PATERNITÉ

Par Chad Oliver

 

Il n’est pas obligatoirement facile d’être un surhomme, en ce sens que la qualité d’homo superior n’entraîne pas d’elle-même la solution automatique de tous les problèmes posés au vulgaire homo sapiens. Mais le fait d’avoir un surhomme dans sa descendance peut également entraîner des responsabilités, même si certaines de celles-ci se révèlent en quelque sorte rétroactives.

 

«IL y a quelque chose de drôle dans ce canard, dit John Dodson à sa femme en agitant le journal posé sur ses genoux.

— Des dessins humoristiques ? demanda Barbara Dodson entre deux gorgées de café.

— Tu ne comprends pas. Je veux dire que ce journal a quelque chose d’anormal.

— Il est possible qu’il y en ait de meilleurs, approuva-t-elle. Ces typos… »

John fronça les sourcils.

« Écoute, dit-il. Tu n’as pas remarqué qu’il n’y a jamais rien d’intéressant en première page comme autrefois ? Rien que l’O.N.U., la Russie, la politique et le temps qu’il fait. C’est pareil tous les soirs ; il n’y a que la date qui change.

— Ton café refroidit », dit Barbara, sentant que John allait encore s’embarquer dans des considérations oiseuses.

John ne fit même pas attention à sa remarque. Il étreignit plus fermement le journal, comme s’il était résolu à en exprimer la vérité.

« Il n’y a donc plus d’amateurs pour s’attaquer aux records excentriques, comme rester assis en haut d’un mât ou avaler des poissons rouges ? Marilyn ne fait donc plus rien maintenant ? N’y a-t-il plus de soucoupes volantes ? Et que sont devenus tous les sadiques ?

— Ça, mon chéri, tu m’en demandes trop », dit Barbara d’un ton tranquille.

À ce moment, on gratta avec insistance à la porte.

« Tiens, en voilà un, dit-elle. Fais-le entrer, veux-tu ? »

John allongea le bras et, en s’étirant au prix d’un effort héroïque, parvint à ouvrir la porte sans se lever tout à fait. Brutus, leur chien, un berger allemand monumental, fit sur ses pattes ouatées une entrée solennelle. Il traça avec grande précision une ligne d’empreintes boueuses sur toute la longueur du tapis du living-room, se coucha en rond aux pieds de Barbara et s’endormit, l’air satisfait.

John fit un geste pour repousser la porte.

« Attends une minute, dit Barbara. Il y a quelqu’un qui vient. »

John prit une mine renfrognée. Une voiture fit crisser le gravier dans l’allée, s’arrêta, et des portières claquèrent. Des pas s’approchèrent.

Un visage éclairé d’un large sourire parut à la porte.

« Occupés ? questionna une grosse voix familière.

— Tu plaisantes ? fit John. Entre donc, Bill, et amène-nous ta tendre épouse. »

Bill Wineburg s’élança dans la pièce en frottant ses mains gigantesques de plaisir anticipé. Sa femme, Sue, minuscule créature vaporeuse aux cheveux couleur de miel, venait dans son sillage.

Après un quart d’heure environ consacré à des platitudes diverses, John et Bill s’installèrent pour poursuivre leur interminable match de poker, tandis que les femmes prenaient le café tout en feuilletant des magazines abondamment illustrés d’utopiques projets de décoration domestique et en papotant joyeusement sur leurs amies et connaissances.

Brutus, le chien, manifestait son contentement par de petits frémissements des oreilles.

Sur le coup de onze heures, au moment où la partie allait prendre fin, Sue dit à Barbara :

« Vous ne trouvez pas cela ridicule, cette histoire de Claudette ?

— Claudette ?

— Claudette Cruchette, vous savez bien, l’actrice ? Celle qui a une énorme…

— Ah ! oui, je vois. Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Vous ne l’avez pas lu ? Elle est entrée au couvent. Est-ce que ce n’est pas… »

John pivota sur son fauteuil, bousculant du coude une pile de jetons rouges qui se répandirent sur le parquet.

« Où avez-vous appris ça, Sue ? » demanda-t-il, pointant son index sur elle comme un pistolet.

Quelque peu décontenancée, Sue fit un geste vague de ses mains de poupée.

« Dans le journal, bêta. Vous ne le lisez donc plus ? »

John saisit brusquement le journal froissé et le lui tendit.

« Celui-ci ? »

Sue jeta un coup d’œil au titre : IKE DIT OUI À L’O.N.U. et fit un signe de tête affirmatif.

« Quel autre voudriez-vous que ce soit ? C’est là en première page.

— Montrez-moi où. »

Elle prit le journal avec curiosité et examina la première page.

« C’est drôle, dit-elle au bout d’un moment. J’ai beau regarder, je ne vois pas.

— C’était peut-être à une autre page », suggéra Barbara.

Bill secoua la tête.

« Non. Là, bien en évidence en première page. Je l’ai vu moi-même.

— Il y avait une photo et tout », dit Sue. Elle feuilleta rapidement le reste du journal. « Je n’arrive pas à comprendre. Vous devez avoir une édition plus récente ou je ne sais quoi.

— Il n’y a qu’une édition du soir, dit John.

— Il y a quelqu’un qui censure votre journal, mon vieux, dit Bill en riant. Il coupe tous les articles légers. »

John ne trouvait pas cela amusant.

Après le départ de Bill et de Sue, il se remit dans son fauteuil et contempla le journal d’un œil morose. Barbara dut lui rappeler par deux fois l’heure à laquelle il devait se lever le lendemain avant qu’il voulût bien l’écouter.

Avant d’aller se coucher, il prit le journal, le plia soigneusement et le posa sur la planche dans le cabinet de débarras.

« Il se passe quelque chose de louche, dit-il en éteignant la lampe sur la table de chevet.

— Allons, allons, dit Barbara en lui souhaitant bonne nuit avec un baiser. Je suis sûre qu’il y a une explication tout à fait simple.

— Par exemple ? »

Silence.

John eut un mal terrible à s’endormir et ses rêves furent peuplés de jolies filles.

*
*     *

Le lendemain, l’esprit de John n’était pas à son travail. Mais comme c’était une période de calme et que l’ordinateur électronique avait peu de problèmes à mastiquer, il put s’acquitter de sa tâche sans trop avoir à se concentrer.

