ET ELLE L’A TROUVÉ…

Par Algis Budrys

 

Voici le surhomme – le mutant ? – qui se sent isolé, non pas à cause de la crainte qu’il inspire à ceux qui ne possèdent pas ses pouvoirs, mais simplement par une conséquence particulière de ces pouvoirs eux-mêmes. Le monde, pour de tels êtres, devient un désert, un lieu d’exil artificiel mais inévitable. Dans ce désert, les « normaux », c’est-à-dire l’immense majorité des gens, agissent comme si le surhomme n’existait pas. Pour eux, il n’y a pas de surhomme, alors que celui-ci se sent réel, et souffre de ne pas faire partager cette réalité.

 

LA réunion extraordinaire de l’Association de Protection des Commerçants se tenait au deuxième étage du Caspar Building, à côté du grand magasin Teller sur Broad Street. Vers sept heures du soir, alors qu’ils n’avaient pas eu le temps d’avaler la moitié de leur dîner, les membres commencèrent à monter l’escalier étroit qui jouxtait la vitrine de Teller. Moroses, ils s’asseyaient sur des chaises pliantes qui perdaient leur ordonnance rectiligne au fur et à mesure que de petits groupes se formaient afin de discuter à voix basses et inquiètes. Au bout de très peu de temps l’air était rempli d’une épaisse fumée de cigare, et le vieux parquet noir jonché de cendres écrasées. Il y avait plus qu’un soupçon de panique dans l’atmosphère.

 

Todd Deerbush était assis seul, ignoré de tous, au dernier rang, ses chevilles osseuses appuyées sur la barre de la chaise devant lui. Sous son chapeau kaki, il semblait exténué et, de temps en temps, il pinçait son nez étroit. Lui et Stannard avaient roulé 400 miles le jour même, et plus de 1 400 les trois jours précédents afin d’arriver à temps à cette réunion. Deerbush avait conduit tout le long pendant que Stannard analysait et re-analysait la mince liasse de coupures de presse qui les avait amenés ici. Stannard dormait dans une chambre d’hôtel. Demain, ils avaient rendez-vous, Deerbush lui remettrait son rapport sur la réunion, et les dirigeants du groupe commenceraient à travailler.

Deerbush était exténué. En raison de sa seconde nature, son esprit était alerte, mais son visage s’abîmait dans des lignes lourdes et indécises. Il avait près de quarante ans, et des traits qui pouvaient sembler soit plus jeunes soit plus vieux. Plus importants étaient ses yeux, entourés de rides creusées dans sa peau grise. Soulignés de minces sourcils, ils lui donnaient l’apparence de quelqu’un d’habitué à une profonde solitude : une solitude déchirante mais soigneusement, méthodiquement cachée.

Sur le devant de l’assistance, le président appelait au début de la réunion. L’ordre du jour fut approuvé au fur et à mesure de sa lecture et les affaires anciennes furent ajournées sous les acclamations. Il y avait une rigueur très digne dans la façon dont le président parcourait fidèlement les différentes étapes de la procédure de séance. L’impatience se sentait dans les craquements nerveux des chaises pliantes. Les hommes se penchaient en avant, frottaient leurs pieds, se ré-installaient tranquillement puis se recourbaient à nouveau. Seul Deerbush était assis immobile, isolé dans le fond de la salle. »

« Les nouvelles affaires ? » interrogea le président, et immédiatement il donna la parole à un petit homme chauve et fluet, qui avait levé la main le premier. Celui-ci se dressa promptement.

« Je pense, commença-t-il, je suppose, remplaça-t-il sérieux, que nous savons tous pourquoi nous sommes ici. Il n’est donc d’aucune utilité d’en parler. Nous sommes réunis ce soir pour essayer de faire quelque chose.

— Si nous le pouvons », l’interrompit un autre homme.

Le premier agita la main en signe d’impatience. « Si nous le pouvons, d’accord. Nous nous connaissons tous. Nous nous sommes consultés les uns et les autres. Il semble que mon magasin ait été le plus touché. Il manque une centaine de dollars dans mes caisses chaque semaine depuis deux mois. »

D’autres voulurent l’interrompre. Le petit homme les arrêta : « D’accord, ma situation n’est peut-être pas la pire, mais, bon dieu, quelle est la différence ? Quelqu’un sort de nos magasins avec de la marchandise depuis des mois, nous en devenons fous, et nous ne sommes même pas capables de dire comment il manœuvre. Je suppose que pas un seul commerçant ne peut supporter ce genre de truc très longtemps. La seule chose que ce type n’ait pas encore faite, c’est de voler une banque – et peut-être a-t-il l’intention de le faire. La police n’a rien trouvé, les agents des compagnies d’assurances n’ont pas fait mieux, ni mon détective. Si nous n’agissons pas immédiatement – oui, messieurs – la ville entière court à la faillite ! Alors, que pouvons-nous faire ? »

Deerbush maugréa. Il glissa trois doigts dans le paquet placé dans la poche ouverte de sa chemise, prit une pincée de tabac sec et commença à mâcher pensivement.

« D’ailleurs, ajouta un autre, nous aurions peut-être déjà trouvé une solution si nous ne nous étions pas tus pendant six semaines. À quoi sert cette association si nous devons nous informer par les journaux ?

— C’est toi qui as pris la parole, Sam Frazer ? demanda le maigrelet irrité. Je n’ai rien dit aux autres parce que je ne voulais pas passer pour un dingue. Mais il fallait faire quelque chose. Voilà pourquoi j’ai appelé mes collègues à cette réunion. Assieds-toi, Sam, et laisse-nous travailler. Avant que cette histoire ne nous rende complètement cinglés.

