LE BLUES DE LA CITÉ LIBRE

Par Gordon Eklund

 

Dans la majorité des récits où il apparaît, le surhomme est présenté sur le fond d’une société contemporaine de celle du lecteur, où ce dernier peut habituellement distinguer la place qui serait la sienne. Mais voici un monde futur, en décomposition passablement avancée, et dans lequel s’intègrent – si l’on peut dire – des êtres aux pouvoirs insolites. Ce sont ces pouvoirs qui assurent une sorte de continuité de l’Histoire, dans la mesure, paradoxalement, où ils continuent à se jouer de bien des lois de l’espace-temps.

 

LORSQUE l’horloge de la coupole sonna les douze coups de midi, dont le bruit vint se répercuter clairement sur les carrés de verdure du parc qui s’étendait au pied du bâtiment, les deux dames – toutes deux d’âge mûr et très distinguées – se tournèrent l’une vers l’autre en souriant doucement et se saluèrent en inclinant le buste. L’une d’elles était très mince et plutôt grande, sans toutefois mesurer beaucoup plus de deux mètres, tandis que l’autre était aussi replète que la première était maigre. Elles restèrent ainsi toutes les deux, sur la marche la plus élevée de l’escalier menant du parc verdoyant jusqu’à la plate-forme d’observation grisâtre qui le surplombait. La plate-forme elle-même était déjà occupée en grande partie par l’énorme statue mouvante d’un mineur de la fameuse ruée de 1849 cherchant la fortune en passant son tamis dans la petite rivière bleue qui traversait majestueusement la terrasse et dont les deux extrémités disparaissaient dans le béton.

Après la sonnerie de l’horloge, les dames se retournèrent pour observer de nouveau le grouillement de la foule qui remplissait le parc. Le regard de la femme mince était très attentif, et ses yeux glissaient rapidement comme ceux d’un faucon tournoyant au-dessus d’une bande de poulets sans méfiance. La grosse dame, elle, semblait incapable de rester tranquille. Elle n’arrêtait pas de se balancer sur ses pieds nus et plats en produisant un petit bruit de frottement inélégant et rythmé.

Puis la mince aperçut quelque chose. Son bras jaillit comme une flèche tirée par une arbalète et elle s’écria :

« Oh ! mon Dieu ! Regarde ! Ne rate pas ça ! As-tu déjà vu une chose pareille ? »

Son doigt était tendu vers une personne seule qui passait dans la foule.

« Oh ! là ! là ! s’exclama la grassouillette en fronçant les sourcils. Non… non. Ce qu’elle porte ! C’est un véritable sac !

— C’en est un. (La femme maigre agita furieusement son doigt.) Et ses cheveux. Mon Dieu, je sens que je vais lâcher un juron. On pourrait élever des poules dans cette… cette tignasse.

— Non, répliqua l’autre avec un sourire mou et méprisant. Tu as tort. Pas des poules – non – mais des aigles. On pourrait vraiment y élever des aigles. »

La femme mince redevint sérieuse en entendant cela.

« Je suppose que les éléments inférieurs ne vont pas tarder à la remarquer. C’est dommage, franchement. Cette pauvre fille. Tu te rends compte…?

— Enfin, j’espère… Ils se jettent littéralement sur les filles de ce genre.

— Ils n’ont pas vraiment le choix, répondit la grosse femme d’un ton tranchant. (Et en toute franchise.) Ces filles viennent là pour ça. Elles cherchent à être humiliées. Ouvertement. J’ai déjà vu cela assez souvent. En travaillant parmi eux, en bas. En essayant d’aider. Je m’en suis aperçue, évidemment.

— C’est quand même une bande d’imbéciles, admit la femme mince.

— Mais… bien sûr !

— Et il y a aussi… oh ! mon Dieu ! Regarde ! Je parie qu’elle vient par ici. Tu crois qu’elle aurait pu nous entendre ?

— Non. Chut ! Oui, peut-être. Ne faisons pas attention à elle. »

Et elle ajouta dans un murmure :

« Elle devrait savoir à quoi s’en tenir. »

Elles se turent lorsqu’une silhouette solitaire émergea de la foule mouvante pour monter l’escalier. La fille s’arrêta sur l’avant-dernière marche, juste en-dessous des deux femmes. Sa robe n’était qu’un sac trop large pour elle, ses pieds nus étaient tout noirs, et sa chevelure aurait fait un nid agréable pour des poules. La fille dévisagea les deux femmes d’un air méprisant.

Et soudain, elle s’enfonça dans la foule aussi vite qu’elle en était sortie.

« Ça alors ! s’exclama la grosse dame. Est-ce que tu as…? (Et elle eut un rire strident.) Mon Dieu, le culot de cette… cette…

— La police entendra parler de ça. Je peux t’assurer que je vais… »

Et cette dame – la femme mince – cessa brusquement de parler. Au lieu de cela, elle se mit à piailler et à caqueter. Ses mains glissèrent vivement sous ses aisselles, comme si c’était là leur place habituelle, et elle agita les coudes. Se soulevant délicatement sur la pointe des pieds, elle descendit les marches d’un air prétentieux, sautant de l’une à l’autre tout en caquetant et piaillant avec véhémence, remuant ses bras comme les ailes d’un oiseau cloué au sol. Son nez plongea vers le sol avec élégance, et elle tira la langue pour picorer les déchets et les miettes de nourriture répandues sur le béton. Elle picota les marches avec vigueur, gloussant chaque fois qu’elle savourait un délicieux morceau d’ordure, et ses cris devenaient plus forts au fur et à mesure qu’elle approchait de la pelouse s’étendant un peu plus bas.

Pendant ce temps la grosse femme, qui avait d’abord regardé sa compagne en silence, s’était mise à beugler. Elle extirpa de son corsage un de ses seins – une masse pesante et allongée ressemblant à un boulet de canon aplati – et le tendit tristement vers la foule, l’air suppliant. « Meuh ! cria-t-elle avec désespoir. Oh ! meuh !

— Meuh ?

— Cot cot ?

— Codet ? »

Deux dames si distinguées – si fières et si imprégnées de leur premier degré ?

Eh oui.

À une dizaine de mètres de la plate-forme, les bras et les jambes fermement serrés autour d’un lampadaire, les cheveux flottants dans la brise qui venait de se lever, la fille au sac observait la scène et riait à gorge déployée. Son rire laissait voir ses dents luisant d’un blanc vif, et sa gaieté paraissait si franche et si merveilleuse qu’Andrew ne put s’empêcher d’aller vers elle.

Il l’écarta doucement du poteau et la saisit vigoureusement entre ses bras en caressant son sac comme s’il s’était agi de sa peau nue.

« Dis-moi ton nom, s’il te plaît, demanda-t-il dans un murmure.

— Canard, répondit-elle.

— Hein ? Quoi ? »

Andrew était un neveu de la grosse dame. Il l’avait accompagnée ici ce jour-là. Mais c’était cette fille en sac – celle qui prétendait s’appeler Canard – pour laquelle il ressentait à ce moment un amour infini.

« J’ai dit que je m’appelais Canard, répéta Canard.

— Quoi ? redemanda Andrew.

— Oh ! Rodelphia », dit-elle, à bout de patience.

Puis elle ajouta vivement, avant même qu’il ne puisse dire à nouveau « quoi ? » :

« Et c’est vous le canard.

— Quoi ? » demanda le canard.

Rodelphia s’éloigna, le laissant pousser des coin-coin impétueux sur l’herbe tendre et éternellement verte du parc. Quand elle fut suffisamment loin, sa conscience se mit à la démanger et elle eut pitié de lui ; elle le relâcha et lui permit de rejoindre sa tante et son amie en haut des marches. De cette manière, ils seraient tous les trois ensemble, et c’était suffisant pour satisfaire le sens de la justice que possédait Rodelphia.

Ce jour-là, sur les marches qui menaient à la plate-forme d’observation, pendant tout le quart d’heure qui précéda l’arrivée de la police, le parc d’Union Square fut embelli par ceci : 1. une vache meuglante et suppliante exposant ses mamelles ; 2. une poule piaillante et caquetante qui picorait des saletés ; 3. un jeune canard poussant des coin-coin affolés. Ce fut le canard qui causa le plus de difficultés quand il voulut à tout prix flotter sur la rivière artificielle qui passait au pied de la statue du vieux prospecteur. Malheureusement, quand le canard fit sa tentative, il coula à la vitesse d’un homme de cent kilos, créature à laquelle il ressemblait d’ailleurs beaucoup.

Toute cette affaire – décida-t-on – était un scandale.

Lorsque Kendrick Colvert, le chef de la police de la Cité Libre, put finalement interroger le trio de pseudo-animaux qui avait momentanément cessé caquetages, gloussements et meuglements, il fut incapable de dégager un seul fait vraiment clair.

« Je ne me souviens de rien – et si je le pouvais, je ne voudrais certainement pas en discuter. J’ai l’esprit complètement vide, à part… non, vraiment, je ne me souviens de rien. » Quand il apprit que le chef de la police s’appelait Colvert, le nommé Andrew se mit aussitôt en colère et il fallut employer la force physique pour le calmer. On permit aux deux dames de rentrer dans leurs maisons du bord de mer, tandis que le jeune homme était conduit en cellule pour la nuit. On lui fit passer un alcotest, qui se révéla négatif.

