Alan E. NOURSE
MON FRÈRE EN CAUCHEMAR
Comme les chemins de fer et l’aviation, l’astronautique a eu ses prophètes de malheur. Ceux-ci prédisaient soit que les problèmes scientifiques du vol dans l’espace s’avéreraient insolubles, soit que l’homme sombrerait dans la folie dès qu’il se trouverait plongé dans l’immensité du cosmos. À coup sûr, il y avait là une éventualité sur laquelle l’homme ne disposait d’aucune donnée comparative résultant d’expériences antérieures. Si l’on veut accoutumer l’homme à la peur, il faut inévitablement lui faire peur. Mais l’entraînement peut-il être utile s’il ne porte pas sur quelque chose d’aussi intense que la situation réelle dont on envisage l’éventualité ?
Au début, il ne lui vint même pas à l’esprit de se demander pourquoi il marchait dans ce tunnel, ou comment il était arrivé là, ou simplement quel était ce tunnel. Il marchait rapidement, à petits pas courts et réguliers. Il lui sembla soudain qu’il marchait depuis des heures.
Ce n’est pas l’obscurité qui l’ennuya en premier. Le souterrain n’était pas illuminé, mais il était suffisamment éclairé grâce à la faible luminescence bleuâtre qui émanait des parois. Devant lui, les murs s’allongeaient à perte de vue. Le tunnel mesurait à peu près trois mètres de large sur trois mètres de haut. Au-dessus de sa tête, les parois lisses formaient une voûte parfaite, doucement arrondie. Le sol semblait souple, répondant élastiquement sous la pression de ses pieds, et résonnant d’un bruit feutré et rythmé en parfaite harmonie avec son pas. C’était un son agréable et apaisant, et il songeait à peine à s’inquiéter de ce qu’il faisait là. En fait, c’était parfaitement évident. Aussi simple que possible. Il marchait dans un tunnel.
C’est alors que des filaments de questions et de doutes s’insinuèrent dans son esprit, et une grimace perplexe obscurcit son visage tranquille. Il s’arrêta brusquement. Immobile, en proie à une confusion croissante, il contempla furtivement les murs luminescents. Quel lieu incroyablement étrange, s’étonna-t-il. Un tunnel ! Il jeta un coup d’œil autour de lui. Puis il pencha la tête, tendant l’oreille un long moment jusqu’à ce que le silence pesant le fasse frissonner. Il renifla bruyamment, se gratta la tête et se retourna.
Je m’appelle Robert Cox, pensa-t-il, et je marche dans un tunnel. Il réfléchit quelques instants, essayant de se souvenir. Depuis combien de temps marchait-il ? Une heure ? Il secoua la tête. Cela devait faire plus longtemps. Ce qui était bizarre, c’est qu’il ne se rappelait pas quand il avait commencé à marcher. Comment était-il arrivé ici ? Que faisait-il avant de pénétrer dans le souterrain ? Un frisson d’inquiétude vrilla dans sa moelle épinière. Sa pensée talonnait aveuglément. Qu’était-il advenu de sa mémoire ? Dans son cerveau, il lui semblait que de petites portes se fermaient sèchement, barrant la route à ses souvenirs au fur et à mesure de leur progression. C’est ridicule, songea-t-il, de marcher dans un tunnel sans même savoir où il mène.
Il sonda intensément le silence. Tout à coup, il réalisa qu’il était absolument seul. Il n’y avait aucun bruit, pas un mouvement, pas le moindre signe d’une présence humaine, pas même un frémissement décelant une forme de vie quelconque. Les frissons le reprirent. Il s’avança précautionneusement vers une paroi et tapa dessus avec son poing. Un seul coup sourd. Pendant une infime fraction de seconde, un signal d’alarme retentit dans sa tête, l’avertissant froidement et implacablement d’un danger mortel. Il se força à rire tout bas, malgré son inquiétude. Il n’y avait vraiment aucune raison de s’alarmer. Il fallait bien qu’un tunnel ait une fin quelque part.
C’est à ce moment précis qu’il entendit le bruit. Le silence se déchira brusquement, comme fendu par un rasoir. Au début, ce ne fut qu’un son très faible, une sorte de sifflement extrêmement curieux, comme une sirène de bateau dans le lointain. Des bouffées de terreur envahirent son cerveau. Les yeux agrandis, il scruta les profondeurs du tunnel. Il écoutait de toutes ses forces, se retenant de respirer. La lumière ne diminuait-elle pas ? Ou était-ce sa vue qui le trahissait ? Il ferma les yeux et il sentit la lumière s’affaiblir au fur et à mesure que le sifflement se rapprochait et augmentait d’intensité. Mais à présent s’ajoutait un autre bruit, plus sourd, plus profond. Un grondement vrombissant d’une puissance telle qu’il submergeait le sifflement aigu et l’éteignait. C’est alors qu’il vit la lueur. Très loin dans le tunnel, une tache ronde de lumière jaune, en plein milieu du souterrain. La tache s’agrandissait de plus en plus en même temps que le grondement s’intensifiait. Ses yeux exorbités ne pouvaient se détacher de cette lumière jaune qui s’avançait vers lui. Un souffle de vent glacé ébouriffa soudain ses cheveux noirs. Une image horrible lui traversa l’esprit - l’image d’un homme coincé sur une voie de chemin de fer tandis qu’une sombre machine hurlante fonce sur lui, semblable à quelque monstre hideux émergeant de la nuit.
Un cri s’échappa des lèvres de l’homme. C’est un train ! Il n’y avait pas de rails, mais le train s’approchait à une vitesse vertigineuse, tel un démon vociférant ses menaces de mort. La tache de lumière de plus en plus brillante aveuglait l’homme. Le monstre avançait inexorablement. À présent, il remplissait tout l’espace du tunnel, crachant la fumée, le feu et la vapeur par toutes ses bouches, dans un sifflement assourdissant.
Dans un râle d’épouvante folle, Cox se jeta face contre terre, essayant désespérément de s’enfoncer dans le sol caoutchouteux du tunnel. Il avait tout oublié. Sa pensée n’était plus que peur; une peur horrible, aveuglante. La lumière grimpa démesurément, devint brillance et, accompagné d’une effroyable bourrasque, le rugissement grandit en un hurlement mugissant au-dessus de la tête de l’homme. Puis le tonnerre se transforma en un bruit métallique et rythmé de roues d’acier roulant sur des rails avant de s’évanouir progressivement dans le lointain.
Cox remua. Tous les muscles de son corps tremblaient sans qu’il puisse les contrôler. Il essaya de se mettre sur les genoux, tentant de retrouver l’usage de son cerveau. Ses paupières étaient hermétiquement closes. Et soudain, sous lui, il ne sentit plus la consistance souple et élastique du sol souterrain, mais une matière arénacée qui coulait entre ses doigts.
Il ouvrit brusquement les yeux et un cri étouffé sortit de sa bouche. Il n’y avait plus de tunnel. Il cilla plusieurs fois, refusant de croire ce que ses yeux voyaient. Il était à moitié enterré dans un sable brûlant, au milieu d’un immense désert de dunes jaunes, illuminé par un soleil cuivré dans un ciel pourpre. À moins de trois mètres de lui, un arbre de Judée tordu répondit à son clignement.
*
**
Deux hommes vêtus de blanc et une femme se trouvaient dans la pièce. Ils contemplaient l’homme aux cheveux noirs qui était étendu immobile sur le lit. Le soleil couchant éclaboussait à travers la fenêtre, projetant des rectangles de lumière dorée sur le dessus de lit blanc. L’homme était parfaitement immobile. Ses yeux clairs étaient grands ouverts, vitreux, oublieux de tout ce qui existait dans la pièce. Son visage était mortellement pâle.
La femme sursauta. "Je crois qu’il ne respire plus", souffla-t-elle.
Le plus grand des deux hommes la prit par l’épaule, l’obligeant doucement à se détourner. "Il respire, ne craignez rien, dit-il, d’un ton rassurant. Vous ne devriez pas être ici, Mary. Vous devriez rentrer chez vous et essayer de vous reposer un peu. Il se remettra très bien."
L’autre homme grogna avec mépris, son visage empourpré de colère. "Lui non plus ne devrait pas être là, siffla-t-il, désignant du doigt l’homme allongé. Je vous le dis, Paul, Robert Cox n’est pas l’homme qu’il nous faut. Je me fiche de ce que vous pouvez dire. Il ne s’en sortira pas."
