LES CLEFS DE DÉCEMBRE
Par Roger Zelazny
La responsabilité du surhomme, de l’être supérieur, envers les formes de vie qui n’ont pas autant de pouvoirs que lui : c’est là un sujet qui, transposé dans un contexte plus mystique, conduirait à la question des devoirs d’un dieu envers ses créatures. Tels qu’ils se dégagent du récit suivant, ces devoirs vont jusqu’au sacrifice, jusqu’au renoncement à ce qui aurait justement permis à l’être supérieur de mener une existence « divine ».
NÉ de l’homme et de la femme, conformément aux spécifications Féliforme Y7, Classe Cryocosme (Modification Alyonal), grav. 3,2-T, option G.M.I., Jarry Dark n’était adapté à aucun mode de survie en quelque lieu que ce fût dans l’univers qui lui avait promis asile. C’était soit un bienfait, soit une malédiction, selon le point de vue.
Quel que soit votre point de vue, donc, voici l’histoire :
Ses parents auraient sans doute pu assumer les frais d’un bloc régulateur de température, mais pas beaucoup plus. (Pour être à son aise, Jarry avait besoin d’une température d’au moins cinquante degrés sous zéro.)
Il est peu probable, par contre, que ses parents eussent pu subvenir aux équipements assurant la pression d’air et le mélange gazeux indispensables pour le maintenir en vie.
Quant à la gravité de 3,2-T, impossible à simuler, il fallait la pallier par une médication et une physiothérapie que ses parents n’auraient certes pas été en mesure de lui fournir.
Ce fut l’option tant décriée, cependant, qui le prit en charge. Elle préserva sa santé. Elle pourvut à son éducation. Elle assura son bien-être physique et économique.
On pourrait objecter que Jarry Dark n’aurait jamais été un Féliforme Cryocosmien sans-planète s’il n’y avait eu l’option détenue par General Mining, Incorporated. Mais il faut reconnaître que personne n’aurait pu prévoir la nova qui détruisit Alyonal.
Lorsque ses parents s’étaient présentés au Centre de Parenté Programmée de la Santé Publique et qu’ils avaient sollicité conseils et médication pour leur progéniture en instance, on leur avait communiqué les informations concernant les mondes disponibles et les différents types corporels requis par chacun d’eux. Ils avaient choisi Alyonal, que la General Mining venait d’acheter aux fins d’exploitation minière, et avaient eu la sagesse de retenir l’option ; c’est-à-dire qu’ils avaient signé au nom de leur enfant à venir, hautement qualifié pour vivre sur ce monde particulier, un contrat qui ferait de lui un employé de la General Mining jusqu’à sa majorité ; après celle-ci, il serait libre de quitter la firme pour chercher un emploi où bon lui semblerait – bien que le choix fût manifestement restreint. En échange de cette garantie, la General Mining convenait d’assurer sa santé, son éducation et son bien-être général aussi longtemps qu’il resterait à leur service.
Lorsque Alyonal prit feu et disparut, les Féliformes Cryocosmiens étaient encore dispersés un peu partout dans la galaxie surpeuplée. Ceux qui étaient couverts par l’option devinrent en vertu de l’accord des pupilles de la General Mining.
Voilà pourquoi Jarry grandit dans une salle étanche contenant des régulateurs de température et d’atmosphère, et pourquoi il reçut une éducation de premier ordre en circuit fermé, en plus de la physiothérapie et des médications. C’est pour cette même raison que Jarry présentait quelque ressemblance avec un grand ocelot gris dépourvu de queue, qu’il avait les doigts palmés, et qu’il ne pouvait sortir dans la rue pour contempler la circulation qu’après avoir absorbé quelques drogues supplémentaires et à condition de porter un scaphandre pressurisé et réfrigéré.
Partout, dans la galaxie grouillante de monde, des gens prenaient conseil auprès des Centres de Parenté Programmée de la Santé Publique, et nombreux étaient ceux qui avaient fait le même choix que les parents de Jarry. Vingt-huit mille cinq cent soixante-six d’entre eux, pour être précis. Tout groupe dont l’effectif dépasse vingt-huit mille cinq cent soixante recèle inévitablement quelques individus particulièrement doués. Jarry en était un. Il avait l’art de gagner de l’argent. La plus grande partie de la pension que lui versait la General Mining était investie dans des valeurs de caractère spéculatif. (Après un certain temps, il finit d’ailleurs par posséder un nombre considérable d’actions dans la General Mining elle-même.)
Un délégué de la Ligue Galactique pour les Libertés Civiques avait un jour contacté les parents de Jarry à propos des contrats prénatals impliqués dans l’option, expliquant que les Féliformes Alyonaliens pourraient constituer un excellent précédent dans la jurisprudence de cas similaires – d’autant plus que les parents de Jarry vivaient dans la juridiction du 877e District, tribunal où ils seraient assurés de trouver une atmosphère favorable. Ils s’étaient récusés, de peur de compromettre la pension de la General Mining. Par la suite, Jarry lui-même avait à son tour écarté cette idée. Une décision favorable n’aurait jamais pu faire de lui un Normaforme Monde-T, et qu’importait tout le reste ? Il n’était pas vindicatif. De plus, il possédait déjà à cette époque un nombre de parts appréciable dans la General Mining.
Pour l’instant, il flânait en ronronnant dans son réservoir de méthane, ce qui signifiait qu’il était en train de réfléchir. Tout en ronronnant et en réfléchissant, il manipulait son cryo-ordinateur. Il calculait la valeur globale de tous les Féliformes appartenant au Club Décembre récemment fondé.
Il cessa de ronronner, considéra un total partiel, s’étira et secoua lentement la tête. Puis il revint à ses calculs.
Quand il eut fini, il dicta par le conduit phonique un message à l’intention de Sanza Barati, qui était à la fois la Présidente de Décembre et sa fiancée :
« Très chère Sanza – Les fonds disponibles, comme je le craignais, laissent beaucoup à désirer. Raison de plus pour commencer immédiatement. Aie l’obligeance de soumettre la proposition à la commission économique en faisant état de mes titres, et demande une approbation immédiate. J’ai terminé le brouillon de la déclaration générale à l’intention des membres. (Copie ci-jointe.) D’après ces chiffres, il me faudra de cinq à dix ans, à condition d’être soutenu par au moins quatre-vingts pour cent des membres. Alors aide-moi de tout ton poids, ma bien-aimée. J’aimerais te rencontrer un jour, dans un endroit où le ciel sera violet. À toi, toujours, Jarry Dark, Trésorier. P.S. : Je suis content que tu sois contente de la bague. »
Au bout de deux ans, Jarry avait doublé le capital de Décembre, Incorporated.
Un an et demi plus tard, il l’avait doublé à nouveau.
Quand il reçut la lettre suivante de Sanza, il sauta sur son trampoline, rebondit en l’air et atterrit sur ses pieds à l’autre bout de son logement. Puis il retourna à son écran pour repasser le message :
Cher Jarry,
Ci-joint le mémoire descriptif et les prix de cinq autres planètes. L’équipe de recherches aime bien la dernière. Moi aussi. Qu’en penses-tu ? Alyonal II ? Dans ce cas, que dis-tu du prix ? Quand pourrions-nous disposer de cette somme ? L’équipe ajoute qu’une centaine de Météotransmuteurs pourraient en faire ce qu’il nous faut en cinq à six siècles. Te ferai suivre incessamment le coût de cet équipement.