De nature imaginative, il avait toujours été très intrigué par certains écrits philosophiques de l’Inde, mais il était aussi mathématicien et ne cessait d’inventer des jeux captivants et aux règles si compliquées que personne n’était jamais capable de les assimiler suffisamment pour faire un adversaire convenable. Chaque fois que son travail était de pure routine – il faisait fonctionner une petite machine IBM pour une compagnie d’assurances – il laissait son esprit se porter sur des sujets plus intéressants.

Maintenant qu’il avait l’impression d’être mêlé à quelque chose sortant sans aucun doute de l’ordinaire, il se sentait étrangement stimulé.

Il observa attentivement ses collègues, mais ne remarqua rien d’anormal. Ils se comportaient à leur manière habituelle. Quand il sortit pour déjeuner, il s’arrêta plusieurs fois sur le trottoir, affectant de flâner aux devantures, pour s’assurer que personne, dans la foule, ne le suivait.

Personne ne s’occupait de lui.

Son déjeuner fut médiocre comme à l’ordinaire, avec un goût de graillon peut-être un peu plus prononcé, mais c’est tout.

Rien ne se passa dans l’après-midi.

Un autre que lui aurait pu chasser toute l’affaire de son esprit, mais pour John un fait était un fait. Il y avait quelque chose de suspect dans ce journal et il était bien décidé à en trouver le fin mot, dût-il y travailler toute sa vie.

De telles choses n’arrivaient pas, ne devaient pas arriver.

Il y avait une raison à tout.

Ou avait-il affaire à une exception ?

Il attendit avec impatience jusqu’à cinq heures et sortit en hâte de l’immeuble. C’était une belle soirée de septembre, saine et fraîche, et le soleil s’enfonçait lentement derrière le sommet des grands hôtels dans un flamboiement de rose et de pourpre. John s’approcha du vendeur de journaux au coin de la rue, le regarda d’un œil soupçonneux et poursuivit son chemin. Il sortit sa voiture du parc de stationnement et prit délibérément la direction opposée à celle de son domicile. Il se laissa absorber par le flot dense des véhicules et franchit le pont menant aux quartiers sud de la ville. Tout en roulant, il choisit mentalement un nombre au hasard, cinq, et continua jusqu’au cinquième drugstore. Celui-ci se trouvait à une distance appréciable. Il rangea sa voiture le long du trottoir, entra dans le magasin et tira le cinquième journal d’une pile à côté du comptoir à cigarettes. (La ville n’avait qu’un seul journal du soir.) Il lança à l’homme une pièce de cinq cents et regagna sa voiture.

Il ne perdit pas son temps à lire la première page. Il se contenta de tirer son stylo et d’écrire Drugstore dans le coin supérieur droit. Le papier absorba l’encre, mais le mot était lisible.

Puis il rentra chez lui.

Brutus lui mit ses pattes sur les épaules et essaya de lui lécher le visage. Il allait dire au chien d’aller chercher le journal qu’il apercevait dans la haie où le marchand l’avait lancé en faisant sa tournée, mais il se ravisa et alla le prendre lui-même.

Brutus baissa la tête, l’air penaud.

John entra dans la maison d’un pas pesant et claqua la porte derrière lui.

« B’soir », fit Barbara, passant la tête à la porte de la cuisine.

John marmonna quelque chose d’inintelligible. Il déplia nerveusement son journal du soir et en étala la première page par terre. Puis il déplia l’exemplaire qu’il avait acheté au drugstore et fit de même pour celui-là.

« Qu’est-ce que tu fabriques là ?

— Mmmmm… »

Le regard de John allait et venait rapidement d’une première page à l’autre. Il remarqua presque aussitôt l’anomalie. Il se leva, baissa tous les stores et ferma la porte à clef. Puis il alla d’un pas décidé dans la chambre d’amis et prit un crayon rouge à mine tendre dans un tiroir de son bureau. Il revint aux journaux et encadra deux articles, un dans chaque édition. Le tapis était mou et il eut quelque mal à crayonner, mais les traits étaient assez nets malgré tout.

« Johnny, qu’est-ce qu’il se passe ?

— Regarde ça, mon chou. »

Barbara essuya ses mains à son tablier et s’agenouilla près de lui.

« Mais c’est tout bonnement idiot, dit-elle après un moment.

— C’est bien mon avis.

— Je vais téléphoner au journal tout de suite. Je vais…

— Non. Ne fais pas ça. Voyons s’il n’y a pas moyen de trouver une explication. »

Barbara regarda longuement les journaux.

« Qu’y a-t-il à expliquer ?

— Comme a dit l’autre, "là est la question". »

Il n’y avait, dans ces deux pages du même journal, rien de menaçant ni de sinistre. On pouvait simplement y lire deux articles complètement différents, l’un dans le numéro qu’il avait acheté au drugstore et l’autre dans celui qu’il avait reçu par abonnement. À l’exception de cet article, en bas à gauche, dans chaque journal, la première page était exactement la même.

Le journal sur lequel il avait écrit Drugstore racontait une petite histoire dont le titre était : « UNE JOLIE BAIGNEUSE DE MIAMI MORDUE PAR UN REQUIN. » Il y avait une photographie représentant une belle brune au buste opulent, dans un costume de bain réduit à sa plus simple expression, qui regardait avec un brave sourire la carcasse d’un requin sur une plage de sable. L’histoire en elle-même n’avait rien de sensationnel et elle avait probablement germé dans le cerveau imaginatif d’un correspondant de presse. La fille était en train de nager, était-il dit, lorsqu’elle avait été attaquée par un requin. Le sauveteur diplômé Bruce Bartholomew, un superbe gaillard, ancien combattant du Pacifique, s’était trouvé avoir par hasard sa carabine à portée de la main et il avait réglé son compte au requin. (Il n’y avait pas de photographie de M. Bartholomew.) La fille avait déclaré qu’elle continuerait de pratiquer la natation, « parce que nager me plaît plus que tout au monde et parce que je sais que papa et maman comptent sur moi. » C’était là toute l’histoire.

Dans le journal que John avait récupéré dans sa haie, il n’y avait pas trace de l’histoire de la jolie baigneuse. Il y avait à la place une information parfaitement insignifiante sur la pêche dans le lac Travis, distant de quelques kilomètres. L’article n’avait rien à faire en première page et comme il n’était pas assez long, on avait ajouté plusieurs lignes de remplissage. Le titre était : « LA PÊCHE À LA TRUITE EST TOUJOURS BONNE DANS LE LAC TRAVIS. »

L’information était ainsi présentée.

