PRÉFACE

 

DIFFÉRENTS PUISQUE SUPÉRIEURS

 

Avec les mesures initiales de Ainsi parlait Zarathoustra accompagnant le générique de 2001, le thème du surhomme marquait le commencement du film célèbre né de la collaboration de Stanley Kubrick et d’Arthur Clarke. Par l’invocation à Nietzsche, sous-entendue dans la musique de Richard Strauss, la renaissance finale de l’astronaute Bowman en surhomme était suggérée à l’auditeur-spectateur.

Le personnage du surhomme, auquel ses pouvoirs permettent de faire des choses impossibles à l’homme, est au moins aussi ancien que les mythologies. Dans celles-ci, les héros naissent habituellement d’une déesse et d’un mortel, ou d’une mortelle et d’un dieu ; ils doivent à ce qu’il y a d’immortel dans leur ascendance de préfigurer les surhommes d’époques ultérieures. Contrairement aux dieux, les surhommes ne possèdent pas le contrôle illimité sur l’énergie qui permet par exemple de s’affranchir des distances ou de réordonner les atomes du corps en des molécules dont le nouvel arrangement leur donnerait l’apparence d’êtres différents. Ils ne sont pas immortels non plus, sauf si les dieux leur font l’honneur de les accueillir parmi eux à la fin d’une existence en général très bien remplie.

Loin de toute allusion religieuse, ce furent certainement la théorie de l’évolution énoncée par Darwin et la notion d’eugénisme défendue par Galton qui lancèrent au siècle dernier les romanciers sur la piste des surhommes. En 1871, Edward Bulwer Lytton – principalement connu actuellement comme l’auteur des Derniers jours de Pompéi – publia The coming race (La Race à venir).

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Ce roman est représentatif de ce qu’on peut considérer comme la première des quatre situations types du surhomme en littérature. Cette situation est celle des surhommes qui vivent en groupe et passent généralement leur existence sans contacts suivis avec les humains. La seule exception est la venue d’un explorateur « normal » : celui-ci découvre la supériorité de ses hôtes, et la perfection de ceux-ci fait ressortir les limites de l’homme. La race à venir, dans le récit de Bulwer Lytton, est celle des descendants d’humains venus de la surface terrestre pour s’établir dans un monde souterrain. Ses représentants sont nourris physiquement et psychiquement par une force multivalente appelée vril, laquelle rend possible aussi bien le vol individuel que le contact télépathique. Entre les surhommes des profondeurs et l’explorateur américain qui les découvre, il n’y a guère de conflit, bien que l’étranger se sente mal à l’aise dans la société trop statique de ses hôtes. Pour Bulwer Lytton, en effet, ces utilisateurs de vril représentent un aboutissement, et non une étape, de l’évolution. La perfection qu’ils ont atteinte aux yeux de l’auteur a l’immobilisme pour conséquence.

Lorsque les surhommes apparaissent au milieu des humains normaux, lorsqu’ils deviennent une minorité anormale au sein d’une multitude, ils se trouvent dans la deuxième situation type. Considérés du point de vue de la masse, ils constituent un danger. C’est le thème qu’esquissa Guy de Maupassant dans Le Horla (1887), où le « surhomme » reste toutefois invisible et impalpable, et c’est l’idée que H.G. Wells approfondit dans The food of the gods and how it came to Earth (1904, Place aux géants). Dans ce récit, un aliment miracle fait grandir démesurément des êtres vivants, et en particulier des enfants humains. Wells se fait bien entendu le défenseur des jeunes géants, en qui il voit – comme l’eût dit Bulwer Lytton – la race à venir ; son récit s’achève à la veille d’une confrontation entre humains et géants qui paraît devoir être décisive, et suggère que l’avenir appartiendra à ceux-ci.

Dans The Hampdenshire wonder (1911), John Davys Beresford devait évoquer une hostilité similaire de l’homme à l’égard du surhomme, avec toutefois une dose de sympathie pour la cause de l’homme.