Viens vivre avec moi, mon amour, dans un lieu où il n’y a pas de murs…
Sanza
« Un an, répondit-il, et je t’achèterai une planète ! Envoie-moi vite le coût des machines et au transport… »
Quand il reçut les chiffres, Jarry pleura des larmes de glace. Cent machines, capables de modifier l’environnement d’un monde, plus vingt-huit mille bunkers de cryonarcose, plus les frais de transport des machines et des gens, plus… Trop élevé !
Après un rapide calcul, il dicta dans le conduit phonique :
« Quinze ans de plus à attendre, c’est trop long, Chatounette. Demande-leur d’évaluer le temps de transformation si nous n’achetions que vingt Météotransmuteurs. Je t’aime et je t’embrasse, Jarry. »
Durant les jours qui suivirent, il fit les cent pas au-dessus de sa chambre, d’abord debout, puis à quatre pattes, dans un état d’âme qui allait s’intensifiant.
La réponse arriva enfin. « Approximativement trois mille ans. Puisse ton pelage demeurer toujours luisant – Sanza. »
« Mettons la décision aux voix, Yeux-Verts » dit-il.
*
* *
Vite, un monde en trois cents mots maximum ! Imaginez cela…
Grosso modo, une masse continentale unique renfermant trois mers noires qui semblent saumâtres ; des plaines grises, des plaines jaunes, avec un ciel couleur de sable sec ; des forêts clairsemées dont les arbres ressemblent à des champignons mouchetés de teinture d’iode ; pas de montagnes, seulement des collines, brunes, jaunes, blanches, lavande ; des oiseaux verts avec des ailes pareilles à des parachutes, des becs comme des faucilles, des plumes semblables à des feuilles de chêne, une queue évoquant un parapluie retourné ; six lunes très lointaines, pareilles à des mouches devant les yeux dans la lumière du jour, à des flocons de neige la nuit, à des gouttes de sang à l’aube et au crépuscule ; de l’herbe couleur moutarde dans les vallées les plus humides ; des brumes pareilles à des feux blêmes par les matins calmes, pareilles à des serpents albinos quand le vent se lève ; des crevasses, irradiant comme des craquelures sur une vitre givrée ; des cavernes cachées, pareilles à des chaînes de bulles sombres ; dix-sept prédateurs dangereux répertoriés, de un à six mètres de long, extrêmement poilus et dentus ; de soudaines tempêtes de grêle, comme des pierres projetées d’un ciel sans nuages ; à chacun des pôles aplatis, une calotte glaciaire pareille à un béret bleu ; des bipèdes nerveux hauts d’un mètre cinquante, au cerveau réduit, qui errent dans les forêts clairsemées en chassant la larve de la chenille géante, ainsi que la chenille géante elle-même, l’oiseau vert, le fouisseur aveugle, et la bête-nocturne-mangeuse-de-détritus ; dix-sept fleuves majestueux ; des nuages violets pareils à des vaches pleines, qui traversent rapidement le continent pour s’en aller mettre bas au-delà de l’horizon oriental ; des socles de pierre fouaillés par le vent, pareils à une musique pétrifiée ; des nuits comme de la suie, où disparaissent les étoiles de faible magnitude ; des vallées qui ondulent comme des torses de femmes ou comme des instruments de musique ; le gel perpétuel dans les lieux d’ombre ; des sons matinaux pareils au craquement de la glace, au frémissement du fer-blanc, au claquement de fils d’acier…
Ils savaient qu’ils en feraient un paradis.
L’avant-garde, équipée de scaphandres réfrigérés, vint installer dix Météotransmuteurs dans chaque hémisphère, avant de placer les bunkers de cryonarcose dans plusieurs des grandes cavernes.
Puis les membres de Décembre descendirent du ciel couleur de sable.
Ils vinrent, regardèrent, se dirent que c’était presque le paradis, puis entrèrent dans les cavernes pour dormir. Plus de vingt-huit mille Féliformes Cryocosmiens (modification Alyonal) arrivèrent sur leur planète pour y dormir une saison en silence, du sommeil de la pierre et de la glace, avant d’hériter la nouvelle Alyonal. Il n’y a pas de rêves, dans ce sommeil. Mais s’il y en avait eu, leurs rêves auraient pu ressembler aux pensées de ceux qui restaient éveillés.
« C’est cruel, Sanza.
— Oui, mais seulement pour un temps.
— … Être ensemble sur notre propre planète, et continuer à vivre comme des plongeurs au fond de la mer. Devoir ramper quand on voudrait bondir…
— Ce n’est que pour peu de temps, Jarry, du point de vue de nos sens.
— Mais c’est en réalité trois mille ans ! Une ère glaciaire va déferler pendant que nous dormirons. Nos anciens mondes vont changer, au point que nous serions incapables de les reconnaître si nous retournions les visiter – et personne ne se souviendra de nous.
— Visiter quoi ? Nos anciennes cellules ? Laisse les anciens mondes suivre leur cours ! Qu’on nous oublie sur nos terres natales ! Nous sommes un peuple à part, et nous avons trouvé notre monde. Qu’importe le reste ?
— C’est vrai… Ce n’est que pour quelques années, et nous prendrons nos tours de veille ensemble.
— Quand sera le premier ?
— Dans deux siècles et demi – trois mois de veille.
— Comment sera la planète, à cette époque ?
— Je ne sais pas. Moins chaude…
— Alors retournons dormir. Demain sera un jour meilleur.
— Oui.
— Oh ! Regarde l’oiseau vert ! Il glisse comme un rêve… »
Quand ils se réveillèrent pour la première fois, ils vécurent à l’intérieur des aménagements du Météotransmuteur, dans un lieu appelé Terremorte. Le monde était déjà plus froid, et la lisière du ciel se teintait de rose. Les parois métalliques de l’énorme installation étaient noires et givrées. L’atmosphère était encore mortelle, la température beaucoup trop élevée. Ils restèrent la plupart du temps dans leurs quartiers spéciaux, ne s’aventurant en général à l’extérieur que pour les analyses nécessaires et l’inspection des structures de leur abri.
Terremorte… Du roc et du sable. Pas d’arbres, aucun signe de vie.
C’était l’époque où de terribles vents balayaient encore le continent, alors que le monde s’insurgeait contre les champs d’énergie des machines. La nuit, de grands nuages de crasse émoussaient et sculptaient les socles de pierre ; quand les vents s’éloignaient, le désert miroitait comme s’il avait été fraîchement peint, et les pierres se dressaient comme des flammes dans le matin musical. Après que le soleil fut monté dans le ciel et y fut resté un moment, les vents revenaient, tirant sur le jour un rideau de brouillard gris foncé. Quand les vents du matin s’étaient apaisés, Jarry et Sanza contemplaient Terremorte par la fenêtre est du bâtiment – leur favorite, celle du troisième étage – du côté où la pierre qui ressemblait à un Normaforme noueux leur faisait signe ; ils s’étendaient sur la couchette verte qu’ils avaient montée du premier étage et faisaient parfois l’amour en prêtant l’oreille aux vents qui se levaient à nouveau, ou bien Sanza chantait tandis que Jarry écrivait dans le journal, à moins qu’il ne parcourût le griffonnage qu’y avaient laissé les amis et les inconnus au cours des siècles, et ils ronronnaient souvent mais ne riaient jamais, parce qu’ils ne savaient pas rire.
Un matin, de leur observatoire, ils virent l’un des bipèdes des forêts iodées cheminant à travers les terres. Il tomba plusieurs fois, se releva, continua, tomba encore une fois et demeura immobile.
« Que fait-il, si loin de chez lui ? demanda Sanza.
— Il est en train de mourir, dit Jarry. Allons dehors. »
Ils traversèrent une passerelle, descendirent au premier étage, enfilèrent leur tenue protectrice et quittèrent le bâtiment.