Austin, 5 sept, (de notre correspondant particulier). Les pêcheurs de la région seront heureux d’apprendre que les truites sont toujours abondantes dans le lac Travis. C’est ce qu’a annoncé aujourd’hui M. Harold X. Rogers. M. Rogers a déclaré que plusieurs personnes lui avaient loué des bateaux pour la matinée ou l’après-midi et que chaque bateau était rentré avec trois ou quatre truites et plusieurs perches.

« Les pulvérisations faites récemment pour éliminer les poissons parasites n’ont pas nui à la pêche sportive, a précisé M. Rogers. Toute la journée, je vois les truites faire des bonds hors de l’eau et c’est réellement l’un des moments les plus favorables de l’année pour la pêche sur le lac. »

L’une des truites accusait un poids de trois livres et plusieurs autres étaient également de bonne taille. Les perches étaient petites.

***

L’ornithorynque est un mammifère, mais il pond des œufs comme une poule. On le trouve en Australie.

***

L’homme le plus gros qui ait jamais joué au football aux États-Unis est Jasper McGill, dit le « Caribou », qui pesait 220 kilos.

*
*     *

 « Alors ? demanda John.

— Je n’y comprends rien, dit Barbara.

— Moi non plus. Mais je trouverai, ça je te le promets. »

Barbara poussa un soupir.

« On mange du poisson ce soir. J’espère que ça ne te fait rien. »

John ne lui répondit pas. Il se leva, alla dans la chambre et fourragea longuement dans les tiroirs de son bureau avant de mettre, la main sur un album de souvenirs en partie vide. (Les douze premières pages étaient consacrées à sa collection de timbres, passe-temps qu’il avait abandonné.) Il prit des ciseaux et de la colle et revint aux journaux étalés sur le tapis du living-room.

« Il se passe quelque chose de drôle ici », annonça-t-il, et il se mit à découper avec une ardeur agressive.

Dehors, le vent tournait au nord et l’air commençait à fraîchir.

*
*     *

 « Maintenant, écoute, dit-il, quand il ne resta plus du poisson que les arêtes et qu’ils se furent installés pour boire leur première tasse de café du soir. Nous sommes des gens intelligents et nous devrions être à même de tirer cette affaire au clair. »

Barbara, que le sujet n’intéressait pas outre mesure, sourit avec indulgence. C’était une grande blonde aux longues jambes et aux yeux bleus aimables, dont le doux sourire passait pour faire fondre des glaçons à vingt pas. Le sourire, cependant, n’eut pas d’effet perceptible sur John.

« Quelqu’un ou quelque chose nous tripatouille notre journal, dit-il, allumant une cigarette et tirant dessus avec l’air de sacrifier à une coutume plutôt qu’à une passion. Tu es bien d’accord là-dessus ?

— Quelque chose ? Qu’entends-tu par là ? »

John fit un geste évasif de la main qui tenait sa cigarette.

« Qu’en sais-je ? J’essaie simplement d’inclure toutes les possibilités.

— Bon. »

Barbara regarda nerveusement par-dessus son épaule. Le vent ne faisait plus entendre qu’un léger murmure et tout était calme au-dehors. En fermant les yeux, on aurait pu s’imaginer être seul au monde…

« Parfait, reprit John en fronçant les sourcils. Nous sommes d’accord. Question suivante : Pourquoi ? Si quelqu’un fait sauter une histoire de jolie fille du journal d’une autre personne pour la remplacer par une histoire de pêche à la truite, qu’est-ce que ce quelqu’un manigance ? »

Barbara gémit intérieurement. Pourquoi ne pas téléphoner au journal tout simplement ? pensa-t-elle. Mais non, ce serait la dernière chose que Johnny ferait. Elle sentit une bouffée de chaleur l’envahir. Elle aimait son mari et n’aurait voulu pour rien au monde le changer pour un autre. Cependant…

« C’est peut-être un mordu de la pêche, suggéra-t-elle sans conviction. Il mène une campagne personnelle pour décourager les baigneuses parce qu’elles font fuir le poisson. »

John lui lança un regard de mépris poli.

« Posons le problème d’une façon plus générale. Si quelqu’un enlève du journal d’une autre personne une histoire quelconque pour en mettre une autre à la place, qu’est-ce que ce quelqu’un manigance ? »

Barbara vida sa tasse de café et attendit.

John écrasa sa cigarette dans le cendrier.

« C’est juste, dit-il, comme si elle avait répondu à sa question. Il n’y a que deux possibilités fondamentales. Ou bien c’est pour dissimuler quelque chose à la personne en cause, en lui supprimant une histoire qu’il ne faut pas qu’elle lise, ou bien c’est pour essayer de lui dire quelque chose… en insérant une histoire qu’elle doit lire. Maintenant est-ce le premier cas ou le second ?

— Ma foi, dit Barbara, déterminée à poursuivre le jeu, peut-être est-ce quelqu’un qui essaie de te cacher toutes les histoires excitantes. Il ne veut pas éveiller ta libido ou quelque chose comme ça. »

John considéra cette hypothèse avec le plus grand sérieux.

« C’est possible, dit-il, souriant intérieurement. Mais voyons cela sous un autre angle encore. »

Il aura oublié tout ça dans une semaine, pensa-t-elle. Mais quelle semaine !

« Pourquoi moi ? demanda John. Pourquoi me choisir, moi ? Qu’est-ce que j’ai d’extraordinaire ?

— Tu es différent des autres, mon chéri.

— Chacun est différent des autres à sa manière. Je ne suis pas un personnage important. Je fais marcher un petit ordinateur électronique, mais il n’y a rien de secret là-dedans. J’ai vingt-six ans, je n’ai jamais rien fait de malhonnête, je n’ai pas accès à des renseignements confidentiels. J’ai étudié la psychologie au collège jusqu’au moment où j’en ai eu assez de faire passer des souris dans des labyrinthes. Pourquoi moi ?

— La réserve de la marine ? Le radar ?

— Hmmmm. Ce serait possible. Mais je ne suis pas un spécialiste. Non, décidément ça ne colle pas. »

Barbara versa de nouveau du café dans les tasses et empila la vaisselle sur l’évier. Et s’il y avait vraiment quelque chose dans tout cela ? Si quelque chose cherchait à nuire à mon Johnny ? Elle frissonna.

« Tout ça ne nous avance pas. Il n’y a qu’une solution, dit-il.

— Laquelle ?

— Je vais continuer à collectionner deux numéros du journal chaque soir et j’étudierai les différences entre les deux. Si ces interventions sont systématiques, on ne tardera pas à voir apparaître le plan auquel elles obéissent. Et n’en dis rien à personne, mon chou.

