L’ÎLE DES CONQUÉRANTS

Par Nelson S. Bond

 

L’antagonisme entre l’homme et le surhomme apparaît comme inévitable sous la plume de divers auteurs. Sous quelle forme se manifestera-t-il ? Quelle sera l’attitude du surhomme devant l’inquiétude, la crainte et le désarroi de son inférieur qui le découvre ? Le mépris, la tolérance, la décision d’exterminer, ou la simple utilisation du temps, qui travaille pour lui ?

 

«VOUS devez me croire », disait Brady. Il parlait avec une intensité extrême, les jointures blanches à force de crispation, les yeux rivés sur ceux de l’homme âgé. « Je sais que cela paraît totalement impossible – et même complètement fou. C’est bien pourquoi je suis ici. Mais c’est vrai et vous devez me croire ! Il le faut… monsieur », ajouta-t-il un peu tard, reconnaissant la position hiérarchique de son interlocuteur.

Le Capitaine de corvette Gorham répondit d’une voix calme : « Repos, lieutenant. C’est en tant que praticien que je dois m’entretenir avec vous et non en tant qu’officier supérieur responsable de votre traitement. Si on oubliait les galons pendant que vous me racontez votre histoire ? » Joe Brady sourit. C’était son premier sourire depuis des semaines et son visage ne se plia qu’imparfaitement à ses intentions. Ses lèvres se crispèrent mécaniquement, mais ses yeux demeurèrent des puits sombres et tourmentés.

« Merci, docteur, dit-il. Par où voulez-vous que je commence ? »

Gorham feuilleta le dossier où s’inscrivait l’histoire du lieutenant. Quelques passages lui sautèrent aux yeux, résumant trois ans de service sans tache, sinon éclatants : Brady, Joseph, Travers… Âge : 24… Diplômé de l’U.S.N.A., 1941… Formation de pilote, Sarasota 1941-2… Affectation : U.S.S. Stinger… Lieutenant (j.g.) 1942… Citation collective… Recommandé pour…

« C’est votre histoire, reprit le médecin d’une voix prudente. C’est vous qui savez ce que vous devez raconter. Les ennuis ont commencé, si j’ai bien compris, au cours de votre dernière mission ?

— C’est exact. C’est là que mes ennuis ont commencé. Mais les choses durent depuis plus longtemps – bien plus longtemps. Depuis des années sans doute et même des dizaines d’années. » Les doigts de Brady se crispèrent comme des griffes sur le bureau. « Il faut faire quelque chose, docteur ! Le temps passe et chaque jour les rend plus forts. Il faut que les gens comprennent.

— Par le commencement ? suggéra Gorham. Si vous reveniez à votre dernier vol. »

Son ton calme et posé eut un effet apaisant sur le jeune homme : la voix perdit la note aiguë de l’hystérie.

« Oui, monsieur, dit-il. Très bien, monsieur. Eh bien alors, ça s'est passé comme ça. Nous avions accompli notre mission et rentrions chez nous… »

Nous avions accompli notre mission, raconta le lieutenant Brady, et rentrions chez nous. « Chez-nous », c’était naturellement le Stinger. Je peux vous dire, maintenant que la guerre est terminée, où nous allions et ce que nous faisions. Nous croisions dans la mer de Chine, au large de Palauan, entre les Philippines et l’Indochine. Nous étions chargés de harceler la marine de l’ennemi, brisant le pont maritime entre les Détroits et les îles japonaises proprement dites. Notre corps expéditionnaire était en position de supporter une douzaine d’invasions par voie de terre depuis Labuan jusqu’à Hainan, et notre aviation opérait périodiquement de fausses concentrations pour déconcerter les Japs.

Notre dernière cible avait été Songeau et c’était de ce port que nous revenions lorsque c’est arrivé.

Nous avions aperçu un cargo qui remontait péniblement la côte et j’ai demandé au chef d’escadrille la permission de lui larguer une dragée que je ramenais inutilisée. Il a donné son accord et nous avons craché nos pruneaux. Le cargo a répliqué avec tout ce qu’il avait lorsqu’il nous a vus arriver, mais c’était comme s’il nous avait lancé des boulettes de papier. Nous avons pondu nos œufs dans sa cheminée arrière et le cargo a volé en éclats comme ces modèles réduits pour gosses. Vous voyez le genre : on appuie sur un bouton, et boum !

Ce fut aussi simple que ça et nous étions en train de discuter et tout, très excités, lorsque nous nous sommes aperçus que nous perdions rapidement de l’altitude. Le cargo avait crevé comme un rat acculé, nous entraînant dans son agonie. Un morceau de sa carcasse avait transpercé un de nos réservoirs latéraux pendant l’explosion et notre essence arrosait la mer de Chine.