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Ainsi donc, le conflit naît, dans la deuxième situation, de l’opposition des humains contre ceux qui diffèrent d’eux, les surpassent et pourraient les dominer. La troisième situation type est caractérisée par les conflits internes du surhomme, par les problèmes dont la cause réside en fin de compte dans cet état même de supériorité.

Dans Gladiator (1930), Philip Wylie raconta l’histoire d’un être humain dont les ressources intellectuelles ne s’élèvent guère au-dessus de la moyenne, mais dont la force physique est exceptionnelle et fait de lui un surhomme. Dans Odd John (1935, Rien qu’un surhomme), Olaf Stapledon s’attacha à faire ressortir les tensions psychologiques qui naissent chez un surhomme de sa supériorité elle-même. Le personnage central de ce roman est en fin de compte un inadapté dont le cas passionnerait plus d’un psychanalyste. En 1944, le même Olaf Stapledon devait imaginer, avec Sirius, l’histoire d’un « surchien », en réussissant à humaniser son protagoniste à quatre pattes sans le dénaturer.

Le côté négatif que pouvait comporter le fait d’être surhomme avait été évoqué bien plus tôt en langue française : dans un mode comique par Alfred Jarry avec sa fantaisie érotique, Le Surmâle (1902), et dans un mode désabusé par Noëlle Roger, dans Le Nouvel Adam (1924).

Dans les récits caractéristiques de cette situation, le surhomme devient une menace pour lui-même ; avant de représenter un danger pour les simples humains, il doit affronter les difficultés – psychologiques ou autres – inhérentes à sa propre condition. Les récits de ce groupe suggèrent que ces difficultés ne seront pas toujours surmontables, alors même que le principal intéressé se trouve dans une situation qui paraît de prime abord avantageuse.

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La quatrième situation type du surhomme est inverse. Ici, il n’a plus le moindre problème extérieur (et l’éventualité de problèmes intérieurs n’est pas considérée) : il est à ce point supérieur à toutes les circonstances et à tous ses ennemis que son triomphe est assuré, connu d’avance ; la seule interrogation concerne le cheminement par lequel ce triomphe sera atteint.

La matérialisation la plus spectaculaire de cette situation est sans doute à rechercher dans une bande dessinée. Imaginé en 1933 par deux auteurs qui ne totalisaient pas quarante ans d’âge à l’époque, le scénariste Jérôme Siegel et le dessinateur Joseph Schuster, apparu en public cinq ans plus tard, Superman doit à ses origines extra-terrestres des pouvoirs aussi étendus que variés. Né sur une planète lointaine mais élevé sur la Terre et engagé dans une lutte incessante contre le crime et l’injustice, Superman peut littéralement tout : il rattrape à la course une balle tirée d’un revolver, il se jette dans des flammes pour en retirer des documents avant qu’ils n’aient été calcinés, il contrôle sa vision de façon à la rendre pénétrante comme des rayons X, et ainsi de suite.

À côté de Superman, dont le nom a l’avantage d’annoncer la couleur du récit, n’y a-t-il pas lieu de placer d’autres héros, créés plus tôt, et dotés de pouvoirs du même ordre de grandeur ? Tarzan, d’Edgar Rice Burroughs, apparu en 1912, et Doc Savage, imaginé en 1933 par Lester Dent signant Kenneth Robeson, sont d’ascendance entièrement humaine l’un et l’autre. Mais le premier doit sa force, sa résistance et l’acuité de ses sens au fait d’avoir été élevé au milieu des animaux d’Afrique, tandis que le second a été éduqué par son père (à partir de sa deuxième année déjà, affirme Philip José Farmer dans Doc Savage : his apocalyptic life) pour devenir physiquement et intellectuellement un surhomme qui consacre sa vie à traquer le mal. En comparant les années d’apprentissage de Tarzan et celles de Doc Savage, on serait en droit de conclure que la seule nature et l’ultra-civilisation peuvent l’une et l’autre mener à l’invincibilité du surhomme…

En remontant dans le temps, d’autre part, on rencontre, au hasard de bandes dessinées ou de récits divers, d’autres personnages également invincibles. Bien que son physique évoque plutôt les nains de Blanche-Neige, Astérix le Gaulois n’est-il pas un authentique surhomme chaque fois qu’il absorbe un peu de la potion magique que prépare le druide Panoramix ? Lorsque René Goscinny et Albert Uderzo lui donnèrent le départ, en 1959, ils se lançaient eux-mêmes dans l’aventure au second degré qui allait consister à trouver des adversaires capables de tenir temporairement en échec un personnage trop puissant : Astérix domine les Romains, acharnés à le combattre, à un point tel qu’il en détruit toute possibilité de suspense.