— Nous sommes déjà tous cinglés. » Celui qui venait de prendre la parole n’avait encore rien dit. Deerbush l’avait remarqué auparavant, penché en avant au premier rang, un mégot tenu négligemment à l’extrémité de ses doigts. Il continua obstinément, malgré son embarras visible. « Il ne s’agit pas d’un vol habituel. J’ai pu le constater avec les hommes de ma compagnie d’assurances, et j’en ai parlé au chef Christensen. J’ai – je suis presque enclin à croire qu’il est humainement impossible d’être volé de cette façon. »

Deerbush se frotta le nez une fois de plus, et se redressa. Personne ne prêta attention à cette dernière remarque et l’homme qui l’avait formulée n’avait rien à ajouter.

La réunion se termina par la décision de l’Association d’offrir une récompense. Cela ne servait pas à grand-chose, mais c’était au moins une résolution. La fin de la réunion traîna en longueur ; les membres, incapables de prendre une décision concrète, se querellaient inutilement.

Deerbush avait maintenant une vue exacte de la situation. Il se rendait compte qu’il avait vraiment eu raison d’attirer l’attention de Stannard sur les histoires des journaux.

Le dernier à sortir de la salle éteignit les lumières et ferma la porte derrière lui. Deerbush se leva et secoua son imperméable. Il le roula en forme d’oreiller, retira son chapeau, s’étendit sur le sol et s’endormit.

Il était presque midi lorsqu’il se réveilla. Il se leva, passa la main dans ses cheveux châtains, clairsemés sur son crâne brillant, et brossa sa veste avec la paume. Il regarda par la fenêtre.

Dehors il vit Broad Street dans la lumière éclatante d’une journée ensoleillée ; des voitures circulaient dans les deux sens et des passants entraient dans les magasins. Mais il y avait des policiers en service postés à chaque coin de rue, et ils négligeaient la circulation pour surveiller attentivement les piétons. Avec bon sens, les clients éventuels ne s’étaient pas encore laissé prendre aux racontars des journaux. Mais Deerbush put voir un ou deux piétons regarder la police avec stupéfaction. C’était une petite ville. Il se passerait peu d’heures ou de jours avant que la panique qu’il avait sentie dans cette salle la nuit dernière atteigne tous les magasins, s’étende et envahisse la ville tout entière.

Il mit son chapeau au sommet de son crâne étroit, plia son imperméable sur le bras et quitta la salle. Il pensa que Stannard ferait bien de remédier à cette situation aujourd’hui s’il le pouvait.

Stannard l’attendait au coin de Broad et de Fauquier Street. Ils marchèrent lentement, suivant le bord du trottoir pendant que Deerbush présentait son rapport. Des gens les bousculaient puis continuaient leur chemin sans s’excuser. Lorsque cela se produisait, Stannard grimaçait ; Deerbush, lui, n’y prêtait aucune attention.

Stannard hocha doucement la tête lorsque Deerbush eut terminé. « Je pense que ceci confirme cela, dit-il de sa voix tranquille. Tu es d’accord, n’est-ce pas, Todd ?

— Jamais l’un d’entre nous ne s’est transformé en criminel jusqu’à présent », répondit Deerbush sur le ton de la simple constatation.

Stannard se tourna vers lui. « Je suis surpris que cela ne se soit jamais produit avant, Todd. Tu dois te rappeler les pressions et les tendances qui naissent en nous parce que nous sommes comme ça. Garde bien toujours à l’esprit qu’il est incroyable que nous ayons pu atteindre ce stade de maturité.

— Bien sûr, Frank, je suis d’accord avec toi. Je constate simplement que ce genre de chose ne s’est jamais produit auparavant.

Naturellement, Todd. Je me rends compte que tu as besoin de mon aide et que tu ne peux pas supporter ça tout seul. »

Deerbush haussa les épaules, mal à l’aise. Il savait très bien que tous les gens de son espèce à Chicago étaient beaucoup plus cérébraux que lui. Les hommes à la tête de l’organisation, comme Stannard, étaient pratiquement aussi différents de lui qu’il l’était des autres gens. Peut-être plus. Ils semblaient vivre une vie différente, introspective, infatigable, tendue ; comme quelqu’un tentant de sortir d’une cage. Deerbush y pensait depuis longtemps et avait décidé que c’était parce qu’ils n’utilisaient qu’une infime partie de leur cerveau pour être présents au monde extérieur.

Lui et Stannard continuèrent de marcher, et vers une heure, ils s’arrêtèrent dans un restaurant à côté de l’hôtel de ville. Ils purent finalement avoir deux places au comptoir bondé, après s’être fait dépasser deux fois ; ils attendirent ensuite un long moment avant que la serveuse prît leur commande. Stannard jouait avec sa fourchette. Deerbush était habitué à ce genre de situation, puisqu’il côtoyait les autres beaucoup plus souvent : ils crièrent leur commande comme la serveuse passait, confiants dans son habitude à se l’ancrer dans l’esprit. Elle revint le long du comptoir, portant deux assiettes en interrogeant du regard la rangée de clients.

« Un rosbif chaud et un jambon mayonnaise ?

— Ici, mademoiselle », dit Deerbush d’un ton délibérément élevé et autoritaire. Elle posa les plats en face d’eux, sans les regarder, machinalement. C’était une femme attirante, à peu près du même âge que Deerbush, avec des fossettes aux coins de la bouche. Deerbush la regarda avec un espoir non déguisé dans les yeux. Mais il n’eut aucune déception lorsqu’elle s’éloigna sans même un regard pour un visage derrière un autre parmi une rangée de visages.

Stannard la regarda, secouant la tête. « Est-ce que ta propre espèce ne te suffit plus ? » dit-il avec une pointe d’ironie.

Deerbush haussa les épaules, gêné. Il mangea vite, laissa un pourboire anormalement important, sortit et attendit Stannard sur le trottoir.