Nous n’étions pourtant pas inquiets. La Marine veille sur les siens et nous savions qu’à peine une heure après la mise à flot des canots, des secours viendraient nous ramasser. Nous avons rapporté la mauvaise nouvelle au chef d’escadrille et accepté ses condoléances avec philosophie, et c’est sans grande inquiétude que nous avons vu l’escadrille se transformer en points noirs de plus en plus petits sur l’horizon, pendant que nous essayions de soutirer le plus possible de kilomètres à notre oiseau blessé.

Ce serait un mauvais moment à passer, pensions-nous, et même un sale moment. Mais il n’y avait pas de danger. Qu’on croyait.

On le croyait, étant des gars logiques. Mais dans le Pacifique Sud, on peut jeter la logique et la raison par la fenêtre.

Environ dix minutes après le départ de l’escadrille et avec encore une goutte de carburant avant le plongeon, l’horizon bleu, plat et parfaitement vide vomit des montagnes de cumulus tonnants sortis du néant, des torrents de pluie ruisselante, et un ouragan de vent glapissant lancé à plus de cent kilomètres à l’heure se saisit de nous et nous emporta dans ses tourbillons comme une toupie de gosse.

Combien de temps avons-nous chevauché cette chose, je n’en ai pas la moindre idée. Je n’avais pas le loisir de regarder ma montre : tout ce que je pouvais faire, c’était maintenir le nez de l’Ardente Alice (tel était le nom de notre appareil) et piquer droit dans ces vagues de vent. Nous avons été agrippés, secoués, jetés en l’air et reprécipités en bas sans cesser de tourner, comme si nous pesions des grammes et non des tonnes. Nous étions bien sûr incapables de grimper au-dessus de la tempête : nous ne pouvions que rester sur place et supporter. J’ai cru cent fois que nous allions nous fracasser sur l’eau mais à chaque fois, le vent nous relançait pour jouer un peu plus longtemps avec nous.

Nous étions tous trois à bout de nerfs, pleins de bleus et malades comme des chiens à force d’être malaxés, et nous aurions tous joyeusement abandonné un an de permission pour être loin de cet enfer. Et brusquement, aussi soudainement qu’il avait jailli du néant, le typhon disparut. Nous étions culbutés dans un maelstrom de vent et de pluie et la minute suivante, le ciel était limpide comme du cristal, un soleil bienveillant réchauffait une mer d’un bleu tranquille, et, sous l’ombre de nos ailes, s’étendait le sanctuaire vert et rose d’une île tropicale !

 

Gorham toussa poliment, interrompant son patient.

« Excusez-moi, lieutenant. J’aimerais préciser ce point. C’est peut-être important. Une île ? Quelle île ? »

Brady répondit par un haussement d’épaules impuissant.

« Je ne sais pas, monsieur. Nous avons été tellement secoués, malmenés, entraînés et déportés et pendant si longtemps qu’aucun de nous n’avait la moindre idée de l’endroit où nous étions. Peut-être à un ou à cinquante – ou à cinq cents kilomètres ! – du point où le typhon nous a frappés. »

La volonté raffermit sa voix. « Mais où que soit cette île, nous devons la retrouver. Il le faut ! Parce que c’est Leur île. Si nous ne la trouvons pas pour Les détruire…

— Et si vous continuiez plutôt votre histoire ? dit le docteur d’une voix calme. Vous avez donc atteint cette île inconnue. Et vous avez abordé sans dommages, si j’ai bien compris ?

— C’est exact, monsieur. Nous avions abordé sains et saufs sur une petite bande de sable… »

 

Nous avions abordé sains et saufs, continua le lieutenant Brady, sur une petite bande de sable. Nous étions aux anges d’avoir trouvé un havre de sécurité mais nous n’étions pas assurés de l’étendue de cette sécurité. Nous ne savions pas, vous comprenez, si nous étions en territoire ami ou ennemi. Dans ce coin oublié du monde, il était possible que les habitants de l’île soient techniquement des neutres mais néanmoins dangereux. En d’autres termes, des aborigènes chasseurs de têtes !

Imaginez alors notre plaisir et notre surprise lorsque nous fûmes gaiement hélés quelques minutes à peine après notre arrivée et que nous relevâmes la tête pour voir des hommes blancs qui émergeaient du mur de feuillage qui bordait la plage.

Ils étaient souriants et apparemment sans armes et nous souhaitèrent la bienvenue en anglais, avec un enthousiasme courtois. Ils nous avaient vus atterrir, nous dit celui qui semblait les commander, un type plutôt jeune qui se présenta sous le nom de docteur Grove, et ils s’étaient dépêchés de venir à notre rencontre au cas où nous aurions besoin d’assistance médicale.

