des yeux superbes.
— Edwin était le père de Timothy ?
— Oui. Les jeunes gens se sont connus quand Emily commençait ses études supérieures dans l’Est. Edwin étudiait la physique nucléaire, dans l’Est également.
— Votre fille étudiait la musique ?
— Non. Emily suivait des cours de littérature. Je ne peux pas vous dire grand-chose au sujet du travail d’Edwin ; mais après leur mariage il continua dans le même domaine et… vous comprenez qu’il m’est douloureux d’évoquer tout ceci. Leur mort a été un tel coup pour moi. Ils étaient si jeunes. »
Welles, crayon en main, s’apprêtait à prendre quelques notes.
« Tim n’en a jamais rien su. Après tout, il faut qu’il grandisse dans le monde moderne. Comme il a changé le monde en trente ans, docteur ! Il n’est plus ce qu’il était avant 1945. Vous avez certainement entendu parler de cette terrible explosion au centre atomique alors qu’ils essayaient de fabriquer une nouvelle bombe. À l’époque, aucun ouvrier ne sembla en avoir souffert. On croyait que la protection était suffisante. Mais deux ans plus tard, ils étaient tous morts ou en train de mourir. »
Madame Davis hocha tristement la tête. Welles retenait son souffle, et griffonnait, les yeux baissés.
« Tim est né quatorze mois après l’explosion, quatorze mois jour pour jour. Tout le monde croyait encore qu’il n’y avait eu aucune conséquence néfaste. Mais les radiations eurent des effets très lents. (Je ne connais rien à ces choses-là.) Et Edwin est mort. Emily est revenue chez nous avec l’enfant. Au bout de quelques mois, elle est morte elle aussi… Mais nous ne nous sommes pas plongés dans l’affliction comme ceux qui n’ont aucun espoir. C’est dur de l’avoir perdue, docteur, mais Monsieur Davis et moi, nous avons atteint le moment de notre vie où nous nous préparons à la rejoindre. Nous espérons simplement vivre jusqu’à ce que Tim soit assez grand pour pouvoir assurer sa propre existence. Nous nous sommes fait tant de souci à son sujet ! Mais vous le voyez, il est parfaitement normal, dans tous les domaines.
— Oui.
— Les spécialistes ont fait tous les examens possibles. Mais tout va bien. »
Le psychiatre resta encore quelques instants à inscrire des notes, puis il prit congé aussi vite qu’il le put. Il se rendit à l’école où il parla un instant avec Miss Page, puis il emmena Tim chez lui où il lui dit ce qu’il venait d’apprendre.
« Vous voulez dire que je suis une mutation ?
— Un mutant. Oui, très vraisemblablement. Je n’en suis pas sûr, mais il fallait que je te le dise tout de suite.
— Avec une hérédité dominante, dit Tim, puisque je proviens d’une première génération. Vous pensez qu’il y en a d’autres ? que je ne suis pas le seul ? ajouta-t-il, en proie à une vive excitation. Oh ! Peter, si je venais à vous surpasser en grandissant, je ne serais pas voué à la solitude ? »
Voilà ! Il l’avait dit.
« Peut-être que oui, Tim. Rien d’autre dans ta famille ne peut expliquer ce que tu es.
— Mais je n’ai encore jamais rencontré personne qui soit comme moi. Un autre garçon ou une autre fille de mon âge et qui soit comme moi, je m’en serais aperçu.
— Tu es venu dans l’Ouest avec ta mère. Où sont allés les autres, s’il y en a ? Leurs parents ont dû s’éparpiller un peu partout. Ils sont rentrés chez eux, un peu partout dans le monde. Nous pouvons retrouver leur trace, cependant. Et dis-moi, Tim, n’as-tu jamais trouvé cela un peu bizarre qu’avec tous tes noms de plume, et tous les gens à qui tu as écrit, personne n’ait jamais insisté pour faire ta connaissance ? Tout se passe par la poste, on dirait que les éditeurs ont l’habitude des gens qui se cachent. On dirait que tout le monde a l’habitude de ces architectes, de ces astronomes, de ces compositeurs que personne ne voit jamais, qui ne sont que des noms, aux bons soins d’autres noms de boîtes postales. Il y a des chances, ce ne sont que des chances, note bien, qu’il y en ait d’autres. S’il y en a d’autres, nous les trouverons.
— J’établirai un code qu’ils comprendront, dit Tim, le visage tendu par un effort de concentration. À l’aide d’articles, je ferai cela, de plusieurs magazines, de lettres, je peux introduire quelque chose… Certains de mes correspondants en sont peut-être…
— Je chercherai dans les annales. On doit en citer des cas. Les psychologues et les psychiatres ont toutes sortes de trucs à eux… On peut toujours trouver une bonne raison qui permette ces recherches… Les registres des naissances… »
Tous deux parlaient en même temps, mais en cet instant Peter Welles pensait tristement à part lui qu’il avait perdu Tim désormais. S’il retrouvait vraiment des êtres qui devaient, en toute justice, devenir ses véritables amis, que deviendrait le pauvre Peter ? Il serait rejeté… dans le monde des petits chiens…
Timothy Paul leva les yeux et s’aperçut que Peter le regardait. Il sourit.
« Vous avez été mon premier ami, Peter, et vous le serez toujours, dit Tim, quoi qu’il arrive et qui que je rencontre.
— Mais il faut que nous recherchions les autres, dit Peter.
— Je n’oublierai jamais celui qui m’a aidé », dit Tim.
UN garçon ordinaire de treize ans peut prononcer les mêmes paroles et les oublier une semaine plus tard. Mais Peter Welles n’avait aucune inquiétude. Tim ne l’oublierait jamais. Il serait toujours son ami. Même quand Timothy Paul et ceux qui lui ressemblaient se retrouveraient dans une maturité impossible à imaginer, pour être les maîtres du monde s’ils le voulaient, Peter Welles serait l’ami de Tim, non pas un petit chien, mais un ami très cher ; tout comme un chien fidèle aimé d’un bon maître, il se serait jamais abandonné.
Traduit par LUCE TERRIER.
In hiding.
© James Blish, 1959.
Published by arrangement with S.M.L.A., Inc., New York.
© Éditions Denoël, 1968, pour la traduction.