LE LABYRINTHE DE LYSSENKO

Par David Grinnell

 

Le biologiste soviétique Trofim Denissovitch Lyssenko se fit le défenseur d’une forme outrancière de lamarckisme. Il professait que les caractéristiques acquises par un être vivant pouvaient être transmises de façon héréditaire, et il attaquait avec virulence les idées de Mendel et de ses continuateurs. De telles conceptions ne pouvaient qu’enchanter Staline, et Lyssenko, comblé d’honneurs par le dictateur, fut pendant quelques années le biologiste le plus influent de son pays. Après la mort de Staline, Lyssenko perdit progressivement son audience et ses positions officielles. Il fut destitué en 1965 de la direction de l’Institut de génétique d’Odessa, poste qu’il avait occupé depuis 1940. Par une de ces ironies dont l’Histoire a le secret, cette destitution coïncida avec le centenaire de la publication du premier article de Mendel sur ses travaux de génétique. Mais si Lyssenko avait eu raison ? On eût pu contrôler, à travers le choix du milieu, les caractères héréditaires de l’homme, pour en faire un surhomme. Au préalable, il eût fallu expérimenter sur des animaux : des souris, par exemple.

 

En devenant le maître de ces moyens, l’homme peut créer des formes qui ne sont pas apparues et n’auraient pas pu apparaître dans la nature, même en des millions d’années.

TROFIM DENISSOVITCH LYSSENKO

 

LE professeur Borisov avait réussi à choquer ses auditeurs. Il avait joui longtemps de leur sympathie, en fait pendant plusieurs mois. Des mois au cours desquels il avait réussi à se glisser à travers la frontière, en Finlande, au cœur de l’hiver. Des mois au cours desquels il s’était caché à bord d’un bateau de pêche finlandais et avait pu gagner la Suède. Des mois au cours desquels il avait vécu au jour le jour, réfugié sans ressources, évadé d’un régime politique qu’il avait rejeté, jusqu’à ce que les savants américains qui l’estimaient fussent en mesure de lui obtenir les papiers nécessaires et le poste, tellement apprécié, dans les laboratoires d’expérimentation de cette université de Corn Belt.

Et à présent, ceci !

Le professeur agita violemment les mains, un peu bouleversé de troubler ses amis de fraîche date. « Mais bien sûr, je ne suis pas communiste… me faut-il vous le répéter continuellement ? Voulez-vous que je vous raconte ce que j’ai pu subir ? Ne suis-je plus le même homme que celui que j’étais il y a une heure… hier… le mois dernier ? Un bon biologiste, un bon croyant en la démocratie, en la liberté de la parole et de la conscience ? Da ! Je suis tout cela… et cependant je répète que Lyssenko a raison. »

Melvin Raine secoua la tête. C’est grâce à lui que ce réfugié russe avait été invité. C’est sur son dos que cela retomberait s’il était prouvé maintenant qu’ils avaient donné asile à un hypocrite. Cependant… ce que Borisov avait déclaré pouvait le faire croire. L’intégrité de cet homme ne faisait aucun doute. Il possédait cette qualité innée de refuser de transiger sur quoi que ce fût qu’il croyait être faux. Alors, qu’allaient-ils faire maintenant de cette affaire Lyssenko ? Comment un savant, ayant le moindre respect de soi-même, pouvait-il avoir foi en ce charlatan… en ce pseudo-savant qui avait été soutenu par les ordonnances d’un Politburo composé de bureaucrates d’un État policier ?

Raine exprima ses pensées à haute voix : « Et cependant, vous continuez à persister dans votre étrange attitude. Vous trahissez notre intelligence en croyant à ces idées démodées de Lyssenko. C’est du pur lamarckisme… cette théorie de l’hérédité des caractères acquis qui, depuis un siècle, a été réfutée par un millier de laboratoires.