Je l’assurai que nous allions bien et que nous avions seulement besoin de nourriture et de repos ainsi que d’un moyen de communiquer notre position à nos camarades qui devaient en ce moment même sillonner la moitié du Pacifique Sud pour nous.

Il eut un signe de tête. « Nourriture et repos ne présentent pas de difficultés, dit-il avec chaleur. Pour le reste – ces choses prennent du temps dans ce pays primitif. Mais nous verrons, nous verrons.

Nous avons une radio dans l’avion, commençai-je, mais Jack Kavanaugh, notre radio, hocha négativement la tête.

— Avions une radio, chef ! Elle a rendu l’âme juste en arrivant dans l’île. La tempête, sans doute.

— Mais vous pouvez la réparer ?

— Je pense que oui, s’il n’y a rien de sérieux. Je vous dirai ça lorsque j’aurai eu le temps de l’examiner.

— Naturellement, acquiesça Grove. Mais en attendant, j’espère que vous nous ferez le plaisir d’accepter notre humble hospitalité ? Nous n’avons pas souvent la joie de recevoir de nouveaux hôtes.

— Nous serons heureux de bavarder avec vous. Si vous voulez bien me suivre… »

C’est Tom Goeller, notre artilleur, qui eut le premier l’intuition qu’il y avait peut-être quelque chose de curieux dans cette histoire. Mais sans rien soupçonner vraiment : il était seulement intrigué. Il s’étonna à voix haute lorsque nous nous engageâmes dans la jungle. « Mais d’où ? Je ne comprends pas !

— Comprends pas quoi ? lui demandai-je. Qu’est-ce que tu veux dire – d’où ? Qu’est-ce qui te tracasse, Tom ?

— Ce Grove, marmonna Tom. Il dit qu’il nous a vus atterrir. Mais d’où ? Où diable est-ce qu’ils vivent ? Dans les arbres ? J’ai eu un bon aperçu de l’île juste avant que nous nous posions. Une image nette et assez longue – d’en haut. Et je n’ai rien vu qui rappelle un bâtiment.

— Mais oui ! Tu as raison : moi non plus, je n’ai rien vu. Je me demande si… »

— Mais ma question obtint une réponse avant même que je ne la formule. Nous étions arrêtés, inexplicablement, devant une sorte d’abri de béton installé sous le couvert des racines d’un banyan ; une affaire de forme irrégulière, tachetée de vert et de brun, un camouflage se confondant si parfaitement avec l’environnement qu’on ne le distinguait pas à dix pas, et encore moins d’avion.

Le Dr Grove sourit et dit : « Nous y voilà, messieurs. » Il toucha un bouton et la porte de l’abri s’ouvrit. « Si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer… »

Kavanaugh l’interrompit brusquement : « Entrer où ? Dans quoi ? »

Grove eut un petit rire agréable. « Ne vous inquiétez pas. C’est simplement un ascenseur. L’entrée est au niveau du sol. »

Je m’exclamai : « Un ascenseur ! Dans cette jungle ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous voulez dire que vous vivez en sous-sol ?

— Mon cher lieutenant, répondit le soi-disant docteur d’un ton placide, je vous expliquerai tout cela avec plaisir – mais plus tard. C’est très simple. Mais pour l’instant, j’insiste pour que vous…

— Ah ! Maintenant, vous insistez, hein ? Et si nous choisissions de ne pas entrer dans votre mystérieux petit boudoir ? Qu’est-ce qu’il se passerait ?

— Alors, soupira le Dr Grove, je serais obligé, à mon grand regret, d’appuyer ma demande par la force.

— Ah ! c’est comme ça ? grognai-je. Refais tes calculs, mon pote. Vous êtes peut-être plus nombreux que nous, mais nous sommes armés. » Je sortis mon automatique et le braquai sur lui. « C’est le petit détail qui semble vous avoir échappé et maintenant…

— Aucun détail ne m’a échappé, lieutenant, répondit Grove, toujours aussi calme. Voudriez-vous avoir l’amabilité de tirer un coup de feu ? Si cela vous répugne de tirer de sang-froid sur un homme – ses lèvres eurent un petit rictus ironique – vous pouvez tirer en l’air. »

Je le regardai, perplexe. Il ne bluffait pas : ce sont des choses qui se sentent. Il était amusé, supérieur, méprisant. Goeller s’écria : « Faites attention, patron ! C’est une ruse ! Il veut vous faire tirer. Le bruit en alertera peut-être d’autres. »

Grove sourit. « Erreur, mon ami. Personne ne viendra. » Il mit la main dans sa poche. « Très bien, puisque vous ne voulez pas accepter mon invitation… »

Tirer était risqué, mais je n’avais pas le choix. « O.K., aboyai-je. Vous l’aurez voulu ! » et j’appuyai sur la gâchette, fermement, attendant le coup de feu et la vision du corps qui allait se recroqueviller à mes pieds.