Le bipède, qui s’était remis sur pied, chancelait à nouveau. Il était recouvert d’un duvet rougeâtre, avec des yeux sombres et un long nez large, mais il n’avait pas de véritable front. Quatre doigts courts et griffus terminaient ses mains et ses pieds.
Quand il les vit sortir de la Station, il s’arrêta net, les yeux fixés sur elle. Puis il tomba.
Ils s’en approchèrent pour l’examiner.
Il continuait à les fixer de ses grands yeux sombres écarquillés, étendu et grelottant.
« Il va mourir si nous le laissons là, dit Sanza.
— … Et il mourra si nous l’emmenons à l’intérieur », dit Jarry.
Le bipède leva un bras vers eux, le laissa retomber. Ses yeux se rétrécirent, puis se fermèrent.
Jarry avança le pied et le toucha du bout de sa botte. Aucune réaction.
« Il est mort, dit-il.
— Qu’allons-nous faire ?
— Le laisser là. Les sables le recouvriront. »
Ils retournèrent aux installations, et Jarry inscrivit l’événement dans le journal.
Dans le courant de leur dernier mois de veille, Sanza lui demanda : « Tout ce qui vit ici va-t-il mourir, sauf nous ? Les oiseaux verts et les gros mangeurs de viande ? Les drôles de petits arbres et les chenilles velues ?
— J’espère que non, dit Jarry. J’ai parcouru les notes des biologistes, et je pense que la vie de la planète peut s’adapter. Une fois que la vie s’est implantée quelque part, elle ferait n’importe quoi pour s’y maintenir. Il est sans doute préférable pour les habitants de la planète que nous n’ayons pu acquérir que vingt Transmuteurs. Cela leur laisse trois millénaires pour se faire pousser plus de poils, apprendre à respirer notre air et boire notre eau. Avec cent Transmuteurs, nous les aurions sans doute exterminés, et il aurait fallu importer des animaux cryocosmiens ou en élever. Mais de cette façon, ceux qui vivent ici parviendront peut-être à franchir le cap.
— C’est drôle, dit-elle, mais je viens de me rendre compte que nous faisons ici exactement ce qu’on nous avait fait. On nous avait créés pour Alyonal, et une nova a emporté notre planète. Ces créatures ont vu le jour dans ce monde, et nous le leur enlevons. Nous transformons tous les êtres vivants de cette planète en ce que nous étions sur notre ancien monde – des inadaptés.
— Il y a pourtant une différence, c’est que nous prenons notre temps, dit Jarry, et que nous leur donnons une chance de s’habituer aux nouvelles conditions.
— Quand même, j’ai l’impression que tout cela, là-bas, – elle fit un geste en direction de la fenêtre – est une image de ce que ce monde est en train de devenir : une grande Terremorte.
Terremorte était là avant notre arrivée. Nous n’avons pas créé de nouveaux déserts.
— Les arbres sont en train de mourir. Tous les animaux descendent vers l’équateur. Quand ils seront descendus aussi loin qu’ils peuvent aller et que la température continuera de baisser, que l’air continuera de leur brûler les poumons… pour eux, ce sera la fin.
— Mais à ce moment-là, ils se seront peut-être adaptés. Les forêts s’étendent, l’écorce des arbres devient plus épaisse. La vie se maintiendra.
— Je me le demande…
— Préférerais-tu dormir jusqu’à ce que tout soit terminé ?
— Non ; je veux être à ton côté, toujours.
— Alors il faut te résigner au fait que tout changement porte toujours préjudice à quelque chose. Ceci accepté, tu ne risques plus toi-même d’en souffrir. »
Ils écoutèrent, guettant les premiers bruits du vent.
Trois jours plus tard, dans le calme du crépuscule entre les vents du jour et les vents de la nuit, elle l’appela à la fenêtre. Il monta au troisième étage et s’approcha d’elle. Dans la lumière du soleil couchant, ses seins étaient roses, avec au-dessous un espace d’ombre et d’argent. Le pelage de ses épaules et de ses hanches lui faisait une aura de fumée. Son visage était dépourvu d’expression, et ses grands yeux verts n’étaient pas tournés vers lui.
Il regarda au-dehors.
Les premiers gros flocons tombaient, bleutés dans la lumière rose. Ils glissaient autour du Normaforme de pierre noueuse ; certains se collaient aux épaisses vitres de quartz ; ils se posaient sur le désert, pareils à des fleurs de cyanure ; puis ils se mirent à tourbillonner, plus nombreux, dans les premières bouffées des terribles vents. Des nuages sombres s’étaient amoncelés au-dessus d’eux, et il en descendait maintenant de grands câbles et d’immenses filets de bleu. Les flocons, à présent, filaient devant la fenêtre comme des papillons, les contours de Terremorte n’apparaissaient plus que par intermittence. Le rose disparut pour ne laisser que du bleu, puis un bleu plus sombre, tandis que le premier grand soupir du soir parvenait à leurs oreilles et que le flot inclinait sa course vers l’horizontale, tournant à l’indigo à mesure qu’il défilait devant eux.
« La machine n’est jamais silencieuse, écrivit Jarry. Je m’imagine parfois entendre des voix dans son bourdonnement perpétuel, dans ses grondements intermittents, dans ses grésillements d’énergie. Je suis seul ici, à la station de Terremorte. Cinq siècles ont passé depuis notre arrivée. J’ai préféré laisser Sanza dormir pendant ce tour de veille, de crainte que la perspective ne soit trop désolée. (Elle l’est.) Elle m’en voudra certainement. Ce matin, étendu dans un demi-sommeil, j’ai cru entendre la voix de mes parents dans la salle voisine. Aucune parole. Seulement le son de leurs voix, comme j’avais coutume de l’entendre dans mon vieil intercom. Ils doivent être morts, à présent, en dépit de tous les progrès de la gérontologie. Je me demande s’ils ont beaucoup pensé à moi depuis mon départ. Je n’ai même pas pu retirer mon gant étanche pour serrer la main de mon père, ni embrasser ma mère pour lui dire adieu. C’est une sensation étrange, d’être aussi seul, sans rien d’autre autour de moi que la pulsation des machines qui réorganisent les molécules de l’atmosphère et réfrigèrent le monde, au milieu de cet espace bleu. Terremorte. Et pourtant, j’ai grandi dans une caverne d’acier. J’appelle chaque après-midi les dix-neuf autres stations. Je crains de devenir quelque peu rasoir. Je ne les appellerai pas demain, à moins que je ne remette au jour suivant.
» Ce matin, je suis sorti pendant quelques instants sans mon dispositif réfrigérant. La chaleur est toujours accablante. J’ai aspiré une bouffée d’air qui m’a fait suffoquer. Notre temps est encore bien loin. Mais j’ai pu constater une différence avec mon premier essai d’il y a deux cent cinquante ans. Je me demande comment seront les choses quand nous aurons terminé. Moi, un économiste ! – que sera ma fonction dans notre nouvelle Alyonal ? Quoi qu’il en soit, du moment que Sanza est heureuse…
» Le Météotransmuteur hoquette et gémit. Tout le continent est bleu, aussi loin que je puisse voir. Les pierres se dressent toujours, mais leurs formes ne sont plus ce qu’elles étaient. Le ciel est entièrement rose, à présent, et il devient presque marron-roux le matin et le soir. Je suppose que c’est en fait une couleur lie-de-vin, mais je n’ai jamais vu de vin et je ne peux en être sûr. Les arbres ne sont pas morts. Ils sont devenus plus vigoureux. Leur écorce est plus épaisse, leurs feuilles plus sombres et plus grandes. Ils poussent beaucoup plus haut – à ce qu’on m’a dit, car il n’y a pas d’arbres sur Terre-morte.
