Walter M. MILLER, Jr :

LE RETOUR À LA TERRE

L’homme saura-t-il s’adapter définitivement à l’espace ? C’est la question qui a été posée à chaque étape importante de l’astronautique, chaque fois qu’un nouveau vol de satellite habité dépassait nettement le précédent en durée. Tout semble indiquer qu’une telle adaptation est effectivement possible; mais il ne faut pas oublier que l’homme n’a fait, jusqu’à présent, que ses premiers pas dans le cosmos. Il est concevable que la prolongation de la vie dans l’espace s’accompagne d’une usure de l’homme, d’un prix à payer qui deviendrait rapidement monstrueux.

 

TOUT le monde voyait que c’était un homme de l’espace à cause des marques blanchâtres que les lunettes protectrices avaient laissées sur son visage brûlé par le soleil; aussi les gens étaient-ils facilement disposés à le supporter et à l’aider. Ils montrèrent même beaucoup d’indulgence envers lui lorsqu’il tituba et tomba dans le couloir de l’autobus, en harcelant d’une banquette à l’autre une jeune ménagère pour tenter de la persuader, à l’aide de cajoleries, de s’asseoir à côté de lui pour faire un brin de causette.

Une fois par terre, il décida de dormir dans le couloir. Deux hommes l’entraînèrent à l’arrière de l’autobus, le laissèrent lourdement tomber sur la banquette et mirent la bouteille de gin à l’abri de ses regards. Après tout, il n’avait pas vu la Terre depuis neuf mois et, à en juger par les croûtes qui couvraient ses paupières, il n’aurait pas très bien pu la voir maintenant non plus, même s’il n’avait pas été ivre. Les brûlures dues à l’éclat trop vif du soleil, le déséquilibre causé par le retour à la pesanteur, et l’agoraphobie excusaient bien des choses chez un homme qui revenait du Grand Abîme sans fond. Et qui donc aurait pu en vouloir à cet homme de se comporter de façon étrange ?

Quelques minutes plus tard, il était revenu dans le couloir et se dirigeait d’un pas chancelant vers la petite ménagère, en criant : "Hugh ! Moi Grand Chef à l’Aile Brisée ! Toi pas vouloir faire un peu de lutte indienne ?"

La jeune femme, qui s’agitait nerveusement sur son siège en le regardant d’un air inquiet, eut un pâle sourire et secoua la tête en signe de dénégation.

"On est un p’tit pigeon bien sage, pas vrai ?" susurra-t-il affectueusement, en s’affaissant sur le siège à côté d’elle.

Les deux hommes se levèrent et l’un d’eux l’agrippa par l’épaule en disant : "Allons, viens, Aile Brisée. On va se coucher.

- Mon nom est Hogey, répondit-il. J’suis l’Grand Hogey Parker. J’blaguais en disant qu’j’étais un Indien.

- Ouais. Allons, viens prendre un verre avec nous." Ils le mirent sur pieds et guidèrent ses pas trébuchants le long du couloir.

"Ma mère était à moitié Cherokee, comprenez ? reprit-il. Voilà pourquoi j’ai dit ça. Vous voulez entendre un cri de guerre indien ? Un vrai de vrai ?

- Laisse tomber."

Sans tenir compte de cet ordre, il mit ses mains en porte-voix autour de sa bouche et gratifia les assistants d’une preuve de son ascendance propre à leur glacer le sang dans les veines. Les passagères de l’autobus se trémoussèrent d’un air effrayé sur leurs sièges en rentrant les épaules. Le conducteur arrêta l’autobus pour aller inviter sévèrement Hogey à cesser de se donner en spectacle. Exhibant un étincelant insigne de shérif-adjoint, il le menaça même de le remettre entre les mains d’un agent de police.

"Faut que j’rentre à la maison, lui dit le Grand Hogey. Je m’suis donné un fils, maintenant. C’est pour ça. Comprenez ? Un petit pigeonneau d’fils. J’l’ai seulement pas encore vu !