Ils se fixèrent rendez-vous, se divisèrent la ville, puis se séparèrent. Deerbush commença à arpenter les rues au sud de Fauquier Street, observant négligemment chaque magasin pendant une minute ou deux. Chaque fois il pouvait sentir l’odeur d’une panique muette, épaisse comme la senteur d’un miel aigre emplissant l’air. La même atmosphère de panique régnait dans chaque magasin ; des vendeurs au visage blême se forçaient à sourire aux clients, et tendaient la tête vers l’entrée chaque fois que la porte s’ouvrait. Mais personne ne le remarquait, personne ne l’arrêtait pour lui demander ce qu’il faisait. Il avançait, s’écartant du chemin de chacun, s’assurant du sérieux de la situation d’après l’attitude des gens qu’il rencontrait.

À deux heures il marchait rapidement. Il connaissait maintenant les magasins qui avaient été les plus durement touchés, et il commençait à comprendre la méthode employée par le voleur. Il se demanda si Stannard n’avait pas déjà mis la main dessus…

Il rentra à la « Compagnie du Maryland » – « Le, magasin où l’on trouve tout » – et commença à errer parmi les rayons.

C’était pire ici que dans tout le reste de cette partie de la ville. Les caissiers avaient cédé au désespoir le plus accablant : ils cassaient nerveusement leurs pointes de crayons sur leurs carnets de recettes et vérifiaient sans cesse leur caisse jusqu’à ce que les clients fussent eux aussi gagnés par l’angoisse. Les voix des gens sonnaient étrangement faux.

Quand il vit le nombre de personnes immobiles qui surveillaient les clients, il comprit à quel point les compagnies d’assurances étaient effrayées. Une équipe de surveillance allait de comptoir en comptoir, effectuant des contrôles ponctuels – qui ne devaient rien au hasard.

Eux aussi avaient compris la méthode du voleur. Deerbush souligna d’un geste de la tête l’efficacité du système, même si celui-ci ne pouvait permettre de coincer ce voleur hors du commun.

Il se dirigea vers le rayon des vêtements pour femmes. Il y avait plus de clients sur le qui-vive concentrés dans ce rayon que partout ailleurs dans le magasin. Deerbush s’arrêta, s’appuya à un pilier, et attendit ; personne ne s’occupait de lui. Enfin, presque à l’heure de la fermeture, il la vit.

Elle s’avança dans le rayon, les bras déjà chargés de nombreux paquets ; une grande femme pâle et mince. Ses yeux marron étaient larges, son nez court et retroussé. Ses lèvres dessinaient une courbe sensuelle. Ses cheveux étaient noirs, courts et bien peignés, avec une douce nuance d’argent aux extrémités. Elle se déplaçait légèrement – pas gracieusement au sens où la grâce a pu nous être apprise mais avec des mouvements vifs enchaînés les uns aux autres qui rappelèrent à Deerbush ceux d’un petit oiseau. Sa robe d’été était rose pâle avec les épaules tombantes et une large bordure de dentelle à l’ourlet. À l’exception des plis de son front et du dessin de ses lèvres, il aurait été facile de se tromper sur son âge.

Elle jeta un coup d’œil rapide sur les robes et les autres vêtements. Elle regarda les sacs à main, la lèvre inférieure coincée entre les dents, puis hocha la tête et pivota sur un talon. Les détectives, soucieux, regardaient partout mais ils ne la voyaient pas.

Deerbush savait que c’était elle.

Il la regarda alors qu’elle s’approchait des cintres et commençait à décrocher des robes. Au bout d’un moment elle se dirigea vers la vendeuse qui tentait nerveusement de saisir un fil de coton accroché à sa jupe.

« Bonjour », dit-elle doucement.

La vendeuse s’éveilla à la vie. Son visage s’illumina d’un sourire chaleureux qui contrastait avec le vide étrange de son regard. Deerbush grogna.

« Bonjour, mademoiselle, s’exclama-t-elle avec affabilité. C’est une très jolie robe. » Mais quelque chose de vague subsistait dans son expression.

La fille sourit. « Merci ! » répondit-elle. Les détectives continuaient de l’ignorer, tout comme ils ignoraient Deerbush.

La fille se croisa les doigts derrière le dos et baissa la tête, rougissante. « Mais vous en avez tant d’autres ici qui sont bien plus jolies, murmura-t-elle timidement.

— Oh ! vous aimeriez en avoir quelques-unes ? » La vendeuse semblait contrite de ne pas y avoir pensé plus tôt. Mais Deerbush pouvait sentir quelque chose de traqué dans ses yeux. Quelque chose d’inexprimable, qui montrait que la situation était tout à fait anormale.

« Oh ! je peux ? s’exclama la fille en robe d’été, se frappant dans les mains. Elles sont si belles. »

Deerbush regardait, anxieux. La fille prenait les robes l’une après l’autre et les tenait chacune devant elle en se tournant face aux grands miroirs muraux. Elle ne regardait jamais son visage – uniquement les robes. Deerbush eut le sentiment qu’elle était trop sûre d’elle pour être surprise en train de s’admirer.

Finalement, elle et la vendeuse choisirent plusieurs robes.

« Merci beaucoup ! souffla la fille.

— Je suis heureuse que vous les aimiez, dit la vendeuse, souriant chaleureusement. Revenez me voir, je vous en prie. » Et il y avait encore quelque chose de piégé et de perdu dans son expression, mais c’était imperceptible.

Les détectives restaient sur leurs gardes, mais tous semblaient fixer leur attention sur quelque chose d’autre, le bord d’un tapis replié ou un ventilateur au plafond.

« Je reviendrai, dit la fille. Je vous le promets. » Elle se tourna pour, partir, tenant les robes. « Au revoir !

— Au revoir », dit la vendeuse. Son sourire était vague mais affectueux. Elle se glissa derrière le comptoir, regarda sa jupe, et se mit à en gratter nerveusement le tissu.