Rodelphia, qui était déjà bien loin du parc lorsque la police arriva, fut choquée par le contraste entre les conditions de vie qui existaient ici, dans la Cité Libre. Les grandes tours imposantes qui s’élevaient près de la station de flotteurs cédaient brusquement la place à des maisons de deux ou trois étages dont le bois pourri et le plâtre craquelé semblaient exsuder un fort relent de décrépitude. Puis elle se rendit compte qu’il y avait çà et là des excréments humains dans les caniveaux et elle s’arrêta pour examiner ce phénomène mais fut incapable d’en tirer la moindre conclusion. Des bandes d’enfants couraient et passaient près d’elle en petits groupes arrogants. Son esprit fut troublé par des phrases intraduisibles : Jvattrapuncorbe, et Ltinsras-siplegro, et Mkestadankinkor, quelques pensées des enfants qui couraient ; et Rodelphia comprit bien vite qu’elle devait fermer complètement son esprit avant qu’ils ne parvinssent à la rendre dingue. Elle le fit en se souvenant des avertissements que Grand-père lui avait prodigués, sans prononcer un seul mot : « Dans la Cité Libre, il n’y a que trois sortes de gens, chacune différente des deux autres. La première est la classe des premier degré, qui sont riches et distingués. La classe des second degré n’est rien. Ce sont eux qui accomplissent tous les travaux et sont célèbres pour leur ironie, comme cette viande artificielle que j’ai ramenée il y a deux semaines, tu t’en souviens ? Quant aux troisième degré : eh bien, ils parlent une langue complètement différente. On peut à peine les considérer comme des gens. »

Et ils n’en étaient pas.

Le grand-père de Rodelphia avait habité ici autrefois, dans la Cité Libre, bien avant de venir l’enlever du Foyer, mais il ne disait jamais quel avait été son degré, s’il en avait seulement eu un. « Je ne pouvais plus supporter ce bruit incessant », avait-il expliqué, mais elle trouvait ce bruit épatant – bien qu’elle regrettât de ne pas comprendre ce qu’il signifiait. Les yeux de ces enfants paraissaient éteints, leurs bouches étaient rendues molles par l’affaiblissement et leur peau était soit d’une pâleur incroyable, soit aussi noire qu’une nuit sans lune. Sans ce bruit qui émanait de leurs cerveaux, elle les aurait facilement pris pour un groupe de jeunes cadavres miraculeusement animés. Ouvrant de nouveau son esprit durant un court instant, elle saisit une pensée fugace, Ditveubin ? et elle le referma aussitôt, heureuse et réconfortée en sachant que se poursuivait autour d’elle le babillage de la vie quotidienne. Mon dieu, elle commençait à devenir amoureuse de cette ville. Ce bruit, ce babillage immémorial. Au-dessus d’elle, en lettres rouge vif et brillantes aussi grandes que les bâtiments les plus élevés du centre-ville, la coupole se mit à hurler : À DEUX HEURES JUSTE TCL AUJOURDHUI DÉSORDRE DANS UNION SQUARE EN RAISON DES ACTES BIZARRES DE TROIS CITOYENS DE 1-D DEVANT UNE FOULE ATTROUPÉE ACTUELLEMENT ENQUÊTE POLICIÈRE SUR LES POSSIBILITÉS DINFLUENCES SUBVERSIVES EXTÉRIEURES RAPPORT COMPLET DIFFUSÉ ULTÉRIEUREMENT K COLVERT CH DE LA POL. Rodelphia se figea, la tête rejetée en arrière, les yeux fixés sur le ciel peint artificiellement. Elle se mit alors à rire en lisant ce qui était écrit, grand-père lui avait également bien recommandé de ne jamais révéler ses pouvoirs en public. « C’est pour cette raison-là que j’ai dû quitter la maison de ma famille, et plus tard la Cité Libre. Cette nuit-là, ils m’ont poursuivi en hurlant et m’ont arraché ma meilleure redingote à la Porte d’Or, pendant que je fuyais vers les séquoias. S’ils m’avaient attrapé, moi, ils n’auraient pas hésité une seconde à me brûler, et je ne parle pas de mon pauvre vieux corps de chair, mais de mon esprit, qui est toujours aussi rapide et aiguisé que la lame affûtée d’un lanceur de couteaux. » Elle savait qu’il avait raison, l’avait toujours admis et l’admettait encore, mais ces deux vieilles femmes en train de jacasser… elles étaient si prétentieuses et si vulnérables que cela formait une combinaison irrésistible. Le jeune homme également.

Même lorsqu’elle était encore enfant, Rodelphia ne pouvait pas résister à une tentation trop forte. En septième, une fois, elle avait obligé par la pensée la maîtresse – une jeune enseignante n’ayant même pas trente ans – à s’exhiber en sous-vêtements devant toute la classe, de face et de dos, puis à les retirer brusquement avec des gestes bizarres (il y avait des roses imprimées sur la soie bleu clair), à les agiter à bout de bras comme une sorte d’oiseau, et enfin à entretenir la classe de la nature divine de ces objets tout en les frottant passionnément contre la peau nue de ses joues.

Rodelphia avait été une redoutable sophiste à l’école durant cette période, pouvant lire à livre ouvert dans les esprits de tous ceux qui l’entouraient, et elle se tordait de rire devant l’humiliation de son adversaire mais cette même nuit elle avait dû partir avec son grand-père, pour escalader les pentes blanches des froides Sierras, plonger toujours plus loin dans le mystère et la solitude des forêts profondes. Depuis l’âge de douze ans, elle n’avait plus vu d’être humain en chair et en os à part son grand-père ; jusqu’à la veille, lorsqu’elle avait pris le flotteur. À quatorze ans, en comprenant les pensées du vieil homme, elle lui avait permis de la séduire par une nuit chaude et rouge, alors que le ciel tout entier était éclairé de la lueur d’un gigantesque incendie. Plus tard, la tête posée contre ses seins nus, il lui avait crié de lui pardonner, reconnaissant qu’il n’était pas son véritable grand-père et qu’il était compréhensible qu’il ait agi de la sorte.

« Alors, dis-moi la vérité », avait-elle demandé, sachant que cela devait arriver.

Il se déchargea de son histoire :

« Bon sang, je n’avais que trente-trois ans quand je suis parti, et je n’aurais pas pu être ton grand-père, même si je l’avais voulu. Notre sang n’a rien de commun, ma chérie. J’aurais aimé être plus proche de toi, mais quand j’ai quitté la Cité Libre avec tous ces gens à mes trousses qui criaient « Mutant ! Mutant ! Mutant ! », je me suis enfui par de petites routes sinistres et je suis passé devant une énorme bâtisse blanche tout illuminée, avec des pignons, des tourelles, une pelouse verte et haute plantée d’arbres comme une forêt miniature. J’ai pensé que c’était peut-être un véritable château et je me suis arrêté ; j’ai même cru voir une vache qui broutait l’herbe, s’immobilisant de temps en temps, assez affamée pour manger dans ma main, et j’ai écouté afin de savoir si je pouvais y recevoir un bon accueil. Au lieu de cela, j’ai bien failli perdre complètement ma pauvre vieille tête, car il n’y avait que des enfants – des milliers de gosses – qui m’assourdissaient avec une horrible cacophonie, et j’allais fermer mon esprit tant j’étais effrayé quand je me suis soudain rendu compte qu’il y avait autre chose que ce simple brouhaha. J’ai écouté de nouveau, avec autant de force que je le pouvais ; et j’ai failli être pris de panique en comprenant que ce n’était pas seulement moi qui écoutais, mais qu’il y avait quelqu’un dans la maison qui m’écoutait, moi. Je tremblais, je t’assure, et pas seulement à cause de la fraîcheur nocturne. Et c’était toi, ma mignonne petite-fille. Toi, qui avais huit ans à l’époque, et jolie comme un papillon qui volette ; tu étais enfermée dans cette affreuse prison, orpheline et pupille de l’État. Tu avais ce pouvoir, et il était si puissant que j’avais du mal à le croire en continuant de rôder autour de la maison, cette nuit-là, marchant sur la pointe des pieds en regardant s’il n’y avait pas de chiens de garde trop braillards ; et comme je n’en ai pas vu, je suis venu te chercher jusque dans ton lit et je me suis enfui avec toi en courant. Je crois que nous avons eu de la chance de pouvoir nous échapper. Et cette nuit-là, en dormant dans un fossé, pendant que tu reposais sur moi pour ne pas être trempée, j’ai décidé de te dire que j’étais ton grand-père et que nous possédions tous deux ce pouvoir parce que nous étions du même sang. Mais c’était faux, ma chérie, j’ignore pourquoi tu as ce don, et j’ignore même pourquoi je l’ai. Mais c’est ainsi. »

Il continua de sangloter et elle le serra fortement contre elle ; leurs relations étaient maintenant sur un même pied d’égalité et de maturité, et elle étouffa un petit rire. Non parce qu’elle était cruelle : elle avait envie de rire parce que tout ce qu’il venait de lui déclarer, en un jet de paroles semblable au jet de flamme d’un dragon, elle l’avait déjà recueilli dans son esprit depuis des années, bribe par bribe, et avait pu reconstituer toute l’histoire bien avant d’avoir dix ans. Les pouvoirs de Grand-père avaient toujours été inférieurs aux siens, et il n’avait jamais pu entendre que les pensées qu’elle voulait bien lui faire écouter. Mais elle l’aimait. Plus tard, cette même nuit, il reconnut qu’il ne s’était rendu dans la Cité Libre que pour y trouver refuge, et qu’il y était resté un peu moins de quatre ans avant d’être découvert. En réalité, il était originaire d’un endroit appelé Nebraska. Mais elle savait cela aussi, sans toutefois comprendre pourquoi il en était honteux.