Le docteur Paul Schiml respira profondément avant de se retourner. "Si Cox ne s’en sort pas, alors il n’y a personne dans tout le Centre médical Hoffman qui en soit capable - maintenant ou jamais. Vous le savez très bien.
- Je sais qu’il y a cinquante autres types ayant suivi le même programme d’entraînement qui étaient plus qualifiés pour cela que Bob Cox !
- Ce n’est pas vrai." La voix sèche du docteur Schiml claqua dans le silence de la pièce. "Rapidité de réactions, ingéniosité, opportunisme - aucun autre dans le groupe n’arrive à la cheville de Bob." Ses yeux, scintillant de colère, plongèrent dans ceux de son collègue. "Reconnaissez-le, Connover. Ce n’est pas le sort de Bob Cox qui vous tracasse. Vous vous faites du souci pour vous-même. Depuis le début vous avez peur, depuis que les premiers vaisseaux sont revenus sur Terre - et vous avez peur parce que vous êtes responsable d’un programme auquel vous ne croyez pas - et vous vous inquiétez de ce qui arrivera si Bob Cox ne s’en sort pas. Peu importe qui se trouve sur ce lit - vous auriez tout de même peur." Il grimaça de dégoût. "Eh bien, tranquillisez-vous. Si quelqu’un peut s’en sortir, Bob Cox est celui-là. Il le doit.
- Mais s’il ne s’en sort pas ?"
Le docteur Schiml le dévisagea un instant avec colère, puis il se détourna et s’approcha du lit. Il était difficile de déceler le moindre signe de vie sur l’homme étendu; seul l’imperceptible mouvement de sa poitrine signalait qu’il respirait encore. Du bout des doigts, le docteur inspecta doucement la petite incision sur le crâne d’où partaient une multitude de fils fins et brillants reliés au panneau lumineux à la tête du lit. Il inspecta le panneau et désigna brusquement quelque chose à Connover. "Voici déjà le premier", chuchota-t-il.
Pendant un moment, un léger bourdonnement parvint du panneau. "Un tunnel, siffla à voix basse Connover. Ce n’est pas bête. Mais quel dispositif..." Il fixa Schiml d’un regard effaré. "Il pourrait se tuer !
- Bien sûr, il pourrait se tuer. Nous le savons depuis le début.
- Mais lui ne le sait pas.
- Lui ne sait rien." Schiml désigna le tableau lumineux. "Vous trouvez simplement que ce n’est pas bête ? Mais pouvez-vous imaginer quelque chose de pire ?" Il étudia un moment les cadrans. "Il n’existe aucun endroit de part et d’autre où il peut se cacher - il lui faudra se coucher dessous."
Tous les trois fixaient le panneau, se retenant de respirer. Soudain, la femme éclata en sanglots irrépressibles, enfonçant son visage ravagé dans l’épaule du docteur. "C’est horrible, suffoqua-t-elle. C’est horrible... il ne peut pas s’en sortir. Il va être tué.
- Non, Mary, pas Robert. Pas après l’entraînement qu’il a reçu." La voix du docteur était sévère. "Mary, il faut que vous ayez confiance. Ceci est le test, le dernier. Il ne peut pas nous laisser tomber, pas maintenant..."
*
**
Tout autour de lui, il sentait le danger. Ce n’était rien de concret, simplement une voix profonde qui hurlait pour l’avertir d’un danger. Cox frissonna et leva les yeux vers le haut soleil cuivré. Son front ruisselait de sueur. Il faisait chaud ! Une chaleur moite qui semblait augmenter sans cesse. Il avait l’impression de fondre, comme s’il eût été de cire. Tous ses muscles étaient douloureusement contractés. Il se tenait en équilibre sur la pointe des pieds, ses yeux délavés fouillant les dunes jaunes et nues où, il le savait, le danger l’attendait.
C’est alors que l’arbre de Judée bougea.
Il hoqueta et fit un bond de quelques mètres en arrière. Tapi dans le sable, il fixait l’arbre avec des yeux épouvantés. Ce n’avait été qu’un faible mouvement des bras tordus de la chose - peut-être s’était-il trompé, peut-être son imagination lui avait-elle joué des tours. Peut-être était-ce l’air vibrant et tremblant de chaleur qui avait provoqué cette illusion. Cox grelottait.
Et soudain, il réalisa ! Le désert. Mais il était dans un tunnel - oui, c’était bien cela, un tunnel, et il y avait eu une lumière, et cette machine rugissante, et... que faisait-il ici ? Il s’assit lentement sur le sable, en prit une poignée et étudia avec une extrême curiosité les grains chauds qui coulaient entre ses doigts. Il n’y avait aucun doute - c’était bien le désert ! Mais pourquoi ? Et d’abord, comment était-il arrivé dans le tunnel ? Et quelle chose appartenant à un univers rationnel avait pu le transporter jusqu’ici ?
Son esprit luttait passionnément contre cet incroyable et vague écran qui bloquait sa mémoire. Il existait une réponse, il le savait. Il n’aurait pas dû se trouver là, quelque chose ne collait pas. Au fin fond de lui-même, il savait qu’il courait un terrible danger, mais lequel ? Tout cela était stupide ! Si seulement il pouvait penser, se souvenir un tout petit peu.
Ses épaules se contractèrent, et il frissonna. Ses yeux restaient fixés sur le petit monticule de sable jaune, de l’autre côté de la crête. Il arrivait à peine à respirer. Il attendait. Son esprit hurlait continuellement : danger, danger. Son regard ne quittait pas le monticule jaune. Et soudain la butte bougea ! Très rapidement, le temps d’un clignement d’œil. Puis elle se stabilisa de nouveau, quelques mètres plus près.
Pendant une fraction de seconde, elle s’était transformée en un chat - on ne pouvait s’y tromper - un grand chat jaune et sauvage. Et puis, c’était redevenu une butte de sable.
Cox rampa rapidement sur ses mains et ses genoux, de biais par rapport à la crête qui le séparait de la chose. Le sable lui brûlait la paume des mains et lui piquait les yeux, mais il se retenait de pleurer. Tous ses muscles étaient atrocement tendus. La chose bougea encore. Elle glissa furtivement le long de la pente, parallèlement à la reptation de l’homme. C’était grand, jaune, et pourvu de crocs. Elle se déplaçait gracieusement et rapidement, comme s’écoule de l’or en fusion. De petits yeux rouges le guettaient. Puis elle se figea de nouveau, se mélangeant au sable jaune et luisant.
Elle le traquait !
Une panique aveugle s’empara de lui. Il bondit sur ses pieds et dévala en courant la pente molle pour échapper. Ses yeux le brûlaient. Il continua à courir follement, jusqu’à ce qu’une dune le sépare de la créature diabolique. Il y eut un rapide et presque imperceptible mouvement jaune. Maintenant le chat des sables était derrière lui. Il semblait s’être rapproché d’une vingtaine de mètres en un instant. Il se tenait tapi dans le sable, haletant, affamé. Cox jeta un regard affolé autour de lui. Rien ! Rien que les dunes jaunes et ondulantes, le soleil de cuivre fondu, et le grand arbre de Judée tordu qui bougeait. Il se tourna brusquement et vit le chat des sables qui rampait vers lui, lentement, lentement. Il était à peine à une trentaine de mètres !
Suffoquant d’horreur, il fixa la créature, comme hypnotisé. Elle avait à peu près deux mètres et demi de long, avec des flancs maigres et musclés qui frissonnaient sous le soleil. Les yeux rouges étincelaient d’une haine sauvage. Elle avançait calmement, sûrement, avec la certitude de tuer sa proie. Cox s’efforçait de penser. Il essaya de vider son esprit de la peur et de la panique qui l’habitaient, de faire taire l’incroyable et hurlante épouvante qui le tourmentait. Il lui fallait courir, mais il en était incapable. La créature était trop rapide. Il avait conscience qu’elle ne pouvait exister; quelque chose dans son cerveau lui disait de ne pas y croire, qu’elle n’était qu’une illusion mais il sentait le sable crissant sous ses mains humides, et cela était réel - terriblement réel. Et le chat des sables s’approcha...