Ce dernier élément n’existe pas davantage dans les aventures de Conan, dont Robert E. Howard écrivit les premières en 1932. Le colossal barbare est beaucoup trop fort pour ses adversaires, même si ceux-ci disposent de pouvoirs surnaturels, même s’ils parviennent exceptionnellement à le crucifier. Cependant, l’imaginaire monde antique dans lequel Howard et ses continuateurs font évoluer Conan crée un suspense particulier par sa diversité, ses couleurs et son relief.

Avec cette quatrième situation le surhomme permet au lecteur qui le désire de s’identifier avec lui, même si cette identification se fait en pleine connaissance des différences insurmontables que crée la stature du héros. En fin de compte, le lecteur se dit qu’on doit se sentir mieux dans la peau de Doc Savage ou de Conan que dans celle d’Odd John ou du Gladiateur de Wylie.

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Dans la science-fiction moderne, c’est-à-dire depuis ce qu’on a pris l’habitude d’appeler l’« âge d’or » du genre, le surhomme est en général présenté dans une combinaison d’éléments empruntés à plusieurs de ces quatre situations types, la vie à l’écart des simples humains étant remplacée par le fait que l’existence des surhommes est d’abord cachée aux humains.

Avec Slan (1940, À la poursuite des Slans), A.E. van Vogt imposa le motif du surhomme comme un thème majeur de la science-fiction moderne. Hors de tout ce qu’un psychologue pourrait tirer du récit (projection d’aspiration, dichotomie entre la faiblesse apparente et la force profonde du protagoniste, identification avec le représentant d’une élite que persécutent ceux qui forment une fausse élite, et ainsi de suite), le récit est remarquable par la sûreté avec laquelle l’auteur a su préciser la situation de son personnage. Dès la première phrase, la sympathie du lecteur est attirée vers le protagoniste, ce surhomme qui n’est encore qu’un enfant et qui doit se cacher parce qu’il est supérieur, donc différent ; ce qui engendre des problèmes qui devront être affrontés. À en croire Sam Moskowitz dans Seekers of tomorrow, A.E. van Vogt trouva l’idée pour Slan en lisant The biography of a grizzly, un livre pour enfants publié en 1900 par Ernest Thompson Seton. D’un écrivain-naturaliste (et dessinateur : Seton illustrait lui-même ses livres) à un auteur de science-fiction, il y a un cas singulier d’inspiration littéraire autour du thème du surhomme.

Dans Darker than you think (1940, Plus noir que vous ne pensez), Jack Williamson utilisa, comme élément de chute, un motif auquel van Vogt – fréquemment imité – devait revenir par la suite : la découverte, par un surhomme, de l’étendue (voire de l’existence même) de ses pouvoirs. Comme Slan, le roman de Williamson présente le surhomme sous un éclairage favorable, comme une sorte de messie, ou tout au moins comme un être supérieur contre lequel l’idée de révolte aurait quelque chose d’incongru. Parmi les autres auteurs ayant recouru à cet effet de révélation, Philip José Farmer est un de ceux qui en firent un usage passager. En 1965, dans The maker of universes (Le Faiseur d’univers) il y recourt pour introduire son cycle des Dieux (World of tiers : littéralement, monde à étages, à cause de la structure en ziggourat qui caractérise cet univers façonné par des surhommes).

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Dans beaucoup de récits des années qui suivirent la parution de Slan en feuilleton, les surhommes étaient présentés comme une minorité persécutée, obligée de se cacher. La sympathie de l’auteur allait visiblement vers cette élite : beaucoup moins parce que c’était une élite qu’à cause de sa situation menacée. Il était en général naturel de solliciter l’identification du lecteur avec ces êtres supérieurs méconnus.