— Non, lui assura-t-elle avec sincérité. Où vas-tu ?

— Je vais écouter les nouvelles à la radio. Voir si on la censure aussi. » Il s’interrompit. « Encore heureux que nous n’ayons pas la télévision. Ça compliquerait bougrement les choses. »

Barbara se tourna vers ses assiettes.

John prit un calepin et un crayon et mit la radio en marche. L’appareil était sur la table de la cuisine, où ils pouvaient l’écouter tout en prenant leur petit déjeuner, et il était d’ordinaire plutôt capricieux. Ce soir-là, cependant, il fonctionna parfaitement.

« … et les savants continuent d’appeler l’attention sur ce problème au moment où reprend la campagne politique, clamait la radio. Les retombées radioactives qui suivent l’explosion d’une bombe à hydrogène constituent un péril génétique des plus sérieux pour les futures générations, et les savants font ressortir le fait que… »

John griffonnait consciencieusement.

Barbara lavait les assiettes avec une éponge en loques, s’efforçant de faire le moins de bruit possible. Et elle avait beau se raisonner, elle ne pouvait vaincre l’étrange sentiment de malaise, presque de peur, qui l’avait saisie.

Il se passait sans aucun doute quelque chose d’anormal.

Si quelqu’un cherche à nuire à mon Johnny…

Elle cassa une assiette en l’essuyant, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des années.

*
*     *

Deux semaines passèrent. Le paysage verdoyant et l’air sec de septembre firent place aux colorations jaunes et à l’humidité d’octobre.

John avait eu la satisfaction de pouvoir établir les faits suivants :

Premièrement : il était indiscutable que quelqu’un (ou quelque chose) modifiait systématiquement la première page de son journal.

Deuxièmement : il résultait de questions habilement formulées qu’aucun de ses amis ne connaissait de problème semblable.

Troisièmement : ces interventions ne s’appliquaient pas à d’autres moyens d’information ; sa radio était normale.

Quatrièmement : on ne discernait pas de plan d’ensemble à ces interventions.

Les articles supprimés dans son journal avaient une importance toute relative ; ils visaient généralement à satisfaire la curiosité de l’homme pour ses semblables, mais c’était là leur seul trait commun. Les articles de remplacement, ceux qui lui étaient personnellement destinés, étaient d’une insignifiance difficile à imaginer.

Ce fut le 4 octobre, enfin, alors qu’il collait les deux coupures habituelles dans son album, qu’il vit sa persévérance récompensée.

« Regarde ça ! cria-t-il triomphalement.

— Je ne vois rien, dit Barbara, étonnée.

— Regarde bien. Tu ne vois pas ? »

Barbara relut obligeamment les deux articles.

La première histoire, celle qui se trouvait dans le journal que John avait acheté presque en cachette dans un magasin à libre-service de l’autre côté de la ville, portait un titre : ARRESTATION DUN HOMME LOUP. L’article relatait le curieux accès de folie sanguinaire d’un certain David Elmer Toney qui chassait le daim dans la partie vallonnée du Texas, près de Kerrville. M. Toney n’avait pas eu grande chance jusqu’au moment où ses pas l’avaient conduit à un champ bien clos et tout blanc de moutons en train de paître. M. Toney avait éprouvé des démangeaisons dans l’index droit et pressé la détente de sa carabine. L’intrépide tireur avait abattu seize moutons avant d’être désarmé par un fermier sur le point de succomber à une apoplexie. « Je ne sais pas ce qui m’a pris, avait dit M. Toney. Je crois que je n’aime pas les moutons, c’est tout. »

Il y avait une photographie de M. Toney, un homme normal, à s’en tenir aux apparences.

Le second article, découpé dans le journal que John considérait maintenant comme une édition à son usage exclusif ; portait ce titre : UN HABITANT D’AUSTIN QUI AIME LES BONBONS ACIDULÉS.

On pouvait lire le texte suivant :

Austin, 4 oct. (de notre correspondant particulier). Les Texans mangent peut-être du bœuf à chaque repas et certains d’entre eux peuvent même trouver agréable de boire quelques bons coups entre amis, mais M. Harold X. Rogers, d’Austin, vit pratiquement de bonbons acidulés. « Je ne sais pas au juste ce qu’ils ont, a déclaré M. Rogers, mais ce qu’il y a de certain, c’est que je les adore. La plupart du temps, je me passe d’autre nourriture pour pouvoir en manger davantage. »

Selon M. Rogers, cette habitude remonte à son enfance, alors qu’il emportait toujours un sac de bonbons dans la fonte de sa selle pour aller garder le bétail sur le ranch de son père, dans l’ouest du Texas. « Les bonbons ne vous rendent pas poussif à la longue, comme le tabac, nous a-t-il fait remarquer, et il était difficile de rouler des cigarettes dans la poussière et le vent. »

M. Rogers est convaincu que les bonbons sont un aliment particulièrement énergétique, mais il avoue qu’il en mange en réalité « simplement parce que c’est amusant ». Il estime qu’il en consomme cinq livres par jour.

***

Le phascolome ne mange pas ses petits vivants, nous apprennent les naturalistes.

***

Friedrich Gottlieb Klopstock est un poète allemand du XVIIIe siècle.

*
*     *

John interrogea du regard le visage de sa femme. Puis, remarquant son expression vide, il leva les bras au ciel en signe de désespoir. « Le nom, ma chérie ! Le nom !

— Klopstock ?

— Pas Klopstock ! Rogers. Harold X. Rogers !

— Et alors, qui est Harold X. Rogers ?

— Je n’en sais rien. Mais tiens, regarde. » John feuilleta les pages antérieures de l’album jusqu’à celle où était collée la première coupure de journal qui avait trait à la pêche à la truite dans le lac Travis.

« Tu vois ? Le même nom : Harold X. Rogers. Cette fois-là, il était loueur de bateaux sur le lac et maintenant il mange des bonbons acidulés.

— Ça signifie peut-être quelque chose pour toi, mon chéri, mais…

— C’est la première indication d’un plan, voilà pourquoi c’est important. Aucun autre nom ne se trouve répété dans toutes ces histoires. C’est le premier exemple d’un point commun. Suppose que ce Rogers, quel qu’il soit, cherche à entrer en communication avec moi…

— Alors pourquoi ne pas mettre son nom dans tous les articles. »

John fronça les sourcils.

« Bien raisonné, murmura-t-il en regardant sa femme avec quelque surprise. Mais suppose qu’il ne veuille pas rendre la chose trop facile.

