John WYNDHAM :

SURVIE

Pendant leur voyage d’une planète à une autre, les cosmonautes vivront en vase clos. Leur air respiratoire, leur nourriture, seront uniquement ceux qu’emportera leur astronef. À bord d’un vaisseau volant de la Terre vers Mars, un accident prendrait un caractère beaucoup plus grave qu’à bord d’un avion, puisqu’il ne pourrait être question ni d’atterrissage de fortune, ni de retour précipité au point de départ. L’existence en vase clos à laquelle ces naufragés de l’espace seraient soumis risquerait d’engendrer des tensions psychologiques et des réflexes de survie où réapparaîtraient les impulsions les plus primitives de l’homme.

 

L’AUTOCAR de l’aérodrome spatial parcourait sans se presser les deux kilomètres de terrain découvert qui séparaient les derniers bâtiments de la passerelle d’embarquement. Mrs. Feltham fixait intensément un point à l’horizon, au-delà de la rangée d’épaules secouées devant elle. La flèche d’argent de l’astronef s’élevait, solitaire dans la plaine. On distinguait, à l’avant, la vive lumière bleue qui signifiait que tout était prêt pour le décollage. Mrs. Feltham embrassait ce spectacle d’un œil furieux. Elle haïssait l’astronef, et toutes les inventions des hommes, d’une haine froide et désespérée.

Enfin son regard, abandonnant l’horizon, se concentra sur la nuque de son gendre, assis à un mètre d’elle. Elle le haïssait, lui aussi.

Elle se détourna, jeta un regard rapide sur le visage de sa fille, assise à côté d’elle. Alice était pâle, ses lèvres pincées, ses yeux fixés droit devant elle.

Mrs. Feltham hésita. Elle reporta son regard vers l’astronef et décida de fournir un dernier effort. Comptant sur le bruit de l’autocar pour couvrir à demi sa voix, elle dit :

"Alice, ma chérie, il n’est pas trop tard, même maintenant, tu sais."

La jeune femme ne la regarda pas. On eût dit qu’elle n’avait pas entendu; mais ses lèvres se pincèrent plus fortement encore; puis elles s’écartèrent.

"Mère, je t’en prie !"

Mais Mrs. Feltham était lancée, elle devait continuer.

"C’est pour ton propre bien, ma chérie. Il te suffit de dire que tu as changé d’avis."

Le silence de la jeune femme, à lui seul, constituait une protestation.

"Personne ne te blâmerait, insista Mrs. Feltham. Personne ne t’en tiendrait rigueur. Après tout, chacun sait que Mars n’est pas l’endroit rêvé...

- Mère, je t’en prie, tais-toi", dit Alice avec brusquerie. La dureté du ton déconcerta un instant Mrs. Feltham. Elle hésita. Mais le temps lui manquait pour se payer le luxe de la dignité offensée. Elle poursuivit :

"Tu n’es pas habituée au genre de vie qui t’attend là-bas, ma chérie. Absolument primitif. Ce n’est pas une existence pour une femme. Après tout, David n’est affecté sur Mars que pour cinq ans. Je suis sûre que, s’il t’aimait vraiment, il préférerait te savoir ici, en sécurité, en train de l’attendre..."

La jeune femme l’interrompit, sèchement.

"Nous avons déjà parlé de tout cela, mère. Je te dis que cela ne sert à rien. Je ne suis plus une enfant. J’ai pesé le pour et le contre, j’ai pris ma décision."

 

*

**

 

Mrs. Feltham resta quelques instants silencieuse. L’autocar continuait son chemin cahotant à travers le champ. La fusée semblait s’élever plus haut encore dans le ciel.

"Si tu avais un enfant à toi..., dit-elle, presque pour elle-même. Un jour tu en auras un, je suppose. Alors, tu commenceras à comprendre...

- Je crois que c’est toi qui ne comprends pas, répliqua Alice. Tout cela est déjà assez dur. Tu ne fais que le rendre plus difficile encore.

- Ma chérie, je t’aime. Je t’ai donné la vie. Je t’ai toujours préservée de tout danger, et je te connais bien. Je sais que cette existence ne te conviendra pas. Si tu étais une fille dure, garçonnière, alors, peut-être, mais ce n’est pas le cas, ma chérie, tu sais très bien que ce n’est pas le cas.

- Peut-être ne me connais-tu pas aussi bien que tu l’imagines, mère."

Mrs. Feltham secoua la tête. Elle détourna les yeux, fixant jalousement la nuque de son gendre.

"Il t’a enlevée à moi, dit-elle sourdement.

- Ce n’est pas vrai, mère. D’ailleurs... eh bien, je ne suis plus une enfant. Je suis une femme et j’ai ma vie à moi.

- Où tu iras, j’irai", dit pensivement Mrs. Feltham.

"Cela ne s’applique plus à notre époque, tu sais. C’était très bien pour des tribus nomades, mais, de nos jours, les femmes des soldats, des marins, des pilotes...