Grâce à un énorme effort de volonté, il s’élança, courut en zigzag le long de la pente et grimpa la dune suivante. Il jetait des coups d’œil effarés par-dessus son épaule pour suivre la progression de la chose. La créature le suivait à longues enjambées souples, ne se laissant pas distancer par ses fréquents changements de direction. Si seulement il pouvait se mettre hors de vue rien qu’un instant ! Il ne restait qu’une solution : si la créature n’était pas trop intelligente, ou du moins si son intelligence était obnubilée par la faim, peut-être était-il possible de l’amener à un schéma de réponses préconçues. Il courut trois mètres sur la droite, s’arrêta une seconde, et repartit vers la gauche, se dirigeant vers l’énorme bloc de pierre qui se tenait, telle une sentinelle, sur le somment de la dune suivante.
Le chat des sables le suivit... trois mètres à droite, trois mètres à gauche. Cox recommença son manège - à droite - à gauche. Maintenant il savait que la bête répondrait comme il l’avait prévu. Il courut longuement, s’éloignant d’abord du rocher, puis revenant vers lui. La créature se rapprochait; maintenant elle n’était plus qu’à une vingtaine de mètres. À chaque pas, la distance entre eux diminuait. Cox était hors d’haleine. Il s’efforça de reprendre sa respiration et de dominer ses nerfs. Il était un homme mort s’il laissait la panique s’emparer de lui, il le savait. Il grimpa précipitamment le versant de la dune, s’écartant du bloc de pierre, puis il bifurqua brusquement vers la droite, de façon que le rocher se trouve entre lui et la bête. Il l’atteignit finalement et se pencha peureusement pour regarder derrière lui.
Son cœur et son cerveau bouillonnaient d’affolement. Lentement, très lentement, le chat des sables gravissait la pente, scrutant la direction que l’homme avait prise. Il passa le sommet de la dune en rampant. Tout en lui était effroyable : son regard fixe et cruel, le grondement rageur qui montait de sa gueule dégoulinante de bave. Cox fouilla nerveusement dans le sable autour de lui. Il découvrit un gros caillou ayant à peu près la taille d’une brique et s’en saisit. Puis il inspira profondément et s’avança avec précaution vers le monstre jaune. Dans le doux sable chaud, ses pas ne faisaient aucun bruit. Quand il estima être assez près, il se précipita, porté par la peur et la fureur, et assena de toutes ses forces la pierre sur la gueule de la bête. Le chat des sables rugit atrocement et tourbillonna sur lui-même, ses griffes battant l’air. Son haleine chaude et fétide fit monter un haut-le-cœur aux lèvres de l’homme, mais il continua à frapper encore et encore le crâne plat de l’ignoble créature. Des griffes acérées comme des poignards labouraient son côté. Finalement, le chat poussa un cri, s’enroula sur lui-même, et s’abattit dans une ultime convulsion.
Tout aussitôt ce fut l’obscurité, et l’homme sentit un vent d’hiver qui lui piquait le visage. Devant ses yeux, les étoiles scintillaient dans l’air gelé de la nuit. Le chat des sables, le désert, l’arbre de Judée, tout avait disparu. Il était couché dans un fossé, à moitié enterré dans une boue glacée. Son flanc saignait abondamment.
Il regarda autour de lui et frissonna. Il se trouvait au fond du fossé, son corps baignant dans une eau en partie gelée. Il vit la berge au-dessus de lui, surmontée d’une petite clôture métallique. Une route ! Il rampa douloureusement et jeta un regard inquiet par-dessus le talus. La bande de métal poli brillait sous le clair de lune. Des rafales glacées de vent et de neige lui mordirent les oreilles et lui firent monter les larmes aux yeux. Celles-ci gelèrent instantanément sur ses cils. L’air était si vivement froid qu’il lui brûlait les poumons; respirer était presque intolérable.
Il entendit au loin un grondement sourd et la route se mit à vibrer comme si des véhicules gigantesques approchaient. Instinctivement, Cox s’abaissa, ne laissant dépasser que le haut de sa tête. Immobile, il vit défiler devant lui une longue théorie de grotesques monstres métalliques rugissants. Leurs champs de force les entouraient d’un halo de fluorescence livide. Aucun signe de vie n’apparaissait à bord. Ils avançaient inexorablement sur la voie luisante. Cox remarqua les bizarres tourelles et les superstructures qui se détachaient sur le pâle ciel nocturne. Des canons, pensa-t-il. Ces machines étaient des sortes de tanks occupés à une pesante et bruyante course de mort. Quand le dernier fut enfin passé, Cox se hissa avec précautions sur la route. À ce moment, un coup de tonnerre vibra dans ses tympans et aussitôt il commença à pleuvoir. C’était une pluie étrange de grosses gouttes glacées qui s’écrasaient sur lui avec la force de balles de mitraillette, le criblant cruellement. Il fut tout de suite trempé. Il trembla misérablement, égaré et désorienté. Si seulement il pouvait trouver un endroit où il pourrait réfléchir, quelque part où se reposer, se ressaisir, et essayer de panser sa blessure. Dans les ténèbres, de l’autre côté de la route, il crut distinguer les ruines désolées d’un bâtiment se dessinant sous la lugubre voûte céleste. Dans une souffrance de tout son être, et avec une infinie lenteur, il traversa en rampant la glaciale voie d’acier et dégringola dans le fossé de l’autre côté. Ses pieds commençaient à s’engourdir et la douleur dans son flanc le tenaillait horriblement. Néanmoins, bandant toute son énergie pour atteindre un abri, titubant et trébuchant, il arriva aux ruines.
C’était un bâtiment, ou du moins, cela en avait été un, jadis. Deux murs avaient été détruits comme par une explosion et le toit s’était fracassé. Mais un mur était resté intact; il se dressait comme une sentinelle décharnée veillant dans le noir. L’intérieur avait été ravagé par le feu, et Cox dut pousser sur la porte pour la dégager des détritus et des débris. Il arriva finalement à l’ouvrir. Les gonds tordus et rouillés grincèrent sinistrement. Il finit par découvrir un coin sec et dénicha un morceau de couverture parmi les déchets, puis il se laissa tomber. Il secoua la tête, essayant désespérément de s’orienter.
Sa blessure ne saignait plus. Un rapide examen lui révéla quatre sillons rouges qui descendaient jusqu’à sa cuisse. La chair n’était pas entaillée très profondément, mais cela n’avait pas bonne mine. Quatre sillons - le chat ! Bien sûr, le chat des sables l’avait griffé dans un ultime sursaut de rage. Cox se laissa aller en arrière et fourragea dans sa chevelure noire avec ses mains sales. Il ne s’était pas battu ici contre le chat de sable. Cela s’était passé dans le désert. Mais avant, il y avait eu un tunnel, avec un train rugissant qui avait foncé sur lui. Un train qui ne roulait pas sur des rails. Et maintenant - ce monde glacé, ravagé par la guerre.
Tout cela ne collait pas. Il se força à se rappeler ce qui était intervenu dans l’intervalle. Rien, semblait-il. Il avait glissé d’un univers dans un autre en l’espace d’une fraction de seconde. Mais c’était impossible ! On ne pouvait passer ainsi d’un lieu à un autre tellement différent. Lui, du moins, ne pensait pas que ce fût possible.
Il entendit sa respiration, rapide et sèche, qui résonnait dans le silence des ruines. Il se trouvait là. Ce bâtiment était réel, ce froid glacial et l’obscurité aussi étaient réels. Et sa blessure, n’était-elle pas réelle ? Et pourtant, il n’avait pas été blessé ici; cela était arrivé quelque part ailleurs. Comment était-il parvenu ici ? L’avait-il désiré ? Il secoua la tête rageusement. C’était ridicule ! Il se souvenait de trois lieux différents. Il fallait qu’ils aient quelque chose en commun, un quelconque dénominateur commun. Qu’avait-il découvert dans ces trois univers qui fût semblable ? Quel était le lien qui les unissait ?
Le danger ! Il se dressa subitement, essayant de percer l’obscurité. C’était cela ! Un tunnel et le danger. Un désert et le danger. Maintenant, ce lieu sinistre et hostile, et le danger ! Ce n’était pas un danger général, mais un danger uniquement dirigé sur lui. Un danger pur, nu, à l’état brut.
Sa pensée tourbillonnait. Il lui fallut se calmer avant de pouvoir réfléchir. Il lui semblait que le danger avait occupé toute sa vie. La seule chose dont il pouvait se souvenir était ce danger, comme s’il n’avait jamais connu que lui. Cela pouvait-il être vrai ? Instinctivement, il savait que c’était impossible. Avant, quelque part ailleurs, il avait dû connaître la paix, l’amour, le bonheur. Mais toujours en surimpression s’inscrivait dans son esprit cette conscience absolue d’une mort imminente, la certitude qu’il pouvait mourir là, à n’importe quel instant, soudainement. Et il savait que seules ses ressources propres pouvaient le sauver.