- Vous allez rester tranquille et vous taire, alors ?" demanda le conducteur.

Le Grand Hogey fit un signe d’assentiment énergique, en disant d’une voix contrite : "D’mande pardon, m’sieu l’officier; j’avais pas l’intention d’causer du dérangement."

Quand l’autobus redémarra, il s’affaissa sur le côté et resta immobile. Après avoir lancé quelques rots, il se mit à ronfler doucement. Le conducteur le réveilla au carrefour Caine, reprit la bouteille de gin sous la banquette pour la lui rendre, et l’aida à descendre de l’autobus.

Une fois à terre, le Grand Hogey fit quelques pas en titubant, puis se laissa choir brutalement dans le gravier sur le bas-côté de la route. Le conducteur de l’autobus s’arrêta, un pied sur le marchepied pour regarder autour de lui. Il n’y avait pas le moindre magasin à proximité du carrefour, mais seulement une petite gare de marchandises près de la voie ferrée, une ou deux fermes au bord d’un chemin de traverse et, de l’autre côté de la route, une station d’essence abandonnée au toit effondré. Cette région des Grandes-Plaines était aride et très dénudée.

Le Grand Hogey se leva, fit quelques pas chancelants devant l’autobus en s’y accrochant pour se soutenir et, ce faisant, laissa tomber son sac à dos.

"Hé, attention aux voitures !" lui cria le conducteur. Pris, malgré lui, d’un élan de compassion, il courut après son encombrant passager, le prit par le bras au moment où il s’affaissait de nouveau, et demanda : "Vous voulez traverser ?

- Ouais, marmonna Hogey, mais laissez-moi. J’peux m’débrouiller tout seul."

Le conducteur se prépara à le faire traverser. Il n’y avait pas beaucoup de circulation sur cette route, mais elle était dangereuse car la vitesse n’était pas limitée.

"J’peux m’débrouiller tout seul, continuait à affirmer Hogey. J’suis un acrobate, vous savez ? C’est la pesanteur qui m’a eu. J’suis pas habitué à elle, comprenez ? Jusqu’ici, j’étais un acrobate - eh oui ! Mais, maintenant, va falloir que j’devienne un rampant. Tout ça à cause du P’tit Hogey. Vous avez entendu parler du P’tit Hogey ?

- Oui. C’est votre fils. Allons, venez.

- Dites donc, vous avez un fils, vous ? demanda Hogey. Oui, j’parie qu’vous avez un fils.

- J’ai deux enfants", répondit le conducteur en rattrapant le sac qui glissait de l’épaule de son passager. "Deux filles.

- Eh ben, vous devriez être à la maison avec vos gosses. Un homme doit rester attaché à sa famille. Faudrait vous trouver un autr’boulot", déclara Hogey en le fixant de son œil de hibou. Il agita un doigt moralisateur, glissa sur le gravier au moment où son guide et lui arrivaient sur le talus opposé, et s’étala de nouveau par terre.

Avec un soupir de lassitude, le conducteur baissa le regard vers lui et hocha la tête, en se disant qu’après tout il serait peut-être plus sage d’aller chercher un agent. Ce pauvre diable risquait de se faire tuer si on le laissait errer ainsi, la bride sur le cou.

"Est-ce que quelqu’un doit venir vous chercher ?" lui demanda-t-il en jetant un regard de côté sur les collines poudreuses.

"Youp.’... Qui ? Moi ?" gloussa Hogey. Il eut encore un renvoi et secoua négativement la tête en répondant : "Non. Personne sait que j’arrive. C’t’une surprise. J’suis censé être ici depuis une semaine." Il leva vers le conducteur un regard attristé et reprit : "Une semaine de r’tard, comprenez ? Marie va être fâchée. Hou-là-là ! c’qu’elle va être fâchée !"

Il contempla le sol en hochant sévèrement la tête.

"De quel côté allez-vous ?" grommela le conducteur d’un ton impatienté.