— Oh ! non ! non ! » Le petit Russe était extrêmement bouleversé, mais très affirmatif. « C’est vous qui ne comprenez pas. Je ne suis pas d’accord avec la politique de Lyssenko. C’est un communiste, un fanatique. Moi, je suis un homme libre, un démocrate. Et, cependant, je vous déclare qu’il peut avoir raison pour cette seule chose, tout en ayant tort pour un millier d’autres. Et je vous dis que cette seule chose-là, j’en ai vu la preuve en Russie… elle m’a été démontrée, à mon entière satisfaction. »

Les hommes réunis dans le bureau de Raine gardaient le silence. C’étaient des membres de la faculté, des biologistes, des professeurs de l’art vétérinaire, des botanistes, des hommes intègres, des savants. Il était évident que Borisov ne jouissait désormais de la sympathie d’aucun d’entre eux.

« J’aimerais vous poser une question, dit finalement l’un d’eux. Croyez-vous que ce fût juste, disons pour la science, qu’un homme tel que Galilée ait été persécuté pour ses opinions par un tribunal inquisitorial ?

— Ah ! oui, hurla Borisov, le tribunal était dans son tort… car pour cette seule chose Galilée avait raison. Je suis très heureux que vous en ayez parlé. Très heureux. Car permettez-moi de vous demander ceci : Galilée avait raison en croyant en ses découvertes astronomiques et en déclarant que la Terre tournait ; mais combien d’autres choses en lesquelles Galilée croyait personnellement étaient-elles erronées ? Ne partageait-il pas l’ignorance et le parti pris de son époque envers tout le reste ? Ne croyait-il pas au droit divin des rois, en l’esclavage, en la servilité permanente des serfs et des femmes, en des centaines et des milliers de fausses conceptions ? D’après nos étalons actuels, ne serait-il pas un bigot indécrottable, un réactionnaire ?

» Donc… mais pour cette seule chose, Galilée avait raison. De même… pour cette seule chose Lyssenko a raison. Il partage la folie du pays où il vit mais, contrairement à ce qui s’était passé pour Galilée, ce pays inconstant choisit de soutenir sa seule découverte et de supprimer ses adversaires. Il se peut qu’un jour Trofim Denissovitch perde son habileté politique et alors ce seront ses adversaires qui édicteront la « Vérité » marxiste en ce qui concerne la génétique. Tout ceci n’est qu’un simple accident de la politique. Qu’est-ce que cela peut avoir à faire avec la question de savoir si sa découverte est juste ou fausse ? »

Raine se pencha en avant. Il regarda l’homme, l’étudia. Le regard des yeux bleus de Borisov exprimait son désarroi, son visage était ridé et agité de tics. Ses cheveux, gris avant l’âge, étaient en désordre. Oui, se dit l’Américain, cet homme-là était de bonne foi. Borisov croyait en ce qu’il disait et il l’avait dit parce qu’il était implicitement honnête.

« Si, dit Raine en pesant soigneusement ses paroles, si vous avez la preuve que les théories de Lyssenko sur l’évolution et l’hérédité des caractères acquis peuvent être démontrées, seriez-vous disposé à en faire l’expérience ici – dans les conditions que nous vous fixerons – pour en apporter une nouvelle fois la preuve ? »

Borisov fronça les sourcils et passa la main dans ses cheveux avant de répondre : « Oui.

— Alors, voulez-vous que nous nous revoyions demain pour mettre au point les détails de cette expérience à notre satisfaction mutuelle ?