Il avait l’impression de répéter des mots qu’il savait déjà par cœur. Quelqu’un lui avait déjà dit cela. Ce n’était pas une idée originale née de son cerveau. C’était une pure redite, une information préenregistrée, quelque chose qu’on lui avait appris !
Se pourrait-il que ce fût Mary qui le lui ait dit ?
Il sursauta. Mary ! Dans un état d’excitation enfiévrée, il répéta le nom plusieurs fois. C’était elle le chaînon manquant, Mary, sa femme ! Ce mot lui en rappelait d’autres : paix, chaleur, tranquillité, amour. Mary était sa femme. Avec elle, il avait connu la signification de ces mots : chaleur, paix, amour, tranquillité. Et maintenant ils étaient enfouis dans quelque coin perdu de sa mémoire. Soudain, il revit le tendre visage de sa femme, la profondeur de son amour dans ses yeux sombres, la chaleur de ses bras autour de lui, la paix et le bonheur que procuraient ses baisers, et ses doux murmures heureux. Il se sentit brûler d’une joie rayonnante. Quelque part, il y avait eu Mary qui l’aimait plus que tout au monde.
Le vent se mit à siffler dans les ruines, mouillant son visage de neige fondue. Ici, il n’y avait pas de Mary. Il ne savait pas pourquoi, mais il était ici, et il était en danger. Et ici, il n’y avait ni chaleur ni amour. Il reprit brutalement contact avec la réalité. Il n’avait pas voulu venir ici. Cela ne pouvait pas être de sa propre volonté. Il ne restait donc plus qu’une réponse. Il avait été mis ici.
Son esprit s’empara de cette idée et il tressaillit. La pensée se glissa en lui comme une main dans un gant, comblant d’un seul coup le vide horrible dans lequel il se débattait. Oui, c’était bien cela ! Pour quelque raison inconnue, il avait été amené ici. Il ne sautait pas d’univers en univers de son propre gré, on le changeait de lieu, contre sa volonté, contre lui. On le déplaçait de danger en danger, comme une pièce d’échecs dans quelque ignoble jeu de mort. Mais personne ne le touchait, personne n’était près de lui. Comment pouvait-on le déplacer ? Il frissonna longuement quand la réponse lui parvint, et sa main se mit à trembler. Pourtant, c’était évident. Les changements avaient lieu dans son propre esprit.
Il frotta son menton râpeux. Si c’était bien cela, alors toutes ces choses ne s’étaient pas réellement passées. Il ne s’était pas vraiment trouvé dans un tunnel. Il n’y avait pas vraiment eu de chat de sable. Il n’était pas réellement couché là, glacé, recroquevillé dans un coin humide, sentant le froid mortel grimper le long de ses jambes. Il repoussa l’idée avec une flambée de colère. Il n’y avait pas de doute possible, tout cela était vrai, trop vrai ! Les traces de griffes sur son flanc étaient réelles. Il savait, avec une certitude absolue, que le chat des sables avait réellement existé. Il savait que le chat l’aurait tué si lui ne l’avait pas tué avant. Et qu’il serait réellement mort.
Vous pouvez mourir. Seules vos propres ressources peuvent vous sauver. Qui avait dit cela ? Il y avait eu un programme, il s’en souvenait. Quelque part, on l’avait entraîné en vue de quelque chose. Quoi ? Quelque chose d’extrêmement important. Sa pensée errait à tâtons dans l’obscurité, luttant pour transpercer le brouillard opaque de sa mémoire. Cette phrase - oui ! Il y avait un homme... petit... le visage rouge, et un plus grand, maigre, vêtu de blanc... Schiml ! C’était Schiml qui avait prononcé ces mots. C’était Schiml qui l’avait placé là !
Comme dans un éclair, le voile se déchira. Il crut apercevoir clairement la vérité de toute l’histoire. Il était en danger, et il fallait qu’il en vienne à bout. Mais il n’était pas censé savoir qu’il n’était pas réellement en danger ! Il avait suivi un long programme d’entraînement. Il y avait eu Connover, Schiml, et tous les autres. Maintenant il était seul. Mais rien, rien ne pouvait vraiment le blesser, parce que tout ce qui lui arrivait n’était qu’invention de son imagination.
Il frissonna dans le froid. Il n’arrivait pas tout à fait à y croire.
*
**
Le docteur Schiml s’assit sur la chaise et essuya ses sourcils où perlaient des gouttes de transpiration. Ses yeux brillaient d’excitation tandis qu’il contemplait la forme pâle étendue sur le lit. Il reporta son regard sur le visage rouge de Connover. "Il a passé le premier cap, dit-il d’une voix rauque. J’étais sûr qu’il réussirait."
Connover approuva d’un hochement de tête. Ses yeux restaient fixés sur le tableau, à la tête du lit. "Oui, il a passé le premier cap, grogna-t-il. Il a réussi à comprendre d’où étaient issus ses différents environnements. Ce n’est pas extraordinaire."
Le regard de Schiml flamboya. "Quand nous avons élaboré le test, vous n’avez même pas cru à une telle éventualité. Pourtant, vous voyez bien qu’il a réussi. Il passera les autres caps aussi."
Connover se retourna nerveusement vers le docteur. "Comment s’y prendra-t-il ? Il ne possède aucune information ! N’importe quel idiot, placé dans de telles circonstances, peut déduire que les situations qui se présentent à lui ne sont ni plus ni moins que des phénomènes mentaux subjectifs. Mais si vous vous attendez à ce qu’il aille plus loin dans cette ligne de raisonnement, vous vous trompez grandement. Vous demandez l’impossible. Il n’a pas assez de souvenirs de la réalité pour construire ses défenses.
- Il a Mary, vous, moi, répondit le docteur, d’un ton sec. Il sait qu’il participe à un programme d’entraînement, et il sait qu’il est testé. Maintenant, en plus, il sait qu’il vit les cauchemars nés de son propre esprit. Il faut qu’il découvre le reste.
- C’est justement ce qu’il sait, insista Connover, qui multiplie par mille le danger. Il va être mis en confiance, il va se montrer imprudent..."
La femme remua. Ses yeux rougis restaient fixés sur l’homme allongé, mais elle semblait ne pas le voir. Son visage était livide et tiré. Elle considéra sombrement le docteur. "Connover a raison, dit-elle. Il n’a aucun moyen pour comprendre. Il peut très bien rester là, et se laisser aller à..." La fin de sa phrase se brisa en un sanglot étouffé.
"Mais, Mary, ne vous rendez-vous pas compte que c’est exactement cela que nous devons découvrir ? Il faut que nous sachions si l’entraînement est valable. C’est vrai, il peut se montrer imprudent, mais pas longtemps. Souvenez-vous du chat. Il l’a blessé. Il l’a réellement blessé. Il passera le prochain cap. Il sera peut-être blessé au début, mais il s’en sortira."
Le visage de la jeune femme s’empourpra de colère. "Mais il peut en mourir ! Vous lui demandez trop. Ce n’est pas un surhomme. Il n’est qu’un simple être humain, sans défense, comme n’importe qui. Il ne possède pas de pouvoirs magiques !"
Le docteur était blême. "C’est vrai. Mais il possède certains pouvoirs non magiques, des pouvoirs que nous lui avons enseignés depuis un an. Il va lui falloir les utiliser, c’est tout. Il va y être obligé."
Les yeux sombres revinrent sur la forme immobile étendue sur le lit. "Que voulez-vous encore prouver ? demanda-t-elle doucement. Que faudra-t-il encore qu’il endure avant que vous arrêtiez et que vous le rameniez ?"
Le regard de Schiml glissa sur Connover et se posa sur Mary. Un léger sourire flotta sur ses lèvres. "Ne vous inquiétez pas, dit-il gentiment, j’arrêterai assez tôt. Dès qu’il aura passé les épreuves nécessaires. Mais pas avant.
- Et s’il ne réussit pas ?"
Elle ne vit pas la main du docteur trembler tandis qu’il réglait les cadrans sur le tableau. "Ne vous inquiétez pas, répéta-t-il. Il réussira."