Hogey désigna de la main le chemin de traverse qui menait aux collines et répondit : "Chez l’père de Marie. Vous voyez où c’est ? À peu près à quatre kilomètres d’ici. J’ai plus qu’à m’mettre en marche, j’suppose.

- Non, dit le conducteur. Restez donc assis au bord de la route jusqu’à ce qu’il passe quelqu’un qui vous emmène en voiture. C’est compris ?"

Hogey fit un morne signe d’assentiment.

"Surtout, n’allez pas sur la route !" lui cria le conducteur avant de traverser en courant. Un moment plus tard, le moteur actionné par une batterie atomique ronfla lugubrement et l’autobus démarra.

Le Grand Hogey le regarda s’ébranler en clignant des yeux, tout en se frottant la nuque. "Des gens sympathiques, murmura-t-il. Un tas de gens sympathiques. Tous des rampants."

Avec un grognement, il se mit debout en titubant; mais ses jambes refusaient de le porter. Par un réflexe d’équilibriste, il tenta de se redresser en agitant frénétiquement les bras; mais la pesanteur eut raison de lui et il bascula dans le fossé.

"Damnées jambes ! cria-t-il. Damnées jambes folles !"

Le fond du fossé était mouillé, et il dut ramper sur ses genoux couverts de boue pour se hisser à l’extérieur et se rasseoir sur le talus. La bouteille de gin était encore intacte. Il but une grande lampée qui le réchauffa jusqu’au tréfonds de son être, et regarda, en battant des paupières, le paysage lugubre et dénudé.

Le soleil à son déclin brillait d’un éclat rouge feu sur l’horizon poudreux. Le ciel strié de sang prenait, au zénith, une teinte jaune soufre, et même l’air qui planait au-dessus de cette contrée semblait chargé d’une fumée jaune - l’omniprésente poussière des plaines.

Un camion de ferme tourna pour s’engager sur le chemin de traverse, sans que le chauffeur eût seulement jeté un coup d’œil vers le jeune homme brun assis sur son sac et qui se balançait de côté et d’autre au bord du fossé. Hogey, pour sa part, remarqua à peine le véhicule et son conducteur : il continuait à regarder fixement le soleil fou.

Il secoua la tête. Ce n’était pas réellement le soleil. Le soleil, le vrai, était une chose horrible et haïssable qui brillait dans l’abîme noir et vous brûlait les yeux. Il éclairait tout d’une lumière blanche qui faisait mal, et c’était à cette lumière, si pénible à supporter, que les objets vous apparaissaient. Le gros soleil rouge n’était que du toc, et Hogey ne s’y laissait pas prendre le moins du monde. Il le détestait pour ce qui se cachait derrière ce masque ensanglanté et pour ce que cela avait fait à ses yeux.

Avec un nouveau grognement, il se leva, parvint à hisser le sac sur ses épaules et se mit en marche au milieu de la route menant à la ferme, en tanguant de côté et d’autre et en tenant les yeux fixés sur l’horizon qui paraissait rouler devant lui. Une autre voiture s’engagea sur la route, en faisant entendre un coup de klaxon furieux.

Hogey voulut se retourner pour la regarder, mais le pied lui manqua; il chancela et tomba. Les pneus de la voiture crissèrent sur l’asphalte chaud. Hogey restait étendu en gémissant. La roue l’avait heurté à la hanche. Une portière s’ouvrit brusquement, et un gros homme au visage rubicond descendit de la voiture et s’avança à grandes enjambées vers lui, l’air fort en colère.

"Qu’est-ce qui vous prend, bon sang ? demanda-t-il d’une voix à l’accent traînant. Vous êtes soûl, ou quoi ? Pour sûr, mon vieux, vous en avez votre dose !"

Hogey chercha de nouveau, avec obstination, à se mettre debout, tout en secouant la tête pour s’éclaircir les idées. "J’ai des jambes qui sont habituées à l’espace, allégua-t-il. Peux pas supporter la pesanteur."