» Les chenilles existent toujours. J’ai cru comprendre qu’elles paraissaient beaucoup plus grosses, mais c’est en réalité parce que leur fourrure est plus abondante. Il semble que la plupart des animaux aient maintenant des peaux plus rudes. Certains se sont apparemment mis en hibernation. Une chose étrange : les occupants de la Station Sept avaient rapporté que le pelage des bipèdes leur paraissait plus consistant. Ceux-ci doivent être assez nombreux dans leur secteur, car ils en aperçoivent souvent dans le lointain. Les bipèdes leur semblaient plus velus, mais une observation rapprochée a révélé que certains d’entre eux portaient des peaux d’animaux, ou même qu’ils s’en enveloppaient ! Se pourrait-il qu’ils soient plus intelligents que nous ne l’avons cru ? Cela semble peu probable, car l’équipe biologique les avait soumis à des tests approfondis avant la mise en route des machines. C’est pourtant bien étrange.
» Les vents sont toujours violents. Ils obscurcissent parfois le ciel de cendres. Une activité volcanique considérable s’est manifestée au sud-ouest de notre installation. La Station Quatre a dû être déplacée pour cette raison. J’entends maintenant chanter Sanza dans les bruits de la machine. Je la laisserai se réveiller, la prochaine fois. Les éléments devraient s’être un peu stabilisés, d’ici là. Non, ce n’est pas vrai. C’est de l’égoïsme. Je la veux ici, près de moi. J’ai l’impression d’être la seule chose vivante dans le monde entier. Les voix de la radio sont des fantômes. L’horloge tictaque bruyamment, et les silences intermédiaires sont emplis du bourdonnement de la machine, qui est aussi une sorte de silence, puisqu’il est constant. Je pense parfois qu’il n’existe pas ; je le guette, je tends l’oreille de toutes mes forces, et je ne sais plus s’il y a ou non un bourdonnement. Alors je vérifie les indicateurs, qui m’assurent que la machine fonctionne. À moins que les indicateurs ne soient déréglés. Mais ils semblent marcher correctement. Non. C’est moi. Et le bleu de Terremorte est une sorte de silence visuel. Le matin, les rocs eux-mêmes sont couverts de givre bleu. Est-ce beau ou laid ? Il n’y a pas de réponse en moi. Cela fait partie du grand silence, c’est tout. Peut-être vais-je devenir un mystique. Peut-être vais-je développer des pouvoirs occultes ou atteindre une illumination libératrice, assis ici au milieu du grand silence. Peut-être aurai-je des visions. J’entends déjà des voix. Y a-t-il des fantômes sur Terremorte ? Non, il n’y a jamais rien eu qui pût se transformer en fantôme. Sauf peut-être le petit bipède. Pourquoi a-t-il traversé Terremorte, je me le demande ? Pourquoi s’est-il dirigé vers le centre de destruction, au lieu de s’en éloigner comme le faisaient ses compagnons ? Je ne le saurai jamais. À moins peut-être d’avoir une vision. Je pense qu’il est temps d’enfiler mon scaphandre et d’aller faire un tour. Les calottes polaires sont plus épaisses. La glaciation a commencé. Bientôt, très bientôt, les choses iront mieux. Bientôt, le silence prendra fin, je l’espère. Je me demande pourtant si le silence n’est pas l’état naturel de l’univers, et si nos petits bruits ne servent pas qu’à l’accentuer, comme un point noir sur champ de bleu. Tout a été silence et le redeviendra – est peut-être silence en cet instant même. Entendrai-je jamais de vrais sons, ou seulement des sons issus du silence ? Sanza chante à nouveau. J’aimerais pouvoir la réveiller maintenant, l’emmener marcher là-bas avec moi. Il commence à neiger. »
Jarry s’éveilla de nouveau à la veille du millénaire.
Sanza sourit et prit sa main dans les siennes pour la caresser, tandis qu’il lui expliquait pourquoi il l’avait laissée dormir, en s’excusant.
« Mais non, je ne suis pas fâchée, dit-elle, puisque je t’ai fait la même chose à notre dernier quart. »
Jarry leva vers elle ses yeux écarquillés, comprenant peu à peu.
« Je ne le referai pas, dit-elle, et je sais que tu ne le pourrais pas non plus. La solitude était presque insupportable.
— Oui, répondit-il.
— Ils nous ont réchauffés tous les deux, la dernière fois. J’ai pris conscience la première et leur ai dit de te rendormir. Je t’en voulais, quand je me suis rendu compte de ce que tu avais fait. Mais cela m’a vite passé ; j’ai souhaité si souvent ta présence.
— Nous resterons ensemble, dit Jarry.
— Oui, toujours. »
Ils prirent une navette volante de la caverne de narcose au Météotransmuteur de Terremorte, où ils relevèrent leurs compagnons du quart précédent et transportèrent la nouvelle couchette au troisième étage.
L’air de Terremorte, bien qu’étouffant, était maintenant respirable à petites doses, expérience néanmoins suivie invariablement de migraines. La chaleur était toujours oppressante. Le rocher qui ressemblait autrefois à un Normaforme leur faisant un signe de la main avait maintenant perdu son contour caractéristique. Les vents n’étaient plus aussi violents.
Au quatrième jour, ils découvrirent des empreintes qui semblaient appartenir à l’un des grands prédateurs. Cela réconforta Sanza, mais un autre incident vint plus tard les plonger dans la perplexité.
Un matin, ils s’en allèrent marcher dans Terremorte.
À moins de cent pas de l’installation, ils se trouvèrent en présence de trois chenilles géantes, mortes. Elles étaient rigides, mais plutôt desséchées que gelées, et la neige, autour d’elles, était parsemée d’empreintes. Les traces de pas qui menaient à la scène et qui s’en éloignaient avaient un contour vague, indécis.
« Que signifie ceci ? demanda Sanza.
— Je n’en sais rien, mais je pense qu’il faut en prendre des photographies », dit Jarry.
— Ce qu’ils firent. Quand Jarry entra en communication avec la Station Sept, dans l’après-midi, il apprit que des faits identiques avaient été signalés à plusieurs reprises par les occupants d’autres postes. Ils n’étaient cependant pas très fréquents.
« Je ne comprends pas, dit Sanza.
— Je ne tiens pas à comprendre », dit Jarry.
La chose ne se reproduisit pas durant leur tour de veille. Jarry la nota dans le journal et écrivit un rapport. Puis ils se contentèrent de faire l’amour et de contrôler le fonctionnement des appareils, se laissant aller parfois à une nuit de beuverie. Deux cents ans plus tôt, un biochimiste avait consacré son tour de veille à expérimenter des compositions susceptibles de provoquer chez les Féliformes les mêmes réactions que celles produites chez les Normaformes par le légendaire whisky. Ses recherches ayant abouti, il avait passé quatre semaines à faire une bombe effrénée en négligeant son service, duquel on l’avait relevé pour le réintégrer dans son compartiment de narcose réfrigérée jusqu’à la fin de l’Attente. Sa formule, établie sur des bases simples, ne s’en était pas moins répandue ; Jarry et Sanza découvrirent dans le magasin un bar bien garni, ainsi qu’un manuel manuscrit expliquant son usage et la variété de boissons que l’on pouvait composer. L’auteur du document avait exprimé l’espoir que chaque tour de veille apporterait la découverte d’un nouveau mélange, de façon qu’à son prochain quart, le manuel ait atteint une taille proportionnée à ses désirs. Jarry et Sanza s’y appliquèrent consciencieusement et satisfirent à la requête en produisant un Punch Fleur-de-Neige qui leur réchauffa les entrailles et transforma leur ronronnement en gloussements, de sorte qu’ils découvrirent aussi le rire. Ils s’en préparèrent un bol entier pour fêter le premier millénaire ; Sanza insista pour appeler toutes les autres stations et leur en donner la formule sur-le-champ, en plein quart de nuit, afin que chacun puisse partager leur allégresse. Il est fort possible que ce fut le cas, car la recette fut bien accueillie. Même lorsque le bol de punch ne fut plus qu’un souvenir, il leur resta le rire. C’est ainsi que s’esquissent parfois les premières lignes simples de la tradition.