— Pourquoi attendre à demain ? Prenons la décision immédiatement. Après tout, si nous voulons travailler sur des générations, il nous faudra peut-être des années… Avez-vous des suggestions à faire ? »

L’un des biologistes, un sourire rusé aux lèvres, déclara : « Que diriez-vous de répéter l’expérience de Weismann sur les souris ? Nous pourrions peut-être essayer d’élever des souris sans queue ? »

Borisov se tourna vers lui, secouant un doigt. « Et voilà exactement où je voulais en venir en vous disant que vous ignorez ce que fait Lyssenko. Weismann a essayé de réfuter la thèse de Lamarck en coupant les queues de vingt-deux générations de souris. La dernière génération naquit avec des queues exactement aussi longues que la première. Ha… ha… vous exclamerez-vous, tout ceci ne fait que prouver que l’on ne peut hériter des modifications acquises ! Et puis vous vous affairerez tous pour déclarer que les femmes chinoises ont bandé leurs pieds pendant des millénaires, mais qu’elles continuent à naître avec des pieds normaux ! Ha… ha… ajouterez-vous alors, voici une double preuve ! Alors qu’au fond tout ceci ne prouve rien du tout ! Rien, sauf que la nature se moque des imbéciles ! »

Il s’interrompit pour reprendre son souffle, puis poursuivit : « Permettez-moi de vous donner des explications et faites-moi la faveur de m’écouter. Les souris n’ont pas perdu leur queue parce qu’il n’y avait aucune raison pratique pour elles de les perdre. Il n’existait aucune nécessité pour elles d’être sans queue. Il n’existait pas de besoin ambiant pour cela. Cela ne rimait à rien, n’avait, aucun sens et était inutile. Les souris se reproduisaient tout simplement en ignorant le scalpel de Weismann. Les pieds bandés rendaient les femmes chinoises maladroites de leurs pieds, aussi leur organisme rejetait cette stupidité. Même si une société artificielle l’exigeait, le corps était trop avisé pour s’y plier.

» Maintenant, essayez de bien comprendre ceci. Un corps, une plante, un animal ne transmettra une caractéristique acquise que si celle-ci a été acquise en réponse à un besoin urgent de son système, en vue de survivre. Une semence qui tombe sous un climat étranger s’adapte à celui-ci ou meurt. Si elle s’adapte, elle transmet son adaptation à ses descendants ou bien ceux-ci meurent. Burbank savait cela. Les horticulteurs le savent. Seuls l’ignorent les biologistes imbéciles dans les universités.

— Et les mutations ? demanda Raine. Vous n’ignorez pas que l’on a prouvé que l’un des moyens pour la création d’espèces nouvelles est la mutation de la cellule germinative, par l’altération des chromosomes. Au cours de la survie, seuls les individus mutants possédant une qualité bénéficiaire, à la suite de cet accident génétique, survivront.

— Il n’en est pas ainsi. Considérez les poissons des cavernes, dit Borisov. Il s’agit là d’une découverte faite par vous, les Américains. Mais dans vos belles théories vous l’ignorez. Ces poissons découverts dans des cavernes sans lumière n’ont pas d’yeux. Mais sortez-les de leurs cavernes et faites-en un élevage dans des eaux exposées à la lumière et, très rapidement, en quelques générations, leurs yeux reviennent. Pourquoi ? Manifestement, à l’origine, ces poissons avaient été pris au piège dans ces cavernes. Dans l’obscurité leurs yeux étaient inutiles… pire que ça, étant sensitifs, ils étaient un désavantage, une menace pour leur vie. Par conséquent, génération après génération, ils se rétractèrent, s’atrophièrent, jusqu’au moment où ces poissons naquirent dans ce nouvel état atrophié, adapté à la vie souterraine. Cependant, de retour à la lumière, le besoin d’yeux se réaffirma et, au bout de quelques générations, ceux-ci revinrent. Il n’est pas question de mutation dans ce cas, n’est-ce pas ? » Il s’interrompit, leva la main et continua : « Aussi, dans cette expérience, il nous faudra oublier ces souris sans queues. Si vous voulez employer des souris, il faudra créer pour elles des conditions qui les obligeront à se modifier pour survivre. Qui les obligeront à acquérir une qualité que leurs descendantes devront également posséder pour survivre. Vous verrez bien. Aussi, voici ce que je propose : pourquoi ne développerions-nous pas leur intelligence ? Nous obligerons les souris à se servir de leur cerveau. Nous élèverons des souris qui pensent, parce que ce sera peut-être l’expérience la plus aisée pour nous. »

Raine hocha la tête. « Je ne crois pas que ça marchera, cependant ce serait une base acceptable. »

*
*     *

Raine et Borisov, ainsi que plusieurs autres, élaborèrent les détails de l’expérience et en un mois l’installation fut prête.