Le corpulent fermier saisit la bouteille de gin, toujours miraculeusement intacte, qui dépassait de sa poche, en grommelant : "La voilà, votre pesanteur !... Écoutez, mon vieux, ajouta-t-il, vous feriez bien de rentrer chez vous - et pronto !

- Pronto ? répéta Hogey. Dites donc, j’suis pas un Mexicain ! Vrai de vrai, c’est l’espace qui m’a brûlé comme ça. Comprenez ?

- Ouais, riposta l’autre. Mais qui êtes-vous ? Est-ce que vous habitez par ici ?"

De toute évidence, le gros homme le prenait pour un vagabond ou pour un clochard. Hogey se ressaisit. "Je vais chez les Hauptman, dit-il. Chez Marie. Vous connaissez Marie ?"

Le fermier leva les sourcils en répétant : "Marie Hauptman ? Pour sûr que je la connais. Mais elle s’appelle Marie Parker maintenant. Depuis bientôt six ans. Dites donc..." Il s’interrompit un instant, puis reprit en regardant son interlocuteur d’un air stupéfait : "Vous ne seriez pas son mari, par hasard ?

- J’suis Hogey. L’Grand Hogey Parker.

- Eh bien ! s’écria le fermier. Du diable si... ! Montez dans ma voiture. Je vais tout près de chez John Hauptman. Vous n’êtes fichtre pas en état de faire la route à pied !"

Il grimaça un sourire, secoua la tête et aida Hogey, encombré de son sac, à s’installer sur le siège arrière. Une femme au cou ridé par le soleil était assise, toute droite, à l’avant, à côté du conducteur. Elle n’adressa pas un mot de bienvenue à ce nouveau passager et ne se retourna même pas pour le regarder.

"On ne fait plus d’autos comme celle-ci", dit le fermier en élevant la voix pour dominer le grondement du vieux moteur à essence et le grincement de l’embrayage. "Maintenant, on peut acheter les nouvelles voitures atomiques, avec leur charge d’isotopes chauds sous le siège. Mais, moi, je trouve que c’est dangereux... hein, Martha ?"

La femme au cou hâlé par le soleil remua légèrement la tête et répondit d’une voix morne et traînante : "Ce genre de voiture était assez bon pour P’pa, et j’estime que c’est assez bon pour nous."

Cinq minutes plus tard, l’auto s’arrêta au bord de la route. "Je pense que vous pouvez faire le reste du chemin à pied, dit le fermier. Vous n’avez qu’à continuer tout droit pour arriver chez les Hauptman."

Il aida son passager à descendre de voiture et repartit aussitôt, sans même se retourner pour voir si Hogey tenait sur ses jambes. La femme au cou hâlé, devenue soudain très loquace, s’était mise à bavarder en regardant dans sa direction.

C’était l’heure du crépuscule. Le soleil s’était couché et le ciel jaune prenait une teinte grisâtre. Hogey était trop fatigué pour continuer sa route, et ses jambes ne voulaient plus le soutenir. Il jeta un coup d’œil autour de lui en clignant des paupières et, lorsqu’il eut enfin réussi à fixer son regard, aperçut, au versant d’une lointaine colline, ce qui paraissait être la ferme Hauptman. C’était une grande baraque de bois entourée d’un champ de blé et de quelques arbres rabougris. L’ayant repérée, Hogey s’étendit dans les hautes herbes derrière le fossé pour prendre un peu de repos.

Quelque part des chiens aboyaient, et un grillon chantait dans l’herbe sa chanson grinçante et monotone. Au loin se fit entendre l’explosion d’une fusée partant de la base de lancement, située à cinq ou six kilomètres à l’ouest; mais le vacarme s’éteignit rapidement. Une voiture décapotable à moteur atomique passa en gémissant sur la route, mais Hogey restait caché aux regards.

Lorsqu’il se réveilla, la nuit était tombée et il frissonnait. Son estomac criait famine et ses nerfs dansaient comme des fils en haute tension. Il se dressa sur son séant, chercha à tâtons sa montre, puis se rappela qu’il l’avait mise en gage après la partie de poker. Le souvenir du jeu et de son résultat lui fit faire la grimace; il se mordit la lèvre et tâtonna de nouveau de la main pour chercher la bouteille.