« Les oiseaux verts sont en train de mourir, dit Sanza, reposant le rapport qu’elle venait de lire.
— Oh ? fit Jarry.
— Apparemment, ils ont atteint les limites de leurs possibilités d’adaptation, dit-elle.
— Dommage, dit Jarry.
— J’ai l’impression d’être ici depuis moins d’un an. En fait, il y en a mille.
— Le temps s’envole, dit Jarry.
— J’ai peur, dit-elle.
— De quoi ?
— Je ne sais pas. J’ai peur, c’est tout.
— Pourquoi ?
— Parce que nous vivons ainsi, je suppose. En laissant de petits fragments de nous-mêmes dans différents siècles. Il y a seulement quelques mois, si j’en crois ma mémoire, cet endroit était un désert. Maintenant, c’est un champ de glace. Des crevasses s’ouvrent et se referment. Des canyons apparaissent et disparaissent. Des rivières s’assèchent, d’autres jaillissent. Tout semble tellement transitoire. Les choses paraissent consistantes, mais j’ai peur de les toucher, à présent. Elles risquent de disparaître. Elles risquent de se transformer en fumée, et ma main se tendra à travers la fumée pour toucher… quelque chose… Dieu, peut-être. Ou pire encore, peut-être pas. Personne ne sait vraiment à quoi ressemblera cet endroit quand nous aurons terminé. Nous sommes en train de voyager vers une terre inconnue, et il est trop tard pour reculer. Nous nous déplaçons dans un rêve, vers une idée… Quelquefois, ma cellule me manque… et aussi tous les petits appareils qui prenaient soin de moi. Peut-être suis-je incapable de m’adapter. Peut-être suis-je comme l’oiseau vert…
— Non, Sanza, tu te trompes. Nous sommes réels. Quoi qu’il arrive là-bas, au-dehors, nous survivrons. Toutes ces choses changent parce que nous voulons qu’elles changent. Nous sommes plus forts que la planète ; nous la pétrirons, nous la peindrons et nous y creuserons des trous jusqu’à ce que nous en ayons fait exactement ce que nous voulons. Alors nous la prendrons pour la couvrir de villes et d’enfants. Tu veux voir Dieu ? Va regarder dans un miroir. Dieu a des oreilles pointues et des yeux verts. Il est couvert d’un pelage gris et doux. Quand Il lève la main, il y a des membranes entre Ses doigts.
— C’est bon de te savoir aussi fort, Jarry.
— Sortons le traîneau à moteur et allons faire un tour.
— D’accord. »
Toute la journée, ils gravirent et descendirent les pentes de Terremorte, où les pierres sombres se dressaient comme des nuages sous un autre ciel.
Douze siècles et demi avaient passé.
Maintenant, ils pouvaient respirer sans masque, pour de brèves périodes.
Maintenant, ils pouvaient supporter la température, pour de brèves périodes.
Maintenant, tous les oiseaux verts étaient morts.
Maintenant commençait une chose étrange et troublante.
Les bipèdes venaient la nuit, inscrivaient des signes dans la neige et y laissaient des animaux morts. Cela se produisait à présent beaucoup plus fréquemment que par le passé. Ils parcouraient de longues distances pour venir ainsi, et beaucoup portaient sur leurs épaules des fourrures qui n’étaient pas les leurs.
Jarry rechercha dans les dossiers de leur histoire tous les rapports établis sur ces créatures.
« En voilà un qui parle de lumières dans la forêt, dit-il. Station Sept.
— Quoi…?
— Le feu, dit-il. Et s’ils avaient découvert le feu ?
— Alors ce ne sont pas vraiment des animaux !
— Mais ils l’étaient !
— Ils portent des vêtements, maintenant. Ils offrent des sortes de sacrifices à nos machines. Ce ne sont plus des animaux.
— Comment cela aurait-il pu se produire ?
— Qu’est-ce que tu crois ? C’est nous qui l’avons provoqué. Peut-être seraient-ils demeurés stupides – des animaux – si nous n’étions pas venus, en les forçant à progresser afin de survivre. Nous avons accéléré leur évolution. Il fallait qu’ils s’adaptent ou qu’ils meurent, et ils se sont adaptés.
— Penses-tu que cela serait arrivé si nous n’étions pas venus ? demanda-t-il.
— Peut-être, un jour. Mais ce n’est pas sûr. »
Jarry s’approcha de la fenêtre et contempla Terremorte.
« Il faut que je le sache, dit-il. S’ils sont intelligents, s’ils sont… humains, comme nous – il rit –, alors nous devons prendre leurs coutumes en considération.
— Que proposes-tu ?
— En localiser un groupe. Voir si nous pouvons communiquer avec eux.
— A-t-on déjà essayé ?
— Oui.
— Quels ont été les résultats ?
— Contradictoires. Certains prétendent qu’ils font preuve d’un entendement considérable. D’autres les placent loin au-dessous du seuil de l’humanité.
— Ce que nous faisons est peut-être abominable, dit-elle. Créer des hommes, et puis les détruire. Un jour, quand j’étais déprimée, tu m’as dit que nous étions les dieux de ce monde, que nous avions le pouvoir de modeler et de briser. Nous avons le pouvoir de modeler et de briser, mais je ne me sens pas particulièrement divine. Que pouvons-nous faire ? Ils ont résisté jusqu’à présent, mais crois-tu qu’ils supporteront les changements qui nous amèneront au terme de notre route ? Et s’ils étaient comme les oiseaux verts ? S’ils s’étaient adaptés aussi vite et aussi loin qu’ils l’ont pu, et que ce ne soit pas suffisant ? Que ferait un dieu ?
— Ce que bon lui semblerait », dit Jarry.
Ce jour-là, ils survolèrent Terremorte dans la navette, mais ils ne virent aucun signe de vie qu’eux-mêmes. Ils poursuivirent leurs recherches les jours suivants, sans succès.
Deux semaines plus tard, cependant, dans la lumière violette du matin, il se produisit quelque chose.
« Ils sont venus », dit Sanza.
Jarry s’avança vers la façade du poste pour regarder à l’extérieur.
La croûte de neige était brisée en plusieurs endroits, les lignes qu’il avait déjà vues auparavant s’inscrivaient autour du cadavre d’un petit animal.
« Ils n’ont pas pu aller bien loin, dit-il.
— Non.
Nous irons à leur recherche dans le traîneau. »
— Ils partirent sur la neige à travers cette étendue appelée Terremorte, Sanza conduisant tandis que Jarry scrutait les empreintes sur la surface bleutée.
Ils foncèrent dans le matin nouveau, parmi les nuances de feu et de violet ; le vent coulait sur eux comme un fleuve, et tout autour naissaient des bruits pareils au craquement de la glace, au frémissement du fer-blanc, au claquement de fils d’acier. Les pierres bleues de givre se dressaient comme une musique pétrifiée, et l’ombre longue de leur traîneau, noire comme de l’encre, glissait devant eux. Une pluie de grêlons, qui s’était mise à tambouriner sur le toit de leur véhicule comme autant de démons danseurs, cessa aussi soudainement qu’elle était venue. Terremorte s’abaissait devant eux pour remonter plus loin.