Les savants qui avaient été présents à la première soirée se réunirent dans une vieille ferme, à quelques kilomètres de la ville. Cette ferme, avec sa maison d’habitation délabrée, avait été achetée quelques années auparavant par l’université, qui, jusqu’alors, ne lui avait trouvé aucune utilisation. Raine et Borisov firent entrer leurs collègues. L’intérieur de la maison avait été rasé au point que le bâtiment ressemblait à une énorme grange. Ce n’était plus qu’une coque vide. Il était difficile de décrire ce qu’elle contenait à présent, sauf en disant qu’elle ressemblait étrangement à un abdomen géant, bourré d’intestins se croisant et s’entrelaçant, faits de tubes de sept à vingt-cinq centimètres de diamètre, certains transparents, d’autres translucides, d’autres encore en matière plastique noire. L’intérieur de la maison, sauf quelques coins et quelques postes d’observation disposés de-ci delà sur des plates-formes, n’était plus qu’un système fermé et extrêmement complexe de tubes. Les savants surpris les regardèrent les yeux ronds.

Borisov donna des explications : « Nous avons l’intention de faire l’élevage de souris astucieuses et ayant un esprit très vif. Il s’agit là aussi de caractéristiques héréditaires. Partant de là, nous créerons une race de souris capables de faire des déductions, de tirer des conclusions, de faire des prévisions pour le lendemain.

» Ce sera l’application de la loi de Lyssenko, telle qu’elle a été condensée par lui-même. » Il sortit de sa poche une petite brochure à couverture grise, trouva le passage qu’il cherchait et traduisit : « L’altération des besoins, c’est-à-dire de l’hérédité d’un corps vivant, réfléchit toujours les effets spécifiques des conditions de l’ambiance extérieure, sous réserve que celui-ci les assimile.

» Aussi avons-nous créé ici une ambiance extérieure pour les souris. C’est ce labyrinthe fermé, complètement coupé du monde externe. Les souris vivront et se reproduiront à l’intérieur de ce système. Nous y avons créé, en accord avec la théorie de Lyssenko, des conditions qui forceront l’espèce des souris à se modifier pour acquérir l’intelligence. Voici ce que c’est. Ce labyrinthe de tubes, qui sera leur domicile, ne présente fondamentalement pas beaucoup de différences avec les trous et les fentes sombres que les souris habitent dans les maisons. Mais il est rempli d’astuces. Il est mobile. Ses tubes se déplaceront, ses connexions se modifieront d’après un rythme mathématique. Systématiquement, au cours de cycles de plus en plus complexes, les différents points d’entrée pour la nourriture se déplaceront. Jour après jour ils changeront, mais se répéteront par des cycles que les souris devraient être en mesure de déterminer sans trop de retard, au début.

» Naturellement, au commencement, les souris seront troublées, car pour obtenir de l’eau il leur faudra venir en un endroit, pour obtenir du sel dans un autre, de la viande dans un troisième, des fruits dans un quatrième et ainsi de suite. De son vivant chaque souris assistera au changement régulier de ces endroits. Il faudra qu’elle apprenne à déterminer à l’avance le changement du lendemain, car il n’y aura jamais suffisamment de nourriture pour toutes. Tandis que cette expérience suivra son cours, tandis que de futures générations naîtront, des problèmes nouveaux seront ajoutés, des dangers seront disposés dans les tubes. Ces souris se verront obligées d’acquérir une habileté de plus en plus grande pour résoudre les problèmes, ou bien elles s’éteindront. »

Il s’interrompit pour reprendre haleine. Les savants considérèrent la masse déconcertante de tubes, représentant probablement des kilomètres de longueur, entassés dans cet espace entre les murs en bois du bâtiment de la ferme.