- C’est plus que cela, mère. Tu ne comprends pas. Je dois devenir adulte et fidèle à moi-même."

L’autocar s’arrêta, menu, semblable à un jouet devant l’astronef dont la masse énorme paraissait incapable de se soulever. Les passagers descendirent et restèrent un instant immobiles, parcourant des yeux l’immense flanc argenté. Mr. Feltham entoura sa fille de ses bras. Alice se cramponna à lui, les larmes aux yeux. D’une voix mal assurée, il murmura : "Au revoir, ma chérie. Je te souhaite le plus de chance possible."

Il la lâcha et serra la main de son gendre. "Veillez sur elle, David. Elle est tout...

- Je sais. Ne vous inquiétez pas." Mrs. Feltham embrassa sa fille, se força à serrer la main de David.

De la passerelle, une voix cria : "Les passagers à bord, s’il vous plaît !" Les portes se refermèrent. Mr. Feltham évita les yeux de sa femme. Il lui prit la taille et la guida en silence vers l’autocar.

Ils refirent le chemin en sens inverse, en compagnie d’une douzaine d’autres véhicules, pour s’abriter dans les bâtiments de l’aérodrome. Tour à tour, Mrs. Feltham s’essuyait les yeux avec un bout de mouchoir blanc et jetait de furtifs coups d’œil en arrière, dans la direction de l’astronef immobile, inerte, apparemment désert. Sa main se glissa dans celle de son mari.

"Je n’arrive pas encore à le croire, dit-elle. Cela lui ressemble si peu. Aurais-tu jamais pu penser que notre petite Alice... Oh ! pourquoi a-t-il fallu qu’elle l’épouse ?" La phrase finit dans un gémissement. Son mari lui serrait les doigts, sans parler. "De la part d’une autre, ça serait moins surprenant, poursuivit-elle. Mais Alice a toujours été si tranquille ! Quand elle était petite, je m’inquiétais de cette apathie... Je craignais qu’elle ne devint timide et ennuyeuse. Tu te rappelles, les autres l’appelaient Souris ?

"Et maintenant ! Cinq ans dans cet épouvantable endroit ! Oh ! elle ne le supportera pas, Henry. Je sais qu’elle n’y arrivera pas. Pourquoi ne t’y es-tu pas opposé ? Ils t’auraient écouté. Tu aurais pu empêcher cela."

Son mari soupira.

"Il y a des moments où l’on peut donner son avis, Miriam, quoique les conseils soient rarement bien accueillis. Mais ce qu’il faut éviter par-dessus tout, c’est de vouloir vivre la vie des autres, à leur place. Alice est une femme, à présent : elle a ses droits. Qui suis-je pour décider de ce qui est le meilleur pour elle ?

- Tu aurais pu l’empêcher de partir.

- Peut-être... mais je n’avais pas envie d’en payer le prix."

Elle resta silencieuse quelques secondes, puis ses doigts se crispèrent sur ceux de son mari.

"Henry, Henry, je crois que nous ne les reverrons jamais; je le sens.

- Allons, allons, ma chérie. Ils reviendront sains et saufs, tu verras.

- Tu ne le crois pas réellement, Henry. Tu dis ça pour me rassurer. Oh ! pourquoi, pourquoi est-elle partie pour cet horrible endroit ? Elle est si jeune ! Elle aurait pu l’attendre cinq ans. Pourquoi est-elle si têtue, si dure... si différente de ma petite Souris, si différente ?"

Son mari lui tapota la main pour la consoler.

"Tu dois essayer de ne plus la considérer comme une enfant, Miriam. Ce n’en est plus une; c’est une femme maintenant, et si toutes nos femmes étaient des souris, notre race aurait peu de chances de survivre..."

 

*

**

 

L’officier de navigation du Falcon s’approcha de son capitaine.

"La déviation, monsieur."

Le capitaine Winters prit le morceau de papier qu’on lui tendait.

Un degré trois cent soixante-cinq, lut-il tout haut.

Hum. Pas mal. Pas mal du tout, somme toute. Encore le secteur sud-est. Pourquoi presque toutes les déviations ont-elles lieu dans le secteur sud-est, je me le demande, monsieur Carter ?

- Peut-être le découvriront-ils quand nous aurons encore quelques années de métier. Pour l’instant, ça reste encore un mystère.

- Curieux tout de même. Eh bien, nous ferions mieux de la corriger avant qu’elle devienne plus importante."

Le capitaine ouvrit le classeur à soufflets, en face de lui, et en tira une série de tableaux. Il les consulta et griffonna le résultat.

"Vérifiez, monsieur Carter."

Le navigateur compara les chiffres et les tableaux, puis approuva.

"Bien. Quelle est sa position ?

- Presque par le travers, avec un roulis très lent, monsieur.

- Vous pouvez vous en occuper. Je ferai les observations visuelles. Alignez et stabilisez. Dix secondes sur les latéraux tribord à puissance deux. Il devrait virer en trente minutes vingt secondes environ, mais nous surveillerons l’opération. Puis neutralisez avec les latéraux bâbord à puissance deux. D’accord ?