Il resta assis, reprenant son souffle après l’absorption d’une bonne gorgée d’alcool. L’habitude d’évaluer l’heure en fonction de sa position était devenue chez lui une seconde nature; mais il dut réfléchir un moment car sa vue défectueuse l’empêchait de distinguer nettement ce qui l’entourait.

En cette fin de journée d’août, Vega était presque exactement au-dessus de lui dans le ciel; aussi comprit-il que le soleil ne devait pas être couché depuis bien longtemps et qu’il pouvait être environ huit heures. Il se requinqua à l’aide d’une nouvelle lampée de gin et retourna sur la route, se sentant les idées un peu plus claires après son petit somme.

Il avança clopin-clopant et tourna à gauche pour prendre l’étroit sentier qui, entre des clôtures de barbelés, menait à la ferme Hauptman située à quatre cent cinquante mètres environ de la route. Hogey savait que les champs qui s’étendaient à sa gauche appartenaient au père de Marie. Il était tout près maintenant - tout près de la maison, de sa femme et de son enfant.

Soudain, il laissa tomber son sac à dos et s’appuya contre un poteau qui soutenait la clôture, la tête enfouie dans ses avant-bras repliés, suffoquant. Il tremblait de tout son corps et ressentait des tiraillements d’estomac. Il aurait voulu se retourner et s’enfuir à toutes jambes, ou bien ramper dans les hautes herbes et s’y cacher.

Qu’allaient-ils dire ? Qu’allait dire Marie surtout ? Comment lui expliquer ce qu’était devenu l’argent ?

Six voyages dans l’espace et, lors de chacun d’eux, il lui avait fait la même promesse : "Plus qu’un p’tit tour, mon chou, et nous aurons assez de galette. Alors, je pourrai laisser tomber pour de bon. Rien qu’une seule fois, et nous aurons de quoi ouvrir un p’tit commerce, ou acheter une maison en prenant une hypothèque et chercher du travail."

Elle avait attendu; mais l’argent n’avait jamais suffi à la réalisation de ces projets - jusqu’à cette fois-ci. Cette fois, le voyage avait duré neuf mois et Hogey s’était proposé pour effectuer tous les trajets de la station à la base lunaire afin de toucher les gratifications. Et, cette fois, il avait réuni les fonds. Deux semaines plus tôt, son compte en banque s’élevait à quatre mille huit cents dollars. Mais maintenant...

"Pourquoi ?" gémit-il en se cognant la tête contre ses avant-bras. Un de ses bras glissa, sa tête heurta le haut du poteau et, pendant un moment, la douleur le rendit aveugle. Avec un sourd grognement, il retourna d’un pas chancelant sur la route, épongea le sang qui coulait de son front et donna dans son sac des coups de pied furieux.

Le sac alla rouler sur la route à quelques mètres de lui. Il sautilla à sa poursuite et, d’un nouveau coup de pied, l’envoya rouler plus loin. Ayant ainsi apaisé sa colère, il resta un moment immobile, haletant, mais se sentant mieux. Puis il chargea le sac sur ses épaules et se remit en route en direction de la ferme.

"Ce ne sont que des rampants, voilà tout ! se dit-il. Une bande de rampants enchaînés à la Terre. Et moi, j’suis un acrobate. Un acrobate né. Vous savez c’que ça veut dire ? Ça veut dire... Bon Dieu, qu’est-ce que ça veut dire ? Eh ben, ça veut dire que, de là-haut, du Grand-Abîme sans fond, la Terre vous apparaît comme une grosse lune couverte de larves... Des larves, voilà c’que vous êtes tous ! Rien que des larves !"