« Dans les tubes il y aura des cycles de lumière. Il y aura des vagues de chaleur et de froid. Généralement il n’y aura pas assez de chaleur, du moins à partir de la troisième ou de la quatrième génération. Mais les souris disposeront des moyens bruts pour produire de la chaleur, si elles réussissent à apprendre à s’en servir. Il y aura des phases spéciales au cours desquelles leur développement devra obligatoirement s’opérer. Lumière, chaleur. Nous allons leur donner plus d’oxygène qu’il n’y en a dans l’atmosphère normale ; cela les aidera à penser et à se mouvoir plus rapidement. Le professeur Raine m’a donné son accord à ce sujet. Nous allons même, au début, les ravitailler avec un lait de composition spéciale, chimiquement similaire au lait humain. Lyssenko prétend que la sève d’une plante nourricière peut exercer une influence sur l’hérédité d’une branche greffée d’une autre espèce. Tout ceci est admissible dans notre expérience. »

Ils inspectèrent le labyrinthe. Raine en déroula les plans, en expliqua les différentes subtilités, leur montra les machines qui en assureraient le fonctionnement, les programmes de ravitaillement et les alternances de chaleur destinées à créer des « saisons » dans ce monde de souris scellé sur lui-même.

« Le professeur Borisov et moi-même avons des opinions très divergentes quant à la façon dont ceci se terminera. Je prétends que la vingtième génération de souris sera tout aussi ignorante que la première, que celle-ci ne transmettra aucune intelligence de base à ses descendants. Je prétends, en outre, que si quelque chose d’étrange devait se manifester, je prouverais qu’il s’agit d’une mutation et j’affirme que nous en trouverions la preuve sur le propre corps de l’éventuel phénomène. »

Borisov haussa les épaules. « Vous verrez. À propos, messieurs, nous ne nous servirons pas de souris blanches de laboratoire pour notre expérience. Nous sommes d’accord sur le fait que leur albinisme et leur procréation artificielle ne correspondent pas aux normes de la nature. Nous commencerons cette expérience avec la souris grise, domestique, sauvage, prise dans la ville elle-même. Et… nous allons la commencer sur-le-champ. »

Il ouvrit une soupape dans un gros tube, en sortit une boîte d’où provenaient des couic excités, souleva un volet sur le côté de la boîte qu’il avait pressée contre l’ouverture du tube. Il y eut un bruit de petites pattes précipitées quand les souris passèrent dans le tube. Il prit une autre boîte. « Au tour des femelles. » De nouveau, un bruit de petites pattes précipitées.

« Et maintenant, nous verrons. »

*
*     *

Six mois plus tard, Borisov et Raine se tenaient sur le poste d’observation supérieur, près du toit de la vieille maison, observant les mouvements des petites souris grises à travers les côtés d’un large tube transparent. À cette heure, le point d’entrée des fruits se trouvait en cet endroit et ils venaient d’y placer la ration prévue. Au moment où ils le firent, il n’y avait pas la moindre souris en vue, mais, au bout de trois minutes, il y eut un éclair gris et une souris se trouva près de la nourriture, la retournant, la grignotant. Puis, quelques secondes plus tard, il y eut plusieurs souris et, peu après, toute une foule.

D’un mouvement sec, Raine referma sa montre. « Presque dans le même temps qu’hier, dit-il. Pas mal. Mais ce peut être un coup de chance. »

Borisov se tâta le menton. « Ou ce peut être une vieille souris, très expérimentée, qui était en chasse. Cependant, je crois bien que la première avait réussi à calculer où se trouverait l’entrée. »

Raine se pencha en avant, observant le flot de souris qui allaient et venaient à présent. « L’ennui, c’est que plusieurs générations sont en vie en même temps. Mais il semblerait tout de même exact que les souris plus jeunes paraissent écarter les plus vieilles.