*
**
Petit à petit, l’engourdissement gagna les jambes de Robert Cox. Il était couché sur le sol froid et sale, ses yeux fouillant inlassablement l’obscurité des ruines. Ses récentes déductions l’avaient puissamment détendu. Il respirait à présent plus librement, et il sentait son esprit se libérer lentement de l’atroce tension qui l’avait jusque-là habité. Il savait avec certitude qu’il ne se trouvait pas dans la réalité. Cet endroit glacial et hostile n’était pas réel. Ce n’était que quelque horrible cauchemar surgi des profondeurs de son subconscient, matérialisé pour quelque raison qu’il n’arrivait pas à élucider, mais qui lui était proposé comme une ignoble et affreuse imitation de la réalité. Au fond de lui, quelque chose lui murmurait qu’aucun danger réel ne le menaçait vraiment. Ce sentiment d’inquiétude qui l’obsédait était faux. Un atroce supplice appartenant à cet univers non réel dans lequel il se mouvait. Ils le testaient, c’était évident, bien qu’il ne parvînt pas à percer l’écran brouillé de sa mémoire pour découvrir pourquoi ils le testaient, dans quel but. Quoi qu’il en fût, il avait réalisé la fausseté de cette pseudo-réalité; maintenant, cela allait se terminer. Il ne pouvait plus être trompé. Il se sourit à lui-même. Sachant ce qu’il savait, il ne courait plus de danger. Plus de danger réel, en tout cas. Même sa blessure au côté était un effet de son imagination, elle n’existait pas réellement.
Et pourtant, le froid poursuivait son labeur insidieux dans ses jambes - les engourdissant - pénétrant de plus en plus haut dans son corps. Il ne bougeait plus. Il se contentait d’attendre. Étant donné que le test était terminé, ils n’allaient pas tarder à le ramener à la réalité.
Acérée et glacée comme une lame de microtome, quelque chose taillada son cerveau. Cela fut rapide et subit. Aucun avertissement n’avait signalé l’approche du danger. Il hurla, et son esprit se tordit et se contorsionna sous la douleur. Il essaya de se redresser, mais ses muscles paralysés refusaient de lui obéir. Un second coup, encore plus sauvage, plus pointu, plus précis, vint le frapper avec une telle puissance qu’il sectionna presque le cerveau. Il hurla encore, les yeux fous de douleur, se roulant sur le sol. Il se tendit de toutes ses forces, se raidissant contre l’attaque qui allait venir et, quand elle vint, tout son corps se crispa comme pour aider son énergie mentale à se regrouper pour former un rempart protecteur.
Le haut de son corps se tordit et se convulsa frénétiquement, désespérément, démentiellement, pour tenter de se redresser et s’enfuir, mais c’était inutile. Son visage exsangue grimaçait dans les détritus et la pourriture. Une autre attaque survint, lacérant et déchirant son cerveau avec une sauvagerie impitoyable qui le glaçait et l’épouvantait. Il se tortilla sur le sol et rampa vers la porte, ses yeux fous essayant de percer l’obscurité.
Il distingua difficilement la forme grise d’un des monolithes d’acier qu’il avait vus sur la route quelques instants auparavant. La chose était immobile, arrêtée sur la toundra rocailleuse et glacée du terrain vague, auréolée, telle une apparition fantomatique, par une lueur spectrale. Cox sut que le danger venait de là. C’était ce monstre qui l’attaquait avec une si incroyable férocité, le blessant avec ces effroyables projectiles paralysants qui l’ébranlaient de fond en comble, corps et âme. Il lutta pour essayer d’ériger quelque barrière mentale contre cette nouvelle terreur. Il avait eu tort : il pouvait être blessé. Le test n’était pas terminé - mais pourquoi cette torture horrible et inhumaine ? Et les coups se succédèrent, et il hurla et se tordit atrocement dans l’attente du prochain dans une agonie anticipée, puis encore du prochain.
Soudain, il se sentit glisser dans un puits de chaleur douce et veloutée, de tendresse suave, de délicieuse béatitude. Son esprit léger et apaisé se balançait aux sons de la musique apaisante et incantatoire qui jouait dans sa tête. Il plongeait avec bonheur dans le piège, quand un éclair démoniaque venu de nulle part éclata dans son crâne, le projetant au sol dans un bond d’agonie. Non, non, non, criait son esprit, ne te laisse pas aller, bats-toi ! Et il lutta pour reconstituer ses maigres défenses, essayant faiblement de combattre l’ignoble et atroce douleur. Ce n’est pas réel, songea-t-il, cela n’existe pas réellement. Ce n’est qu’un cauchemar, ridicule et impossible. Je ne, peux pas être blessé - et pourtant il était blessé et il souffrait terriblement. C’était insoutenable ! Ensuite - un autre coup le frappa, encore plus mordant, plus vrillant - comme des serres aiguës déchirant et arrachant son cerveau - au-delà de ce qui était humainement supportable.
Il allait mourir ! Il le sut en un atroce éclair de lucidité. La chose qui se tenait dehors dans le terrain vague allait le tuer, le mettre en pièces, le réduire en une masse lamentable de protoplasme tremblotant, sans esprit, sans vie - comme les hommes qu’il avait vus revenir à bord du vaisseau.
Il hoqueta et respira avidement. Il eut l’intuition qu’il venait d’ajouter un maillon qui lui manquait. Le vaisseau - le vaisseau cosmique - il l’avait vu, il y avait longtemps de cela. Quelque part dans un coin éloigné de son cerveau, il retrouva l’image du vaisseau qui était revenu sur sa planète mère, la Terre, après tant d’années. Ce n’était plus qu’une carcasse décharnée et tordue, ramenant des épaves d’hommes broyés. Ceux qui avaient fièrement commencé le voyage n’étaient plus qu’à peine vivants, rapportant l’enregistrement d’inimaginables horreurs, et seuls des balbutiements inintelligibles et des filets de bave franchissaient leurs lèvres. Ils étaient partis vers les étoiles et avaient rencontré une sauvagerie autre contre laquelle ils étaient impuissants - et ils n’avaient quitté leur léthargie que pour tomber dans une démence brutale et hurlante à l’idée de ne jamais, jamais revenir.
Était-ce pour cela qu’il était testé ? Était-ce pour cela qu’il avait été entraîné ? Pour être soumis à cette dévastation mentale, à ces épreuves insoutenables ? Une autre attaque le paralysa, lui ôtant les faibles forces qui lui restaient, effaçant toutes les images de sa mémoire. Était-ce cela que ces hommes avaient affronté ? Était-ce cela qui les avait détruits, alors qu’ils se trouvaient infiniment loin de chez eux, désespérément seuls sur quelque monde autre ? Ou bien était-ce autre chose, quelque torture cent fois plus horrible ? Il tournoya sur lui-même en hurlant. La rage bouillonnait en lui. Il prit conscience que ce danger, qu’il fût un produit ou non de son imagination, était réel - si horriblement réel qu’il allait le déchiqueter totalement, une fois qu’il aurait atteint le point limite d’endurance au-delà duquel il n’existait que la mort.
Froidement, il se mit à la recherche d’une arme, luttant délibérément pour dresser un bouclier capable d’arrêter ces hideuses attaques. Il fallait combattre l’horreur par l’horreur, quitte à mourir en se battant si cela était nécessaire. Sombrement, il ferma son esprit à tout ce qui n’était pas haine et peur, draguant dans le puits de l’horreur et de l’exécration pour y trouver quelque chose qui puisse contrebalancer et abattre la monstruosité qui le menaçait. Poussant un cri de rage, il expulsa des images pestilentielles chargées de tout ce qu’il connaissait de sauvagerie, de violence infernale, de haine, de destruction, d’hostilité démoniaque, rendant coup pour coup, implacablement.
Ils pouvaient essayer de le tuer; il savait qu’ils pouvaient le tuer, mais il les combattait de toutes les forces d’énergie mentale qu’il puisait en lui. Les mouvements et fluctuations des émanations lumineuses autour de l’horrible machine matérialisaient les différents stades de la lutte à mort entre l’homme et le monstre. Le champ s’élevait, oscillait d’avant en arrière, ou de haut en bas. Puis, soudain, Cox entendit un hurlement démentiel qui décrut progressivement - un hurlement porteur de peur, de défaite et de haine autres.
Et dans le silence, il se laissa tomber exténué sur le sol. Ses lèvres remuaient faiblement, répétant inlassablement : "Je dois les tuer, ou eux me tueront... eux me tueront... eux me tueront..."
*
**
Les sanglots de la jeune femme se faisaient écho entre les parois de la chambre silencieuse. "Oh, arrêtez !" implora-t-elle. "Arrêtez, Paul, je vous en supplie - il ne peut pas continuer. Oh ! c’est horrible...