La fille en robe d’été se dirigea doucement vers les portes en flânant et s’arrêta à un comptoir pour regarder les articles. Elle attendit qu’un inspecteur de rayon s’écartât, l’air absent, de son chemin.

Deerbush la suivit. Il entendit un bruit derrière lui et sentit que les muscles de sa nuque se contractaient. Il tourna la tête. L’équipe de surveillance se regroupait au rayon des robes et la vendeuse, effondrée sur son comptoir, sanglotait hystériquement. « Non, non, disait-elle, je n’ai vu personne. »

Un homme ouvrit la porte devant la fille en robe d’été. Deerbush était derrière elle, à quelques mètres, frôlant le détective du magasin qui avait accidentellement bloqué la sortie. Il la suivit alors qu’elle quittait la rue principale s’éloignant du centre commercial. Il n’arrivait pas à comprendre ce qu’il venait de voir.

Mais cela n’avait aucune importance – il l’avait trouvée.

C’est sans doute la première fois que cette femme est suivie, pensa-t-il. Elle ne se retournait jamais. Lorsqu’elle tourna dans une rue bordée d’arbres, Deerbush s’y engagea.

Il la suivit ainsi pendant une vingtaine de mètres avant qu’elle ne tourne la tête et le regarde en fronçant les sourcils. Elle l’observa à la dérobée, intriguée. « Vous êtes différent, dit-elle.

— C’est vrai, dit Deerbush, essayant de ne pas l’effrayer. Mon nom est Todd Deerbush et je ne vous veux aucun mal. J’aimerais marcher avec vous un moment. »

Elle s’arrêta à nouveau. « Vous êtes différent, répéta-t-elle. Vous êtes comme moi. »

Peut-être, pensa Deerbush. « Je ne sais pas », dit-il.

Elle se remit à marcher, les robes oubliées sous son bras, cherchant à comprendre. « Vous m’avez remarquée, dit-elle après un instant, l’esprit éclairci. Vous êtes le seul. Vous devez être réel, vous aussi.

— Je ne sais pas, répondit doucement Deerbush. Mais on ne me remarque pas non plus. »

Elle acquiesça fermement. « À moins que vous ne le vouliez. Vous êtes réel. Je n’aurais jamais cru que quelqu’un d’autre que moi puisse être réel.

— Je crois que nous ne sommes pas nombreux, répondit Deerbush, pensant qu’en fait personne ne pouvait être comme elle. Mais c’est difficile à évaluer. Il doit y en avoir dans chaque ville. Tout ce que je sais, c’est que je fais partie du seul groupe qui ait pu se constituer.

— Êtes-vous nombreux ?

— Eh bien, dit-il, nous sommes plus de cinquante. »

Ils allèrent un peu plus loin. Ils se trouvaient maintenant dans un quartier chic, avec des maisons spacieuses et de larges pelouses. Elle se tourna vers lui à nouveau, et en la regardant il comprit qu’elle était toujours aussi étonnée. « Pourquoi sommes-nous réels, Todd ? »

Il ne comprenait toujours pas ce qu’elle voulait dire. Il essaya de lui répondre du mieux qu’il pouvait. « Stannard – c’est l’un des plus forts d’entre nous ; vous feriez mieux de l’interroger, lui, si vous voulez une réponse – Stannard dit que nous émettons – comme une station T.V. – quelque chose comme ça ; cela dépasse mon entendement – voilà pourquoi personne ne nous remarque. Ça se passe dans la tête des gens. » Il se rendit compte que ce qu’il venait de dire était confus et stupide. Mais il ne pouvait rien y faire, et il en avait l’habitude.

« Ce n’est pas ce que je vous ai demandé, Todd. Ça, c’est ce qui se produit au départ. Mais après un moment les gens peuvent vous remarquer et être agréables avec vous. Mais ils ne peuvent faire la même chose avec vous. Ce qui prouve que vous êtes réel, et qu’ils sont différents. Mais pourquoi ?

— C’est toujours à cause de ça, je crois », répondit-il maladroitement. Il essayait de tirer d’elle plus que ce qu’elle pouvait apprendre de lui, et il ne savait pas quoi faire. Stannard, lui, aurait su comment agir – mais, pour une raison inconnue, Deerbush ne voulait pas penser à Stannard en ce moment. « Stannard dit qu’il s’agit de protection. Il dit que dame Nature a élaboré avec nous un nouveau type de créature, et qu’elle ne veut pas que les autres nous fassent du mal. Mais en quelque sorte elle a dépassé son but. »

Sa voix était calme. Il pensa à l’adolescence de cette fille avec « l’émission intérieure » devenant de plus en plus forte ; elle avait dû se demander pourquoi les garçons ne s’intéressaient pas à elle et pourquoi les autres avaient une conduite si étrange. Il pouvait voir l’enfant avec des larmes sur le visage, et l’adolescente blessée devant se séparer de sa famille si elle voulait vivre… puis la femme s’épanouissant malgré tout, et commençant à disparaître… Seulement elle avait trouvé quelque chose.

Deerbush éprouva une sensation de chaleur excitante. Il sentait qu’il allait vraiment parvenir à la comprendre. Il n’avait guère été différent, avant de se fixer dans ce genre de travail. Vingt ans d’une vie posée lui avaient permis de s’équilibrer et de s’accorder avec lui-même. Mais lorsqu’il regardait la fille, maigre, pâle, fatiguée et terriblement seule, il pouvait comprendre les souffrances qu’elle avait dû endurer.

Mais elle est différente, se rappela-t-il. Elle possède quelque chose en plus.

En la regardant, il ne pouvait s’en rendre compte. Il voyait seulement sous ses yeux les cernes que le maquillage ne dissimulait pas.

« D’où êtes-vous, Todd ?

— De Chicago.