— Simplement pour discuter votre point de vue, dit Borisov, ce pourrait également n’être que de l’agilité. »

Il nota le temps dans un grand calepin. L’un des nombreux qu’ils avaient déjà utilisés depuis le début encore proche de l’expérience. Il y avait eu une période, au cours des toutes premières semaines, où les souris avaient éprouvé de très grandes difficultés pour découvrir la nourriture. De nombreux spécimens du groupe d’origine avaient certainement dû mourir de faim pendant cette époque ou avaient été la proie de leurs congénères affamés. En tout cas elles avaient surmonté ce désavantage initial. Cela ne faisait pas le moindre doute. Mais était-ce là une preuve du développement de leur intelligence ou avaient-elles simplement adopté un système de disposition de guetteurs près de tous les points d’entrée possibles ? Jusqu’alors la question n’avait pu être élucidée sous cet angle.

Cependant les étapes suivantes étaient déjà prévues. Il s’agissait d’un système d’obstacles nouveaux. Quand, selon le programme complexe, les nouveaux points de ravitaillement entreraient en opération, il y aurait des problèmes supplémentaires à résoudre. Cependant il s’agissait toujours de savoir si c’était simplement un système de guetteurs de nourriture disposés par les générations plus vieilles et pris comme exemple par les nouvelles. C’était difficile à dire…

*
*     *

Au cours de l’année suivante, Borisov et Raine devinrent de plus en plus décontenancés. Les souris semblaient avoir établi une norme de temps assez précise pour la découverte des points de nourriture changeant selon un rythme donné. Il leur fallait généralement une minute et demie environ pour les découvrir et ce délai variait rarement. Le nombre total de souris ne semblait pas augmenter ; apparemment il était stationnaire. Il n’y avait plus aucun moyen pratique de déterminer combien de souris se trouvaient dans le labyrinthe, mais ils savaient que leur nombre ne pouvait dépasser une certaine limite.

Cependant, les souris qu’ils voyaient ne présentaient aucun changement physique digne d’attention. Ils n’enlevèrent aucun des petits animaux de leur prison, car l’expérience exigeait que le laboratoire à souris restât scellé.

Ce fut environ deux ans et demi plus tard, à peu près vers l’époque où une vingtième génération aurait dû se trouver dans les tubes, que Raine, le premier, repéra la souris bleue. Elle était apparue, à l’origine, à l’une des entrées de nourriture, parmi les cinq premières à découvrir celle-ci. Entre temps, le déplacement mathématique des points de ravitaillement avait adopté une complexité telle qu’il aurait embrouillé même des êtres humains et aurait exigé des statistiques portant sur tout un mois pour pouvoir déterminer les prochains déplacements. Cependant, les souris continuaient à repérer ces déplacements en temps voulu.

Raine attira l’attention du Russe sur la souris bleue. Ils se trouvaient sur la plate-forme d’observation supérieure. Cette souris était en effet un peu plus grande, peut-être un peu plus longue, et sa fourrure était certainement plus bleuâtre que grise. La queue semblait être plus courte et en quelque sorte la petite bête paraissait être plus rapide.

« Regardez-moi ça, murmura Raine. Regardez-moi ça ! Ce pourrait être un résultat ? »

Borisov plissa les lèvres. Il commençait à se sentir un peu mal à l’aise au sujet de cette expérience. Bien qu’ils essayassent de créer de l’intelligence et non pas des changements physiques, il s’était attendu à ce que certaines modifications physiques se produisent en tant que corollaire d’une aptitude cérébrale accrue. L’homme connaissait trop peu de chose dans la nature pour prévoir tous les facteurs qui pouvaient accompagner un changement de direction dans la vie d’un être. Cependant, il n’avait vu jusqu’ici que des petites souris grises qui, à l’œil, ne semblaient jamais présenter aucune différence. Mais cette chose… eh bien…