— Pourquoi ?

— Est-ce que je sais ? C’est peut-être un concours d’un genre ou d’un autre, ou un jeu, ou un test. La question qui se pose maintenant est : qui est Harold X. Rogers ? »

Barbara soupira.

« Avant de penser à un moyen détourné, pourquoi ne pas essayer l’annuaire des téléphones ? »

John fit claquer ses doigts et s’élança dans le vestibule. Il prit l’annuaire, l’ouvrit et promena son index du haut en bas d’une colonne. « Rogers, Rogers, dit-il. Il n’en manque pas. Ah !

— Tu le trouves ?

— Oui. Harold X. Rogers. Une adresse dans la Sixième Rue – sans doute une adresse commerciale. Greenwood 2-5059.

— Il vaudrait peut-être mieux que tu ne l’appelles pas, Johnny. C’est-à-dire pas avant qu’on ait découvert quelque chose…

— Jamais de la vie ! dit John, brûlant de se lancer sur la piste. C’est le jour J, l’heure H. »

Il composa le numéro, écouta un moment, puis raccrocha.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Occupé. »

Il attendit cinq minutes, arpentant le vestibule avec Brutus sur les talons, puis il fit un nouvel essai.

« Toujours occupé. »

Il refit le numéro sans se lasser jusqu’à plus de minuit, mais la ligne était toujours occupée.

« Il reste une seule chose à faire, annonça-t-il.

— Voyons, Johnny, il n’y a pas de Harold X. Rogers qui tienne, tu ne vas pas y aller en plein milieu de la nuit. »

John hésita, puis approuva de la tête.

« Bien sûr que non, mon chou. Je ferai un saut chez lui demain pendant l’heure du déjeuner ; c’est à quelques pâtés de maisons seulement du bureau. »

Barbara, qui savait qu’un tremblement de terre ne pourrait empêcher son mari de se rendre là-bas le lendemain, se contenta de faire des vœux pour qu’il ne lui arrive rien.

« Tu feras bien attention, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, ma chérie. Je suis capable de prendre soin de moi. »

Brutus regarda son maître d’un air peu convaincu.

John et Barbara ne dormirent guère cette nuit-là et il leur sembla que l’aube ne viendrait jamais.

*
*     *

Pour John Dodson, la matinée suivante s’écoula avec la rapidité d’une tortue traversant attentivement un champ de boue. Il travailla impatiemment, jetant un coup d’œil à sa montre toutes les quelques minutes. « C’est inimaginable, pensait-il, ce qu’on peut être esclave de la routine. Même quand il vous arrive quelque chose comme ça, on pointe à l’heure au travail et on met l’aventure de côté pour l’heure du déjeuner ! »

Il n’éprouvait aucune angoisse, pas même une légère inquiétude. Après tout, qu’y avait-il à craindre ? Sa seule émotion était une impatience comparable à celle d’un enfant le matin de Noël.

John avait toujours été attiré par l’inhabituel et le romanesque. Tout jeune, il lui suffisait de trouver une pointe de flèche ou un vieil éperon rouillé pour se mettre à rêver d’aventures tout le long de la journée. Maintenant, à se voir mêlé pour de bon à quelque chose d’insolite, il se sentait littéralement frémir d’allégresse.

Allez-y, amenez vos pilotes de soucoupes volantes et vos Martiens ! Amenez-nous votre sinistre bande de monstres assoiffés de sang ! Tout ce que vous voudrez pour mettre un peu de piment dans la vie !

Bien entendu, il n’attendait en réalité rien de ce genre. Dans sa jeunesse, il avait recherché toutes les maisons hantées à des kilomètres à la ronde et les avait explorées de la cave au grenier, mais la dernière chose qu’il se serait attendu à trouver était un fantôme garanti authentique.

Pour l’instant, il s’agissait de savoir qui était Harold X. Rogers et ce qu’il voulait.

John inclinait à penser que toute l’affaire était une sorte de test, faisant partie d’un concours et ayant probablement un rapport plus ou moins lointain avec la télévision. Peut-être lui donnerait-on cinquante mille dollars et alors il pourrait laisser tomber son emploi et aller prospecter l’uranium dans l’Utah…

Une sonnerie retentit.

Midi. L’heure du déjeuner.

Pour une fois, John était loin de penser à se restaurer. Il prit son pardessus et sortit précipitamment. C’était un jour frais et gris, avec une fine bruine en suspension dans l’air.

Quatre blocs d’immeubles dans Congress Avenue, puis cinq autres après avoir tourné à gauche dans la Sixième Rue…

Là.

Une vieille et sordide bâtisse en pierre, prise en sandwich entre une taverne bruyante et une boutique de vêtements de confection au rabais. Il s’arrêta un instant et jaugea la bâtisse du regard. Le pick-up automatique de la taverne déversait sa musique dans la rue mouillée :

 

À Dallas j’avais une fille du tonnerre,

Mais un autre lui a dit « je t’aime »,

Et maintenant mon cœur désespère,

Elle a filé avec un troisième…

 

Avec un léger frisson, John pénétra sous le porche et poussa la porte récalcitrante. Il se trouva dans un vestibule crasseux aboutissant à un escalier en bois. Il monta les marches, s’attendant presque à les sentir s’effondrer sous son poids et, au palier du premier étage, il arriva devant une autre porte.

C’était une porte en bois des plus ordinaires sur le côté de laquelle il y avait un bouton de sonnette. Sous le bouton, une carte de visite était fixée par une punaise. Sur la carte, il lut : HAROLD X. ROGERS.

John éprouva une sensation immodérée de triomphe.

Il retint sa respiration et écouta, mais l’endroit était silencieux comme la tombe. Le seul bruit venait de la taverne d’à côté, où le cow-boy continuait de se lamenter sur la perfidie de sa belle.

Il appuya sur le bouton.

Aucun son de timbre ou de vibreur ne lui parvint, mais un rai de lumière apparut soudain sous la porte. Il crut entendre un bourdonnement croissant, comme celui d’une dynamo mise en marche, mais le bruit cessa rapidement.

« Entrez ! » cria une voix excitée.

John ouvrit la porte et entra. Il était dans une grande pièce à peu près nue. Le seul meuble digne d’être mentionné était un antique bureau américain derrière lequel se tenait debout un homme de taille médiocre, au visage rouge et aux cheveux clairsemés. L’homme était tout en rondeurs, ce qui donnait à penser qu’il ne vivait pas exclusivement de bonbons acidulés.