- Très bien, monsieur."

L’officier de navigation s’assit sur le siège de commande et attacha sa ceinture. Il examina soigneusement les manettes et les boutons.

"Je ferais mieux de les avertir. Il peut y avoir une jolie secousse", remarqua le capitaine. Il brancha le microphone et l’attira vers lui.

"Attention ! Attention ! Nous allons procéder à une correction de cap. Il y aura une série de chocs. Aucun ne sera très violent, mais il vaut mieux mettre à l’abri tous les objets fragiles, et nous vous conseillons de vous asseoir et d’attacher vos ceintures. L’opération prendra une demi-heure environ et débutera dans cinq minutes. Je vous informerai quand tout sera fini. Terminé." Il débrancha l’appareil.

"Si on ne les avertit pas avant, ajouta-t-il, il y a toujours un idiot pour croire que l’appareil vient d’être transpercé par un météore. La femme aurait piqué une crise, c’est sûr. Et ça fait mauvais effet." Il médita. "Je me demande ce qu’elle peut bien fabriquer ici, d’ailleurs. Une petite bonne femme tranquille comme ça : elle devrait être en train de tricoter dans son village.

- Elle tricote ici, observa l’officier de navigation.

- Je sais... et pensez à ce que cela implique ! Qu’est-ce qu’une bonne femme de ce genre vient faire sur Mars ? Elle aura le mal du pays, elle détestera tout à première vue. Son mari devrait avoir un peu plus de bon sens. C’est presque de la cruauté à l’égard des enfants.

- Ce n’est peut-être pas sa faute, monsieur. Il y a des femmes très douces qui peuvent se montrer étonnamment têtues."

Le capitaine considéra son second d’un air méditatif.

"Je ne bénéficie pas d’une large expérience, mais je sais bien ce que je répondrais à ma femme s’il lui prenait envie de m’accompagner.

- Mais vous ne pouvez pas discuter avec celles-là, monsieur. Elles font semblant d’obéir, mais elles finissent toujours par n’en faire qu’à leur tête.

- Je passerai sous silence ce que sous-entendait la première partie de votre remarque, monsieur Carter, mais, en vous aidant de vos vastes connaissances sur les femmes, pourriez-vous m’indiquer pourquoi diable elle est ici, s’il ne l’y a pas traînée ? Ce n’est pas comme si Mars présentait des dangers d’ordre domestique.

- Eh bien, monsieur, elle m’a l’air du genre dévoué. Ces femmes qui ont peur de leur ombre dans les circonstances ordinaires, mais qui deviennent effroyablement résolues quand on tire la bonne ficelle. C’est comme... tenez, vous avez entendu parler des brebis qui tiennent tête aux lions pour défendre leurs agneaux, n’est-ce pas ?

- Si l’on présume que vous vouliez dire "agneaux", rétorqua le capitaine, je vous répondrais : a) que j’en ai toujours douté et b) qu’elle n’a pas d’agneaux.

- J’essayais seulement de vous indiquer le genre, monsieur."

Le capitaine se gratta la joue, de l’index.

"Vous avez peut-être raison, mais je sais que si je devais un jour emmener une femme sur Mars, ce qu’à Dieu ne plaise, je préférerais, il me semble, une sorte d’Annie du Far West. De quoi doit-il s’occuper là-bas ?

- Des bureaux d’une compagnie minière, je crois.

- Heures de bureau, eh ? Oh ! eh bien, ça s’arrangera peut-être, mais je persiste à penser que la pauvre gosse serait mieux dans sa cuisine. Elle va passer la moitié du temps à trembler de peur et l’autre à regretter le confort de sa maison." Il jeta un coup d’œil à la pendule. "Ils ont eu assez de temps pour planquer les porcelaines, à présent. Allons-y."

Il attacha sa propre ceinture, fit tourner l’écran, en face de lui, sur son pivot, en le branchant du même geste, et s’appuya au dossier de son siège, contemplant le panorama des étoiles qui défilaient lentement.

"Prêt, monsieur Carter ?"

L’officier de navigation brancha une arrivée de carburant, et garda la main en équilibre au-dessus d’une manette.

"Prêt, monsieur.

- Bien. Redressez."

L’officier consacra toute son attention aux aiguilles, devant lui. Il tapota légèrement la manette pour l’essayer. Sans résultat. Deux légers sillons apparurent entre ses sourcils. De nouveau, il tapota. Toujours rien.

"Allez-y, mon vieux", fit le capitaine, agacé.

L’officier décida d’essayer l’autre côté. Il tapota l’une des manettes placées sous sa main gauche. Cette fois, la réponse ne se fit pas attendre : l’appareil tout entier bondit violemment de côté et trembla. Un fracas retentit et résonna dans les éléments métalliques, comme un écho qui s’évanouit.