Mais il ne se passa rien !

 

Gorham, qui écoutait attentivement, cligna des yeux. « Vous voulez dire, suggéra-t-il, que vous n’avez pas fait mouche ou que l’arme s’est enrayée ?

— Je veux dire, dit sombrement Brady, que le coup n’est pas parti, c’est tout. Je n’ai pas manqué ma cible, et l’automatique ne s’est pas enrayé. Il n’y avait rien de cassé dedans, mécaniquement parlant. Plus tard, je l’ai entièrement démonté pour l’examiner, il était parfait. Mais il ne fonctionnait pas sur cette île. »

Gorham dit lentement : « Il ne fonctionnait pas – sur cette île ? » Les yeux qu’il posa sur le jeune homme étaient prudents et ses mains griffonnaient sur un calepin. « Mais c’est incroyable ! Pourquoi ?

— J’ai vite compris pourquoi, dit Brady d’un ton sinistre. Et d’autres choses encore… »

 

J’en restai bouche bée, continua Brady. Et je ne comprenais pas. J’ai d’abord cru, comme vous, que mon arme s’était enrayée. Puis je m’aperçus que les autres aussi avaient sorti leurs armes et qu’ils avaient les yeux pareillement écarquillés d’incrédulité devant leur futilité.

« Vous voyez ? dit Grove. Maintenant, vous serez peut-être assez aimables pour pénétrer dans cet ascenseur ?

— Pas question ! criai-je. Je ne comprends pas ce qui se passe ici mais je ne veux pas être dans le coup. Venez les gars ! Fichons le camp d’ici ! »

Il sortit alors de sa poche un tube mince de la forme et de la taille d’un stylo. Il le pointa vers moi, ou plutôt vers nous, et un cône de lumière argentée en jaillit brusquement.

Je voulus me jeter sur lui, hurlant quelque chose. Mais le cri et le mouvement furent stoppés net lorsque cette curieuse luminosité argentée m’atteignit.

Ce n’était pas un gaz. Ça n’avait ni goût ni odeur ; ça ne brûlait pas, ne piquait pas et ne causait aucune douleur. C’était comme si je m’étais élancé dans un océan de toiles d’araignée enchantées, comme si je m’étais pris dans les mailles d’un suaire de rayons de lune. Je ne pouvais ni parler ni bouger ; seuls mes sens fonctionnaient.

Comme dans un rêve, j’entendis le Dr Grove s’adresser à ses acolytes. « Portez-les dans l’ascenseur. Doucement, s’il vous plaît ! » Puis je sentis des mains me soulever et me transporter ; j’avais l’impression – comment exprimer cela ? – que les mains étaient loin de mon corps, comme si d’épaisses couches de caoutchouc spongieux s’étaient glissées entre mon corps et ces mains.

Je pouvais voir, mais seulement droit devant moi, dans la direction où s’étaient figées mes pupilles. J’étais incapable de remuer les yeux. Je vis donc seulement que l’intérieur de l’ascenseur était fait d’un métal lisse et poli, invraisemblable dans un tel lieu. J’entendis le ronron d’un moteur électrique et en déduisis, sans proprement le ressentir, que nous nous déplacions rapidement vers le bas.

Le Dr Grove se pencha sur moi, se plaçant dans mon champ de vision.

« Je suis désolé, lieutenant, dit-il. Je regrette sincèrement d’avoir dû vous infliger cet inconfort. Mais, voyez-vous, les armes à feu ne fonctionnent pas sur cette île. Aucune explosion de quelque nature que ce soit n’est permise – à moins d’une dérogation spéciale. Nous avons les moyens d’immobiliser vos primitifs engins mécaniques. C’est pour cela que votre automatique n’a pas fonctionné et que votre radio s’est déréglée. »

Des milliers de questions se pressaient en moi, mais je ne pouvais pas les poser, même avec les yeux. Quels sont ces moyens, voulais-je lui demander. Et qui êtes-vous pour parler d’une radio comme d’un engin primitif ? Où allons-nous et qu’avez-vous l’intention de faire de nous ? Toutes ces questions tambourinaient dans mon crâne mais ma langue restait silencieuse.

La sensation de mouvement prit fin, j’entendis la porte de l’ascenseur glisser sur ses gonds et nos geôliers se saisirent à nouveau de nous. Je vis les plafonds de métal de longs couloirs vivement éclairés et entendis une variété de voix qui indiquait la présence de nombreuses personnes dans ce caveau, et fus le témoin silencieux d’une conversation entre Grove et quelqu’un qui semblait être son supérieur.

« Eh bien, Frater ?

— Je regrette, Frater Dorden. Ce fut nécessaire. Ils ont refusé de venir de leur plein gré.