« Êtes-vous M. Rogers ? Harold X. Rogers ? »

L’homme l’examina et alors la lueur accueillante qui avait flambé dans ses yeux s’éteignit et son regard refléta une déception qu’il essaya bravement, mais vainement, de dissimuler.

« Je suis Rogers, dit-il d’une voix posée et précise. Et vous, qui êtes-vous ?

Je m’appelle Dodson. »

Il n’y eut aucune réaction de la part de Rogers.

« John Dodson. »

Le gros homme s’assit dans le fauteuil pivotant derrière son bureau. Il ne fit aucun geste pour serrer la main de John.

« J’ai découvert votre petite combine du journal, poursuivit John avec fermeté.

— Oh ! dit l’homme, ça. »

Il fit un geste vague d’une main grassouillette et soignée, comme si l’affaire n’avait pas la moindre importance.

« Oui, ça, dit John, qui commençait à s’irriter. Vous ne croyez pas que j’ai droit à une explication ?

— Pas nécessairement. »

M. Rogers joignit ses mains et se renversa dans son fauteuil. Il faisait de grands efforts pour donner l’impression qu’il s’ennuyait, et il aurait pu y réussir si ses mains n’avaient été agitées d’un violent tremblement…

John prit un air renfrogné. Il ne voyait aucun moyen de forcer l’homme à parler. Il envisagea un instant l’idée de le menacer d’un recours à la justice, mais Rogers ne lui avait rien promis, il n’y avait pas d’intention manifeste de fraude…

« Hum, dit M. Rogers, s’efforçant de prendre un air d’indifférence. Vous… euh… vous y êtes arrivé tout seul, n’est-ce pas ? »

— John fit oui de la tête.

« Pas de… d’aide de personne, vraiment ? »

La diction de l’homme était étrangement appliquée, comme s’il s’était exprimé dans une langue étrangère.

John haussa les épaules.

« J’en ai discuté avec ma femme.

— Elle a fait des suggestions, peut-être ?

— Une ou deux, oui, dit John, se souvenant de l’annuaire des téléphones. Mais c’est moi qui ai des questions à poser.

— Impossible, déclara avec force M. Rogers. Tout à fait impossible. »

Il jeta un coup d’œil dans le coin de la pièce, presque comme s’il s’était attendu à y voir quelque chose qui n’y était pas l’instant d’avant. Son front rose était luisant de sueur.

John suivit la direction de son regard.

Il n’y avait rien dans ce coin-là.

« Bon ! dit M. Rogers, se levant brusquement. Il faut que je m’en aille !

— Attendez un instant, bon dieu ! Vous ne pouvez pas… »

M. Harold X. Rogers ne l’entendit même pas. Il se dirigea rapidement vers une porte latérale, l’ouvrit et en franchit le seuil. Juste avant que la porte se fût refermée derrière lui, John aperçut une grosse sphère de métal d’un gris terne à la surface de laquelle pétillaient de minuscules flammes qui lui firent penser à de petits éclairs de chaleur.

« Hep ! Dites donc… »

Trop tard. La porte était fermée. Il y eut un ronflement aigu, comme le bruit d’une dynamo qu’il avait déjà entendu, puis ce fut le silence.

Les lumières s’éteignirent.

Dans l’obscurité, John avança à tâtons et essaya la porte. Elle ne voulait pas bouger. Il fouilla dans sa poche et sortit son briquet. Il en fit jouer le mécanisme et, à la cinquième tentative, la mèche s’enflamma.

Intrigué, il s’approcha du bureau et le regarda attentivement. Il n’y avait rien dessus. Il ouvrit les tiroirs un à un. Dans celui du bas, à droite, il y avait une feuille de bloc-notes. Il l’étala sur le dessus du bureau et en approcha son briquet pour pouvoir l’examiner.

Elle était couverte de marques. Ce n’était pas de l’écriture, il s’en rendit compte aussitôt. Une espèce de formule…

Il la regarda de plus près. Il y avait des tas de parenthèses et de signes d’égalité, et un certain nombre de figures à l’apparence vaguement familière. L’une était un petit cercle orné d’une flèche, une autre un cercle avec le signe plus…

Bien sûr ! C’étaient les symboles astronomiques de Mars et de Vénus. Il ressentit aussitôt une curieuse et violente agitation. Son esprit s’emballa et se mit à émettre des conjectures et des postulats comme des étincelles. Mars et Vénus. Les planètes les plus proches de la Terre. La Terre était au milieu.

« Que diable… » murmura-t-il.

Il décida de prendre une copie de ce papier, mais avant d’avoir pu tirer son crayon, son briquet s’éteignit. Il actionna la molette sans résultat, cogna à coups répétés le perfide instrument contre la paume de sa main sans résultat, et l’abreuva d’injures sans résultat non plus.

Il se dirigea à l’aveuglette vers la porte par où il était entré et palpa le mur. Il trouva un commutateur et l’actionna, mais il n’obtint pas de lumière.

Et il commençait à se faire tard.

Il aurait pu, évidemment, prendre la feuille de papier et l’emporter. Mais John était profondément respectueux de la loi et il n’avait assurément pas le droit de dévaliser le bureau de M. Rogers. Il traversa la pièce en trébuchant, replaça le papier dans le tiroir et sortit.

Dans la buvette, le phono automatique continuait de clamer sa philosophie de la détresse. John consulta sa montre et vit qu’il ne lui restait plus que deux minutes sur son heure de déjeuner. Il regagna son bureau en courant à perdre haleine.

Il était trempé par la pluie.

Il avait faim.

Il était plongé dans la plus complète perplexité.

Qui était Harold X. Rogers ? Pourquoi avait-il pris le mal de truquer le journal de quelqu’un, pour montrer ensuite une telle déception quand l’intéressé était venu le voir ? De quoi M. Rogers avait-il eu peur au cours de cette entrevue ? Qu’était cette étrange sphère métallique aperçue dans la pièce voisine ? Ce n’était pas une presse typographique, aucun doute là-dessus.

Et au fait, où était parti M. Rogers ?

Et comment était-il parti ?

Et ces figures, ces signes représentant Mars et Vénus…

John essaya de dédaigner les grognements de son estomac vide et l’agitation de son cerveau également vide. Il fit son travail méthodiquement jusque vers quatre heures.

Alors, subitement, il abandonna ce qu’il était en train de faire.

« Dis au patron que je me suis senti mal fichu », cria-t-il à un de ses camarades.