L’aboiement d’un chien se fit entendre, et Hogey se demanda s’il avait parlé tout haut. Il était arrivé devant une barrière, et il s’arrêta un moment dans l’obscurité. Le chemin serpentait le long de la colline et débouchait juste devant la maison. Peut-être les autres étaient-ils assis dans la véranda. Peut-être l’avaient-ils déjà entendu approcher. Peut-être...

De nouveau, il tremblait de tous ses membres.

Prenant la bouteille dans sa poche, il s’offrit une bonne lampée; puis, comme il restait encore un fond de gin, il décida de lui faire un sort. Ce ne serait guère indiqué de se présenter chez soi avec une bouteille dépassant de sa poche ! Il resta debout sous le vent froid de la nuit, sirotant son alcool en regardant la lune rougeâtre monter dans le ciel, à l’est. La lune lui paraissait aussi factice que le soleil couchant.

Bientôt, il se redressa avec une soudaine détermination. Cela devait se faire à un moment ou à un autre; alors, mieux valait en finir - et tout de suite. Il ouvrit la barrière, se glissa de l’autre côté, et la referma soigneusement derrière lui. Puis, reprenant son sac, il se fraya un chemin à travers l’herbe haute jusqu’à une haie qui séparait le champ d’une plantation de pêchers rabougris. II parvint, sans trop savoir comment, à franchir la haie et se mit en marche, parmi les arbres fruitiers, vers la maison. En cours de route, il trébucha sur de vieilles planches qui craquèrent sous ses pas.

"Chut !" siffla-t-il en poursuivant son chemin.

Le chien aboyait furieusement et il entendit battre une contre-porte. Il s’arrêta.

"Hé ! là-bas !" cria une voix d’homme venant de la maison.

C’était l’un des frères de Marie. Hogey s’immobilisa, pétrifié à l’ombre d’un pêcher, et attendit.

"Il y a quelqu’un ?" cria de nouveau la voix.

Hogey attendit encore, puis il entendit l’homme marmonner : "Cherche, mon bon chien ! Cherche !"

Les aboiements reprirent avec plus d’acharnement. Le chien descendit la pente en courant et s’arrêta dix mètres plus loin, pour s’accroupir et aboyer furieusement contre l’ombre qui se détachait dans l’obscurité. Hogey connaissait l’animal.

"Hookey ! murmura-t-il. Ici, Hookey, mon chien !"

Le chien cessa d’aboyer, renifla, s’approcha davantage et fit entendre un "Rrrooff" d’étonnement. Puis il se mit de nouveau à renifler d’un air soupçonneux.

"Tout doux, Hookey ! Ici, mon chien !" murmura Hogey.

Le chien s’avança silencieusement vers lui, renifla sa main et fit entendre un petit geignement de reconnaissance. Puis, encore tout pantelant de sa course, il se mit à folâtrer autour de Hogey pour lui témoigner son affection de bon chien fidèle et l’inviter à jouer avec lui. De la véranda, l’homme le siffla. Le chien s’immobilisa un instant, puis remonta aussitôt la pente au pas de course.

"Il n’y avait rien, n’est-ce pas, Hookey ? dit l’homme. Tu chassais encore les tatous, hein ?"

De nouveau la contre-porte claqua et la lumière s’éteignit dans la véranda. Hogey restait debout, le regard fixe, incapable de penser. Quelque part, derrière ces fenêtres, se trouvaient... sa femme et son fils.

Et que diable un homme de l’espace, un acrobate, pouvait-il bien faire d’une femme et d’un fils ?

Au bout d’une minute environ, il se décida à faire quelques pas en avant; mais il buta contre une bêche, son pied s’enfonça dans une substance molle qui fit entendre un floc ! et engloutit le pied jusqu’à la hauteur de la cheville. Il tomba la tête la première dans un tas de sable et son pied s’enfonça plus profondément dans le sol détrempé.

Il resta étendu un moment, son front - dont la blessure le picotait - posé sur ses bras, jurant à voix basse et pleurant. Enfin, il se retourna en roulant sur lui-même, retira son pied du bourbier et ôta ses souliers. Ils étaient couverts de boue - une boue collante et sableuse.