— Je vois. » Un soupir. « Rares sont ceux qui acceptent. Enfin… faites-les porter dans les chambres de repos jusqu’à ce qu’ils reprennent conscience… Avec douceur, ils meurent de peur, les malheureux. »

Et notre voyage dans le labyrinthe de couloirs de métal poli reprit jusqu’à ce qu’enfin on me fasse franchir une porte et qu’on me dépose précautionneusement sur une couchette. Une couverture légère me borda ; sa douce chaleur me fit prendre conscience de ma fatigue. Je ne pouvais pas fermer les yeux mais les lumières s’obscurcirent graduellement et, dans le noir total, j’oubliai mes ennuis avec le sommeil…

Je ne sais pas si je fus réveillé par les lumières ou si elles se déclenchèrent automatiquement lorsque je revins à moi. En tout cas, je me réveillai dans une chambre brillamment éclairée.

Fait plus important : j’avais retrouvé ma liberté de mouvement. Je sautai de la couchette et bondis vers la porte à l’autre extrémité de la pièce, mais, comme je m’y attendais, elle était verrouillée. J’abandonnai donc pour le moment toute idée d’évasion et me mis à étudier les lieux.

Première chose, j’étais seul. Nos geôliers nous avaient apparemment assigné à chacun une chambre, ou plutôt une cellule, individuelle. Celle-ci était d’une simplicité Spartiate. Quatre murs d’une substance métallique d’un gris terne que je fus incapable d’identifier, un plancher de caoutchouc résistant ou d’un matériau similaire, un plafond bas identique aux murs. Une couchette, une chaise et un bureau constituaient tout l’ameublement. Il n’y avait aucune décoration sur les murs, pas de tapis et, bien sûr, puisque nous étions en sous-sol, pas de fenêtre.

Ce qui me surprit le plus fut l’absence de tout éclairage. Je regardais partout sans voir la source de cette agréable lumière qui inondait la pièce. Je ne trouvais rien. Il ne s’agissait pas non plus d’un quelconque trucage à base de lumière indirecte. Le flux de lumière ne vacillait pas et, plus étrange que tout, il n’y avait pas d’ombre !

Je crois que c’est là que je commençai à avoir peur. Je ne veux pas dire que je flageolais, genoux entrechoqués et dents claquantes, mais je ressentis un grand froid. J’étais glacé de terreur et d’angoisse, sans doute comme le lapin pris au collet qui voit le chasseur approcher.

Ces gens, ces hommes qui parlaient avec un mépris indifférent des plus belles réalisations de l’homme, qui employaient à regret mais comme si de rien n’était des armes et des outils inconnus de la science, qui étaient-ils ? Et pourquoi avions-nous été séparés ? Où étaient mes camarades, Kavanaugh et Goeller ? Tout à coup, j’eus désespérément besoin du réconfort de leur présence.

J’élevai la voix et me mis à crier. Pas de réponse. Les murs impassibles auraient dû me renvoyer l’écho de ma voix, étant faits de métal. Mais, comme tout dans cet endroit étrange, ils ne se comportèrent pas naturellement. Ils absorbèrent le son, le buvant presque comme une éponge qui se gorge d’eau.

Je hurlais encore et encore. En vain, pensai-je. Mais j’avais tort. Car j’entendis soudainement un son imperceptible derrière moi et fis volte-face. Le Dr Grove passait à travers le mur.

 

Le lieutenant Brady se tut alors, comme s’il anticipait la réaction de son auditeur. Qui ne se fit pas attendre. Gorham, en dépit de sa formation de psychiatre, cessa de griffonner sur ses papiers et jeta un bref coup d’œil inquiet au jeune homme.

Avec un effort visible, il refréna un pincement de lèvres et dit d’une voix posée : « À travers le mur, lieutenant ? Vous voulez parler de la porte, bien sûr ?

— À travers le mur, soutint Brady d’un ton morne. À travers le mur, monsieur. La porte était droit devant moi. Mais le Dr Grove est rentré dans cette cellule en franchissant le mur de métal.

— Vous vous rendez compte que ce que vous dites est impossible ?