Seule, sa ceinture de sécurité maintint l’officier à son siège. Il contempla les aiguilles d’un air hébété. Sur l’écran, les étoiles bariolaient le ciel comme les fusées d’un feu d’artifice. Le capitaine avait observé la manœuvre dans un silence menaçant. Il finit par dire avec froideur :

"Quand vous vous serez bien amusé, monsieur Carter, peut-être aurez-vous la gentillesse de redresser l’appareil ?"

Le navigateur retrouva ses esprits, se concentra. Il choisit une manette et la pressa. Toujours sans résultat. Il en essaya une autre. Les aiguilles continuaient à tourner paisiblement. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front. Il brancha une autre canalisation, fit un nouvel essai.

Le capitaine se renversa sur son dossier, regardant le ciel défiler sur l’écran.

"Eh bien ? demanda-t-il d’un ton sec.

- Il n’y a... il n’y a pas de réponse, monsieur." Le capitaine Winters détacha sa ceinture, se dirigea vers le poste de commande, accompagné par le cliquetis de ses semelles magnétiques. De la tête, il fit signe à l’autre de quitter son siège, puis il prit sa place. Il vérifia l’arrivée de carburant. Il pressa une manette. Pas d’impulsion : les aiguilles continuaient à tourner sans heurt. Il essaya d’autres manettes, inutilement. Alors il leva la tête, ses yeux rencontrèrent ceux du navigateur. Après un long moment, il revint à son bureau, appuya sur un bouton. Une voix fit irruption dans la pièce :

"... le savoir ? Tout ce que je sais, c’est que le vieux zinc se balade la tête en bas et les pieds en l’air, et c’est pas comme ça qu’on dirige un sacré astronef. À mon avis...

- Jevons", dit le capitaine, sèchement.

Du coup, la voix s’interrompit.

"Oui, monsieur, dit-elle, d’un ton tout différent.

- Les latéraux ne se déclenchent pas.

- Non, monsieur, reconnut la voix.

- Réveillez-vous, mon vieux. Je veux dire qu’ils ne veulent pas se déclencher. Ils ne fonctionnent pas.

- Quoi, monsieur... aucun ?

- Les seuls qui aient répondu sont les latéraux bâbord. Et ils n’auraient pas dû ruer comme ils l’ont fait. Vous feriez mieux d’envoyer quelqu’un dehors pour jeter un coup d’œil. Je n’ai pas aimé cette secousse.

- Entendu, monsieur."

Le capitaine débrancha l’appareil, attira vers lui le microphone.

"Attention, s’il vous plaît. Vous pouvez détacher vos ceintures et reprendre vos occupations. La correction de cap est remise à plus tard. Nous vous avertirons avant de la reprendre. Terminé."

De nouveau, le capitaine et le navigateur se regardèrent. Leurs visages étaient graves, leurs yeux inquiets...

 

*

**

 

Le capitaine Winters étudia son auditoire : c’est-à-dire l’ensemble des personnes présentes à bord du Falcon. Quatorze hommes et une femme. Des hommes, six faisaient partie de l’équipage; les autres étaient des passagers. Il les regarda prendre place dans le petit salon de l’astronef. Il eût de beaucoup préféré que son chargement comportât plus de fret et moins de passagers. Ceux-ci, n’ayant rien pour les occuper, méditaient toujours quelque mauvais coup. De plus, ce n’étaient pas des types particulièrement calmes et disciplinés qui se portaient volontaires pour partir vers Mars en qualité de mineurs, de prospecteurs ou d’aventuriers.

La femme aurait pu causer pas mal d’ennuis à bord si telle avait été son intention. Heureusement, elle était timide et effacée. Mais, bien qu’elle l’agaçât parfois par son manque d’entrain, il remerciait son étoile de ne pas avoir eu affaire à quelque blonde incendiaire qui n’eût fait qu’ajouter à ses embarras.

"Tout de même, se rappela-t-il, en la regardant s’asseoir à côté de son mari, elle ne peut pas être aussi douce qu’elle en a l’air. Carter avait sans doute raison quand il parlait de la présence, quelque part en elle, d’un motif de tension; sans cela, elle ne se serait jamais lancée dans ce voyage; en tout cas, elle n’aurait pas tenu si longtemps sans se plaindre." Il jeta un coup d’œil au mari. Curieux animaux que les femmes. Morgan était un type bien, mais il n’y avait rien en lui, du moins apparemment, qui pût engager une femme dans une aventure comme celle-ci...

Il attendit que chacun eût cessé de s’agiter, que tout le monde fût bien installé. Le silence se fit. Winters promena son regard, tour à tour, sur chaque visage. Le sien avait un air de gravité.

"Mrs. Morgan, messieurs, commença-t-il. Je vous ai réunis ici parce qu’il me semblait préférable que chacun de vous fût parfaitement au courant de notre situation actuelle.

"La voici. Nos latéraux sont en panne. Pour des raisons qu’il nous a encore été impossible d’établir, ils ont perdu toute efficacité. En ce qui concerne les latéraux bâbord, ils sont grillés. Et irremplaçables.