Jarry posa la main sur l’épaule de Sanza.
« Devant ! »
Elle hocha la tête, ralentit le traîneau.
Ils l’avaient acculé. Ils brandissaient des massues et de longues perches dont la pointe semblait avoir été durcie au feu. Ils jetaient des pierres. Ils jetaient des blocs de glace.
Puis ils reculèrent, et la bête les tua à mesure qu’ils s’éloignaient.
Les Féliformes l’avaient baptisé ours parce qu’il était gros, velu, et qu’il pouvait se dresser sur ses pattes postérieures…
Celui-là devait mesurer trois mètres et demi. Il était recouvert d’un pelage bleuâtre, avec un groin effilé et sans poils qui ressemblait à l’extrémité d’une paire de pinces.
Cinq des petits êtres étaient étendus, immobiles, dans la neige. À chaque fois que l’animal lançait la patte et atteignait son but, un autre bipède tombait.
Jarry sortit le pistolet de son compartiment et en vérifia la charge.
« Avance lentement, dit-il à Sanza. Je vais essayer de le brûler près de la tête. »
Le premier coup manqua son but, entaillant le rocher qui se trouvait derrière l’animal. Le second lui roussit les poils du cou. Jarry sauta du traîneau comme ils arrivaient à sa hauteur, poussa le réglage de la puissance au maximum et lâcha toute la charge dans la poitrine de la bête à bout portant.
L’ours se raidit, oscilla, puis tomba. Une blessure béante lui déchirait la poitrine de part en part.
Jarry se retourna vers les petits êtres. Ils avaient tous les yeux fixés sur lui.
« Salut, dit-il. Je m’appelle Jarry. Je vous baptise Rougeformes. »
Un coup assené par-derrière lui fit perdre l’équilibre.
Il roula dans la neige, l’épaule et le bras gauche envahis d’une douleur fulgurante ; des lumières dansaient devant ses yeux.
Un second ours avait émergé de la forêt de pierre.
De sa main droite, il tira son long couteau de chasse, puis se remit sur pied.
Alors que la bête fonçait sur lui, il se déplaça avec la rapidité féline propre à son espèce et frappa vers le haut, lui enfonçant son couteau dans la gorge jusqu’à la garde.
Un frémissement parcourut l’animal, mais il frappa Jarry d’un coup de patte et celui-ci tomba de nouveau, le couteau arraché à son étreinte.
Les Rougeformes se remirent à jeter des pierres, se précipitant vers l’animal avec leurs bâtons pointus.
Puis il y eut un choc sourd, un bruit d’écrasement, et la bête fut projetée en l’air avant de retomber sur lui.
Il se réveilla.
Il était étendu sur le dos, il avait mal, et tout ce qu’il regardait semblait palpiter, comme prêt à exploser.
Combien de temps s’était écoulé ? Il n’en savait rien.
On l’avait déplacé, ou on avait déplacé l’ours.
Les petits êtres étaient accroupis, et ils regardaient.
Certains regardaient l’ours. D’autres le regardaient.
D’autres encore regardaient le traîneau brisé…
Le traîneau brisé…
Il se remit debout avec effort.
Les Rougeformes reculèrent.
Il s’approcha du traîneau et regarda à l’intérieur.
Il sut qu’elle était morte quand il vit l’angle que formait son cou. Mais il fit néanmoins tout ce qu’on faisait habituellement pour s’en assurer, avant d’accepter de le croire.
C’était elle qui avait porté le coup mortel en lançant le traîneau contre l’animal. Elle lui avait brisé le dos, mais l’impact avait brisé le traîneau. Il lui avait aussi brisé le cou.
Il s’appuya sur l’épave, composa sa première prière, puis retira le corps de Sanza.
Les Rougeformes l’observaient.
Il la souleva dans ses bras et se mit en marche vers la station, à travers Terremorte.
Les Rougeformes continuèrent à l’observer tandis qu’il s’éloignait, sauf celui qui avait un front anormalement haut. Celui-là examinait le couteau qui saillait de la gorge velue et fumante de la bête.
Aux administrateurs de Décembre maintenant réveillés, Jarry demanda : « Que devons-nous faire ?
— Elle est la première de notre race à mourir sur cette planète, dit Yan Turl, Vice-Président.
— Il n’existe aucune tradition, dit Selda Kein, Secrétaire. Faut-il en créer une ?
— Je ne sais pas, dit Jarry. Je ne sais pas ce qu’il convient de faire.
— L’enterrement ou la crémation, il n’y a pas beaucoup d’autre choix. Lequel préférez-vous ?
— Je ne… Non, pas dans le sol. Rendez-la-moi. Donnez-moi une grande navette… Je vais la brûler.
— Alors construisons une chapelle.
— Non. C’est une chose que je dois faire à ma façon. Je préférerais le faire seul.
— Comme vous voudrez. Prenez tout l’équipement qu’il vous faudra et allez-y.
— J’aimerais que vous envoyiez quelqu’un d’autre pour garder l’installation de Terremorte. Je voudrais retourner dormir, quand j’aurai terminé ceci – jusqu’au prochain quart.
— Très bien, Jarry. Nous sommes désolés.
— Oui – nous sommes désolés. »
Jarry hocha la tête, fit un geste, se retourna et sortit.
Ainsi s’inscrivent parfois les lignes les plus tragiques de la vie.
À la lisière sud-est de Terremorte se dressait une montagne bleue. Elle s’élevait à un peu plus de trois mille mètres. Quand on l’approchait au nord-ouest, elle avait l’apparence d’une vague pétrifiée dans une mer dont l’immensité défiait l’imagination. Des nuages violets se déchiquetaient à son sommet. Aucun être vivant ne hantait ses pentes. Elle n’avait pas de nom, sinon celui que lui donna Jarry.
Il ancra la navette.
Il porta le corps de Sanza aussi haut qu’on pût porter un corps.
Il la déposa, vêtue de ses habits les plus somptueux, l’angle de son cou dissimulé par une écharpe blanche, un voile noir posé sur ses traits vides.
Il était sur le point d’essayer une prière quand la grêle se mit à tomber. Comme des pierres qu’on leur aurait jetées, les fragments de glace bleue s’abattirent sur lui, sur elle.
« Dieu vous damne ! » cria-t-il en regagnant la navette au pas de course.
Il décolla et se mit à décrire des cercles.
Les vêtements de Sanza claquaient dans le vent.
La grêle était un rideau bleu qui les séparait de tout, sauf de ces dernières caresses : le feu courant de la glace à la glace et de la terre à l’immortalité par le pouvoir des canons.
Il pressa la détente ; une porte dans le soleil s’ouvrit au flanc de la montagne qui n’avait pas de nom. Sanza disparut à l’intérieur, et il élargit l’ouverture jusqu’à ce qu’il eût abaissé la montagne.
Puis il s’éleva dans le nuage, s’attaquant à la tourmente jusqu’à épuisement de ses canons.
Il tourna ensuite au-dessus de la mesa en fusion, à la lisière sud-est de Terremorte.
Il tourna au-dessus du premier bûcher funéraire qu’eût connu ce monde.
Puis il s’éloigna pour aller dormir une saison en silence du sommeil de la glace et de la pierre, pour hériter la nouvelle Alyonal. Il n’y a pas de rêves, dans ce sommeil.
Quinze siècles. Presque la moitié de l’Attente. Deux cents mots maximum… Imaginez
… Dix-neuf fleuves majestueux, mais les mers noires ont maintenant des vagues violettes.