Cette fois-là avait été la seule, et par la suite il ne la toucha plus jamais ; mais lorsque le vieillard mourut, Rodelphia déchiqueta doucement son corps, molécule par molécule, puis son esprit saisit avec tendresse les divers éléments et les fit s’élever en tourbillonnant, haut, très haut, pour les lancer droit vers le disque brûlant du soleil de midi. Ce furent des funérailles grandioses. Mais elle l’aimait vraiment beaucoup. Après avoir passé une dernière nuit dans la cabane, elle la détruisit le matin suivant et descendit en sautillant de la montagne pour se rendre jusqu’à la plus proche station de flotteurs. De là, la Cité Libre n’était plus qu’à deux heures.

Maintenant, elle avait mal aux fesses à force de rester assise. Elle se mit en quête d’action. Elle était lasse de marcher, et affamée. Cet endroit la rendait folle ; cette façon qu’ils avaient de changer le temps toutes les cinq minutes ! En cet instant précis, un vent rapide soufflait avec violence. Les enfants, groupés autour d’elle en un cercle imparfait, hurlaient ce qu’elle croyait être des obscénités bien qu’elle fût incapable de comprendre un seul mot.

Mais à ce moment une main se glissa brusquement devant sa bouche tandis qu’une autre lui bloquait la mâchoire. Elle fut soulevée du caniveau et entraînée en arrière, sur le trottoir, ses talons frottant contre le béton. Derrière elle, l’esprit pensait : Tiens-la bien, tiens-la bien, et elle se laissa maintenir. Les enfants la regardaient et un petit garçon à l’air dégourdi se mit à rire, mais la fillette qui se tenait près de lui se retourna et le gifla si fort qu’elle lui fendit la lèvre inférieure, qui commença de saigner. Un couloir sombre s’ouvrit derrière elle et Rodelphia y fut tirée, engloutie par une obscurité presque totale.

Le garçon la déposa dans la poussière, puis s’approcha vivement de son visage, un doigt posé sur ses lèvres fines.

« Je ne te ferai pas de mal, murmura-t-il.

— Je sais », dit-elle.

Elle était assise par terre, dans la cave d’une de ces maisons délabrées. Un rat se mit à courir dans la pièce – comme un fantôme gris – et vint lui renifler les pieds, puis se recula d’un bond car elle venait de lui chatouiller le cerveau. Le garçon revint lentement vers elle après avoir fermé la porte. L’obscurité se fit encore plus profonde mais derrière elle, tout au fond de la cave, elle put entendre d’autres voix qui discutaient.

« Il m’a dit de te mener à lui, déclara le garçon. Et c’était la seule manière que je connaissais. Je m’excuse, mais si j’avais échoué, si tu étais partie… »

Il passa rapidement un index devant sa gorge et déglutit fortement comme s’il tentait d’avaler son propre sang imaginaire.

« Qui est-il ? demanda Rodelphia.

— Mais… c’est Abraham.

— Oh ! bien sûr, dit-elle. C’est lui.

— Tu n’as jamais entendu parler d’Abraham ? »

Elle fit mine de réfléchir un instant.

« Si, dans la Bible. Et il y a aussi Lincoln. »

Mais cela ne l’intéressait pas. Elle demanda, bien qu’elle le sache déjà :

« Dis-moi comment tu t’appelles…

— Je suis Affamé, répondit-il.

— Oh ! vraiment ? fit Rodelphia. Moi aussi », ajouta-t-elle en riant.

Mais de toute évidence, c’était une plaisanterie qu’on lui avait déjà faite.

« Je n’arrive pas à croire que tu n’aies jamais entendu parler d’Abraham. Vraiment, tu ne mens pas ? Et si tu ne le connais pas, comment se fait-il que tu sois ici ? Tu n’es pas une troisième, et tu n’es pas d’un autre degré non plus, tu dois être une épave.

— Il y a à peine trois heures que je suis descendue du flotteur.

— D’où venais-tu ? »

D’un geste, elle désigna l’est. Du moins la direction qui, d’après elle, devait être l’est.

« Et ils t’ont laissée entrer ? » Il montra le sac qui lui tenait lieu de robe et ses yeux coururent sur la chevelure de Rodelphia. « Toi ?

— Je me suis faufilée, confessa-t-elle.

— Je m’en doutais, mais… »

Un beuglement furieux l’interrompit. La voix roula comme le tonnerre dans les couloirs vides et sinueux du sous-sol, déferla comme les vagues d’un fleuve impétueux qui s’élance dans le lit desséché d’une rivière de l’ouest.

« Où es-tu, Affamé ? » demanda le beuglement.

Le garçon bondit sur ses pieds et cria d’une voix aiguë et sifflante :

« Je suis là, Abraham !

— Tu as la fille ? demanda le grondement.

— Oui, monsieur !

— Alors, amène-la ici ! Bon dieu ! Et dépêche-toi !

— Vite », dit Affamé en relevant Rodelphia.

Elle le repoussa.

« Ne me touche pas ! » cria-t-elle d’une voix très forte.

Affamé pâlit au son de cette voix et se recula craintivement, protégeant son visage de ses deux bras.

« Oh ! allez. Je ne vais pas te frapper », dit Rodelphia en l’entraînant dans le dédale des couloirs.

À chaque fois qu’ils tournaient pour suivre un nouveau couloir, une minuscule lampe électrique s’allumait devant eux. Ils se dirigeaient vers la salle centrale – la récompense qui se trouve au milieu du labyrinthe – une pièce minuscule, ramassée, encombrée de détritus et de saletés rejetés par les centaines de personnes qui vivaient au-dessus. Un enfant était assis sur les restes cassés d’un lit, une autre, accroupie sur le sol, inscrivait soigneusement son nom dans la poussière tandis qu’un troisième – un garçon aux cheveux d’or – se balançait comme une toile d’araignée aux chevrons du plafond. En tout, peut-être deux douzaines d’enfants à la taille plus ou moins mince selon le sexe. La moyenne d’âge devait avoisiner seize ans. Les filles paraissaient plus vieilles que les garçons.

« Affamé ! » tonna Abraham en les voyant approcher.

Il était assis au milieu des enfants, géant gras et ballottant, puissant comme une baleine, pourvu d’une épaisse barbe noire mal taillée qui se balançait librement jusque sur sa poitrine ; les extrémités de ses lèvres peintes en rouge s’abaissaient en une moue délibérée, et ses yeux bleus parvenaient à cligner tout en restant fixés d’un air maussade sur les nouveaux arrivants. Il était entièrement vêtu de loques sombres, lambeaux de tissu déchiré, combinant audacieusement les styles et les modes qui s’étaient succédé depuis une génération. Un haut-de-forme était précairement posé sur son crâne, comme une couronne sur la tête d’un prince médiéval.

Sans se donner la peine de bouger, il déclara : « Je suis Abraham » avec une politesse feinte tandis que Rodelphia s’avançait d’un pas vif et assuré dans sa direction. Puis il tendit sa main vers la sienne avec un petit rire et lui posa un baiser délicat au creux de la paume.

« Tu es ravissante, murmura-t-il, et il ajouta : sortez, les gosses ! » provoquant un remue-ménage teinté d’une précipitation si exagérée que Rodelphia se sentit de nouveau obligée de fermer son esprit.

Et elle se retrouva seule avec Abraham, sans compter Affamé qui les épiait discrètement depuis l’encadrement de la porte. Peut-être restait-il pour surveiller. Mais surveiller qui ? se demanda-t-elle, considérant que les pensées du garçon n’étaient pas claires sur ce point. Il se pencha soudain en avant pour ne pas manquer un mot de ce qui allait être dit.

« Tu nous connais ? dit Abraham. Nous sommes des voleurs. »

Elle reconnut son ignorance en s’asseyant auprès de lui. Elle venait d’arriver de la Cité Libre. Elle lui expliqua tout. Elle avait dû quitter l’est. Elle était innocente. Et seule.