Il empoigna son pardessus, s’élança hors de l’immeuble, sortit sa voiture du parc de stationnement, et prit la direction de son domicile.

Et, tout citoyen respectueux de la loi qu’il était, il enfreignit quelques règlements de limitation de vitesse en chemin.

*
*     *

Quand il arriva chez lui, une voiture était déjà arrêtée dans son allée. C’était une conduite intérieure tout à fait ordinaire et il ne l’avait jamais vue auparavant. Elle n’appartenait à aucun de ses amis et elle n’avait rien à faire dans son allée.

Cependant, il savait qui elle avait transporté là.

John s’arrêta en douceur le long du trottoir et descendit. Il laissa la portière à demi ouverte, attentif à ne pas faire de bruit, puis il traversa la pelouse détrempée et s’arrêta devant sa porte.

La porte était entrebâillée.

Il entendait des voix dans le living-room.

L’une de ces voix était celle de Barbara, sa femme.

L’autre était celle de Harold X. Rogers.

Naturellement, pensa-t-il. Ça n’a jamais été à moi qu’en voulait M. Rogers. C’était à Barbara. Voilà pourquoi il a été si déçu quand je suis entré dans son bureau. C’est Barbara qu’il mettait à l’épreuve depuis le début. Il m’a demandé si elle m’avait aidé à trouver la solution et je n’ai pas dit non. C’est ma femme qui l’intéresse. Pourquoi ? »

Il prêta l’oreille.

« Vous ne paraissez pas comprendre, Mme Dodson », disait le nommé Rogers sur un ton exaspéré. Sa diction n’était pas soignée cette fois ; il articulait confusément tout en s’énervant. « Je suis un homme du futur, j’ai remonté le cours du temps pour prendre contact avec vous. »

Le futur ? Le temps ? Qu’est-ce que…

« C’est vraiment gentil », dit Barbara. Il y eut le choc d’une tasse à café contre une soucoupe. « Je vous en suis reconnaissante, mais vous devriez vous entretenir de ces choses avec Johnny. Il s’est toujours passionné pour les théories, extravagantes et je…

— Non, non, non. Vous êtes impossible ! Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Je vous en prie, il faut m’excuser.

— Il n’y a pas de quoi. Johnny dit toujours des choses comme ça.

— Imbécile ! Je veux dire, attendez. Écoutez. Prêtez-moi votre attention ! Je vais essayer de vous expliquer la chose une fois encore.

— Au sujet de cet Edgard Vincent Winans, de New York ? Vraiment, M. Rogers, je me trouve très heureuse comme je suis…

— Non ! La question n’est pas là. Vous ne vous souciez donc aucunement de la race humaine ? »

Il y eut un silence, tandis que Barbara s’efforçait de décider ce qu’elle devait faire.

« Attendez ! Écoutez ! Faites attention ! Vous avez entendu parler de la bombe à hydrogène, j’imagine.

— Oh ! oui.

— Bien ! Les retombées radioactives de ces bombes ont certains effets très néfastes sur le plasma germinatif, sur les gènes. Il en résulte une fréquence accélérée des mutations… »

Gènes. Mutations. Ces symboles : des cercles astronomiques de Mars et de Vénus, certes. Mais aussi les symboles mâle et femelle dans un calcul génétique. Ces parenthèses et ces signes d’égalité. Barbara et Edgar Vincent Winans…

« M. Rogers, je ne discute jamais politique. »

M. Rogers dit quelque chose dans une langue étrangère, s’interrompit et essaya de nouveau.

« Ma chère Mme Dodson. À quelques centaines d’années d’ici, à mon époque, ces mutations ont eu de graves conséquences pour la race humaine telle que vous la connaissez aujourd’hui. En fait, nous sommes menacés d’extinction ! Une nouvelle race d’hommes est née…

— Ah ! oui, ces surhommes dont vous me parliez.

— Ce ne sont pas des surhommes ! » hurla M. Harold X. Rogers. Il bredouilla un moment, puis poursuivit d’une voix relativement normale : « Ce ne sont pas des surhommes, mais seulement des hommes différents. Ils sont forts, ils sont puissants. Et ils veulent isoler les hommes normaux, les gens comme nous, pour le bien de la race ! Cette arrogance, ce toupet…

— Voyons, M. Rogers, ne vous énervez pas ainsi.

— Soit ! Nous sommes obligés de nous défendre, nous les hommes normaux. Comment ? allez-vous me demander. Je vais vous le dire. Il nous faut remonter le temps, empêcher certaines unions avant qu’il naisse des enfants, en assurer d’autres qui produiront des êtres humains supérieurs pour nous aider dans notre lutte ! Si nous échouons, notre race est condamnée. Vous, Mme Dodson, vous avez une contribution génétique cruciale à apporter à l’avenir ! Il est essentiel que vous n’ayez pas d’enfants de votre mari actuel. En revanche, nos calculs montrent que vous et un certain Edgar Vincent Winans, de New York…

— Je vous en prie, M. Rogers ! J’essaie d’être large d’esprit et tout, mais vous me rendez les choses très difficiles.

— Bah ! Ces tabous sexuels ridicules. Attendez ! Écoutez ! Prêtez-moi votre attention. C’est une question de science, une affaire d’associations fortuites et de recombinaisons ; cela n’a rien à voir avec vos idées puériles sur le problème sexuel !

— Je crains de ne pas voir les choses sous cet angle.

— Ainsi vous refusez ?

— Ma foi, cela m’ennuie de vous dire non. J’ai toujours du mal à dire non pour les bonnes œuvres et tout ça…

— Mme Dodson, songez un peu ! Votre décision peut signifier l’anéantissement de la race humaine !

— Eh bien ! je regrette terriblement, M. Rogers, mais je ne pourrais vraiment pas. Je ne demanderais pas mieux que de vous aider, je vous assure, mais j’aime mon Johnny et votre Edgar Winans ne m’intéresse pas le moins du monde.

— Aimer ! Vous parlez d’amour en un moment comme celui-ci ! Mme Dodson, vous êtes sotte, colossalement, prodigieusement, incroyablement sotte !

— C’en est trop ! Écoutez, M. Rogers ! Vous allez me laisser tranquille ! Je vais appeler Brutus… »

John décida que le moment était venu de faire son entrée. Il respira profondément et franchit la porte.

« Ça suffit, Rogers ! » dit-il.

Le petit homme rondouillard au visage rouge fit volte-face. Son teint s’empourpra encore davantage. Il pointa sur John un doigt qui tremblait.