"Pour le cas où certains d’entre vous ne sauraient pas ce que cela implique, je dois vous expliquer que c’est sur les latéraux que repose la conduite d’un astronef. Les tuyères principales nous donnent l’impulsion initiale nécessaire au décollage. Ensuite, elles sont coupées et l’appareil continue en chute libre. Les déviations éventuelles sont corrigées par des explosions soigneusement calculées des latéraux.

"Mais ce n’est pas seulement à nous diriger que nous les employons. Pour l’atterrissage, qui est une opération infiniment plus complexe que le décollage, ils sont essentiels. Nous freinons en retournant l’appareil, et nous nous servons des tuyères pour contrôler notre vitesse. Mais il vous serait difficile, je pense, de ne pas réaliser qu’il s’agit là d’une opération extrêmement délicate, puisqu’il faut maintenir l’énorme masse de l’astronef en équilibre parfait sur la poussée de ses tuyères au cours de la descente. Ce sont les latéraux qui rendent cet équilibre possible. Sans eux, l’opération n’est pas faisable."

Un silence de mort s’appesantit sur la pièce. Au bout de quelques secondes, une voix traînante demanda :

"Ce que vous voulez dire, capitaine, c’est que, dans les circonstances actuelles, il nous est impossible, et de nous diriger, et d’atterrir. C’est bien cela ?"

Le capitaine considéra son interlocuteur. C’était un homme fortement bâti. Sans effort de sa part et, semblait-il, sans même le désirer, il paraissait dominer naturellement les autres.

"C’est exactement ce que je veux dire", répondit Winters.

Une tension envahit la pièce. Çà et là, on entendit des exclamations étouffées.

L’homme à la voix lente hocha la tête avec fatalisme. Un autre demanda :

"Cela signifie-t-il que nous risquons de nous écraser sur Mars ?

- Non. Si nous continuons ainsi, car nous suivons une route légèrement déviée, nous ne toucherons pas Mars; nous passerons à côté.

- Et nous irons jouer aux quilles avec les astéroïdes, suggéra une autre voix.

- C’est ce qui arriverait si nous ne faisions rien pour l’éviter. Mais il existe un moyen d’empêcher cela... si nous réussissons à l’appliquer." Le capitaine s’interrompit, conscient d’avoir capté leur attention. Il poursuivit :

"Vous devez tous vous rendre compte, d’après la façon toute particulière dont se présente l’espace tel que vous le voyez dans vos hublots, que nous sommes en train de... heu... culbuter la tête en bas et les pieds en l’air. Le fait est dû à l’explosion des latéraux bâbord. C’est une méthode de propulsion aussi peu orthodoxe que possible, mais cela signifie que, par une impulsion de nos tuyères donnée exactement au moment critique, nous devrions pouvoir modifier notre route approximativement comme nous le désirons.

- Et quel est l’avantage, si nous ne pouvons pas atterrir ?" demanda quelqu’un.

Le capitaine ignora l’interruption. Il continua :

"Je me suis mis en rapport, par radio, à la fois avec la Terre et avec Mars et je leur ai fait part de notre situation. Je les ai informés également de mon intention de tenter la seule méthode possible. Il s’agit d’utiliser les tuyères pour essayer de lancer l’astronef sur une orbite autour de Mars.

"Si nous y réussissons, nous éviterons deux dangers : celui de nous projeter vers l’extérieur du système, et celui de nous écraser sur Mars. Je crois que nous avons des chances d’y réussir."

Quand il s’interrompit, il vit plusieurs visages angoissés, d’autres pensivement concentrés. Il remarqua Mrs. Morgan, la mine un peu plus pâle que d’habitude, cramponnée à la main de son mari. Ce fut l’homme à la voix traînante qui rompit le silence.

"Vous pensez vraiment que nous avons des chances d’y réussir ? répéta-t-il, d’un ton interrogateur.

- Oui. Je pense aussi que c’est notre seule chance. Mais je ne vais pas tenter de vous duper en simulant une confiance totale. La situation est trop grave pour cela.

- Et, une fois placés sur cette orbite ?

- Ils essaieront de maintenir le contact par radar et de nous envoyer du secours, dès que possible.

- Hum ! fit son interlocuteur. Et quelle est votre opinion personnelle là-dessus, capitaine ?

- Je... eh bien, ça ne va pas être facile. Mais, comme nous sommes tous dans le bain, je vais vous répéter exactement ce qu’ils m’ont dit. En mettant les choses au mieux, nous ne devons pas compter sur leur arrivée avant quelques mois. L’astronef viendra de la Terre. Depuis longtemps, les deux planètes ont dépassé leur point de conjonction. Je crains que cela ne signifie un délai assez long.

- Pourrons-nous... tenir assez longtemps, capitaine ?

- D’après mes calculs, nous devrions pouvoir tenir environ dix-sept ou dix-huit semaines.

- Cela suffira-t-il ?

- Il le faudra bien."