« Pauvre enfant. Mais j’aurais déjà pu te dire tout cela, déclara Abraham. Nous sommes des gens simples, rien que des voleurs. J’espère que tu ne m’as pas pris pour… (Il s’humecta les lèvres, se préparant de toute évidence pour un long discours. Sa langue fut toute barbouillée de rouge à lèvres.) Nous avons un but. (Il abattit son poing sur le sol, soulevant un nuage de poussière pour appuyer ses dires.) Plus que cela. Nous avons un principe. Nous volons, oui, mais c’est tout. Alors tu me diras – et en toute franchise – tu me diras : « Abraham, il est mal de voler. » Tu diras : « Voler est un péché et vous êtes un très mauvais homme. » Mais quelle, réponse attends-tu donc ? Un spasme de culpabilité ? Des convulsions angoissées ? Devrais-je répondre : « Eh oui, mon enfant, tu as tout à fait raison » ? Et t’embrasser carrément sur les lèvres en me repentant, et en abandonnant ainsi ma profession, mon gagne-pain. Ma vie, en fait. Hé-ho ! Ce n’est pas si mal de voler ! Je t’assure que cela demande un but et un principe. Dans cette société, il y a trois groupes. Le premier, qui est riche et oisif, le second, qui travaille pour nourrir les autres, et le troisième, qui n’est rien. Très bien, mais… et les autres ? Les quelques humbles ? Je veux dire : nous. (Il se frappa la poitrine.) Ou simplement moi, ma chérie. Nous que l’on appelle des épaves, rejetés par tous, et qui rejetons à notre tour. Mon histoire ? Voilà. Quand je suis né, j’étais un premier, comme la plupart des enfants qui m’entourent étaient des seconds à leur naissance. J’avais une vie très agréable. Ma mère était une petite femme charmante, on disait qu’elle avait près de cent ans, c’était une véritable rescapée de la première colonie lunaire, et c’était une dame connue pour garder toujours une voix douce comme un murmure. Mon père était un perverti et zézayait, il aimait beaucoup les jeunes garçons – un vivant archétype, dans son genre, ou peut-être un simple cliché, un stéréotype – avec un poignet courbé à quatre-vingt-dix degrés ; il m’a fait entièrement par erreur, il a dû se tromper de lit, une nuit, et prendre la jolie croupe de ma mère pour celle d’un adolescent, y plantant la graine qui n’a pu devenir moi qu’en raison d’un quelconque dérapage. Voilà l’histoire de ma famille, telle que la racontent les serviteurs, les tantes et les oncles – c’est celle que j’ai entendue toute ma vie. Mon père, honteux, était parti pour l’Amérique – à New York, je crois – et ma mère est morte d’un cancer. Et devant sa tombe encore tiède, ces yeux, (il montra ses deux yeux simultanément clignotants/maussades, déjà presque en pleurs) ont versé des larmes amères, de vraies larmes d’angoisse et de désespoir, brûlés par le sel furieux et cruel du véritable chagrin, et depuis je n’ai plus jamais pleuré – pas une seconde. Je suis venu ici, vivre d’abord dans les égouts, voué aux fanges de l’enfer le plus répugnant, puis j’ai péniblement remonté la pente pour atteindre ce sous-sol froid et humide. C’est vrai, nous volons – moi et mes enfants. Nous prenons à ceux qui possèdent pour offrir aux moins fortunés – c’est-à-dire à nous-mêmes. Ou à moi. (Nous pleurions ouvertement, maintenant, et nos yeux versaient sans honte des torrents de larmes.) Cependant, nous n’avons pas l’intention d’attenter aux structures de cette société. Nous prenons soin d’éviter qu’elle ne s’écroule sur nos propres têtes. L’anarchisme est une monstrueuse aberration. Nous crachons sur ceux qui le professent. (Il cracha dans la poussière.) Nous aimons, nous adorons cette Cité Libre. Et nous faisons notre travail ; oui, nous volons. Alors, tu te joins à nous ? »

Et il se mit à tousser ; le bruit devint si fort qu’il obscurcit son cerveau et empêcha Rodelphia d’y regarder. Elle attendit qu’il soit calmé.

« Cancer des poumons, expliqua-t-il. C’est aussi de ça que ma mère est morte.

— Et vous ne pouvez rien faire contre ? demanda-t-elle avec un réel intérêt.

— Je pourrais prendre des pilules. (Il se lança une pilule dans la bouche.) Mais je refuse.

— Vous refusez ?

— Je préfère une mort naturelle à une vie artificielle. (Un petit toussotement, une pilule jaillit.) Alors, tu acceptes de te joindre à nous ?

— D’accord, dit-elle.

— Et tu voleras ?

— Je volerai.

— Alors, enlève tes vêtements. Cet affreux sac. Pouah !

— Mes vêtements.

— Oui. Oh ! je crains que ce ne soit nécessaire. Absolument nécessaire. Ne fais pas attention à moi. Je vois que ton éducation a fait valoir les véritables vertus. Tout comme la mienne. À cause de ma mère, je suis resté vierge jusqu’à ce jour. Dis-lui, Affamé.

— Abraham est vierge, déclara Affamé depuis la porte.

— Dis-lui donc pourquoi.

— Abraham attend de trouver une femme qu’il puisse aimer.

— Et il ne l’a pas encore trouvée, ajouta Abraham en reniflant. Tu vois ? Je préfère une abstinence anormale à une luxure naturelle.

— Et vous ne prenez pas de pilules non plus ? demanda-t-elle.

— Déshabille-toi ou tu es morte », ordonna-t-il d’une voix glaciale.

Rodelphia se dit qu’il était sérieux en affirmant cela. Et son esprit était un horrible fouillis. Passer sa robe par-dessus la tête fut l’affaire d’un instant. En dessous, elle était nue. Affamé disparut pendant le déshabillage, mais revint aussitôt en poussant un grand miroir fendillé en plusieurs endroits ; des craquelures rayonnaient des divers épicentres comme les fils fragiles d’une toile d’araignée. Affamé tint le miroir de façon à ce qu’Abraham puisse y voir le reflet de la jeune fille. Le gros homme marmonna, le regard fixé sur la glace. Rodelphia, baissant les yeux sur son propre corps, ne vit rien d’exceptionnel. Elle regretta simplement de ne pas s’être lavée plus souvent ces derniers jours.

Elle tourna sur la pointe des pieds en agitant les bras et se mit soudain à balancer vigoureusement les hanches. Elle se sentit stupide en faisant cela, mais c’était ce qu’Abraham désirait.

« Splendide », dit-il enfin.

Détournant son regard, il releva la barbe pour en frotter ses lèvres, puis la laissa retomber sur sa poitrine. Il n’observait plus Rodelphia.

Elle se rhabilla.

« Garde ce sac, dit-il. Il cache tes charmes et cela excitera leur curiosité.

— La curiosité de qui ? »

Il lui expliqua ce qu’elle aurait à faire : elle serait prostituée et accomplirait les actes appropriés, pour un prix approprié.

« Mais n’oublie pas de prendre leur argent avant de les laisser partir. Je veux dire, ne leur laisse pas un seul penny. S’ils n’ont rien, appelle Affamé, qui leur donnera une raclée. Mais cela ne se produit que très rarement. Affamé t’expliquera tout ce qu’il faut faire. Je suis sûr que tu te débrouilleras très bien – même si tu ne le sais pas encore. »

Un cri jaillit du couloir, la porte s’ouvrit brusquement et une petite fille mince entra en courant, sa chevelure blanche flottant derrière elle.

« Père… je me suis coupée », dit-elle en pleurant, et elle bondit dans le large giron d’Abraham.

« Ma pauvre petite », dit-il en baissant les yeux.

Il écarta les gouttes de sang qui maculaient le genou de la fillette et découvrit une petite entaille aux bords déchiquetés.

« Sur un clou », ajouta-t-elle.

Il lui caressa les cheveux et serra tendrement la fillette contre sa poitrine. Puis il se balança doucement d’avant en arrière en oscillant sur les hanches.

« Est-ce que ça ira ? demanda-t-il.

— Oh ! oui, répondit-elle, maintenant souriante.

— Je m’occuperai de toi. Je t’assure.

— Je sais », dit-elle.

Rodelphia fit demi-tour et sortit discrètement de la pièce, suivie par Affamé qui referma la porte derrière eux. À travers le bois, ils entendirent la fillette pousser un cri affreux.

« Je crois qu’il l’a frappée », dit Rodelphia.

L’air embarrassé, Affamé haussa les épaules. Il fit signe à Rodelphia de le suivre.

« C’est sa fille ? demanda-t-elle.

— Bien sûr, répondit-il.

— Et la mère ? »

Il haussa de nouveau les épaules.

Plus tard, une fois dans la rue, il lui expliqua :

« Abraham nous aime, tous autant que nous sommes, et toi aussi. Mais évite de te mesurer à lui. Il pourrait te tuer si tu essayais. Il ne veut recevoir de nous que de l’argent, pas de l’amour. Il offre lui-même tout l’amour dont nous avons besoin ici. »

Puis il s’en alla et la laissa debout dans le caniveau. Elle prit soin d’éviter les excréments qui jonchaient le sol, mais suivit à la lettre toutes les autres instructions du garçon. Elle mit les mains à la taille, remontant ses épaules comme celles d’un bossu, et laissa sa langue se balancer librement au coin gauche de sa bouche. Malgré cette gêne, elle murmura des paroles confuses d’une voix légère et chantante. Elle se dit qu’Affamé devait savoir la raison de cette attitude.

Et soudain, la nuit tomba. Le soleil descendit du ciel et fut presque aussitôt remplacé par une pleine lune bien jaune et par un manteau d’étoiles scintillantes. Autour d’elle, les lampadaires lancèrent tous ensemble leur cône de lumière vive, et des sons étranges se répandirent le long des maisons – elle aurait juré qu’il s’agissait de chants de grillons. Puis un homme sortit de l’ombre, traversa la rue et s’avança droit vers elle, d’un pas décidé. Il portait une paire de bottes de cuir qui lui remontaient jusqu’aux cuisses, et une ceinture en suédé vert tellement serrée autour de sa taille que son ventre retombait par-dessus, bien que l’homme ne fût pas vraiment gros.

« Je… euh… tu sais », commença-t-il en tirant son porte-monnaie de sous son aisselle.

Il ouvrit la fermeture Éclair du petit sac et fit cliqueter quelques pièces.

« Pauvre petite », dit-il en prenant la main de Rodelphia dans la sienne.

Elle continua de chanter, mais l’homme semblait prêt à commencer. Elle lui fit un bref signe d’invite, puis effectua un demi-tour en sursautant comme si elle venait d’être piquée par un frelon et se précipita dans le sous-sol dont la porte s’ouvrait derrière elle. Elle entendit l’homme la suivre.

On avait allumé, dans la pièce, une lampe à son intention. Elle éclairait nettement le lit cassé, à même le sol dans le coin du fond.

« Nous n’en aurons pas besoin », dit l’homme.