- Pour moi aussi, cela suffit", grinça Connover. Son visage était livide, comme s’il eût été malade.
"Comment pouvez-vous continuer ? demanda-t-il d’une voix rauque.
- Ce n’est pas moi qui continue, répondit tranquillement le docteur Schiml. Ce n’est pas moi qui élucubre toutes ces horreurs. Je me contente d’envoyer de faibles stimuli dans certaines parties de son cerveau. Rien de plus. C’est lui qui fait le reste."
Mary se tourna vers lui, l’air hargneux. "À qui voulez-vous le faire croire ? Comment pourrait-il se trouver de telles... abominations dans son cerveau ? Tout cela n’a rien à voir avec Robert, vous le savez parfaitement. Robert est doux, pacifique, tendre - comment de tels cauchemars existeraient-ils dans son esprit ?
- Tout le monde possède ses propres cauchemars, Mary. Même vous. Et tout le monde porte en soi d’ignobles instincts de mort.
- Mais il a passé tous les caps que nous avions prévus, cria Connover. Que désirez-vous de plus ?
- Quelques-uns des caps, corrigea sèchement Schiml. Connover, voulez-vous vraiment que tous ces mois de travail ne servent à rien ? Bien sûr, il a déjà parcouru un long chemin. Il a réalisé qu’il vit au milieu de dangers qui peuvent le tuer. Ceci était particulièrement important. Il a aussi compris pourquoi il était testé, bien qu’il ne l’ait pas réalisé de façon tout à fait rationnelle. Il commence à apercevoir pourquoi les hommes des vaisseaux ont échoué. Il sait qu’il doit vraiment se battre pour survivre. Oui, il a parcouru un long chemin depuis ses premières déductions - un chemin remarquablement long. S’il n’avait pas été entraîné, il n’aurait même pas survécu au tunnel. Mais nous ne pouvons pas arrêter maintenant. Il n’a même pas encore atteint l’épreuve la plus vitale. Il est trop fort, trop confiant - pas assez désespéré. Je ne peux pas l’aider, Connover. Il faut qu’il s’en sorte tout seul.
- Mais il ne survivra pas à une autre attaque comme la dernière ! rétorqua vivement Connover. Aucun homme n’en serait capable, entraîné ou non. Paul, vous le laissez délibérément se tuer lui-même. Personne, personne, ne pourrait résister à...
- Pourtant, il le lui faudra bien. Les équipages des vaisseaux ont été incapables d’affronter et de supporter ce qu’ils ont découvert là-bas. C’est pourquoi ils sont revenus dans un tel état."
Le visage de Connover était bouleversé. "Alors, je m’en lave les mains. Je vous somme d’arrêter tout de suite. Si cet homme meurt..." Il fixa durement le docteur. "Je n’en serai pas responsable.
- Mais vous aviez accepté...
- Eh bien, je n’accepte plus ! Cela va trop loin."
Schiml le considéra d’un regard dégoûté. Il soupira.
"Si c’est ainsi que ça doit se passer, alors..." Il jeta un coup d’œil vers la femme en pleurs. "J’en prends toute la responsabilité. Mais il faut que nous en finissions !
- Et s’il meurt ?"
Les yeux de Schiml semblaient fixer le vide. "C’est très simple, dit-il. S’il meurt, nous n’aurons plus aucune chance. Il n’y aura plus jamais de vaisseaux cosmiques."
*
**
Il n’aurait su dire combien de temps il était resté inconscient. Il releva difficilement la tête, grimaçant sous la douleur qui lui transperçait le cerveau. Il cilla plusieurs fois devant le reflet de lui-même ondulant sur le mur d’acier poli comme un miroir. Il écarquilla les yeux, effrayé de se reconnaître dans l’image qui s’était stabilisée. Oui, c’était bien lui, Robert Cox, ses cheveux noirs plaqués par la boue séchée, son visage sale marqué de cicatrices livides et sinistres, ses yeux rougis par la fatigue et l’épuisement. Avec un grognement, il roula sur le sol poli et luisant. Son regard semblait affolé. Il tâta son côté délicatement; la douleur était toujours présente, se réveillant sous le contact de ses doigts tremblants. Sa tête le faisait souffrir atrocement. Mais cette pièce...
C’est alors qu’il réalisa qu’il s’était passé un autre changement. La chambre était hermétiquement close, sans une ouverture, sans une fenêtre ou la moindre fente. Elle-était petite et basse, de forme hexagonale - chacun des murs poli comme un miroir, le plafond et le sol reflétant aussi son image. Il se dressa péniblement sur ses pieds, reniflant la faible odeur aiguë de l’ozone. Dans les miroirs, simultanément, des centaines de Robert Cox se dressèrent péniblement sur leurs pieds, se contemplant stupidement et mutuellement les uns les autres. Des centaines de Robert Cox hagards, sinistres, se reflétant et se re-reflétant d’angles en angles, en haut, à droite, en bas, à gauche, derrière et devant lui, dans l’incandescence brillante de la pièce.
Et il entendit le cri, un cri d’agonie, long et perçant qui se répercuta sur les parois de la chambre, lui crevant presque les tympans. Il retentit à nouveau, cette fois plus fort, plus perçant. Instinctivement, Cox se boucha les oreilles avec les mains, mais le cri traversa l’obstacle, lui broyant le crâne. Puis, derrière le hurlement, lui parvint un lourd bruit grinçant et pénétrant, un grattement persistant comme aurait pu en produire une énorme meule en action. Le hurlement revint, encore plus fort, encore plus oppressant, et un sifflement vrillant s’ajouta aux grincements de la machine. Alerté, Cox vint se placer au centre de la pièce. Les muscles bandés, il attendit, se tenant prêt à affronter n’importe quelle attaque ou toute chose qui viendrait le menacer. Dans les profondeurs de son cerveau, une immense lassitude se développait lentement, accompagnée d’une colère latente - contre lui-même qui subissait cette torture toujours renouvelée, contre le docteur Schiml, contre Connover, contre tous ceux qui participaient d’une façon ou d’une autre à cette ignominie. Que cherchaient-ils ? À quoi rimaient toutes ces attaques, cette horreur en perpétuel changement ? Pourquoi était-il exposé à de tels dangers qui pouvaient si facilement le briser et le tuer ? Il se sentait atrocement faible - un terrible pressentiment lui disait qu’il ne pourrait continuer, qu’il approchait de ses limites, qu’il devrait bientôt s’allonger pour mourir. Planté rageusement sur le sol, les poings fermés, il attendait. Jusqu’où un homme pouvait-il aller ? Que cherchaient-ils, que lui voulaient-ils tous ? Et par-dessus tout, quand allaient-ils arrêter ce supplice ?
Il regardait paresseusement le miroir devant lui, quand soudain il réalisa quelque chose qui le fit vaciller sur place. Un long frisson le parcourut tout entier. Il cligna nerveusement des yeux devant l’image, puis il se tâta d’un air incrédule. Quelque chose lui arrivait. Il n’était plus le même !
Un autre cri transperça l’air. Un gémissement horrible et strident, né de la douleur et de la torture. Cox tressaillit violemment. Son image se déformait, se fondant et se tordant devant ses yeux fascinés. Il vit ses doigts devenir mous, se rouler et s’entortiller sur eux-mêmes comme un amas visqueux et tentaculaire de vers grouillants. Il arracha ses yeux du miroir et fixa éperdument ses mains - et un hurlement jaillit de sa propre gorge. Son cri se répercuta sur les miroirs, comme si tous ses doubles hurlaient eux aussi, se moquant de lui. Non, pensa-t-il, non - cela ne peut pas arriver, c’est impossible ! Et ce grincement sinistre et persistant - quelle pensée monstrueuse avait glissé du sable dans les rouages de la machine ? Et ces cris, de plus en plus fréquents, de plus en plus perçants. La pièce vibrait littéralement autour de Cox. À présent, c’était son bras qui se déformait, se contorsionnant comme quelque chose dotée d’une existence autonome.