Raine poursuivit : « Cette souris a toutes les apparences d’un mutant. Un changement de couleur hors de propos, une variation extraordinaire de la taille et de la longueur. Si elle est également intelligente, cela ne prouverait-il pas que c’est mon point de vue qui est exact et non pas le vôtre ? » Borisov était plus bouleversé qu’il n’aurait aimé l’admettre. « Néanmoins, dit-il, il pourrait y avoir un facteur à l’intérieur de ces tubes, que nous ne comprenons pas, et qui aurait pu provoquer ces modifications. Nous devrions éviter de tirer des conclusions avant que cette expérience soit terminée. Nous ferions peut-être bien de vérifier les organes de commande, la chaleur, l’atmosphère intérieure du labyrinthe.

— Je n’en vois pas la nécessité, répondit Raine. Tout cela est vérifié automatiquement. Les conditions sont celles prévues et elles n’ont pas changé. De toute façon, l’expérience touche presque à sa fin. Bientôt nous allons être renseignés. »

Jour après jour, ils guettèrent la souris bleue et réussirent bientôt à la découvrir instantanément, parce qu’elle était toujours parmi les premières à atteindre le nouveau point de ravitaillement. Ils se rendirent compte que, sans aucun doute, c’était là la première preuve qu’il ne s’agissait pas d’une simple opération de reconnaissance en masse, car ils avaient là un spécimen qui savait toujours à l’avance. Cette unique souris bleue devait être capable de calculer la nouvelle formule complexe de rotation, un système qui, tel qu’il était à présent, aurait donné bien du fil à retordre à la plupart des êtres humains. Cependant, Borisov fit ressortir la possibilité de l’existence éventuelle de nombreuses souris bleues, de toute une génération de souris bleues, comme produit final de l’expérience. Cependant, le cas échéant, pourquoi ne voyaient-ils jamais plus d’une seule de ces bêtes à la fois ?

Apparemment, la souris les vit. Car, contrairement à ses congénères gris, elle ne s’affairait pas autour de la nourriture pour l’emporter dans des recoins obscurs des tubes. Au lieu de cela, elle avait pris l’habitude de regarder à l’extérieur, dans leur direction, à travers la paroi de verre. C’était, sans aucun doute, un signe d’intelligence.

Maintenant les deux expérimentateurs devenaient impatients. Ils faisaient des conjectures au sujet de cette souris bleue, de ce qu’elle faisait. Car, tous les deux, ils en étaient arrivés à la considérer comme la clef de voûte de toute cette expérience.

De plus en plus, la souris bleue paraissait obsédée par le besoin de les observer. Et, un jour, ils remarquèrent qu’elle traînait quelque chose vers la lucarne transparente à travers laquelle, ce jour-là, la nourriture avait été introduite. Quelque chose formé de paille et de brindilles. Ils n’arrivèrent pas à deviner ce que c’était. Une autre fois cette souris arriva avec un bout de matière brillante entre les dents. Et une fois, Borisov avait vu la souris le surveiller, depuis une partie du labyrinthe où aucune nourriture n’était attendue. Elle était simplement en train de le surveiller de là, parce que depuis cet endroit elle pouvait voir Borisov installé à sa table de travail, dans un coin de la maison de bois où il rangeait ses notes.

Quand les ennuis se produisirent, Raine et Borisov se tenaient debout auprès de cette table, contrôlant les observations relevées au cours de cette journée. Dehors il faisait nuit, mais les lumières à l’intérieur des tubes suivaient leurs propres périodes et en cet instant, dans le monde clos du Labyrinthe Lyssenko, il était théoriquement « midi, fin du printemps ». Dès son entrée dans le bâtiment, Borisov avait remarqué la souris bleue qui surveillait sa table de travail depuis la partie des tubes la plus proche de celle-ci, mais il en était arrivé à s’y attendre. Les deux hommes étaient occupés à vérifier les chiffres de la journée lorsque la lumière se mit soudain à vaciller.