— J’ai toujours voulu voir des villes comme Chicago, je pense que je pourrais. » Ses dents du haut pincèrent sa lèvre inférieure. « Mais je sais que je serai réelle aussi longtemps que je resterai ici. »

Ils atteignirent une haie coupée en son milieu par une porte en piquets de bois peints en blanc, ouvrant sur une allée qui menait à une maison blanche avec de nombreuses fenêtres et des rideaux en dentelle à chacune d’elles.

« Je m’appelle Viola Andrews, dit-elle. Je vis ici. Voulez-vous entrer et visiter ? »

Elle lui montra l’intérieur de la maison. La salle de séjour était remplie de meubles en noyer ornés et lourds, avec des divans confortables et des chaises accueillantes. Il y avait des lampes aux abat-jour magnifiquement décorés et des tables basses raffinées sur lesquelles étaient posées des statuettes chinoises. La cuisine était équipée d’un mixer, d’un grille-pain, d’un four électrique, d’un lave-vaisselle, d’un grand réfrigérateur et d’un congélateur.

Alors qu’elle le conduisait de pièce en pièce, elle tenait son bras. Son étreinte devint plus serrée, et sa voix plus excitée. « Je ne peux pas y croire, Todd. Vous êtes comme moi ! Ces chaises ne sont-elles pas ravissantes ? J’en ai eu d’autres, mais lorsque j’ai vu celles-ci, je me les suis fait envoyer immédiatement. C’est comme ça que j’ai eu tous mes meubles – il y a tant de belles choses dans les magasins. Mais parlez-moi un peu de vous, Todd. Je meurs de tout savoir sur vous. Comment était-ce lorsque vous étiez petit garçon ? Était-ce aussi terrible pour vous que pour moi ?

— Je ne sais pas, Vi. » Il se sentait de plus en plus touché, comme elle s’accrochait à son bras pour le conduire de pièce en pièce. Sa chambre à coucher était garnie d’antiquités et de précieuses poupées françaises disposées sur des coussins de satin répartis sur le dessus-de-lit rose. Dans la salle à manger les placards étaient remplis de porcelaine de Chine et d'argenterie sculptée.

« N’est-ce pas merveilleux ? Oh ! Todd, je suis folle de joie ! Je n’arrive pas à y croire ! »

Soudain elle s’arrêta. Ses doigts s’enfoncèrent dans son bras. « C’était effrayant, Todd, dit-elle déterminée. Après avoir quitté mes parents, j’ai tout fait pour être comme les autres filles. Je ne voulais pas… payer pour me nourrir, mais j’ai essayé pour toutes les autres choses. Et puis, un jour, il n’y a pas longtemps, j’avais vingt-cinq ans. » Elle s’essuya le coin des yeux avec un mouchoir brodé. « J’ai compris brusquement que j’allais être seule toute ma vie. Les autres se marieraient, auraient une famille, toutes les choses dont une fille a besoin – et jamais, jamais, je ne les aurais. C’était comme une cellule noire, moi couchée dans un coin, et aucune issue possible.

» Je… je ne savais pas quoi faire. Il fallait que quelqu’un me remarque. J’étais prête à mourir si je n’y parvenais pas. Et (sa voix s’éleva brusquement) et un jour j’y suis arrivée, je ne sais pas comment mais j’ai réussi ! Je n’étais plus une voleuse. Je n’avais plus à me rendre aussi petite que je le pouvais. Les gens faisaient attention à moi et ils m’offraient des cadeaux. »

Brusquement, elle baissa la tête. « Mais ils faisaient semblant, je le sais, murmura-t-elle. Ils ne sont pas réels. Ils ne me voient ni ne m’aiment vraiment. Ils m’oublient dès que je m’éloigne. »

Elle se redressa et enleva sa main du bras de Deerbush. Elle s’essuya le coin des yeux avec le mouchoir brodé. « Je suis si contente que vous soyez venu pour m’aider que je ne parviens pas à trouver les mots pour vous le dire ; mais je suis heureuse, Todd. »

Deerbush secoua la tête. Il avait été plutôt ennuyé lorsqu’il avait lu les articles dans les journaux. À présent, il se rendait compte qu’il n’était plus effrayé par le fait qu’un de ses semblables eût mal tourné. Il devait aider cette fille paniquée, essayant de remplir le vide de tous ses manques. Il passa son bras autour de ses épaules.

« Écoute, Vi, dit-il, la meilleure chose à faire, c’est de te sortir de là le plus vite possible ; il faut que tu vives avec les gens de ton espèce.

— Merci, Todd, dit-elle d’une voix haletante. Tu es très gentil avec moi. » Impulsivement son étreinte se resserra.

« Écoute, continua-t-il, cherchant la meilleure manière d’exprimer ce qu’il voulait dire.

— Tu sais, Vi, je suis agent matrimonial.

— Agent matrimonial ?

— Euh – oui, dans le Chicago Classified je suis classé comme investigateur privé. On ne me voit jamais. Ils se contentent de téléphoner à l’Agence AA, et je poste des rapports sur les gens au sujet desquels ils enquêtent. C’est comme ça que je gagne ma vie. Mais ce que je fais vraiment, pour notre groupe, c’est de circuler dans le pays en cherchant nos semblables. Et lorsque j’en trouve un, j’essaie de lui faire connaître quelqu’un d’autre qui ne soit pas encore marié. Comme ça, je peux me rendre utile. »

C’était la partie la plus facile. Il se taisait. Il aurait souhaité être plus cinglant, ainsi aurait-il su ce qui n’allait pas avec Vi. Quelque chose ne collait pas, quelque chose sur quoi Stannard aurait pu mettre le doigt en un instant. Mais il savait également que cela importait peu. Elle n’était ni mauvaise ni vicieuse. Elle ne volait pas parce qu’elle était faible. Elle était simplement innocente, blessée et perdue. Si un homme avait le temps, il pourrait lui faire prendre conscience de tout ce qu’il y avait de bon en elle. Un homme qui la comprendrait et serait patient avec elle pourrait la sauver.