Il fallait qu’il sorte de cet endroit ! Dans un cri de rage impuissante, il se jeta contre un miroir qui résonna longuement sous le choc, l’envoyant rouler sur le sol. Son esprit s’affolait, cherchant une issue. Son regard fouillait intensément autour de lui, mais il n’y avait pas de porte, rien que des miroirs. Des miroirs qui poursuivaient leur œuvre de destruction sur son bras, de plus en plus haut, vers son épaule. Chaque mur semblait être le reflet de milliers d’autres. Rampant sur ses genoux et sur ses mains, il fit le tour de la pièce - il y avait quatre murs, ou cinq, ou six - ou bien était-ce sept ou huit ? Il ne savait plus. Peut-être avait-il fait plusieurs fois le tour ? Il n’aurait su le dire. Chaque regard le ramenait sur cette chose horrible et mouvante, là où aurait dû se trouver son bras. Finalement, par un effort de volonté surhumain, il saisit la masse grouillante avec sa bonne main et l’arracha. Comme un tas de gelée animé de vie, elle continua à se contorsionner, à palpiter, se fondant sans cesse sur elle-même pour se transformer encore. Cox ne pouvait en détacher ses yeux agrandis d’horreur.
Soudain une pensée lui traversa l’esprit. Il s’accrocha désespérément à elle comme un naufragé à une bouée. La réflexion ! Il ne voyait que des reflets ! Il ne pouvait pas vraiment compter les murs. Il ne pouvait avoir aucune certitude. Il fallait qu’il sorte de cette pièce, il fallait qu’il sorte ! Il ferma les yeux. La lumière rougeoyante filtrait à travers ses paupières baissées. Les cris perçants devinrent encore plus présents. Lentement, douloureusement, il glissa à reculons jusqu’à une des parois. Les yeux hermétiquement clos pour ne plus voir les miroirs, il tâta la surface unie avec sa main valide.
Une fente. Il fallait la suivre. C’était lisse et froid - donc du métal. Un bouton ! Un bouton de porte ! Il le tourna, laissant échapper un cri qui était en même temps un sanglot de soulagement. Il sentit dans son dos la paroi s’ouvrir. Aussitôt, les yeux toujours fermés, il se glissa dehors sur un sol dur et rugueux, et claqua la porte derrière lui. Il resta ainsi à quatre pattes, haletant, tandis que les grincements et les cris s’éteignaient au loin, le laissant dans un silence absolu, presque palpable.
Il y avait de la lumière. Il ouvrit les yeux et les referma aussitôt dans un réflexe de frayeur, son esprit vacillant sous le choc. Il se força à les entrouvrir à nouveau, et jeta un regard furtif vers le bas, luttant pour surmonter la terrible peur ancestrale. C’était atroce ! Un haut-le-cœur de vertige le secoua et il s’aveugla à nouveau.
Il se trouvait sur le sommet d’une pointe rocheuse de quelque trois cents mètres de haut !
Instantanément, il s’aplatit de toutes ses forces, s’accrochant désespérément aux moindres aspérité du rocher. La plate-forme sur laquelle il se tenait avait presque les dimensions et la forme d’un cercueil; un peu moins de deux mètres de long sur moins d’un mètre de large. Elle était noyée dans un ciel bleu et glacé, chargé de nuages blancs, ouatés. Mais, très bas en dessous de lui, Cox entendait le bruit rageur, sec et effrayant, du ressac de la mer venant se broyer sur la base de son récif.
Une ombre passa au-dessus de lui. Il jeta un regard alarmé et nerveux. Très haut dans le ciel, il vit de grandes ailes noires, un long cou rouge et pelé, des griffes acérées, noires et brillantes, et une gueule crochue qui étincelaient sous les rayons du soleil. Il n’avait jamais vu un oiseau semblable. La bête dériva lentement vers lui, puis s’éloigna, décrivant de larges cercles dans le brillant ciel d’azur. Elle était bien plus grosse que lui, remarqua Cox. Il avait eu aussi le temps d’apercevoir deux petits yeux cruels qui l’avaient fixé froidement et méchamment. Des sanglots montèrent à sa gorge et il s’agrippa désespérément à son rocher. Les cercles de l’oiseau se rétrécirent, se rapprochant de lui. Mais pourquoi ? Pourquoi n’arrêtaient-ils pas cette torture ? Pourquoi continuaient-ils ces affreuses épreuves ? Pourquoi ne le ramenaient-ils pas ?
Il eut l’intuition que la fin approchait - ses forces et sa volonté faiblissaient. De petits courants de démoralisation et de désespoir irriguaient son cerveau. Ce désespoir lui faisait presque oublier la peur de la mort qui l’avait soutenu si longtemps. Il n’avait plus envie de résister. À présent, l’oiseau était si près de lui qu’il pouvait entendre le battement claquant des grandes ailes, et les serres d’acier frôlaient presque ses épaules. Il pencha précautionneusement la tête au-dessus du précipice, à la recherche de la moindre aspérité, de la moindre anfractuosité où glisser un orteil pour descendre ce vertigineux éperon. Rien. Pourtant, il devait descendre; il ne pouvait pas lutter contre ce monstre volant. Au-delà du vide, très, très bas sous lui, il aperçut la surface bleue de l’eau. Essayer de descendre équivalait à se suicider. Perdue dans sa manche, il sentait l’extrémité déchiquetée de son bras. Il ne lui restait qu’un bras pour se tenir; comment se défendrait-il contre la créature ailée, même s’il y avait eu une possibilité de descente ?
À cet instant, l’oiseau fonça sur lui, et une griffe d’acier lacéra sa chemise et son épaule. Une onde de douleur le transperça, matérialisant du même coup l’idée folle qu’il n’avait jusqu’à présent osé formuler. Sauter d’une telle hauteur pouvait l’entraîner au fond de l’océan - peut-être trop bas pour qu’il puisse remonter. C’était impossible et insensé, mais il n’avait pas le choix. Il aspira profondément, s’approcha du bord de la plate-forme, réunit les forces qui lui restaient, et se propulsa dans le vide - et l’espoir.
Il frappa l’eau avec un impact horrible qui expulsa l’air de ses poumons, mais il lutta désespérément avec son bras valide pour remonter à la surface. Son esprit attendait, espérait la délivrance. Maintenant ils : devaient être satisfaits, ils allaient arrêter, le ramener - ils ne pouvaient pas continuer ainsi ! Finalement, il troua la surface, et aussitôt il sentit la terre ferme sous ses pieds. Il regarda en arrière et vit que la pointe rocheuse avait disparu. Le ciel avait subitement pris une horrible teinte jaune orangé. Haletant et épuisé, il tituba sur la plage.
Mais cette plage n’était pas normale. Le rivage bizarrement contorsionné avait quelque chose d’effrayant. La colère s’empara de Cox. Sous ses pieds, le sable était mouvant et semblait mû par quelque instinct maléfique : de petits bourrelets aréneux grimpaient autour de ses chevilles et les tordaient comme pour le faire tomber à genoux. D’étranges étoiles noires clignaient dans le ciel, et de gros blocs de rocher traversaient l’air, sifflant à ses oreilles comme d’énormes et incroyables boulets de canon. Cet univers était en perpétuel changement, se tordant et se modifiant pour prendre des formes impossibles qui n’avaient rien de terrestre. Cox sentit l’odeur aiguë et irritante du chlore dans l’air humide.
Un cri de rage le submergea et il se jeta sur la plage mouvante, frappant de toutes ses forces le sable grouillant. Il hurla plusieurs fois sa fureur impuissante. Il n’en pouvait plus - il arrivait au bout - il ne pouvait plus lutter. Ils devaient le ramener maintenant, ils devaient arrêter.
Une pensée atroce le glaça subitement. Il se redressa sur ses genoux. Ses yeux caves et cernés, anormalement agrandis, fixaient le paysage tors sans le voir. La peur s’empara de lui; une peur profonde et intérieure qui vibrait dans son crâne - une épouvante désolée qui le ravageait. Lentement, avec soin, il se remémora les épreuves par lesquelles il était passé, qu’il avait subies. Il courait et se battait depuis si longtemps - il avait franchi tous les obstacles - il avait lutté autant qu’un homme en était capable. Ils avaient testé ses réactions, conscientes et inconscientes, ses ressources en face des périls, son intelligence, sa résistance, sa force physique et morale. Que pouvaient-ils désirer de plus ? Pourtant ils ne l’avaient pas ramené. Si jamais un être humain avait fait la preuve qu’il était capable de survivre dans l’effroyable étrangeté des mondes cosmiques, lui, Robert Cox, était celui-là.
Et pourtant ils ne l’avaient pas ramené.
La pensée qu’il repoussait désespérément revint à l’assaut, fortifiée, prenant progressivement la forme d’une horrible certitude. Il frissonna. Un lourd sanglot se brisa sur ses lèvres. Maintenant, il savait - il était sûr. Il avait attendu, espéré, s’était débattu pour les satisfaire, croyant qu’ils arrêteraient ce supplice. Mais à présent, il comprenait enfin - la vérité lui apparaissait avec une terrible clarté.