L’obscurité tournoyait autour de lui et le vent lui coupait la respiration. Il se laissa retomber sur le tas de sable et enfonça ses pieds dans la boue en agitant les orteils. Il riait silencieusement et son visage, que le vent fouettait, était mouillé. Il ne pouvait pas penser. Il ne pouvait pas se rappeler où il était ni pourquoi il était là; il avait d’ailleurs cessé de s’en soucier et, au bout d’un moment, il se sentit mieux.

Les étoiles tournoyaient au-dessus de lui en une danse effrénée, la boue rafraîchissait ses pieds et le sable était doux sous son dos. Il vit une fusée s’élever de la station, dans un jet de flamme, et attendit l’explosion; mais il dormait déjà lorsque celle-ci se produisit.

Il était bien plus de minuit lorsque Hogey sentit le chien passer une langue humide sur son oreille et sa joue. Il le repoussa en jurant à voix basse et s’essuya le visage, Puis, ayant fait un mouvement, il poussa un gémissement : ses pieds le brûlaient comme s’ils étaient en feu ! Il tenta de les soulever, mais ils refusèrent de bouger. Quelque chose n’allait pas dans ses jambes.

Pendant un instant, il regarda autour de lui avec égarement, cherchant à percer l’obscurité. Puis, se rappelant soudain où il était, il ferma les yeux et frissonna. Quand il releva ses paupières, la lune était sortie de derrière un nuage et il put distinguer nettement le piège dans lequel il s’était laissé tomber par mégarde. Un amas de vieilles planches, une pile de bois de charpente nouvellement coupé et entassé avec soin, une pioche et une bêche, un tas de sable, un amoncellement de terre fraîchement remuée et un malaxeur à béton, cela suffisait à expliquer sa chute !

Il saisit ses chevilles à deux mains et tira de toutes ses forces, mais ses pieds refusaient toujours de bouger. Pris d’une terreur soudaine, il tenta de se lever; mais ses chevilles étaient emprisonnées dans le béton et il retomba en arrière, dans le sable, en poussant un sourd gémissement. Il resta immobile pendant quelques minutes en s’efforçant de réfléchir.

Il tira d’abord sur son pied gauche. Celui-ci était pris comme dans un étau. Il tira, plus désespérément encore, sur son pied droit - qui était tout aussi solidement immobilisé.

Il se redressa avec une faible plainte et s’agrippa au béton rugueux, sur lequel il se cassa les ongles et mit le bout de ses doigts en sang. La surface de béton était encore humide, mais elle avait durci pendant qu’il dormait.

Il resta assis, hébété, jusqu’à ce que Hookey vînt lécher ses doigts écorchés. Il repoussa le chien d’un coup d’épaule et enfonça ses mains dans le sable pour arrêter le sang. Hookey se mit à lui lécher le visage pour lui témoigner, en haletant, son affection.

"Va-t’en !" lui cria-t-il d’une voix rauque et furieuse.

Le chien fit entendre un faible geignement, s’éloigna un peu, se mit à tourner sur lui-même, puis revint s’accroupir dans le sable juste devant Hogey, en avançant vers lui pouce par pouce d’un air hésitant.

Hogey saisit une poignée de sable sec et jura entre ses dents, tout en laissant son regard errer vers le ciel. Ses yeux se posèrent sur l’éclair de lumière - la base spatiale - qui s’élevait à l’ouest et brillait dans le Grand-Abîme sans fond, là où se trouvait toute l’équipe : Nichols et Guerrera, Laurenti et Fats. Sans oublier Keesey, la nouvelle recrue qui l’avait remplacé.

Keesey allait avoir la vie dure pendant quelque temps. L’abîme n’était pas une cour de récréation. La première fois que vous quittiez la station en combinaison spatiale, vous étiez pris par l’abîme. Tout dégringolait, et vous dégringoliez avec. Tout : les carcasses d’acier, la station en forme de pneu, les sphères et les docks et les formes cauchemardesques - le tout relié par des cordons ombilicaux et des tubes flexibles qui faisaient ressembler cet assemblage de choses hétéroclites à quelque monstre marin naviguant sur un noir océan, avec ses tentacules rattachés les uns aux autres par des fils flottant à la dérive au gré du sombre flot qui les entraînait.