Il rompit le silence méditatif qui suivit ces paroles en usant d’un ton plus léger :

"Cet état de choses ne sera ni confortable ni plaisant. Mais si chacun remplit son devoir et si nous nous en tenons strictement aux rations nécessaires, nous pourrons nous en tirer. Il y a trois problèmes essentiels. L’air à respirer : cela, nous n’avons heureusement pas besoin de nous en inquiéter; le régénérateur, le stock de rechange et les cylindres que nous avons pris en fret s’en chargeront pour beaucoup de temps. L’eau devra être rationnée; un litre par personne toutes les vingt-quatre heures, et cela pour tout; par bonheur, nous allons pouvoir puiser de l’eau dans les réservoirs de carburant, sinon les réserves seraient plus réduites encore. Notre souci le plus grave sera la nourriture."

Il continua d’exposer ses projets, avec une clarté patiente. Quand il eut terminé, il ajouta :

"Et maintenant, je suppose que vous avez des questions à poser."

Un petit homme sec, au visage basané, demanda :

"N’existe-t-il absolument aucun espoir de remettre les latéraux en état de marche ?

- Les chances sont négligeables. La section motrice d’un astronef n’est pas conçue de manière à être accessible dans l’espace. Bien sûr, nous continuerons à essayer, mais, même au cas où nous réussirions à faire fonctionner les autres, nous serions encore incapables de réparer les latéraux bâbord."

Winters fit de son mieux pour répondre aux quelques questions qui suivirent, d’un ton qui observait un équilibre égal entre l’assurance désinvolte et le découragement. Les perspectives n’étaient pas brillantes. Avant l’arrivée de l’expédition de secours, ils allaient avoir besoin de tout leur sang-froid, de toute leur volonté... et, parmi ces seize personnes, certaines étaient forcément plus vulnérables que les autres.

De nouveau, son regard s’appesantit sur Alice Morgan et sur son mari, assis à côté d’elle. Leur présence signifiait certainement une source possible d’ennuis. Quand viendrait le moment décisif, l’homme serait soumis à une tension plus forte, à cause d’elle... et il aurait probablement moins de scrupules.

Puisque la femme était là, elle devrait en subir les conséquences au même titre que les autres. Il n’était pas question de privilèges. En cas de crise, on pouvait se permettre un geste héroïque, mais accorder à quelqu’un un traitement de faveur au cours de la longue épreuve qui les attendait, ce serait créer une situation impossible. Il suffirait de la favoriser, elle, pour aussitôt se voir mis en demeure de favoriser tous les autres, sous prétexte de maladie, etc., et Dieu seul savait les complications qui en résulteraient.

Lui donner sa chance en même temps qu’aux autres, voilà tout ce qu’il pouvait faire pour elle... et, pensait-il en la voyant s’accrocher à la main de son mari et le regarder de ses yeux agrandis dans son visage pâle, ce n’était pas grand-chose.

Il espérait qu’elle ne serait pas la première à succomber. Mieux vaudrait, pour le moral des autres, qu’elle ne fût pas la toute première...

 

*

**

 

Elle ne fut pas la première à disparaître. Pendant près de trois mois, personne ne disparut.

Le Falcon, au moyen d’explosions habilement calculées de ses tuyères, avait réussi à se placer sur une orbite autour de Mars. Ceci fait, l’équipage ne pouvait plus grand-chose pour lui. Arrivé à la limite d’équilibre, il était devenu un très petit satellite, roulant et culbutant sur son parcours circulaire, et destiné, suivant toute apparence, à poursuivre cette marche désordonnée, jusqu’à l’arrivée de l’expédition de secours, ou peut-être indéfiniment...

À bord, la complexité de ses soubresauts et de ses méandres ne devenait perceptible que si quelqu’un, délibérément, découvrait les hublots. Alors, les cabrioles insensées de l’univers extérieur produisaient une telle impression de confusion que l’on s’empressait de recouvrir le hublot pour préserver, à l’intérieur de l’appareil, l’illusion d’une stabilité. Même le capitaine Winters et l’officier de navigation ne consacraient aux observations visuelles que le moins de temps possible, et poussaient un soupir de soulagement lorsque, ayant exilé de l’écran l’essaim tournoyant des constellations, ils pouvaient à nouveau se réfugier dans la relativité.

Pour tous ses occupants, le Falcon était devenu un petit monde indépendant, clairement délimité dans l’espace et à peine moins dans le temps.

C’était, d’autre part, un monde à niveau de vie très bas; une communauté à l’humeur violente, affaiblie par la maladie, aux ventres douloureux et aux nerfs en morceaux. Un groupe où chaque individu surveillait son voisin d’un œil soupçonneux, de peur d’une différence d’un iota dans la ration, le peu que chacun dévorait avidement ne suffisant pas à apaiser les grondements de son estomac. On était affamé quand on s’endormait; plus affamé encore quand on s’éveillait, émergeant de rêves de victuailles.