… Pas de forêts clairsemées couleur d’iode. À la place, des arbres au tronc énorme recouvert d’une écorce pelucheuse, dressés bien haut sur toutes les terres, orange, jaune-vert et noirs.
… De grandes chaînes de montagnes à la place des collines brunes, jaunes, blanches, lavande. Des volutes de fumée noire se déroulant au-dessus des cônes brasillants.
… Des fleurs, dont les racines explorent le sol à vingt mètres sous leurs pétales moutarde déployés parmi le givre bleu et les pierres.
… Les fouisseurs aveugles fouissant plus profond ; les bêtes-nocturnes-mangeuses-de-détritus maintenant pourvues de formidables incisives et d’impressionnantes rangées de molaires cannelées ; les chenilles géantes devenues plus petites, mais d’un aspect plus trapu à cause de leur fourrure plus épaisse.
… Les contours des vallées, coulant et roulant, toujours pareils à des torses de femmes, ou peut-être à des instruments de musique.
… Disparue en grande partie, la pierre fouaillée par les vents, mais le givre, toujours.
… Les bruits habituels du matin, rauques, cassants, métalliques.
Ils étaient sûrs d’être à mi-chemin du paradis. Imaginez cela.
Le journal de bord de Terremorte lui apprit tout ce qu’il avait besoin de savoir. Mais il parcourut également les vieux rapports.
Puis il se prépara une boisson et regarda par la fenêtre du troisième étage.
« … vont mourir », dit-il, puis il vida son verre, s’équipa et quitta la station.
Il lui fallut trois jours pour trouver un camp.
Il posa la navette à quelque distance et s’approcha à pied. Il était loin au sud de Terremorte, là où l’air plus chaud lui donnait perpétuellement l’impression qu’il était à bout de souffle.
Ils portaient des peaux d’animaux – des peaux qui avaient été découpées pour s’adapter à leurs formes et mieux les protéger, des peaux qu’ils s’attachaient autour du corps. Il dénombra seize huttes et trois feux de camp. Il sourcilla en regardant les feux, mais continua d’avancer.
Quand ils le virent, toutes leurs petites rumeurs s’éteignirent ; un cri bref s’éleva, puis ce fut le silence.
Il pénétra dans le camp.
Les créatures restaient immobiles autour de lui. Il entendit qu’on s’affairait dans la grande hutte située à l’autre bout de la clairière.
Il parcourut le camp.
Une tranche de viande séchée pendait au centre d’un trépied formé de trois perches.
Plusieurs javelots de grande taille se dressaient devant chaque demeure. Il s’avança pour en examiner un. À l’extrémité était fixé un fer de lance en forme de feuille, constitué d’une pierre taillée.
Il y avait une silhouette de chat gravée sur un bloc de bois…
Il entendit un bruit de pas et se retourna.
L’un des Rougeformes s’approchait lentement de lui. Il paraissait plus vieux que les autres. Ses épaules étaient voûtées ; quand il ouvrit la bouche pour émettre une série de sons claquants, Jarry s’aperçut qu’il lui manquait des dents ; son pelage était grisonnant et rare. Il portait quelque chose dans ses mains, mais l’attention de Jarry se porta sur les mains elles-mêmes.
Chacune comportait un doigt opposable.
Il regarda vivement autour de lui, observant les mains de ceux qui l’entouraient. Tous semblaient avoir des pouces. Il étudia de plus près leur apparence.
Ils avaient maintenant des fronts.
Il reporta son attention sur le vieux Rougeforme.
Celui-ci déposa quelque chose à ses pieds, puis s’éloigna de lui.
Il abaissa les yeux.
Un morceau de viande séchée et une portion de fruit reposaient sur une large feuille.
Il prit la viande, ferma les yeux, en mordit un bout qu’il mâcha et avala. Il enveloppa le reste dans la feuille et plaça celle-ci dans la poche latérale de son équipement.
Il tendit la main et le Rougeforme recula.
Il abaissa la main, déroula la couverture qu’il portait avec lui et l’étala sur le sol. Il s’assit, fit un geste en direction du Rougeforme, puis indiqua la position qui lui faisait face à l’autre bout de la couverture.
L’être hésita, puis s’avança et s’assit. « Nous allons apprendre à nous parler », dit-il lentement. Puis il plaça sa main sur sa poitrine et dit : « Jarry. »
Jarry se tenait devant les administrateurs de Décembre, réveillés une nouvelle fois.
« Ils sont intelligents, leur dit-il. Tout est inscrit dans mon rapport.
— Et alors ? demanda Yan Turl.
— Je ne pense pas qu’ils seront capables de s’adapter. Ils ont fait des progrès énormes et très rapides, mais je ne crois pas qu’ils puissent aller beaucoup plus loin. Je ne pense pas qu’ils pourront aller jusqu’au bout.
— Êtes-vous biologiste, écologiste, chimiste ?
— Non.
— Alors sur quoi basez-vous votre opinion ?
— Je les ai observés de près pendant six semaines.
— Ce n’est donc qu’un sentiment que vous avez…
— Vous savez bien qu’il n’existe pas d’experts en la matière. Cela ne s’est jamais produit auparavant.
— En admettant leur intelligence – en admettant même que ce que vous nous avez dit à propos de leur adaptabilité soit correct – que proposez-vous que nous fassions ?
— Ralentir la transformation. Leur donner une chance plus sérieuse. Et s’ils ne peuvent aller jusqu’au bout, nous arrêter avant terme. C’est déjà vivable, ici. Nous pouvons nous adapter pour combler la différence.
— Ralentir la transformation ? De combien ?
— En supposant qu’il nous faille sept ou huit mille ans de plus ?
— Impossible !
— Tout à fait !
— C’est trop !
— Pourquoi ?
— Parce que chacun de nous prend un tour de veille de trois mois tous les deux siècles et demi. C’est une année de temps personnel pour mille ans. Vous demandez trop de temps à chacun.
— Mais la vie de toute une race en dépend peut-être !
— Vous n’en avez pas la certitude.
— Non, c’est vrai. Mais pensez-vous que ce soit un risque à prendre ?
— Voulez-vous soumettre la question au vote des administrateurs ?
— Non – je vois bien que je perdrais. Je veux la soumettre au vote de la totalité des membres.
— Impossible. Ils dorment.
— Alors réveillez-les.
— Ce serait une entreprise énorme.
— Ne pensez-vous pas que le sort d’une race en vaille la peine ? D’autant plus que c’est nous qui sommes responsables de leur intelligence. C’est nous qui les avons fait évoluer, qui les avons affligés d’un intellect.
— Assez ! Ils se trouvaient déjà sur le seuil. Ils seraient peut-être devenus intelligents même si nous n’étions pas venus.
— Mais vous ne pouvez pas en être sûr ! Vous n’en savez rien ! Et peu importe après tout comment c’est arrivé. Ils sont ici, nous sommes ici, et ils nous prennent pour des dieux – peut-être parce que nous ne faisons rien pour eux que de les rendre malheureux. Mais nous avons pourtant des responsabilités envers une race intelligente. Nous devons au moins nous abstenir de l’exterminer.
— Peut-être pourrions-nous faire une étude à long terme…
— Ils risquent d’être morts avant que vous n’ayez fini. Je demande officiellement, en tant que Trésorier, que nous réveillions la totalité des membres pour soumettre la question au scrutin.
— Je n’entends aucun écho à votre proposition.
— Selda ? » dit-il.
Elle détourna les yeux.
« Tarebell ? Clond ? Bondici ? »
Autour de lui, dans la haute et large caverne, ce fut le silence.