— Pour nous – les yeux de Brady étaient hagards – c’est impossible. Pour Eux, rien n’est impossible. Rien ! ou si peu. C’est pourquoi nous devons agir et agir au plus vite ! Avant qu’il ne soit trop tard ! Vous devez me croire, monsieur ! C’est la dernière chance de l’homme…

— Je ferai de mon mieux, promit Gorham. Peut-être devriez-vous continuer ? Ce Dr Grove venait donc de passer à travers le mur… »

 

Je vais résumer, dit tristement Brady. Vous terminez l’histoire aussi vite que possible. Je perds votre temps et le mien. Je vois bien à vos yeux que vous ne me croyez pas. Mais quelqu’un doit me croire. Où, quand, comment… je ne sais pas, mais quelqu’un doit me croire… Enfin, comme je vous le disais, le Dr Grove passa à travers le mur. Et si bizarre que cela puisse paraître, ma terreur prit fin à ce moment-là. J’étais toujours plein de crainte, certes, comme on révère et craint un dieu ou un démon, ou une force élémentaire totalement au-delà de sa propre compréhension. Je ne le considérai pas avec la terreur qu’inspire un ennemi bien humain qui vous menace d’une arme fumante ou d’une épée ensanglantée, non, c’est avec révérence que je le regardai, sachant qu’il m’était aussi supérieur que moi d’un chien ou d’une bête de somme.

Nous avons donc parlé, pas d’homme à homme, mais comme un homme et une créature inférieure. Et c’était moi, la créature inférieure. Il était le maître et moi le serf. Et il m’a raconté beaucoup de choses…

N’avez-vous jamais songé, docteur, que nous les humains sommes une race égocentrique ? Nos Darwin et nos Huxley nous ont dit que nous sommes le produit d’une évolution constante, progressive, une évolution commencée dans la boue marine des premiers âges et qui a graduellement donné ce que nous avons fièrement proclamé être l’homo sapiens.

L’homo sapiens, l’homme intelligent ! Mais nous ne sommes peut-être pas si intelligents que ça. Car, dans notre aveugle folie, nous nous sommes élus résultat final et glorieux de l’éternel effort de perfection de la Nature !

N’aurions-nous pu deviner que la même force qui a transformé en homme de Neandertal son ancêtre bestial et velu, ayant conduit du liquide primordial à la terre ferme le premier amphibien, la force qui a fait de l’homme des cavernes armé de cailloux une race capable d’œuvrer à sa propre destruction par la fission atomique, n’aurions-nous pu deviner que cette force atteindrait inévitablement un palier encore plus haut ?

Et c’est ce qui est arrivé. Il y a aujourd’hui sur terre une race qui représente le prochain palier de l’évolution de l’humanité. Des gens pour qui nos pensées sont aussi élémentaires et simplettes que pour nous le babillage des bébés.

Ils commencent là où nous terminons. Nos plus hautes physiques et mathématiques sont leur alphabet ; le savoir si péniblement conquis de nos meilleurs cerveaux est le leur par intuition. Ils connaissent par avance ce que nous devons étudier, et ce qu’ils doivent étudier, nous ne pouvons même pas en avoir la perception. Ce sont les nouveaux maîtres de la création : homo superior !

Mais comment ils sont apparus, c’est une chose que même eux n’ont pas réussi à éclaircir. Il y a une force baptisée « mutation » que vous, en tant que docteur, devez comprendre mieux que moi. Par mutation, une rose blanche éclot parmi des roses rouges et sa lignée blanche se reproduit régulièrement à partir de là. Ces hommes nouveaux sont des mutants. Ils sont nés (ou le premier d’entre eux est né) de parents normaux. Mais dès le berceau, ils sentirent qu’ils étaient différents. Ayant un instinct télépathique, ils étaient capables de discerner leurs frères dans la masse, même à grandes distances, et ils se regroupèrent.

Il y a déjà longtemps de cela, combien de temps exactement, le Dr Grove ne me l’a pas dit, les hommes nouveaux décidèrent de s’isoler de nous. C’était une décision logique. Ils n’avaient pas plus de choses en commun avec nous que nous avec nos animaux familiers. Peu d’hommes choisissent volontairement de souper avec des chiens ou de dormir dans une étable.

Ils s’installèrent donc dans cette île isolée du Pacifique, loin de la civilisation des hommes inférieurs. Là, ils vivent, étudient, s’instruisent et attendent avec une infinie patience le moment où ils apparaîtront au grand jour et s’empareront du monde qui est légitimement le leur, comme l’homo sapiens lui-même l’a arraché à son ancêtre aux arcades sourcilières proéminentes, l’homme-singe.

« Notre nombre est petit, me dit Grove, mais chaque année qui passe le renforce. Certains naissent ici ; d’autres viennent à nous des quatre coins du monde, sous l’impulsion d’une attraction mentale. Nous serons bientôt assez nombreux et assez forts pour accepter la responsabilité du gouvernement de toute la terre.

— Vous voulez dire, accusai-je, pour détruire l’humanité et vous emparer du monde ? »

Grove répondit presque tristement : « Comme vous nous comprenez peu, vous les humains. Anéantissez-vous les animaux des champs simplement parce qu’ils ne sont pas vos égaux sur le plan de l’intelligence ? Notre devoir est de vous garder et de prendre soin de vous ; d’être des gardiens bienveillants dans un monde qui vous deviendra de plus en plus étranger et terrifiant.