Des hommes bien en chair à leur départ de la Terre étaient devenus maigres et décharnés; sur leur visage durci, les contours arrondis avaient fait place à des plans aigus, et leurs couleurs saines s’étaient transformées en une pâleur grise dans laquelle leurs yeux brillaient d’un éclat anormal. Tous étaient affaiblis. Les plus touchés gisaient, inertes, sur leurs couchettes. Quand les autres les regardaient, c’était avec une question au fond des yeux. Il n’était pas difficile d’en deviner le sens : "Pourquoi continuer à gâcher de la nourriture pour ce type-là ? Il a déjà pris son billet." Pourtant, jusque-là, personne n’était encore parti pour le grand voyage.

La situation dépassait en gravité les pires prévisions du capitaine Winters. L’arrimage des vivres avait été mal fait. Plusieurs caisses contenant des boîtes de viande s’étaient écrasées sous l’énorme pression des autres caisses au cours du décollage. La marmelade qui en était résultée décrivait son orbite propre autour de l’astronef. Winters avait dû s’en débarrasser en secret. S’ils avaient su, les hommes auraient mangé cela avec joie, les asticots avec le reste. Une autre caisse indiquée sur son inventaire avait disparu. Il ignorait encore comment. On avait fouillé tout l’appareil, sans en trouver trace. La majeure partie des réserves consistait en nourriture déshydratée pour laquelle il n’osait pas sacrifier la quantité d’eau nécessaire, si bien que, quoique mangeable, elle n’avait pas un goût particulièrement plaisant. On n’avait prévu ces réserves qu’en tant que complément pour le cas où le voyage excéderait les délais normaux; aussi n’étaient-elles pas abondantes. Dans le fret, très peu de choses étaient destinées à la consommation, et il s’agissait surtout de petites conserves de luxe. En conséquence, il avait dû réduire les rations prévues pour les étendre maigrement sur dix-sept semaines. Même ainsi, elles ne dureraient pas si longtemps.

La première disparition ne fut pas imputable à la maladie, ni à la sous-alimentation. Elle fut accidentelle.

 

*

**

 

Jevons, le chef mécanicien, soutenait que la seule manière de localiser et de corriger le défaut des latéraux était de réussir à pénétrer dans la partie motrice de l’astronef. À cause des réservoirs, qui s’appuyaient contre la cloison séparant les sections, cette manœuvre ne pouvait se faire de l’intérieur de l’appareil.

Il s’était révélé impossible de creuser un trou dans la coque avec l’outillage dont on disposait : en effet, en raison de la température de l’espace et de la conductibilité de la coque, la flamme des chalumeaux s’échappait et se dissipait sans entamer le moins du monde la solidité du métal. La seule façon de pénétrer, estimait Jevons, c’était de creuser autour des tuyères consumées des latéraux bâbord. Il n’était pas certain que cela en valût la peine, puisque les autres latéraux resteraient toujours déséquilibrés sur le flanc bâbord, mais, là où Jevons rencontra une forte opposition, ce fut quand il réclama un peu du précieux oxygène pour pratiquer ses percées. Bien qu’il dût s’incliner devant cet interdit, il refusa d’abandonner complètement son plan.

"Très bien, dit-il farouchement. Nous sommes comme des rats pris au piège. Mais, Bowman et moi, nous avons l’intention de faire mieux que maintenir ce piège en état de marche, et nous allons essayer, quand nous devrions nous frayer un chemin avec nos mains nues dans ce sacré astronef."

Le capitaine Winters avait donné son accord. Non pas qu’il crût qu’il en sortirait quelque chose d’utile, mais Jevons se tiendrait tranquille, et cela ne ferait de mal à personne. Ainsi, pendant des semaines, Jevons et Bowman avaient enfilé leurs scaphandres, manié leurs foreuses. Oubliant, au bout de quelque temps, les constellations tournoyantes qui les entouraient, ils s’étaient attelés opiniâtrement à leur tâche, ils sciaient et limaient sans trêve. Leur progression, piteuse dès le début, s’était encore ralentie à mesure que leurs forces diminuaient.

Ce que Bowman était exactement en train de tenter au moment de l’accident qui allait lui coûter la vie, devait rester un mystère. Il ne s’était pas confié à Jevons. Tout ce qu’on en sut, ce fut une embardée soudaine de l’appareil et un fracas dont l’écho retentit d’un bout à l’autre de la coque. Peut-être n’était-ce qu’un accident. Mais plus probablement, Bowman, dans son impatience, avait dû faire exploser un peu de poudre pour pratiquer une ouverture.

Pour la première fois depuis des semaines, les hublots furent découverts, des visages contemplèrent le tourbillonnement vertigineux des étoiles. Bientôt on put voir Bowman. Il flottait, inerte, à une douzaine de mètres au moins de l’appareil. Son scaphandre était dégonflé et l’on distinguait une large déchirure dans le tissu de la manche gauche.

Savoir qu’un cadavre flotte interminablement autour de vous comme un satellite mineur, il n’y a pas là de quoi remonter un moral déjà assez bas. Poussez-le plus loin, il n’en continue pas moins à tourner, quoique à plus grande distance. Un jour, on inventerait une cérémonie convenable pour une situation de ce genre... Peut-être une petite fusée embarquerait-elle les misérables restes qu’ils laisseraient de leur dernier voyage, leur voyage sans fin. En attendant, comme il ne connaissait pas de précédent, le capitaine décida de rendre au cadavre un dernier hommage en le transportant à bord. Le réfrigérateur, bien entendu, devrait continuer à assurer la préservation des maigres provisions, mais plusieurs compartiments étaient vides...

