Alfred COPPEL :
LA MÈRE
À bord d’un astronef où des machines seront là pour accomplir une partie importante de sa propre tâche, le cosmonaute se sentira beaucoup plus en sécurité que ne l’étaient ses devanciers, obligés d’effectuer une infinité de vérifications et de contrôles à chaque stade du voyage. Entre l’effroi inspiré par l’univers extérieur et la sécurité offerte par cet habitacle conçu et réalisé pour lui, l’homme se risquera-t-il à affronter tout de même le cosmos qu’il se proposait d’explorer ? Le repli sur lui-même viendra le tenter, et les causes en seront antérieures à son enfance.
ON se sentait là comme dans le sein de sa mère, pensait Kier; il y faisait chaud, noir et fluide. On n’entendait ni le vrombissement de guêpe des réacteurs ni le tic-tac du chronomètre. On ne ressentait pas le froid du zéro absolu des espaces interplanétaires, qui enserrait la coque. On somnolait dans le noir d’un confort caressant, moulé dans un plastique souple, alimenté en air, eau et nourriture par les tubes qui vous liaient à la fusée comme le fœtus est lié à la femme enceinte.
"Je peux regarder dehors si je veux", pensait-il. "Je peux regarder le ciel noir et y voir les étoiles brûler comme des phares dans la nuit. Je peux voir la terre et la lune comme aucun homme auparavant ne les a vues." Mais il n’en fit rien. Il reposait dans le noir et laissait la fusée le réconforter.
Ils avaient construit la fusée à cette fin... les savants, les chirurgiens et les psychologues. Ils étaient rudement intelligents et instruits. Et quoique Kier ait été reconnu le plus apte parmi plusieurs milliers, ils savaient qu’aucun homme solitaire ne pourrait vivre et garder sa raison dans l’espace sans la chaleur, l’obscurité et ce sentiment de sécurité.
Ils avaient construit une véritable mère pour Kier. Une mère de métal en forme de projectile pointé vers le ciel. Ils l’avaient attaché à cette mère de telle sorte qu’il pût sortir... qu’il puisse naître... quand elle lui aurait fait traverser l’abîme astral.
L’abîme astral... Par rapport aux distances interstellaires c’était un mince détroit. Et pourtant, pour un homme solitaire, pour le premier homme... c’était un gouffre rempli de toute la folie de la solitude, de toute la terreur de l’inconnu.
Kier s’agita au sein de la fusée. Il se souvenait de la période qui avait précédé le départ, et de ce qui avait été dit. Tout cela lui revenait comme des souvenirs évanescents d’une autre vie.
"... Vous emportez l’espoir de l’humanité. Nos ennemis ont essayé d’envoyer un homme sur la lune. Ils ont échoué. Ils n’essaieront plus. Toutes leurs ressources doivent maintenant être utilisées à fabriquer des armes de valeur éprouvée. Des bombes. Des navires. Des tanks. Des avions. Maintenant c’est à notre tour. Là où ils ont échoué, nous devons réussir. Nous avons une chance, Kier. Une seule chance. Nous ne pouvons risquer de détourner un erg de plus vers le ciel.".
L’existence avait été morne, Kier se souvenait, dans cette autre vie. Les gens en foule, se poussant, luttant tout le long du jour pour se faire une place. La nourriture était difficile à trouver. Manger était devenu une corvée. Un règlement monotone était devenu un mode de vie. Et puis, il y avait la peur. Il se souvenait d’avoir vécu avec la peur. Peur de la mort qui tombe du ciel, de la mer, de la terre et des milliards de vermines grouillantes. Les microbes, les bêtes, les hommes. Danger ! Il s’en souvenait vaguement : ç’avait été le mot d’ordre. Le danger était partout.
Sauf ici. Ici, la matrice de plastique l’enserrait, les tubes l’alimentaient, la fusée le protégeait.
Le temps passait pour Kier en limbes informes, infinis. Il reposait pelotonné dans le ventre de la fusée, et les machines autour de lui accomplissaient les tâches qui leur avaient été assignées.
L’émetteur parlait dans l’espace et le radar de garde sur terre suivait l’avance des signaux. Les caméras serties dans la carapace de la fusée enregistraient ce qu’elles voyaient.
La nuit, les étoiles, le soleil, la terre et la lune qui se rapprochait. Des compteurs enregistraient les rayons cosmiques et d’autres mesuraient la vie bouillonnante de la pile atomique qui propulsait la fusée.
Kier rêvait.
D’étranges rêves, pleins de questions.
"... pourquoi l’ennemi avait-il échoué ? leur fusée était à peu près identique à celle de Kier... et pourtant ils avaient échoué. La fusée avait atterri parfaitement. Mais personne n’en était sorti. La fusée ennemie s’élevait encore comme une tour d’argent sur la lave de la mer de la Sérénité. La peur encore une fois ? Non, il n’y avait rien à craindre. Il n’y avait aucun danger ici, au sein de cette obscurité tiède..."
Il semblait à Kier que la fusée lui parlait, apaisait ses doutes, tenait en respect les terreurs innommées.
La fusée vira. Elle pointa les ailerons de sa queue vers la lune. En dessous d’elle les chaînes de montagnes déchiquetées et les plaines de pierre ponce désolées s’étendaient silencieuses, inconscientes de cette aiguille de flamme qui descendait du ciel étoilé pour troubler leur sommeil millénaire.
La fusée descendit sur un pilier de feu, véritable colonne éruptive isolée mais silencieuse.
La fusée toucha le sol.
Le feu atomique des réacteurs grésilla et s’éteignit. L’émetteur s’adressa encore au radar de garde au-delà de l’abîme astral.
La fusée s’enfonça dans une poussière de lave et de pierre ponce et attendit.
Kier sentit le choc comme en rêve. Il ne pensait à rien; il ne ressentait qu’une irritation ennuyée. Une voix parlait à son oreille. Une voix étrange, dont il se souvenait à moitié et qui venait de si loin...
"Kier, ici White Sands... nous lisez-vous ?"
Il essaya de se boucher les oreilles, mais la voix insistait, s’insinuait.
"Allô... la fusée lunaire ! Kier ! M’entendez-vous ?"
Kier essaya de s’enfouir un peu plus profondément dans le doux plastique protecteur qui l’entourait. Cette voix détestable éveillait des souvenirs.
Et des peurs.
De l’autre vie. De la vie qu’il avait menée avant qu’ils l’aient pris pour le mettre dans le sein de la fusée parfaite, réconfortante, qui le protégeait de l’espace, du danger et de la solitude...
Et pas seulement de l’espace... de tout.
La fusée était parfaite, aussi parfaite que l’avait certainement été la fusée ennemie.
Elle protégeait.
La voix s’évanouit.
La fusée s’arrêta d’émettre. Son sens pratique de machine cybernétique lui avait fait découvrir avec précision ce qui causait l’angoisse de Kier.
Kier pensait : "Je ne veux pas naître !"
"Kier, ici White Sands ! Vous êtes arrivé. Vous pouvez-Vous devez..."
La voix s’évanouit de nouveau. Cette fois pour de bon. Kier se détendit dans l’obscure tiédeur du sein, plein d’un plaisir informe et informulé. Il n’était pas bon de penser.
La fusée comprit.
Kier se recroquevilla en position prénatale dans le sac de plastique.
La pensée s’arrêta.
La fusée se dressait immense et silencieuse sur la plaine de pierre ponce, et le soleil se couchait très, très lentement.
Kier était "bien".
Titre original : Mother.
© The Magazine of Fantasy and Science Fiction, 1940.
© Éditions Opta, 1972, pour la traduction.