Tout était brillant - d’un éclat qui vous faisait mal - ou, au contraire, d’un noir absolu; et tout tournait autour de vous, et vous deveniez fou à tenter de déterminer de quel côté était la descente. En fait, il vous fallait des mois pour faire comprendre à votre corps que toutes les directions menaient vers le bas et que l’abîme était sans fond.

Hogey perçut un son plaintif apporté par le vent et demeura complètement immobile, l’oreille tendue.

C’était un cri de bébé.

Il lui fallut près d’une minute pour comprendre la signification de ce cri. Cela le frappa au plus profond de son être et il se mit à tirer frénétiquement sur ses pieds emprisonnés, en sanglotant du fond de la gorge. Mais, se disant qu’on allait l’entendre s’il continuait ainsi, il s’interrompit et se boucha les oreilles pour empêcher le cri de son premier-né de parvenir jusqu’à elles. Une lumière s’alluma dans la maison, et, lorsqu’elle s’éteignit de nouveau, le bébé avait cessé de crier.

Une autre fusée s’éleva de la station et Hogey la maudit. L’espace était une maladie qu’il avait attrapée.

"Au secours ! cria-t-il soudain. Je suis coincé ! Au secours ! Au secours !"

Puis, se rendant compte qu’il hurlait comme un possédé pour appeler le ciel à son aide et qu’il luttait en vain contre l’implacable béton qui lui enserrait les pieds, il se tut.

La lumière s’était rallumée dans la maison et il percevait maintenant de faibles sons. Ce remue-ménage réveilla le bébé et, de nouveau, le vent apporta son vagissement à Hogey.

"Qu’on fasse taire le gosse, qu’on fasse taire le gosse...", pensa-t-il.

Mais cela ne servait à rien. Ce n’était pas la faute du gosse, et ce n’était pas la faute de Marie. À la station, ils lui avaient dit que les pères de famille n’étaient pas admis dans l’espace, mais ce n’était pas leur faute non plus. Ils avaient raison et lui seul était à blâmer. Le gosse était un accident, mais cela ne changeait rien. Rien du tout. Cela restait une tragédie.

Un acrobate n’avait rien à faire d’une famille. Mais alors, que faire ? Prendre un couteau de boucherie et se transformer en eunuque ? Ce n’était pas non plus la solution : on avait besoin de taureaux, là-haut, dans l’espace - non de bœufs. Et, quand un homme redescendait après un voyage d’un an, que devait-il faire ? Aller vivre dans une cabane isolée et lire des bouquins pour se distraire ? Non. Parce qu’il était homme, il se cherchait une femme. Et parce que cette femme était femme, elle mettait au monde un gosse. Voilà tout. Ce n’était la faute de personne. De personne au monde.

Il regarda l’œil rouge de Mars qui brillait très bas, au sud-ouest. Maintenant on organisait des expéditions vers cette planète et, l’année prochaine, il aurait fait partie du long voyage...

Mais à quoi bon penser à cela ? L’année prochaine et les autres années à venir appartenaient au petit Hogey.

Il resta là, les pieds emprisonnés dans le solide béton, le regard perdu dans le Grand-Abîme sans fond, tandis que le vagissement de son fils lui parvenait de la maison et que les hommes de la famille Hauptman se frayaient un chemin à travers les hautes herbes pour aller à la recherche de la personne qu’ils avaient entendu crier. Les pieds de Hogey étaient fortement coincés et jamais il ne parviendrait à les retirer. Il sanglotait doucement quand les hommes le découvrirent.

 

Traduit par DENISE HERSANT.

The Hoofer.

Publié avec l’autorisation de Intercontinental Literary Agency, Londres.

© Librairie Générale Française. 1974, pour la traduction.