Ils levèrent les yeux. « Que se passe-t-il ? » « Est-ce la dynamo ? » L’énergie pour l’expérience était fournie par le réseau de l’Université, mais il y avait une dynamo de secours pour suppléer à une panne éventuelle de courant. Or, cette dynamo ne s’était pas mise en route, il n’y avait pas de panne de courant, et cependant, les lumières avaient vacillé.

Il y eut un bruit de petits pas hâtifs dans les tubes. Un bruit comme si toute la myriade des souris à l’intérieur se rassemblait en un seul endroit, le plus rapproché des deux hommes. Ils virent à travers cette partie transparente que c’était bien le cas, car des centaines d’yeux en perles les regardaient, et la souris bleue était là, au milieu des autres.

Puis les lumières vacillèrent de nouveau. Il y eut un craquement, des étincelles jaillirent et le tube tout entier se désagrégea au point où se trouvaient les souris. Les deux hommes se levèrent d’un bond, alors qu’une horde de petites bêtes se déversait par l’ouverture. Il y eut une odeur de fumée et, tandis que les deux savants se précipitaient au-dehors, dans la nuit, ils virent que tout le bâtiment de la ferme était en feu.

Ils s’arrêtèrent sur un tertre surplombant le bâtiment et virent celui-ci, le labyrinthe si compliqué et toutes leurs observations, se réduire en cendres. Raine saisit le bras de Borisov : « Vous n’avez pas réussi. L’expérience Lyssenko a été un échec. C’est la faute à cette souris bleue. Et savez-vous ce que celle-ci était ? »

Le Russe avait le regard fixé sur l’incendie : « Elle était certainement intelligente. Elle a certainement conçu et provoqué un court-circuit. Elle a réussi à battre le rappel de toutes les autres souris pour qu’elles s’évadent. Donc elle était intelligente et son intelligence était le résultat de l’expérience.

— Cette souris, s’écria Raine, triomphant, cette souris n’était pas comme les autres. C’était le produit d’une mutation, une « supersouris », un phénomène mutant, sans aucun rapport avec ses ancêtres ou toute cette expérience idiote.

— Da ! Da ! dit le Russe en hochant la tête. Je vois votre point de vue. Il est pertinent. Les autres souris, je les ai vues trop souvent. Elles n’avaient pas changé, c’étaient simplement des souris grises ordinaires qui s’étaient éparpillées partout dans les tubes, en créant de la confusion dans tout notre système de cycles. » Il poussa un grand soupir.

« L’hérédité, dit Raine en regardant brûler la ferme, dans l’obscurité, ne peut être modifiée par des caractères acquis. La seule souris qui ait changé, qui, de toute façon, était au-dessus de la norme, était tout simplement un phénomène de la nature, un accident des chromosomes, un mutant, et grâce au Ciel, probablement stérile, car nous n’avons jamais vu apparaître d’autres souris bleues. »

Borisov approuva tristement de la tête. Et, assises sur les branches d’un buisson tout proche, un peu en arrière de lui, trois souris grises hochèrent aussi leurs têtes en signe d’acquiescement. Leurs doigts préhensiles étaient crispés autour de petits bouts d’écales de noix aiguisés. Elles notaient soigneusement sur des rouleaux de peau séchée ce que leurs cerveaux sensibles aux ondes de la pensée venaient de capter. Il était bon de savoir que leur opinion au sujet de leur frère bleu excentrique, au complexe de dictateur, se trouvait confirmée par les Penseurs de l’Extérieur. À présent, elles pouvaient se débarrasser en paix de son corps gênant et se mettre au travail dans le vaste monde réel.

 

Traduction Opta

The Lyssenko maze.

© Fantasy House, 1953.

Publié avec l’autorisation de Forrest J. Ackerman Agency (Hollywood, Calif.).

© Éditions Opta, pour la traduction.