» Oui, terrifiant, continua-t-il, alors que j’esquissais une protestation. J’ai vu la crainte et l’horreur dans vos yeux lorsque je suis entré dans la pièce. Vous n’avez pas compris comment je pouvais passer à travers un mur qui vous paraît solide. Ne comprenant pas, vous avez eu peur.

» Il n’y a pourtant rien de supernaturel ou d’effrayant dans ce que j’ai fait et que nous sommes tous capables de faire. Il n’existe rien de réellement solide dans un univers au sein duquel toutes choses, tailles, dimensions ou substances sont relatives. Nous savons qu’il y a assez d’espace entre les molécules pour que celles qui composent notre personne passent sans altération entre celles qui composent ce mur. Nous faisons simplement l’ajustement mental nécessaire et marchons où il nous plaît. C’est une capacité qui est aussi primaire, aussi fondamentale pour nous que la respiration pour vous.

— Quel est alors, lui demandai-je, votre plan pour l’homme ?

— Votre question devrait être, me corrigea-t-il doucement, quel est le plan de la Nature pour l’homme ? Et je pense que la question contient sa propre réponse. Dans l’histoire. Que sont devenues les premières expériences de la Nature : les reptiles géants, les anthropoïdes, les hommes des cavernes ou des arbres ?

— Ils se sont éteints, la civilisation les a laissés de côté. Ils ont été vaincus par l’assaut des formes de vie supérieures.

— Tristement vrai, dit Grove d’un ton désolé. Tristement vrai, mais vous avez notre parole que nous vous traiterons bien. Avec gentillesse. »

Et, voyez-vous, c’était là l’essence du problème. Ces hommes nouveaux sont intelligents, des milliers de fois plus intelligents que vous et moi. Et ayant accompli un tel chemin sur la voie de l’évolution vers la perfection, ils naissent avec une bonté instinctive. C’est pour cela que leurs armes sont anesthésiantes et non meurtrières. Ils ne veulent, ne peuvent pas tuer.

J’en aurais pour des heures à vous raconter ce que j’ai vu ou entendu au cours des trois semaines que j’ai passées dans le refuge souterrain des hommes nouveaux. Je ne vous parlerai que de peu de choses car je vois que vous, comme tous les autres, pensez que je suis fou. Mais il y a certains faits que vous devez connaître.

Ces cellules de métal retiennent plus de deux cents humains ordinaires, des hommes et des femmes qui ont échoué par accident dans l’île-abri et qui sont enfermés là de peur qu’ils n’aillent avertir le reste du monde de l’invasion qui se prépare.

Ils sont bien traités, naturellement. Ils sont logés et nourris correctement, ont à leur disposition les distractions nécessaires et sont aussi heureux que possible, compte tenu des circonstances. Les hommes ne détruisent pas inconsidérément leurs animaux familiers. Et, sur cette île, les hommes sont le troupeau des surhommes.

Je pourrais vous citer des noms qui vous étonneraient. Un auteur réputé, grand voyageur, dont le bateau a disparu quelques années auparavant dans le Pacifique ; un chasseur de gros gibier porté disparu ; une aviatrice recherchée en vain par des dizaines d’appareils. Ils sont tous là.

Je pourrais vous raconter d’autres choses qui vous feraient dresser les cheveux sur la tête – si vous vous laissiez aller à y croire. Ils sont déjà parmi nous, ces hommes nouveaux. Comme heure de leur suprématie approche, ils aplanissent la voie de leur conquête pacifique. Certains d’entre eux ont quitté l’île et pris leur place dans notre monde. Vous comprenez l’habileté de leur plan : une poignée de surhommes aux situations clefs, ici un politicien, là un magnat de l’industrie, ou un écrivain dont chaque mot est parole d’Évangile pour ses lecteurs, comment une race de sous-hommes pourrait-elle se défendre lorsqu’ils frapperont ?

Car ils frapperont, n’en doutez pas, et sans tarder. Lorsqu’ils le feront, ce sera notre fin en tant que maîtres du monde. Car ils ne sauraient échouer dans aucune de leurs entreprises. Nous, lorsque nous sommes unis, nous sommes forts. Mais Eux, ils sont omnipotents !

« C’est pour cela, conclut Brady, que vous devez vous forcer à me croire, quelque insensée que paraisse mon histoire. Il le faut, docteur. D’un point de vue plus général, il serait peut-être mieux qu’ils dominent la terre. Mais je suis un être humain, et en tant que membre de l’humanité, je ne veux pas laisser la place à une espèce plus évoluée, quelle que soit sa supériorité.