Simplement pour s’amuser, Rodelphia déclara : Jvaplérraminomm dans la langue des troisième degré. On lui avait dit de ne pas essayer. « Personne ne peut réussir à parler comme eux. Cela fait deux cents ans qu’ils s’entraînent. Alors, n’essaie pas. » Mais elle n’avait jamais été le genre de fille à suivre aveuglément les instructions.

L’homme ne protesta pas. En fait, le son de cette voix, ce grognement qui émanait du fouillis des mots, l’avait nettement fait tressaillir. Il s’assit sur le lit et la pria de venir s’asseoir près de lui. Avant d’obéir, elle glissa discrètement un regard dans son esprit et faillit pouffer de rire en voyant ce que l’homme désirait d’elle. Elle s’assit à côté de lui et il lui ébouriffa les cheveux tout en lui chatouillant la jambe.

« Certains sont nés plus chanceux que d’autres, déclara l’homme. Le monde est ainsi. Mais ne crois-tu pas, comme moi, qu’il est du devoir des plus fortunés d’aider ceux qui le sont moins ? »

Elle acquiesça de la tête en écarquillant les yeux.

« Tu comprends ? (Il frappa dans ses mains.) C’est très bien. (Il était content de la vivacité d’esprit de la jeune fille.) Et c’est pourquoi je suis venu ici ce soir. Chez moi, je suis comblé par mes enfants. Le garçon est si brillant que je pleure rien qu’en l’écoutant. Je suis convaincu, qu’il aura une situation superbe. Ma fille est encore trop jeune pour discuter, mais j’ai remarqué un don pour la création dans sa manière de marcher. Ma femme a un poste social et il ne serait pas étonnant que tu l’aies déjà rencontrée. Et tu te demandes ce que je fais. J’ai un poste très important, essentiel. As-tu déjà été dans Broadway ? Non, bien sûr. Pauvre enfant, tu ne peux pas. Mais c’est moi qui invente les plaisanteries, les devinettes et les mots d’esprit qui sont inscrits chaque nuit sur la voûte, là-haut, pour la joie des fêtards. Chaque soir, je rôde dans Broadway pour écouter les éclats de rire spontanés qui accueillent mes œuvres. Par exemple : Quelle différence y a-t-il entre un androïde et un Américain ? Eh bien, c’est de moi. C’est mon œuvre. Et bien d’autres. On commence ? »

— Rodelphia se releva pour ôter sa robe. L’homme la détailla du regard, sourit, et jeta un coup d’œil vers le coin de la pièce où attendaient les seaux de boue. Puis il retira ses bottes et sa ceinture. Rodelphia soupira ; elle en avait assez. Elle envoya de fausses images dans l’esprit de l’homme et s’écarta de lui. Elle aurait accompli presque n’importe quoi, pour l’expérience, mais elle ne voulait pas rouler dans la boue. De plus, elle mourait de faim et manquait d’énergie. Pourquoi ne lui donnait-on pas à manger, ici ? Sur le lit, l’homme gémissait en haletant, poussant des soupirs aussi puissants que le vent du large.

Avant qu’il eût terminé, elle s’approcha de lui et lui prit son porte-monnaie. Elle cacha les pièces dans un coin, derrière les seaux de boue. Puis elle laissa les images/illusions qu’elle avait implantées dans l’esprit de l’homme fusionner avec sa présence physique.

L’homme la regarda en fronçant les sourcils, étonné de la propreté de Rodelphia, et de la sienne. Elle haussa les épaules en le laissant troublé, puis elle se rhabilla. D’une voix rapide, il lui déclara : « Ce n’est bien que de cette manière. Je sais que tu ne peux pas comprendre pourquoi. Et tu t’en moques sans doute. Mais depuis deux cents ans, nous n’avons pas cessé de vous couvrir de boue. Nous vous avons maintenus dans cette épouvantable condition, sans jamais vous laisser la moindre chance. Mais je ne me sens pas coupable. Comment pourrais-je l’être ? Je sais ce qu’il faut faire pour garder la société sur des bases solides. Je ne suis pas un anarchiste. Je crois aux lois et à la raison. »

Il ouvrit son porte-monnaie, mais se contenta de hausser les épaules en le trouvant vide.

« Très bien », murmura-t-il.

Elle le suivit jusqu’à la porte. Sans même la regarder, il lui tapota les fesses.

« J’espère que nous nous reverrons. J’essaierai de faire traduire quelques-unes de mes histoires drôles, et nous pourrons rire ensemble. C’est bien plus amusant de cette manière. Je crains que les devinettes ne te paraissent trop ésotériques. Dommage. Ce sont justement les devinettes que je réussis le mieux. J’en ai trouvé une bonne pour cette nuit : Que dit le cerf quand le trait de l’archer vient de le rater d’un poil ? Mais tu ne trouverais pas. Au revoir. »

La nuit l’engloutit.

Rodelphia finit de s’habiller et revint sur le trottoir. Affamé, qui s’était dissimulé de l’autre côté de la rue, se précipita vers elle.

« Comment ça a marché ? »

Avant même de répondre, elle lui demanda de la nourriture. Il lui expliqua que c’était impossible.

« Pense à quelqu’un d’autre, pour changer. Abraham me tuerait si je te laissais partir maintenant. »

Il voulait savoir comment cela s’était passé.

« Formidable, répondit-elle.

— C’était un premier degré. Il a choisi la boue ?

— Oui.

— Parfait. Nous avons des second degré, de temps en temps. Les premiers ont de la pitié pour les troisièmes, mais les seconds les haïssent. Ça peut même devenir très désagréable.

— Comment ça » demanda-t-elle ?

Elle obtint une réponse quelques instants plus tard, quand une bande de voyous second degré sortit brusquement d’un portail sombre ; ils tabassèrent Affamé et entraînèrent Rodelphia au sous-sol. Elle passa plus d’une heure avec eux.

Les garçons ressortirent enfin, l’un après l’autre, et le dernier essuya son poignard bien affûté contre les pans de sa chemise. Affamé se précipita aussitôt dans la chambre pour voir si elle était encore vivante.

Bien vivante. Un gros tas de pièces de monnaie posé près d’elle.

« Alors, je peux manger, maintenant ? » demanda-t-elle.

Il dut lui répondre que non.

De nouveau sur le trottoir. De là jusqu’au sous-sol. Le soir passé, le milieu de la nuit approchait ; Rodelphia s’occupa de six autres clients. Mais une fois le dernier sorti, sa patience fut à bout. Elle fonça de l’autre côté de la rue à la vitesse d’un chien de course et entraîna Affamé sous la lumière des réverbères.

« Je laisse tomber, dit-elle.

— Combien d’argent as-tu ramassé ? »

Elle lui répondit qu’elle en avait ramassé beaucoup, l’emmena au sous-sol et lui montra les tas de pièces bien rangés. Il poussa un sifflement admiratif.

« Viens… allons voir Abraham. »

Abraham était seul dans la salle centrale, profondément endormi. Ses ronflements troublaient l’air tranquille comme le grondement d’un gros animal furieux. Depuis la porte, Affamé lança sur son patron des petites pierres plates ramassées dans la rue, afin de le réveiller.

Rodelphia et Affamé entrèrent dans la pièce dès qu’Abraham eut ouvert les yeux.

« Comment ça marche », demanda le gros homme en se frottant les yeux.

Rodelphia déposa l’argent devant lui. Les pièces tombèrent sur le sol en cliquetant.

Abraham poussa un cri de joie.

« C’est merveilleux. J’étais certain que tu pouvais le faire, ma chérie. Maintenant, je sais que je t’aime.

— Mais elle ne l’a pas fait », dit Affamé.

Rodelphia soupira fortement. Elle examina l’esprit d’Affamé et comprit à quel jeu il jouait. Mais il était trop tard pour tenter de l’arrêter.

« Pourrais-je manger quelque chose ? » demanda-t-elle en espérant éviter la crise qui s’annonçait.

Mais ce fut inutile. Abraham se leva d’un bond et traversa vivement la pièce. Il saisit Affamé par le col et l’interrogea :

« Qu’est-ce que tu veux dire ?

— C’est une mutante, répondit Affamé.

— Et alors ? (Il lâcha le garçon.) Qu’est-ce que ça peut me faire ? »

Elle aurait aussi bien pu se trouver ailleurs, car ils ne s’occupaient pas d’elle. Elle fit le tour de la salle, cherchant de quoi manger, et trouva un pruneau tout sec près au mur du fond. Mais il ne lui laissa qu’une boule gênante au creux de l’estomac.

« Elle a dû leur faire du cinéma, dit Affamé. J’ai tout observé comme vous me l’aviez demandé, et elle a reçu sept ou huit premier degré, mais sans utiliser une seule goutte de boue. Comment expliquez-vous ça ? Et une bande de seconds l’a emmenée. Ils étaient au moins une douzaine et ils l’ont gardée pendant une heure. Mais elle est toujours vivante. Faites-la déshabiller. Je vous parie qu’elle n’a même pas un bleu. »

Abraham se tourna vers elle, considérant de toute évidence la suggestion d’Affamé.

« Je n’ai rien contre les mutants, dit-il.

— Très bien, répliqua Rodelphia, mais de toute façon je refuse de retirer de nouveau ma robe. »

Un couteau apparut brusquement dans la grosse main d’Abraham. Elle aurait juré qu’il l’avait tiré de sa barbe. Il s’élança vers elle en agitant l’arme, mais Rodelphia fit bondir ses molécules et atterrit de l’autre côté de la pièce.