« Assassin ! Destructeur de la race ! Procréateur de mutants ! »

John étendit les mains en signe d’impatience.

« Je ne vous veux pas de mal, Rogers. Ce que vous disiez était peut-être la vérité, jusqu’à preuve du contraire. Mais vous n’avez pas le droit de parler sur ce ton à ma femme. Sortez de chez moi avant que je ne vous flanque dehors. »

Harold X. Rogers hésita.

John serra un poing de dimensions propres à faire réfléchir.

M. Rogers lança une exclamation dans son langage. John ne put la comprendre, mais il ne la prit pas pour un compliment. Puis l’homme du futur s’élança dehors, fou de rage.

« Johnny ! » fit Barbara dans un souffle.

Johnny reçut la récompense de son acte d’héroïsme, puis se dégagea.

« Ma chérie, il faut que je sorte encore, dit-il. Tu vas fermer toutes les portes et ne laisser entrer personne avant mon retour.

— Mais, Johnny…

— Je ne serai pas absent longtemps, mon chou. Mais il faut que je trouve l’explication. Tu comprends, si cet homme a dit la vérité… »

Il la laissa dans le living-room, sortit en courant et remonta dans sa voiture.

Il se joignit au flot de véhicules, intense à cinq heures, et se dirigea vers le centre de la ville aussi vite qu’il le put.

*
*     *

La Sixième Rue était un ruban humide qui reflétait en flaques froides et argentées la lumière blanche des phares des voitures ramenant leurs propriétaires chez eux. John fit trois fois le tour du pâté de maisons avant de trouver une place où se garer.

L’immeuble de pierre crasseux était toujours là, encore un peu plus sinistre dans le crépuscule humide. La boutique de vêtements de confection était égayée par une chaude lumière jaune et les clients s’y pressaient après la sortie des usines et des bureaux. La taverne était pleine du sourd murmure des hommes en train de boire et le pick-up automatique se lamentait :

 

« Donne-moi ton amour, ô toi que j’adore,

« J’ai soif de ton sourire et d’autres choses encore… »

 

John poussa la porte rebelle et entra dans le vestibule non balayé. Il gravit deux par deux les marches de bois et s’arrêta sur le palier du premier étage.

La carte de visite maintenue avec une punaise était toujours là : HAROLD X. ROGERS.

Arrivait-il trop tard ?

Non… il entendait des bruits à l’intérieur et apercevait de la lumière sous la porte. Il appuya sur le bouton de sonnette.

Il n’y eut pas de réponse, mais, de l’autre côté de la porte, les bruits augmentèrent de volume. Deux voix, parlant dans une langue bizarre, et comme un frottement de semelles sur le plancher.

John ouvrit la porte et entra dans la pièce nue.

Il s’arrêta et écarquilla les yeux.

Harold X. Rogers était bien là, mais il se préparait à partir. En fait, le gros rougeaud était suspendu au milieu de la pièce, tenu dans les bras d’un individu qui avait toutes les apparences d’un géant aux proportions parfaites.

« Vous ! » s’écria M. Rogers en agitant vainement les jambes.

Le géant leva un sourcil en guise de salut et fit un sourire affable. Il devait mesurer plus de deux mètres dix et il était tout cuivré. Il resplendissait, c’était le seul mot qui convînt.

Le géant ne dit rien à John. Il se contenta de passer la porte latérale en transportant Harold X. Rogers comme il eût fait d’un sac de sciure.

« Ils ont gagné ! cria M. Rogers en disparaissant dans l’autre pièce. Assassin ! Idiot ! »

John regardait, mais restait prudemment à distance. Le géant hissa M. Rogers dans la sphère de métal gris et y grimpa après lui, adressant un amical salut de la main à John avant de disparaître. La trappe de la sphère se referma en claquant. De petites flammes étincelèrent à la surface du métal.

Puis un bourdonnement aigu s’éleva, comme celui d’une dynamo.

La sphère… n’était plus là.

La pièce était vide.

John frissonna dans le silence soudain. Il lui semblait qu’il se trouvait dans une cave, loin sous terre, séparé par des tonnes de roc des bruits de la vie. Puis le silence cessa. Il entendit le phono automatique, le crissement des pneus dans la rue, le cri d’un vendeur de journaux.

Il fit demi-tour et quitta la pièce.

John avait trouvé ce qu’il voulait. L’homme avait dit la stricte vérité. Il était venu du futur pour remplir sa mission qui était de sauver la race humaine telle qu’il la connaissait. Il avait monté ce test du journal pour vérifier l’intelligence de Barbara… la génétique peut, elle aussi, être source d’erreurs, et il voulait être sûr. Il avait sans aucun doute emporté le journal avec lui dans le futur pour le faire modifier, ou peut-être même les avait-il emportés tous à la fois. Tant de choses étaient possibles avec les voyages dans le temps…

Et il avait échoué.

Barbara l’avait repoussé.

La balance délicatement équilibrée avait penché de l’autre côté.

John remonta dans sa voiture et prit le chemin du retour. Il n’était nullement découragé. En fait, il se sentait tout joyeux. Il comptait vraiment pour quelque chose ! Il était véritablement un homme très important.

De quoi Rogers l’avait-il traité ?

De « procréateur de mutants ».

Eh bien, Barbara et lui allaient devenir deux des parents les plus importants de l’histoire !

Évidemment, ce vieil homo sapiens allait faire le saut par-dessus bord dans l’affaire.

Soit, pensa-t-il, mais de quel droit m’opposerais-je à l’évolution ?

Il arriva devant chez lui et arrêta sa voiture dans l’allée. Il ouvrit la porte avec sa clef. Il se sentait en pleine forme.

Quand ils eurent fini de dîner, Barbara bâilla en le regardant, l’air heureuse de vivre.

« Je suis bougrement contente de savoir que personne ne nous jouera plus de tours avec le journal, dit-elle en tournant les pages pour trouver les bandes dessinées. Ce drôle de bonhomme m’a fait une peur bleue. »

John fit oui de la tête et se tourna vers le chien, couché en boule près du feu.

« Eh bien, Brutus, dit-il d’une voix caressante, est-ce que ça ne te plairait pas d’avoir un petit compagnon de jeux exceptionnellement intéressant d’ici un an environ ? »

Barbara leva de son journal des yeux brillants de plaisir.

Brutus frétilla de la queue.

 

Traduit par ROGER DURAND.

Rewrite man.

© Fantasy House Inc., 1957.

© Éditions Opta, pour la traduction.