« Vi – ce que je veux dire, c’est que j’ai trouvé plein de femmes pour d’autres hommes. J’en ai aimé de nombreuses – je n’essaie pas de t’attendrir – mais jamais… Ce que je veux dire, c’est que toutes ces femmes souffraient. Et les autres hommes dans le groupe étaient beaucoup plus méritants. Ils s’appartenaient en quelque sorte les uns aux autres, et je le savais. » Il s’arrêta d’écouter ce qu’il disait et rougit. « Je ne veux pas dire, souffla-t-il, que tu n’es pas de leur bord, ce n’est pas du tout ça, Vi. Tu es plus fine que moi, et je le sais. Je suis plutôt fruste. J’ai toujours ramené ces femmes à Chicago pour les marier à des hommes de notre groupe. Mais – il s’arracha de son étreinte. Cette fois, je ne le ferai pas. » Il ne reconnaissait plus le son de sa propre voix.

« Vi, je ne suis pas grand-chose et je possède peu. Je dois travailler et cela m’oblige à voyager la plupart du temps, et pour des gens comme nous cela risque d’être très dur, mais…

— Oh ! Todd, dit-elle en rougissant, je suis la fille la plus heureuse du monde. »

Il ne pouvait y croire. Il était debout en face d’elle, lui tenant les mains et, pendant un long moment, il ne put mettre de l’ordre dans ses idées. Puis il sentit la chaleur monter dans tout son corps, et il dut fermer les yeux pendant une minute car il souriait autant qu’elle.

« Nous ferions mieux d’y aller le plus vite possible, dit-il, essayer de partir pendant qu’il fait encore jour. Nous avons à prendre Stannard, et ma voiture. Aussi dépêche-toi de faire tes bagages. Il vaudrait mieux ne prendre qu’une valise. »

Elle s’écarta vivement de lui. « Une valise ? Tu veux dire laisser toutes mes belles choses ? »

Il savait que ça ne pouvait durer. « Oui, Vi. Elles ne sont pas à toi. »

Elle frappa du pied, en colère. « Laisser tous mes cadeaux ? Je ne veux pas ! Jamais de la vie ! Non !

— Écoute, Vi, agir de cette façon n’a aucun sens. Tu as pris ces trucs. Les commerçants perdent de l’argent à cause de toi. Tu as semé la panique dans toute la ville ; tu as tellement affolé les gens qu’ils vont s’enfuir et s’entretuer. Ils y sont prêts – cela ne fait aucun doute. Tu veux avoir ça sur la conscience ?

» Si tu laisses tout ici, ce sera en sûreté. Ils le trouveront dans quelque temps, et ils penseront qu’il s’agissait d’un escroc raffiné. Ça les intriguera mais ils n’iront pas plus loin. Ils auront récupéré leur camelote et ils oublieront tout – si toutefois cela ne se reproduit pas.

»Même si tu penses qu’ils ne sont pas réels, la camelote ne t’appartient pas. Tu ne l’as pas gagnée.

— Tu es ignoble, lui cria-t-elle. Faible et ignoble. Je ne t’aime pas du tout. Tu me hais. Fous le camp.

— Vi.

— Je te hais ! Je te hais ! » Elle leva les mains et le frappa avec les poings. « Je ne te donnerai rien ! Je ne veux pas ! J’aime avoir des cadeaux – je veux avoir beaucoup de belles choses ! J’en veux toujours plus ! Et je ne t’aime pas ! Je ne veux plus te voir ! Va-t’en ! »

Deerbush soupira. « D’accord, Vi.

— Je vais descendre en ville et prendre d’autres belles choses – beaucoup plus. Et n’essaie pas de m’en empêcher !

— Je m’excuse, Vi, dit-il d’une voix éteinte, mais je crois que je ne vais pas tarder à revenir. »

 

En se dirigeant rapidement vers son rendez-vous avec Stannard, il croisa au hasard des rues des voitures de police. Les hommes conduisaient doucement, leurs visages tournés vers chaque piéton, mais ils ne voyaient pas Deerbush. Il remarqua que leur attention était surtout attirée par les femmes, et il n’en fut pas surpris. Mais ils ne la trouveraient jamais. Ils viendraient, frapperaient à sa porte, et peut-être même lui parleraient-ils, mais ils ne la trouveraient jamais. La situation ne ferait qu’empirer.

Il se demandait jusqu’où cela irait. Lorsque les premiers magasins seraient obligés de fermer – ou si Vi s’attaquait aux particuliers – que feraient les habitants de cette ville ? Porteraient-ils des armes, épiant tout le monde et s’enfermant chez eux ? De toute façon, ils se feraient encore voler. Et si on en arrivait à la constitution de milices et à la loi martiale, à la police d’État, ou au F.B.I. et s’ils continuaient à être détroussés – que se passerait-il ?

Une voiture en haut de la rue s’arrêta dans un crissement de freins. Les portières s’ouvrirent, et des détectives surgirent sur le trottoir. Ils se précipitèrent vers une femme bien en chair affolée et entourèrent. L’un d’entre eux montra un badge pendant quelques secondes. Les autres s’étaient déjà emparés des paquets qu’elle avait sous les bras et les éventraient. La femme, les regardait les uns après les autres, blême, la bouche tordue par l’émotion.

Deerbush ne pouvait rien faire pour l’aider. Il se tenait là, jurant d’une voix qu’il ne pouvait entendre. Il ne put s’empêcher d’être soulagé en pensant que cela ne pourrait jamais arriver à Viola.

 

« J’espère la trouver, soupira Stannard alors qu’ils se dirigeaient en voiture vers la maison de Viola.