« Eh ! attention, s’exclama Affamé en reculant vers la porte. Je ne tiens pas à ce que tu me retombes dessus. »

Il sortit en courant.

Abraham revint vers Rodelphia. Elle sauta de nouveau. Grand-père lui avait bien dit de ne jamais faire ce tour en public. C’était sans doute aussi bien qu’il fût mort et ne puisse pas la voir.

Dès qu’elle se fut recomposée, elle demanda à Abraham d’arrêter.

« Vous n’arriverez pas à m’attraper », ajouta-t-elle.

Mais il était inutile de le lui dire, car il était déjà tout essoufflé de son effort. Il s’assit sur le sol et se mit à pleurer.

« Je suis désolé, mais je ne peux pas permettre que l’on trompe mes clients. J’ai une réputation à soutenir. Et ma fierté. En fait, il se trouve que j’aime beaucoup les mutants, et je les admire. Ce sont des rebelles, comme moi. Mais je crains bien que tu ne sois obligée de t’en aller, ma petite chérie. »

Il lança brusquement le couteau mais il visait mal et son geste n’était pas assez puissant ; la lame se prit dans le bord de la robe de Rodelphia. À peine eut-elle le temps de retirer le couteau qu’Abraham se ruait de nouveau sur elle.

Cette fois, elle ferma les yeux en remémorisant avec précision le trottoir, au-dehors. Elle sauta…

Et se recomposa.

Mais Affamé était à peine à quelques centimètres d’elle.

« Tu n’es pas tombée loin, fit-il remarquer.

— Pourquoi lui as-tu dit ? (Elle s’assit sur le bord du trottoir.) Tu sais, tu es plutôt bizarre. »

Il le reconnut et s’assit près d’elle.

« Je t’aime, dit-il.

— Je sais. Et c’est ce qui m’étonne le plus. On n’agit pas de cette façon quand on aime quelqu’un.

— Pourquoi pas ? Je savais qu’il ne pourrait pas te faire de mal. Mais je ne pouvais pas supporter de te voir gâcher ta vie à travailler pour lui. Du moins pas ce soir. Je voulais t’emmener faire une promenade. Et c’est le meilleur moyen que j’aie trouvé pour t’éloigner de lui. Il déteste les mutants. Mais moi, je les aime bien. Du moins (il posa tendrement sa main sur celle de la jeune fille) je n’ai rien contre toi.

— On peut manger, maintenant ? » demanda-t-elle.

Il ouvrit fièrement le poing pour lui montrer un petit tas de pièces luisantes.

« Nous allons manger comme un Maire Dempsey. »

Elle se mit à rire malgré elle.

« Et c’est bien ?

— Il n’y a pas mieux. Mais il faut d’abord venir avec moi.

— Où ça ? demanda-t-elle en se levant.

— Par ici. »

Ils descendirent jusqu’au coin de l’avenue, où se trouvait une petite cabine rectangulaire de verre et d’acier, brillamment éclairée de l’intérieur. Sur le toit clignotait une enseigne au néon qui proclamait : TRANSPORT CABINE PUBLIQUE.

« À Broadway, dit Affamé. North Beach. C’est le plus bel endroit de la Cité Libre, et l’on y trouve les meilleurs restaurants. Demain matin, nous reviendrons ici, je pense. Je ne dirai rien sur toi, demain ; nous dépenserons peut-être tout, et tu pourras recommencer à travailler pour lui si tu le désires.

— Je ne pense pas qu’il veuille encore de moi. Tu as tout fait pour ça, d’ailleurs.

— Oh ! non. (Il se mit à parler tout bas, d’une voix mystérieuse qui chatouilla l’oreille de la jeune fille.) Tu n’as pas besoin de t’en faire pour ça. Abraham prend diverses drogues. Il les avale comme un gros poisson gobe des vairons. Celle qu’il préfère s’appelle Gommage – quand on prend de cette drogue, elle vous efface la mémoire comme une grosse bosse. Entre autres choses. Chaque nuit, Abraham avale une bonne dose de Gommage. Le matin, quand il se réveille, il est à peine capable de se rappeler son nom. Et encore, c’est parce qu’il a un tatouage sur le poignet. C’est moi qui dois lui expliquer tout le reste. Ce qu’il est, pourquoi il est là, et tout ce qu’il fait.

— Mais ce n’est pas possible », répondit-elle.

Affamé ouvrit la porte en verre de la cabine et pénétra à l’intérieur. Rodelphia le suivit et le regarda jouer avec les cadrans et les boutons placés sur le mur du fond. Elle vit une carte lumineuse de la Cité Libre sur laquelle une petite tache rouge glissa vivement en faisant bip-bip, suivant les manipulations d’Affamé.

« Il m’a dit beaucoup de choses sur sa vie déclara Rodelphia. Et même sur son enfance. Et je t’assure qu’il ne mentait pas.

— Évidemment, répondit Affamé. Il croit que c’est vrai. Pourquoi pas ? Mais c’est moi qui ai forgé toute l’histoire. Ce qu’il t’a raconté – sur sa mère – c’est la trame principale. Mais j’en ai bien d’autres. Avant, je laissais libre cours à mon imagination, mais j’ai dû me contenir ces derniers temps. Il y a quelques semaines, j’ai raconté à Abraham qu’il était le fils aîné légitime du vieux Chef de la Police. Tu l’aurais vu ! Il a foncé tout droit jusqu’à l’hôtel de ville pour y réclamer son poste et son uniforme. Plutôt gênant. Ils l’ont pris pour un dingue et l’ont enfermé ; il a fallu plusieurs jours pour le faire sortir.

— Mais il n’est pas dingue ? »

Affamé sortit pour expliquer à Rodelphia comment fonctionnait la cabine. C’était un appareil public que l’on utilisait pour se rendre d’un endroit à un autre. Gratuitement. Dans les limites de la ville et du comté, c’est-à-dire du dôme. Il avait déjà programmé l’endroit où ils voulaient aller. Quand il aurait disparu, Rodelphia devrait entrer à son tour dans la cabine et refermer soigneusement la porte derrière elle.

« Et assure-toi que la porte est bien fermée, ou ça ne marchera pas. Ensuite, tu presseras le gros bouton rouge, et tu me rejoindras.

— Très bien », dit-elle.

Sauter en utilisant la cabine de transport n’était pas différent de sauter en employant ses propres pouvoirs, sauf qu’elle ne connaissait pas sa destination. Mais elle y arriva quand même. Au bout de la ligne se trouvait une autre cabine identique à celle qu’elle venait de quitter. En sortant, elle n’aurait pu dire si elle s’était réellement déplacée. Mais dès qu’elle regarda autour d’elle, Rodelphia fut éblouie par des couleurs magnifiques. Il lui fallut un petit moment avant de se rendre compte qu’elle regardait le ciel. Elle savait que ce devait être la voûte, teintée de traînées mouvantes rouges, orange, violettes, vertes, et de toutes les nuances possibles de couleurs – cela glissait constamment, se mélangeait en coulant comme de l’eau, formait des fusions fantastiques, puis se séparait en éclats innombrables. Elle remarqua qu’il y avait aussi des images – des visages – ici un œil clignait entre des nuages bleu et or ; là, plus loin, se trouvait un gros nez rouge ; un chef indien apparut brusquement et traversa une partie du ciel, monté sur le dos d’un énorme étalon palomino. Le chef rejeta le bras en arrière, plia le coude, et lança vers le milieu du ciel un javelot garni de plumes chatoyantes. Le javelot flamboya durant quelques secondes, puis s’enfonça au centre d’une masse de couleurs tourbillonnantes avant de disparaître. Lorsque les yeux de Rodelphia revinrent vers le chef, celui-ci avait également disparu.

« Ce n’est pas terrible, dit Affamé en lui prenant le bras. Tiens, regarde ça », ajouta-t-il.

La voûte s’assombrit mystérieusement. Rodelphia retint son souffle et attendit. Une série de lettres majuscules d’un jaune vif apparurent l’une après l’autre. Rodelphia lut à voix basse, pour elle-même :

 

QUE FAIT LE CERF QUAND

LE TRAIT DE L’ARCHER

VIENT DE LE RATER D’UN POIL ?

 

Pas même amusé, Affamé répondit : « Hé, je ne suis pas une bête de trait !

» Tu sais, ajouta-t-il, j’aimerais bien que le gars qui écrit ces devinettes essaie d’innover un peu, pour changer. »

Pour la première fois – elle avait été si absorbée par les mouvements de la voûte – Rodelphia regarda la rue. Elle était littéralement couverte de monde. Il était impossible de dire où finissait la chaussée et où commençait le trottoir. Serrant fortement la main d’Affamé, elle laissa le garçon l’entraîner au cœur de la foule. Tant de pensées différentes frappaient son esprit qu’elle dut le fermer complètement. Avançant dans cette multitude, elle s’aperçut que l’ensemble n’était constitué que de la somme de différents constituants. Une douzaine d’hommes et de femmes les croisèrent, se tenant les mains et accomplissant une sorte de danse de serpent. Quelques instants plus tard apparut le serpent lui-même : un énorme python chevauché par une fille blonde et nue, à peine plus grande que le python était large. Certaines personnes se contentèrent de s’écarter pour observer le défilé. Parmi les participants se trouvait un bateleur chauve qui, tout en maintenant un bâton en équilibre sur son nez, jonglait avec six bouteilles, un gobelet métallique et un chiot vivant. Un petit homme édenté, la peau desséchée, s’approcha de Rodelphia et lui demanda si elle voulait obtenir les services d’un mutant.