Deux cycles caractéristiques à cet égard ont été signés par des auteurs féminins : Children of the atom (1953) de Wilmar H. Shiras, et les histoires du Peuple, Pilgrimage : the book of the people (1961) et The people : no different flesh (1966) de Zenna Henderson (les récits initiaux de chaque série paraissant en 1948 et 1952 respectivement). Les Enfants de Wilmar H. Shiras sont en fait des mutants supérieurement doués qui craignent la réaction que les « simples humains » auront en les découvrant, tandis que le Peuple de Zenna Henderson est celui d’extra-terrestres réfugiés sur la Terre et cultivant, par prudence, une apparence de conformisme. Dans une certaine mesure, les récits de Zenna Henderson peuvent apparaître comme des scènes d’anti-Lovecraft. Là où celui-ci bâtit de nombreuses nouvelles autour de la chute constituée par la révélation d’entités extra-terrestres malfaisantes, celle-là brode des variations sur le thème de la découverte de surhommes bienveillants. Au cours de cette même période, l’apparition de surhommes malfaisants était mise en échec par l’action d’autres surhommes, bienveillants dans le sens où ils agissaient en faveur de l’humanité « normale », comme dans Jack of eagles (1951) de James Blish et The power (1956) de Frank M. Robinson.

Quelques récits de cette période incitent à identifier le thème du mutant avec celui du surhomme, l’accent étant mis sur les pouvoirs insolites dont l’un et l’autre disposent. La distinction peut être établie dans la mesure où on tient compte du fait qu’une mutation n’amène pas nécessairement une supériorité, et qu’une supériorité peut avoir des causes autres qu’une mutation. Dans The Eleventh Commandment (1962, Le Onzième Commandement) de Lester del Rey, des mutations nombreuses se traduisent par un affaiblissement de l’homme en tant qu’espèce. Doc Savage est devenu un surhomme par sa formation, ses études et son entraînement, sans qu’il y ait la moindre mutation dans son cas.

Mutants ou surhommes, les représentants de l’homo Gestalt mis en scène par Theodore Sturgeon dans More than human (1953, Les plus qu’humains) et surtout les enfants qu’Arthur C. Clarke intègre à une conscience cosmique dans Childhood’s end (1953, Les Enfants d’Icare) marquent un tournant dans la carrière littéraire du surnomme, dont l’influence potentielle sur l’ensemble de l’humanité est clairement indiquée. Le surhomme devient l’inspirateur d’une éthique nouvelle, dans Stranger in a strange land (1961, En terre étrangère) de Robert A. Heinlein ; il se déplace dans le temps par sa simple volonté, et peut de la sorte modifier l’Histoire, dans There will be time (1969) de Poul Anderson ; il ouvre une ère nouvelle en révélant à l’humanité ses vrais pouvoirs, dans The uncensored man (1964) d’Arthur Sellings ; il parvient à l’immortalité en frôlant délibérément la mort, dans The computer connection (1974, Les Clowns de l’Éden) d’Alfred Bester ; il – ou plutôt elle, car le roman a une héroïne – se demande si son accession à un état supérieur n’est pas une trahison à son espèce telle qu’elle est actuellement, dans Alien embassy (1977) de Ian Watson ; et il acquiert une sorte de supériorité nouvelle en redevenant humain, dans Dying inside (1972, L’Oreille interne) de Robert Silverberg.

La boucle est-elle bouclée ? Seulement dans la mesure où elle a permis d’explorer ce qui rend le surhomme supérieur, donc différent. Et, pour mesurer cette différence, l’exploration des limites est une tentative nécessaire, puisque c’est le dépassement de ces limites qui pourra permettre l’identification du surhomme. La boucle ne serait-elle pas en réalité une spirale, ou une courbe se développant sur trois ou même quatre dimensions ? Il n’y a plus alors de solution nette de continuité entre l’état humain et celui de surhomme, et c’est là une notion à laquelle la science-fiction doit l’épanouissement d’un de ses thèmes majeurs.

 

Demètre IOAKIMIDIS