Je n’aurais pas dû lui dire que je voulais qu’elle vienne à Chicago », dit Deerbush. Ce qui n’avait pas marché entre lui et Vi était quelque chose de personnel, une blessure intime, mais à présent cela créait des ennuis à tout le monde.

« Tu ne pouvais pas le savoir, Todd, lui disait Stannard. Tu ne pouvais pas le deviner. Elle représentait quelque chose de nouveau pour toi – comme pour chacun d’entre nous. Tu as tout à fait raison – ils ne la trouveront jamais. Avec cette nouvelle habileté qui semble directement surgir de l’arrêt de son développement émotionnel, c’est – eh bien, c’est une chance que je sois venu ici avec toi. » Il regarda la rue sombre pendant un moment. « Quelle honte pour nous qu’elle soit si dénuée de sens moral ! Mais quelle finesse ! Intelligemment utilisée avec de la maturité – tu te rends compte Todd, que ce pourrait être la réponse au problème du champ de résistance ? J’ai peur que ce ne soit trop espérer, mais si nous pouvions apprendre d’elle… De toute façon, cela n’a pas d’importance. Nous pourrons toujours élever ses enfants loin d’elle, ainsi ils auront son hérédité mais pas son hystérie.

— J’espère que nous pourrons, dit Deerbush.

— Elle ne t’a pas dit comment elle agissait ? »

Deerbush secoua la tête. « Il semble qu’elle ne le sache pas elle-même. Elle se contente d’agir, c’est tout. Les gens – les gens lui offrent des cadeaux.

— Elle souhaite simplement que les gens lui obéissent, et c’est tout. Elle s’est dirigée vers cette vendeuse, tu dis, et elle s’est arrangée pour qu’elle lui donne les robes.

— Je sais. Mais la vendeuse le voulait.

— Après elle est devenue complètement hystérique, clamant qu’elle ne savait rien. C’est cela le champ de résistance : dès que Viola est partie, la vendeuse ne s’est plus souvenue de rien. Pourrais-tu à nouveau me décrire cette expression que tu as vue sur le visage du chef de rayon ? Il me semble que nous pouvons en tirer quelque chose… »

Ils étaient en face de la maison de Viola.

« Pas de lumière, dit Deerbush, presque rassuré. Elle est partie, nous devrons la chercher ailleurs. »

Maintenant Stannard se tiendrait sans doute tranquille et le laisserait seul.

Stannard scrutait la maison sombre. « Penses-tu qu’elle reviendra ici ? Nous devons la trouver très vite. Il faut que nous l’amenions à Chicago le plus vite possible. Je veux l’isoler des êtres humains avant que la moitié du monde lui donne ce qu’elle veut et que l’autre hurle à sa mort.

— Nous la trouverons. Nous n’avons qu’à descendre la rue commerçante. » J’aimerais être l’homme le plus riche du monde, pensa-t-il.

Ils retournèrent vers la rue principale, tous les deux calmes. Ils dépassèrent un car de police, dont la lampe tournante éclairait les trottoirs.

« Les boutiques sont fermées à cette heure, dit Stannard.

— Ce n’est pas ça qui va l’empêcher de voler. » Ils tournèrent dans la rue principale. Elle s’étendait devant eux, déserte mais gardée ; la plupart des vitrines étaient éclairées et les parkings vides à l’exception de quelques places occupées par des voitures dans lesquelles des gens – des agents d’assurances, pensa Deerbush – lisaient des journaux. Des hommes en patrouille allaient de porte en porte, vérifiant les serrures de chaque bloc d’immeubles. Une voiture radio monta la rue jusqu’à l’intersection qui marquait la fin de la double rangée de magasins. Après avoir fait demi-tour, elle descendit jusqu’à l’intersection de Broad Street et de Riverside Avenue, tourna encore une fois et remonta la rue.

Au coin de Broad et de Fauquier Street, où se tenait The Milady Shop, Viola attendait pendant qu’un homme d’âge moyen ouvrait la porte de la boutique.

« C’est elle ? » demanda Stannard.

Deerbush acquiesça. Il arrêta doucement la voiture au tournant.

« Je vais lui parler », murmura Stannard.

Viola regardait avec une attention soutenue l’homme qui ouvrait la porte, mais elle tourna la tête lorsque Deerbush et Stannard traversèrent la rue en courant vers elle.

Le gardien ne leur prêtait aucune attention. Il avait maintenant ouvert la porte et parlait à Viola. « Ça y est, mon enfant. Je vous avais bien dit que cela ne prendrait pas plus d’une minute. »

Viola fit un pas indécis vers la porte. Son visage était empreint de colère, et lorsque Deerbush et Stannard s’approchèrent, elle dit d’une voix basse et hargneuse, « Foutez le camp ! »

Stannard murmura à Deerbush : « Bon dieu, elle agit comme une enfant de cinq ans ! »

Deerbush pensa combien elle était délicate et sensible. Il aurait aimé la secourir, si elle n’avait eu un tel pouvoir.

« Quelque chose ne va pas, mon enfant ? demanda le gardien à Viola, plein d’attention.

— Faites-les partir ! cria Viola, frappant du pied.

— Faire partir qui, mon enfant ?

— Vous ne les voyez donc pas ? Regardez-les et faites-les partir !

— Mlle Andrews », commença Stannard.

Deerbush regardait le magasin. Il n’avait jamais vu quelqu’un faire un tel effort pour une chose aussi simple. Lui et Stannard n’étaient pas invisibles. Mais le gardien avançait incertain, tendant les bras devant lui comme un homme s’engageant dans un couloir rempli de toiles d’araignée. Puis ses doigts touchèrent Stannard. Pendant une seconde, il fit pratiquement l’impossible, parce que Viola le lui avait demandé. Ses yeux rencontrèrent le visage de Stannard et Deerbush les vit s’écarquiller. Alors la tête du gardien tomba contre sa poitrine et il s’écroula contre la vitrine, les lèvres molles, le regard perdu dans le vide. Sa respiration devint imperceptible et monotone.