« Il est très bien. Il a quatre jambes. Et quelques autres déformations. Et il peut lire dans votre esprit comme dans un livre ouvert. »

Affamé lui lança un regard d’avertissement et elle déclina l’offre d’un ton poli.

Ils continuèrent leur chemin, suivant apparemment le flot de la foule. Ils ne pouvaient jamais voir plus d’une fois la même personne. Au-dessus d’eux, la coupole avait repris ses couleurs ; Rodelphia releva la tête pour observer avec intérêt les mouvements chatoyants, se laissant entraîner par Affamé sur la chaussée. Il la prévint tout d’abord de bien faire attention, faisant vraisemblablement allusion à l’homme édenté, car les gens qui venaient ici étaient des premiers et détestaient les mutants.

« J’en ai vu brûler un, il y a un mois – presque un bébé. Et ce n’était rien. Il y a eu bien pire, je t’assure. »

Elle lui promit de bien se conduire. Mais elle entendit à peine le reste de ses paroles ; les couleurs étaient si belles.

« Cette rue est le véritable cœur de la Cité Libre, dit-il. Personne n’y habite, mais chaque nuit, quand le soleil est couché, toute la rue se met à vivre. Il y en a certains, j’ignore vraiment d’où ils viennent, mais j’ai entendu dire que beaucoup dorment dans les égouts et ne sortent qu’à la nuit tombée. On pourrait appeler ça une grande fête, organisée par la Cité Libre elle-même. Les divertissements durent du crépuscule jusqu’à l’aube, et il peut arriver n’importe quoi. En fait, il arrive n’importe quoi. Dès l’aurore, chacun rentre chez lui, ou dans les égouts, ou je ne sais où. Je pensais que cela te plairait. »

Et cela lui plaisait beaucoup. Comprendre toutes ces choses dépassait les capacités de ses pouvoirs – surtout qu’elle avait fermé son esprit et ne pouvait réellement saisir le pourquoi de tout cela. Mais elle avait toujours été attirée par ce qu’elle ne comprenait pas. Et c’était plutôt rare.

« Entrons là », dit Affamé.

Il pénétra dans l’encadrement d’une porte et la jeune fille le suivit. Après le tumulte de la rue, le silence qui régnait ici était effrayant. Rodelphia ouvrit brièvement son esprit et fut rassurée par les pensées d’Affamé. Des odeurs de cuisine chatouillèrent ses narines et elle poussa une exclamation joyeuse. Ils allaient enfin manger. Elle se tourna vers Affamé et lui lança un petit sourire de gratitude.

À cet instant, quelqu’un lui tira la main. Elle fit demi-tour et vit qu’il s’agissait d’un homme d’environ trente-cinq ans, souriant et l’air content. Elle sursauta en se rendant compte qu’il était incroyablement beau : même en le dévisageant soigneusement, elle ne parvint pas à distinguer le moindre défaut ; ses traits parfaits semblaient ciselés dans du marbre. Il était entièrement nu, à part une ceinture mince à laquelle était attachée une bourse de cuir.

« Je m’appelle Epson, dit-il. Je voudrais savoir si vous accepteriez de m’accompagner jusque chez moi. »

Affamé tenta d’éloigner Rodelphia, mais elle tint bon et resta sur place. Elle jeta un regard dans l’esprit d’Epson et s’aperçut qu’il était riche, célèbre et puissant. Cela la fit réfléchir un instant. Grand-père lui avait conseillé de chercher les gens riches, célèbres et puissants, car eux seuls étaient en mesure de la protéger. Elle avait ignoré, au cours de cette journée, un bon nombre de ses avertissements ; n’était-ce pas le moment d’en suivre au moins un ?

Mais elle devait d’abord s’assurer d’une chose.

« Est-ce qu’il y a à manger, chez vous ? demanda-t-elle. Je meurs de faim.

— Chez moi, répondit Epson, la nourriture est naturelle, et toujours prête.

— Alors, allons-y », dit-elle en lui prenant la main.

Affamé, qui maintenant pleurait fortement et alléguait l’amour qu’il ressentait pour elle, essaya de la retenir. Elle passa devant lui, mais il tomba à genoux en s’accrochant à sa robe. Un autre homme, qui venait également ici pour manger, prit le temps de donner un coup de pied dans les fesses du garçon, qui s’écroula et se cogna le visage contre le sol. Mais il se releva aussitôt et Rodelphia vit que son nez était rouge et luisant comme une betterave. Elle fut contente de savoir qu’il ne s’était pas fait plus de mal.

Epson l’emmena au-dehors et l’entraîna rapidement vers un coin de rue. Comme par magie, ils se retrouvèrent seuls ; la foule avait disparu. Epson lui dit de s’arrêter, et lui passa les deux bras autour de la taille.

« Il est de mon devoir de vous annoncer que vous êtes en état d’arrestation. »

Cependant, Rodelphia avait l’esprit vif. Elle remémorisa la rue qui passait devant la cave d’Abraham et se prépara à sauter.

Mais elle n’y parvint pas. Il ne se produisit rien et lorsqu’elle ouvrit de nouveau les yeux, Epson était encore là.

L’esprit toujours vif, elle tenta de s’enfuir en courant.

Mais il la maintint fermement et elle fut incapable de bouger.

Puis quelque chose de dur et de froid se referma autour de son poignet.

Elle voulut scruter l’esprit d’Epson, mais se heurta à un mur impénétrable.

« Je crains bien que vous ne soyez obligée de me suivre, Rodelphia », déclara-t-il.

 

La discussion eut lieu dans le bureau d’Epson. La pièce paraissait grande car le mobilier n’était constitué que d’une chaise minuscule et d’un petit bureau en bois. Epson s’assit sur le bord du bureau et Rodelphia prit possession de la chaise. Les murs et le plafond étaient d’un affreux gris mat ; la moquette, tout effilochée, était déchirée par endroits.

C’était un bureau de location, au premier étage du Quartier Général des Forces de Police de la Cité Libre. Rodelphia demanda à Epson s’il était policier.

« Non, pas exactement, répondit-il. Il n’y a que deux policiers dans toute la ville. Et je ne suis pas du nombre.

— Alors qui êtes-vous ? »

Il la gratifia d’un grand sourire débordant de sympathie.

« Je suis comme vous, répondit-il. Une mutation. Un télépathe. Je lis dans les esprits, je bondis à travers l’espace sans tenir compte des vieilles lois rigides de la physique. Nous – vous et moi – sommes frère et sœur. »

Il croisa l’index et le médius pour bien lui montrer à quel point ils étaient proches l’un de l’autre.

« Dans ce cas, pourquoi m’avoir arrêtée ?

— Si j’avais des dons pour le théâtre – ce que je n’ai pas – je dirais : Rodelphia, j’ai fait cela pour vous sauver la vie. Car c’est la vérité.

— Personne ne peut me tuer, fit-elle d’une voix presque insolente.

— Moi, je le pourrais. Maintenant, écoutez bien ce que je vais vous dire. D’accord ?

— D’accord. »

Elle se félicita plus tard de ne pas avoir manqué une seule de ses paroles.

Il commença par lui dire qu’elle était dans la Cité Libre depuis suffisamment longtemps pour savoir que la stabilité de la ville était fondée sur un système strict qui divisait la population en trois castes.

« Cependant, ajouta-t-il, la nature a les moyens de déjouer les plans les mieux établis. Ainsi – presto – vous et moi. Petites plaisanteries de dame Nature. Et nous sommes loin d’être les seuls, je peux vous l’assurer. Certaines estimations (il sortit quelques papiers d’un tiroir de son bureau et les éparpilla sur le sol) nous montrent que dans cette seule ville, un bébé sur cinquante est plus ou moins mutant. La plupart – ceux qui ont huit têtes et quatorze bras – meurent dès leur naissance, mais quelques-uns survivent un moment avant d’être tués. (Il se passa vivement l’index devant la pomme d’Adam.) Un nombre encore plus restreint – peut-être un sur cent – parvient à échapper totalement à la détection. Ce sont presque toujours des mutants mentaux comme vous et moi. Il y a trois cents ans, une bombe atomique de forte puissance a explosé près d’ici, et ses radiations ont dévasté la ville comme une véritable tornade. La ville elle-même a subsisté, mais les gens ne sont plus les mêmes depuis cette époque. C’est encore pire en Amérique, mais ce n’est pas notre problème. Et c’est ainsi que sont nés les mutants, physiques et mentaux, dont les plus développés sont les télépathes. »

Elle s’apprêtait à l’interroger sur Grand-père, mais elle remarqua à cet instant que la langue du jeune homme – violette comme au raisin – pendait au coin de sa bouche. Cette attitude la surprit et elle oublia aussitôt ce qu’elle voulait lui demander. La langue disparut vivement et il reprit son discours.

« En ce qui vous concerne, je crains que la nature ne vous ait attribué un certain pouvoir. Un don. Mais – et c’est là la question – comment allez-vous l’utiliser ? Je parie que vous n’en savez rien. Aujourd’hui, je dois vous le dire, vous avez utilisé vos capacités d’une façon bien imprudente. En fait, vous vous êtes montrée plutôt dangereuse. Vous avez été frivole – ce qui est le plus affreux des péchés. La plupart des habitants de la ville détestent les mutants. C’est toujours cette vieille histoire de la crainte qui se transforme en haine. Ceux qui sont découverts sont invariablement massacrés. Ils sont par définition inhumains, et les tuer n’est pas un crime. Quelques paumés comme ceux que vous avez pu voir aujourd’hui sont tolérés. Nous avons une grande compassion pour ces gens-là. Mais pas pour les mutants. Un mutant est à la fois une déviation et un danger. Alors… »

Il passa de nouveau l’index devant sa gorge, mais cette fois l’ongle plissa légèrement la peau et y laissa une minuscule entaille. Rodelphia regarda la petite goutte de sang qui perlait.