« Très bien. Je sais reconnaître quand je suis battu. Nous serons notre propre serpent quand nous entrerons dans notre Éden. Je retourne à Terremorte finir mon tour de veille.
— Vous n’y êtes pas obligé. En fait, il vaudrait peut-être mieux que vous dormiez jusqu’à la fin…
— Non. Si les choses doivent se passer de cette façon, la culpabilité sera aussi la mienne. Je veux veiller, participer totalement.
— Qu’il en soit donc ainsi », dit Turl.
Deux semaines plus tard, quand l’Installation Dix-Neuf essaya de joindre par radio la Station de Terremorte, il n’y eut pas de réponse.
Au bout d’un certain temps, on dépêcha une navette volante.
La Station de Terremorte n’était plus qu’une masse informe de métal fondu.
Jarry Dark était introuvable.
Plus tard, dans l’après-midi, l’Installation Huit cessa d’émettre.
On y envoya aussitôt une navette.
L’Installation Huit n’existait plus. Ses occupants furent retrouvés à plusieurs kilomètres de là, se déplaçant à pied. Ils racontèrent comment Jarry Dark les avait obligés sous la menace d’une arme à évacuer la station, qu’il avait ensuite rasée par le feu à l’aide des canons montés sur sa navette.
À peu près à l’instant où ils racontaient leur histoire, l’Installation Six devint silencieuse.
Un ordre fut diffusé : RESTEZ EN CONTACT RADIO PERMANENT AVEC AU MOINS DEUX AUTRES STATIONS.
Puis un second ordre fut diffusé : SOYEZ CONSTAMMENT ARMÉS. TOUT VISITEUR DOIT ÊTRE FAIT PRISONNIER.
Jarry ne se manifesta plus. Au fond d’une crevasse, parqué sous une saillie rocheuse, il attendait. Une bouteille ouverte était posée sur le tableau de bord de sa navette. À côté se trouvait une petite boîte de métal blanc.
Il but une dernière longue gorgée à la bouteille en attendant le message qui ne manquerait pas d’être diffusé.
Quand il l’eut entendu, il s’étendit sur le siège et fit un somme.
Quand il se réveilla, le jour baissait.
La diffusion du message n’avait pas cessé…
« … Jarry. On les réveillera et un référendum aura lieu. Revenez à la caverne principale. Ici Yan Turl. Je vous en prie, ne détruisez pas d’autres installations. C’est un acte inutile. Nous acceptons votre proposition de scrutin. Veuillez nous contacter immédiatement. Nous attendons votre réponse, Jarry… »
Il jeta la bouteille vide par la fenêtre et décolla, arrachant la navette à l’ombre violette.
Lorsqu’il descendit sur l’aire d’atterrissage de la caverne principale, on l’attendait, bien sûr. Une douzaine de fusils étaient pointés sur lui quand il sortit de la navette.
« Jetez vos armes, Jarry, fit la voix de Yan Turl.
— Je ne porte aucune arme, dit Jarry. Pas plus que ma navette », ajouta-t-il. C’était vrai ; les canons à feu n’étaient plus dans leurs supports.
Yan Turl s’approcha et leva les yeux vers lui.
« Alors vous pouvez descendre.
— Merci, mais je préfère rester ici.
— Vous êtes prisonnier.
— Qu’avez-vous l’intention de faire de moi ?
— Vous remettre en sommeil jusqu’à la fin de l’Attente. Descendez !
— Non. Et n’essayez pas de tirer – ni d’utiliser une charge de gaz stupéfiant. Si vous le faites, nous serons tous morts à l’instant où je serai touché.
— Que voulez-vous dire ? demanda Turl, avec un geste prudent à l’intention des hommes armés.
— Ma navette est une bombe, dit Jarry, et je tiens le détonateur dans ma main droite. » Il éleva la boîte de métal blanc. « Tant que je tiendrai ce levier enfoncé, sur le côté de la boîte, nous vivrons. Si je relâche la pression, ne serait-ce qu’un instant, l’explosion qui s’ensuivra détruira sans aucun doute la caverne tout entière.
— Je pense que vous bluffez.
— Vous savez comment vous en assurer.
— Vous mourrez aussi, Jarry.
— Pour l’instant, je m’en soucie peu. N’essayez pas non plus de me carboniser la main pour détruire le détonateur, les prévint-il, parce que ça ne servirait à rien. Même si vous réussissiez, cela vous coûterait au moins deux installations.
— Comment cela ?
— Que croyez-vous que j’aie fait des canons à feu ? J’ai montré aux Rougeformes comment s’en servir. En ce moment même, les armes sont entre leurs mains et pointées sur deux installations. Si je ne vais pas les voir en personne avant l’aube, ils ouvriront le feu. Après avoir détruit leurs objectifs, ils s’en iront pour essayer d’en détruire deux autres.
— Vous avez confié des projecteurs laser à ces bêtes ?
— Exactement. Et maintenant, allez-vous commencer à réveiller les autres pour le vote ? »
Turl se ramassa sur lui-même comme pour bondir sur Jarry ; mais il parut en décider autrement et se détendit.
« Pourquoi avez-vous fait cela, Jarry ? demanda-t-il. Que sont-ils pour vous, au point que vous soyez prêt à faire souffrir les vôtres pour eux ?
— Puisque vous ne ressentez pas ce que je ressens, dit Jarry, mes raisons n’auraient aucun sens pour vous. Après tout, elles ne s’appuient que sur mes sentiments, qui sont différents des vôtres – car les miens sont basés sur le chagrin et la solitude. Mais vous pouvez toujours essayer de le comprendre de cette façon : je suis leur dieu. Ma forme est représentée dans chacun de leurs camps. Je suis le Tueur d’Ours du Désert des Morts. Ils content mon histoire depuis deux siècles et demi, et j’en ai été transformé. À leurs yeux, je suis puissant, sage et bon. À ce titre, je leur dois une certaine considération. Si je ne leur donne pas la vie, qui restera-t-il pour m’honorer dans la neige, chanter mon histoire autour des feux et couper pour moi les meilleures portions de la chenille velue ? Personne, Turl. Et ces choses représentent toute ma vie, à présent. Réveillez les autres. Vous n’avez pas le choix.
— Très bien, dit Turl. Et si leur décision allait contre vous ?
— Je me retirerai, et vous pourrez être dieu », dit Jarry.
Chaque jour, maintenant, quand le soleil descend à l’horizon du ciel violet, Jarry Dark le regarde disparaître, car il ne dormira plus du sommeil de la glace et de la pierre, dans lequel il n’y a pas de rêves. Il a choisi de vivre le restant de ses jours dans ce petit instant de l’Attente, sans espoir de jamais contempler la Nouvelle Alyonal de son peuple. Chaque matin, à la nouvelle station de Terremorte, il est réveillé par des sons pareils au craquement de la glace, au frémissement du fer-blanc, au claquement des fils d’acier, avant qu’ils ne viennent à lui avec leurs offrandes en chantant et en traçant des signes dans la neige. Ils chantent ses louanges et il leur sourit. Parfois, il tousse.
Né de l’homme et de la femme, conformément aux spécifications Féliforme Y7, Classe Cryocosme, Jarry Dark n’était adapté à aucun mode de survie en quelque lieu que ce fût dans l’univers qui lui avait promis asile. C’était soit un bienfait, soit une malédiction, selon le point de vue. Quel que soit votre point de vue, donc, c’était l’histoire. Ainsi la vie récompense ceux qui sont prêts à la servir pleinement.
Traduit par JACQUES POLANIS.
The keys of December.
© Compact Books, 1966.
© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.