« Je vous hais ! éructa Viola. Vous ne m’aimez pas.

— Mlle Andrews », répéta Stannard. Le visage blême, il regardait le gardien à terre.

Viola fixa Deerbush. « Vous allez m’aider, dit-elle à Stannard. Débarrassez-moi de lui ! »

Un homme en patrouille passa près d’eux, se dirigea vers la porte de la boutique voisine, vérifia la serrure et s’éloigna.

Stannard était immobile et fixait Viola.

« Ne vous inquiétez pas, tout va bien. Je vais prendre soin de vous. Vous n’avez rien à craindre », dit-il d’une voix apaisante, et seul quelqu’un qui connaissait Stannard aussi bien que Deerbush aurait pu déceler l’étrangeté de sa voix, comme si quelque part, au plus profond de sa gorge, une force inconnue étouffait les mots qu’il prononçait.

Il pivota brusquement et essaya de frapper Deerbush.

« Oh ! merci ! s’exclama Viola. Vous êtes gentil. Vous allez me débarrasser de cet idiot. »

Deerbush sentit le coup à l’épaule. Il essaya d’attraper Viola par le bras avant qu’elle tente de s’enfuir, mais Stannard l’en empêcha. Il l’écarta d’un coup de coude mais il dut se découvrir. Stannard en profita pour le frapper, et cette fois-ci il l’atteignit en pleine figure.

Deerbush secoua la tête, hébété.

« Fous le camp, cria Stannard. Laisse-la tranquille. » Viola s’avança de deux pas et poussa Deerbush à la poitrine.

« Tu ne toucheras pas à mes cadeaux, articula-t-elle avec colère.

— Je m’excuse, Frank », dit Deerbush. Il se recula, tenant maintenant un des poignets de Vi et, de sa main libre, il frappa violemment Stannard à la mâchoire. Alors que celui-ci s’écroulait, Vi se mit à hurler.

Deerbush la maintint par les poignets pendant un long moment alors qu’elle lui donnait des coups de pied dans les jambes. Il regarda Stannard, allongé sur le trottoir, et vit les yeux de son ami s’ouvrir lentement.

Il lâcha les poignets de Vi et lui serra la gorge avec ses mains, s’écartant d’elle avec des mouvements d’épaules et baissant la tête pour éviter ses ongles. « Je suis désolé, Vi. »

 

Une fois le car de police passé, Deerbush dégagea sa voiture du tournant et se dirigea vers les limites de la ville ; il conduisait avec les deux mains sur le volant, vaguement conscient des blessures de son visage.

À côté de lui, Stannard, recroquevillé sur son siège, se frottait la mâchoire. « C’est incroyable, balbutia-t-il, je n’aurais jamais cru qu’elle puisse utiliser son pouvoir contre l’un de nous.

— Laisse tomber, dit Deerbush.

— Je ne l’oublierai jamais. Je savais pourtant ce qu’elle était. Il a suffi qu’elle me parle pour qu’elle devienne soudain la personne la plus merveilleuse du monde. Je pensais qu’elle méritait tout ce que les gens lui offraient. Il fallait que je la rende heureuse. Je ne pouvais concevoir que quelqu’un se permette d’aller à l’encontre de ses moindres désirs. J’aurais donné ma vie pour elle.

— Laisse tomber, Stannard », dit Deerbush. Il plissait les yeux, cherchant les bords de la route. Il voulait que Stannard se calme.

« Non, non. » Stannard secoua la tête. « Tu te rends compte de ce qui aurait pu arriver ? Elle m’a forcé à lui obéir ; elle aurait pu faire la même chose avec chacun d’entre nous. Bon dieu ! Imagine que nous ayons réussi à l’amener à Chicago. On serait tous devenus ses esclaves ! Tu n’aurais jamais pu l’arrêter. Nous aurions tous été contre toi. » Stannard se retourna pour contempler, fasciné, la banquette arrière sur laquelle Deerbush avait allongé Vi.

« Tu as bien fait, Todd. C’est ce que tu as fait de mieux dans ta vie ! »

Jamais Deerbush n’avait été aussi fatigué. Il se sentait hanté par Vi ; jamais il ne l’oublierait.

Il aperçut l’église à côté de la route ; sa flèche et ses murs dessinaient une forme fluide dans l’obscurité, forme qui ne se solidifiait que lorsque les faisceaux des phares touchaient les pierres vieillies par le temps. Il arrêta la voiture et sortit. Il ouvrit le coffre, puis fit quelques pas en direction de la grille rouillée qui entourait le cimetière. Après être resté immobile un court instant, il regagna la voiture. Il revint vers Stannard, portant un enjoliveur qu’il avait retiré à l’aide d’un gros tournevis pris dans la boîte à outils et le couvercle de la boîte elle-même.

« Ici, dit-il, nous pouvons utiliser ça pour creuser. »

Stannard chancelant sortit de la voiture. « Elle était comme une enfant susceptible, dit-il. Elle avait besoin d’amour. D’un amour complet et absolu. »

Deerbush lui mit l’enjoliveur entre les mains. « Ici, dit-il. Mettons-nous au travail et cessons de rabâcher.

— Oui, dit vaguement Stannard. Qui aurait pu lui résister ? Mais pourquoi n’est-elle pas restée avec toi ? »

Deerbush se pencha sur la banquette arrière, prit Vi dans ses bras et la sortit de la voiture avec toute la délicatesse dont il pouvait être capable. Il la berça tendrement.

« Toute sa vie elle a cherché, dit-il, le seul homme qui aurait pu vraiment l’aimer… et elle l’a trouvé… »

 

Traduit par ZENO BIANN.

And then she found him…

© Fantasy House, 1957.

© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.