Ils n’arrêteraient jamais. Ils le laisseraient pour toujours exposé à ces horreurs. Il pouvait se défendre, il pouvait résister aussi longtemps qu’il lui resterait un souffle de vie, jamais ils ne le libéreraient.
Il avait combattu pour une cause perdue d’avance. Plus il avançait, plus le but s’éloignait. Il pouvait continuer à se battre et à lutter jusqu’à l’épuisement - seule la mort le délivrerait.
La colère noya le désespoir. Une colère aveuglante qui lui broyait le cœur et tordait sa bouche en un rictus de rage. Il avait été trompé, grugé, trahi, depuis le début. Quelle était la fiabilité d’un homme entraîné au danger ? Dans cette expérience, il n’avait été qu’un pion lancé sur une pente mortelle, tel un cobaye inconscient.
Pour le plus grand bien de l’humanité, avaient-ils prétendu. Il cracha sur le sable. Désormais, il se fichait de l’humanité. Que des hommes aillent dans les étoiles ? Merde aux étoiles ! Il était un homme. Il avait mené une bataille épuisante, bravant les plus horribles avatars de la mort que son propre esprit pouvait concevoir. Mais il n’allait pas crever ! Même pas devant le pire danger auquel Connover, Schiml, et leurs ignobles équipes d’entraînement psychologique avaient pu le confronter !
Il s’étendit sur le sable. La colère bouillait dans ses veines et le faisait voir rouge. Il se battait contre son propre esprit. Ces horreurs, qui lui apparaissaient si atrocement réelles, venaient de lui. Schiml les contrôlait à l’aide de ses aiguilles et de ses cadrans, et les stimulait par d’infimes décharges électriques, mais elles naissaient dans son cerveau. Elles pouvaient le tuer, oh ! oui, bien sûr.
Mais lui aussi pouvait les tuer.
Il vit arriver de loin le gros bloc rocheux. C’était noir, avec des arêtes vives et brillantes, semblable à un monstrueux morceau de charbon. La chose filait droit sur lui, à une vitesse vertigineuse comme un missile fou émergeant de l’enfer. La rage et la rancœur s’enflèrent dans le cœur de l’homme. Il se leva, faisant face à l’énorme projectile qui approchait. Toute sa pensée se concentra en un unique et mince faisceau, et il hurla "Assez !" de toutes les forces qui lui restaient.
Aussitôt, le bloc cahota, ralentit, puis disparut dans l’air en une explosion de lumière bleue.
Ses muscles cruellement durcis, le cou strié de veines gonflées, Cox se retourna et considéra le paysage toujours changeant, en perpétuel recommencement. Ce n’est pas vrai, lui hurlait son esprit - tu peux t’éveiller - ils ne t’aideront pas, mais tu peux y arriver tout seul - tu peux faire disparaître tout cela - toi seul peux contrôler ton propre esprit.
Et soudain, comme dans un rêve, le monde commença à s’évanouir lentement autour de lui, s’effilochant, se tordant, se contorsionnant comme des spectres dans l’air léger et humide. Cox sentit ses dernières forces s’écouler de son corps torturé, et son esprit plongea dans le noir de l’inconscience - et l’univers disparut. Avant de sombrer dans le néant, il distingua fugitivement un doux visage de femme, aimant et ravagé de larmes, qui dansait devant ses yeux, l’appelant par son nom.
*
**
Il s’éveilla d’un seul coup. Il ouvrit lentement les yeux. Il se trouvait dans une chambre d’hôpital, gaiement illuminée par un frais soleil matinal. Le lit sur lequel il était étendu se trouvait à côté d’une fenêtre, et sous lui il pouvait voir les larges bâtiments et les pelouses du Centre médical Hoffman traçant une oasis verte au milieu de la cité grouillante, déjà en pleine animation. Au loin, il aperçut les scintillants cônes argentés des vaisseaux cosmiques qui, il le savait, l’attendaient.
Il se tourna vers le grand homme vêtu de blanc qui se tenait à son chevet. "Paul, dit-il doucement, je m’en suis sorti.
- Oui, vous avez réussi." Le docteur sourit gaiement, et s’assit au bord du lit.
"Mais il a fallu que je termine tout seul. Vous ne pouviez pas l’arrêter pour moi."
Schiml approuva gravement. "C’était le dernier cap que vous deviez passer, le plus critique de tout le test. Bien sûr, je ne pouvais pas l’avouer aux autres. S’ils l’avaient su, ils ne m’auraient jamais autorisé à le tenter. Connover ne voulait même plus endosser la responsabilité de ce qu’il avait pourtant accepté. Mais sans cette dernière épreuve, le test n’aurait eu aucune valeur. Vous le comprenez, n’est-ce pas ?"
Cox hocha lentement la tête. "Il fallait que je dépasse le seuil de réaction physique - il fallait en; quelque sorte que je me viole moi-même.
- Nous n’avons aucun moyen de savoir ce que vous découvrirez là-haut quand vous irez, expliqua tranquillement Schiml. Tout ce que nous possédons comme informations, c’est ce que les autres ont rencontré, et ce que cela leur a fait. Ils n’ont pas pu survivre à leur découverte. Mais nous savions, qu’en aiguisant le seuil de réponse par un entraînement basé sur le dilemme "se battre ou fuir", nous pourrions obtenir certains résultats. Même épuisé physiquement, vous deviez encore posséder des réactions avivées au maximum, ainsi que toutes vos ressources psychiques et morales. Cela, nous devions nous en assurer." Il se pencha un moment pour inspecter la tête bandée de Cox. Ses doigts s’activaient sûrement, avec beaucoup de douceur. "Si c’était nous qui avions concocté les horreurs auxquelles vous étiez exposé, avec la possibilité de tout arrêter quand cela devenait trop dur, vous n’auriez pas atteint ce stade ultime de désolation et d’abandon. C’est pourtant ce qui vous sauvera, quand vous irez dans les mondes lointains. C’était cela le dernier cap que les autres n’ont pas réalisé : il fallait que vous découvriez finalement que nous n’allions pas vous aider, que si vous deviez être sauvé en fin de compte, vous le seriez grâce à vous, et à vous seul. Vous comprenez, Bob, quand vous irez là où les autres cosmonautes sont allés, personne ne sera là pour vous venir en aide. Vous ne pourrez compter que sur vous... sur vous seul. Mais quels que soient les univers autres que vous découvrirez, vous aurez avec vous un étrange ange gardien pour vous soutenir.
- L’entraînement...
- Oui. Un entraînement au niveau de l’inconscient, bien sûr, mais il sera néanmoins là. Un affûtage de vos sens, de vos pouvoirs analytiques - cette notion aiguë et irrésistible du "se battre ou fuir" qui vous protégera, quels que soient les cauchemars où vous vous trouverez."
Cox approuva. "Je sais. Au début de l’entraînement, vous en parliez comme d’une sorte de frère, caché, mais toujours présent. Ce test était l’épreuve finale pour savoir si j’étais capable de survivre à de tels cauchemars.
- Oui. Et vous emporterez avec vous dans les étoiles votre expérience et votre connaissance des cauchemars. Elles sont enfouies dans votre esprit, mais elles seront là quand vous en aurez besoin. Vous... et votre frère en cauchemar, serez les prochains à partir."
Cox regarda un long moment à travers la baie. "Mary va bien ? demanda-t-il, d’une voix douce.
- Elle attend de vous voir."
L’homme s’assit lentement, repassant clairement dans sa mémoire les épreuves qu’il avait subies. Cela avait été atroce, terrible, mais nécessaire - afin qu’il ne soit pas un déchet comme les autres quand il reviendrait. Afin que les hommes puissent voyager avec sécurité dans les étoiles, et en revenir intacts.
Il se souvint de la rage qui s’était emparée de lui.
Il agrippa fermement la main du docteur. "Merci, Paul, dit-il. Si j’en reviens...
- Non..., le coupa Schiml, avec un sourire pas si - quand vous en reviendrez. Eh bien, quand vous en reviendrez, nous boirons une bonne bière tous ensemble. Voilà tout."
Traduit par MICHEL RIVELIN.
Nightmare Brother.
Publié avec l’autorisation de l’Agence Hoffman, Paris.
© Librairie Générale Française, 1974, pour la traduction.