» Je veux vivre ! Et si nous voulons vivre, Eux, ils doivent mourir. Leur île doit être détruite, radicalement anéantie. Une bombe atomique peut-être…

— Vous avez dit, interrompit Gorham, qu’ils sont omnipotents. Vous leur avez attribué la sagesse de demi-dieux. Et cependant, vous vous êtes échappé de leur île sans assistance extérieure. Est-ce une preuve de leur intelligence supernaturelle ? »

Brady secoua la tête.

« C’est une preuve de leur bonté et de ma ruse animale.

» Il y a une faille dans leur armure. J’en ai tiré avantage. Ils sont incapables de causer volontairement de la souffrance à une créature vivante. Sachant cela, j’ai supplié Grove de me ramener à la surface pour que je puisse prendre certaines choses laissées à bord de l’Ardente Alice. Des affaires personnelles, lui racontai-je. Des photos de famille que j’avais dissimulées dans un compartiment secret de l’avion.

» Il n’y vit pas d’inconvénient. Nous avions eu des rapports amicaux pendant ces trois semaines et il ne soupçonnait aucune traîtrise. Ça, c’est un trait humain. Eux ne conçoivent ni artifice ni duplicité.

» Il était sans méfiance et j’étais désespéré. Il tourna la tête lorsque je lui désignai quelque chose derrière lui. Il n’a jamais su ce qui le frappait. Je ne sais pas si ma pierre l’a tué ou non. J’espère que non.

» L’avion était visiblement inutilisable. Mais il y avait des canots gonflables automatiquement et l’eau n’était qu’à quelques mètres. Je ramais avec la force d’un fou furieux pour m’éloigner de cette plage du diable. Vous connaissez la suite : comment mes provisions d’eau et de nourriture se sont épuisées ; comment on m’a recueilli quelques jours ou quelques semaines après, délirant, barbu, brûlé par le soleil et plus qu’à moitié mort. »

Le Dr Gorham eut un petit signe de tête et referma le calepin sur lequel il n’avait fait que griffonner de petits dessins sans signification.

« Oui, dit-il d’une voix calme, vous avez vécu une terrible expérience. »

Il se leva.

« Eh bien, lieutenant », commença-t-il d’un ton gêné.

Le lieutenant Brady le regarda sans espoir.

« Vous ne me croyez pas, n’est-ce pas ?

— Ce fut un plaisir d’entendre votre histoire, dit le médecin d’une voix professionnelle. Je ferai un rapport à mes supérieurs. Soyez patient et ne vous inquiétez pas. Au revoir, lieutenant.

— Allez au diable, répondit le lieutenant Brady d’un ton morne. Allez au diable…, et il ajouta mécaniquement, monsieur. »

Le docteur se raidit puis jeta un regard compatissant sur le jeune homme, eut un bref haussement d’épaules et quitta la pièce.

À l’extérieur, un autre officier de médecine le salua.

« Bonjour, Gorham ! Vous avez discuté avec lui ? Quel est le verdict ? »

Gorham se toucha le front. « Un beau cas de manie de la persécution, sous une forme étonnante : je n’ai jamais entendu une histoire si complète et si logique, mais… » Il haussa les épaules. « Faites ce que vous pouvez pour lui. Je crains qu’il ne reste longtemps ici, peut-être toute sa vie. Libéré, il pourrait être dangereux. »

L’autre médecin hocha la tête.

« Triste ! Un gentil garçon avec ça. Mais dériver pendant des semaines sur un canot peut faire des choses terribles à un homme. C’est le seul survivant de l’équipage. Enfin… docteur, voulez-vous venir manger avec moi ?

— Non merci. Il faut que je me dépêche, j’ai le rapport et le traitement de ce cas à rédiger.

Bien sûr, alors à bientôt. »

L’autre médecin disparut dans le couloir immaculé de l’hôpital psychiatrique. Gorham réfléchit un instant pour s’orienter. Il était dans l’aile ouest de l’hôpital, face à la rue. Sa voiture était après le premier tournant. Il était très occupé. Il y avait beaucoup de travail à faire : trop de travail. Et s’il passait par le hall d’entrée, il était certain qu’un imbécile allait le retarder, l’entraîner dans une conversation insipide à n’en plus finir. Il n’avait absolument pas envie de bavarder. Il voulait sortir d’ici et envoyer son rapport ; son rapport sur le cas Brady et son issue heureuse : il n’y aurait plus d’ennuis de ce côté-là.

Il jeta un bref coup d’œil dans le couloir. Personne en vue. Ses sens lui dirent que la rue était déserte. Il ne risquait pas d’être vu. Alors…

Alors le Dr Gorham fit demi-tour et passa tranquillement à travers le mur.

 

Traduit par Françoise Serph.

Conquerors’Isle.

© Nelson Bond, 1946. Publié avec l’autorisation de l’Agence Ackerman (Hollywood) et de l’Agence Renault-Lenclud (Paris).

© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.