« Laissez-moi vous raconter une histoire, dit Epson. Je vous promets qu’il y aura une morale. Je vous le garantis. (Il sourit.) Il y avait autrefois un homme – appelons-le Edgar Tuttle – qui était mutant de naissance. Nous dirons qu’il est né peu de temps après l’explosion de la bombe, alors que la Cité Libre était en pleine réorganisation. Tuttle était intelligent, mais hélas ! très imprudent. Il utilisait ses pouvoirs à tort et à travers. Il glissait des suggestions dans l’esprit des gens qui l’entouraient. De jolies femmes – souvent les épouses d’hommes riches et influents – tombaient constamment amoureuses de lui. Si on l’insultait, Tuttle répondait à sa manière. Ses ennemis acharnés défilaient dans les rues de la ville en caquetant comme des canards ou en meuglant comme des vaches. Il adorait dire aux gens quels étaient leurs désirs et leurs pensées les plus intimes lorsque cela les mettait dans une situation particulièrement embarrassante. Au moindre signe de danger possible, Tuttle sautait à travers l’espace-temps. Cela ne vous rappelle rien ?

— Si, reconnut Rodelphia.

— Ce n’est pas étonnant. Bref, Tuttle mourut, assassiné durant son sommeil. Les gens de la ville se saisirent de lui et le clouèrent contre un arbre, ou le fusillèrent, ou lui coupèrent la tête. Non, ce n’est pas une histoire très amusante. (Une larme apparut à sa paupière ; il toussa légèrement pour chasser l’émotion qui lui serrait la gorge.) Mais je vous ai promis une morale, et la voici : Quelle que soit la force d’un homme, il ne sera jamais aussi fort que tous les autres réunis. Maintenant, je vais vous raconter une seconde histoire, qui est la suite thématique de la première. Cette fois, notre protagoniste s’appelle Norman Daniels. Oublions pour la forme quelques générations et disons qu’il s’agit de mon grand-père maternel. Il naquit peu de temps après la mort de Tuttle, mais l’étendue de ses pouvoirs ne lui apparut que relativement tard dans sa vie. Quand il comprit, la peur lui serra la poitrine comme un gilet d’acier. Il se précipita jusqu’à l’hôtel de ville et tomba à genoux en suppliant les autorités de lui donner la permission d’être opéré sur-le-champ. Il voulait que les médecins pratiquent une ablation de la partie mutante de son cerveau. En fait, Norman Daniels désirait surtout redevenir normal. Mais sa requête fut sagement repoussée et on lui offrit au contraire la possibilité de mettre ses talents au service du bien. On l’autorisa à faire des inspections dans tous les hôpitaux de la ville, particulièrement dans les services des maternités. Rien de tel qu’un mutant pour reconnaître un autre mutant. Le premier jour seulement, Norman détecta dix cas de mutation qui n’avaient pas encore été remarqués. On lui décerna une médaille, le Maire Dempsey lui-même l’embrassa sur la joue, et il garda ce travail toute sa vie, accomplissant avec fierté, plaisir et dignité la tâche qui lui avait été attribuée. Le pire déviant possible, pour l’ordre social, assurant donc ainsi la survie de cet ordre. Et il réussit parfaitement. Lorsqu’il mourut – c’était alors un homme satisfait et très estimé – il fut remplacé par un des enfants qu’il avait lui-même découverts. La boucle était bouclée. Comprenez-vous mon point de vue, Rodelphia ? Cette ville est une île complètement entourée par des forces hostiles et imprévisibles. Notre survie est fondée sur l’ordre, les convenances, la continuité et le bon sens. Nous autres mutants devons maîtriser les caprices que nous permettent nos pouvoirs, pour le bien de la communauté. Si cette ville s’écroule, la civilisation disparaît avec elle. Plaf. Ce n’est pas un son agréable ; oh non. Mais nous disparaîtrons avec lui, ma chère Rodelphia. Vous et moi. »

Il cessa brusquement de parler et éclata de rire. Il bascula du bord de son bureau et tomba sur le sol en faisant plaf. Il continua de rire par terre en se tenant le ventre. Puis il s’arrêta, se redressa d’un bond et se précipita sur elle. Rodelphia s’enfuit pour se réfugier dans un coin de la pièce.

« Qu’espérez-vous donc de moi ? demanda-t-elle. Vous ne pensez quand même pas que je vais aller inspecter les hôpitaux ? »

Il fit non de la tête en faisant apparaître mystérieusement un mouchoir dentelé qu’il agita devant son nez.

« Non, non, bien sûr que non. En fait, les tâches que vous pourriez accomplir sont très nombreuses. Mon propre travail consiste principalement à prévenir et à détecter le crime. Je parcours la ville comme un chien errant, nuit et jour, pour déceler les pensées des criminels et éviter qu’ils n’accomplissent leurs forfaits. D’autres s’occupent du fonctionnement du dôme – ceux d’entre nous qui ont des dons artistiques. Vous avez vu le spectacle de North Beach, cette nuit. Je vous assure qu’il n’y a pas deux personnes qui ont vu exactement la même chose. Est-ce que cela vous dirait de participer à ce travail ? Si vous voulez, vous pouvez vous inscrire dans les groupes de volontaires. Accomplir un travail social dans les quartiers des troisième degré. Introduire des idées convenables dans les esprits malléables des jeunes. Vous avez le choix, ajouta-t-il avec un grand mouvement de bras, tout en se balançant sur la pointe des pieds.

— Je vais y réfléchir, assura-t-elle.

— Parfait ! s’exclama-t-il en applaudissant très fort. Maintenant, je vais vous emmener chez moi. (Un affreux sourire lui déforma le visage et il s’avança vers la jeune fille à petits pas.) Venez, dit-il.

— Vous me donnerez à manger ? demanda-t-elle en l’esquivant.

— Je n’y manquerai pas, répondit-il en lui saisissant le bras et la retenant fermement.

— Alors, allons-y, dit-elle. Mais lâchez-moi. »

Il la lâcha mais la suivit de près jusqu’à la porte du bureau. Dehors, il neigeait. Rodelphia s’arrêta sous le porche en béton, en haut de l’escalier, pour observer les flocons qui tourbillonnaient gracieusement en descendant de la voûte. Autour du bâtiment, le sol était recouvert d’un tapis de neige épais de cinq centimètres.

Epson dépassa Rodelphia d’un pas rapide et brusquement elle put lire dans son esprit. Une jungle touffue de pensées agitées la fit se redresser sur ses talons, mais elle eut suffisamment de réflexe pour lancer un hameçon mental avant d’être repoussée.

Elle ferra l’esprit du jeune homme. Maintenant, elle le tenait.

Daniels se figea en pleine course et se retourna pour la regarder. Puis il glissa sa lèvre inférieure sous ses incisives et fit demi-tour. Il fléchit les genoux et bondit avec souplesse au bas des marches du porche. Un deuxième saut le fit atterrir dans la neige. Il continua de sauter. Hop, hop, hop. Les mains sur les hanches, Rodelphia regarda le pauvre Epson s’éloigner à petits bonds, curieux lapin qui disparut dans la nuit, laissant derrière lui d’infimes traces de pas sur la blancheur fragile et unie de la neige répandue.

« Vous l’avez bien cherché », déclara-t-elle à haute voix, sans être tout à fait certaine que ce soit vrai.

Elle avait le sentiment profond qu’Epson, comme tout le monde dans cette ville, ne pouvait pas vraiment s’empêcher d’agir d’une manière fantasque.

Rodelphia porta soudain les mains à son ventre en entendant son estomac crier famine, et cette faim lui rappela ce pauvre vieil Affamé qu’elle avait abandonné. De tous les gens qu’elle avait rencontrés dans cette ville, il était bien le seul à ne pas être complètement timbré. Elle tenta de remémoriser la rue dans laquelle Epson l’avait arrêtée, espérant y retourner pour pouvoir chercher Affamé dans Broadway. Elle se promit, si elle le retrouvait, d’effacer les sentiments amoureux qu’elle avait implantés dans son esprit. Elle était curieuse de voir quelle serait l’attitude du garçon envers elle quand il serait libre de juger. De toute façon, elle devait d’abord trouver quelque chose à manger. Elle n’oubliait pas cela non plus.

Elle était encore en haut du porche, remettant de l’ordre dans ses idées, lorsqu’un homme s’approcha d’elle d’un pas rapide. Au moment où il allait la croiser, elle remarqua dans son esprit une pensée méprisante envers sa robe sac.

Elle en avait vraiment assez de cette attitude dédaigneuse.

Voilà que ça recommence, se dit-elle, et avant même qu’elle ne puisse penser à autre chose, l’homme s’était mis sur le ventre et rampait au bas des marches, se déplaçant avec aisance sur son estomac. En passant près d’elle, il tendit la langue et remua les fesses, mais Rodelphia resta complètement immobile et le serpent ne la mordit pas.

La jeune fille haussa les épaules, poussa un petit rire, et sauta à travers l’espace-temps. Un jour, elle apprendrait à se contrôler.

Mais plus tard.

 

Traduit par HENRY-LUC PLANCHAT.

Free City blues.

© Terry Carr, 1973.

© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.