L’horloge marquait un jour et une nuit de plus depuis l’encellulement provisoire de Bowman, quand un doigt discret frappa à la porte de la salle de contrôle. Le capitaine disposa avec soin un buvard sur la page fraîchement écrite du livre de bord, et le referma.

"Entrez", dit-il.

La porte s’ouvrit, juste assez pour laisser passer Alice Morgan. Elle se glissa dans la pièce et ferma la porte derrière elle. Winters fut un peu surpris de la voir. Elle s’était tenue constamment à l’arrière-plan, laissant à son mari le soin de formuler ses peu nombreuses requêtes. Il remarqua les changements qui s’étaient opérés en elle : son visage maintenant hagard, comme celui des autres, ses yeux anxieux. Les nerfs aussi étaient atteints. Ses doigts ne cessaient de se chercher l’un l’autre, de s’entremêler pour se donner confiance. Manifestement, il lui fallait se forcer pour exprimer ce qu’elle avait à dire. Il sourit pour l’encourager.

"Venez vous asseoir, Mrs. Morgan", proposa-t-il aimablement.

Elle traversa la pièce, faisant cliqueter ses semelles magnétiques, et prit la chaise qu’il lui désignait. Elle s’assit sur l’extrême bord, d’un air gêné.

Pure cruauté que de l’avoir entraînée dans ce voyage, pensa-t-il de nouveau. Au moins, c’était une jolie petite gosse, avant. Maintenant, même plus. Pourquoi son imbécile de mari ne l’avait-il pas laissée dans le cadre qui lui convenait : une petite banlieue tranquille, une agréable routine, une vie protégée à la fois des fatigues et de l’angoisse ? De nouveau, il fut surpris qu’elle eût trouvé assez de volonté, de force d’âme, pour résister si longtemps aux conditions de vie imposées à bord du Falcon. Sans doute le destin se fût-il montré plus clément pour elle en lui évitant cette endurance. Il lui parla avec douceur, car elle était perchée plus qu’assise sur sa chaise et Winters pensait à un oiseau prêt à s’envoler au premier mouvement un peu brusque.

"Et que puis-je faire pour vous, Mrs. Morgan ?"

Les doigts d’Alice se tordirent et s’entrelacèrent. Elle les regarda. Puis elle leva la tête, ouvrit la bouche pour parler, la referma.

"Ce n’est pas très facile", murmura-t-elle sur un ton d’excuse.

Essayant de l’aider, il lui dit :

"Vous n’avez pas besoin d’être nerveuse, Mrs. Morgan. Dites-moi seulement ce que vous avez à l’esprit. Quelqu’un vous a-t-il... importunée ?"

Elle secoua la tête.

"Oh non ! capitaine Winters. Ce n’est absolument rien de ce genre.

- Qu’est-ce que c’est, alors ?

- Ce sont... ce sont les rations, capitaine. Je ne reçois pas assez de nourriture."

Winters se figea, l’expression de sollicitude s’effaça de son visage.

"Aucun de nous n’en reçoit assez, dit-il d’un ton sec.

- Je sais, répliqua-t-elle précipitamment. Je sais, mais...

- Mais quoi ?" demanda-t-il d’un ton glacé.

Elle prit une profonde inspiration.

"Il y a cet homme qui est mort hier, Bowman. Je pensais que si je pouvais avoir ses rations..."

Le reste de la phrase mourut sur ses lèvres quand elle vit l’expression que prenait le visage du capitaine.

Il ne jouait pas la comédie. Il était réellement aussi choqué qu’il le paraissait. De toutes les suggestions impudentes qu’il eût jamais rencontrées sur sa route, aucune ne l’avait stupéfié à ce point. Il fixa, abasourdi, la source d’où venait cette proposition révoltante. Le regard de la jeune femme rencontra le sien, mais, chose curieuse, avec moins de timidité qu’avant. Elle ne montrait aucune trace de honte.

"Il me faut plus de nourriture", dit-elle avec une expression intense.

Le capitaine Winters sentit sa colère monter.

"Alors, vous avez pensé tout simplement que vous pourriez rafler la ration d’un mort et l’ajouter à la vôtre ! Je préfère ne pas vous dire en paroles comment je qualifierais votre suggestion, ma jeune dame. Mais comprenez bien ceci : nous partageons, et nous partageons à égalité. Ce que signifie la mort de Bowman, c’est que nous pourrons tenir un peu plus longtemps avec les mêmes rations. C’est tout. Et maintenant, je crois que vous feriez mieux de partir."

Mais Alice Morgan ne fit pas le moindre mouvement. Elle resta là, les lèvres pressées l’une contre l’autre, les yeux un peu rétrécis, complètement immobile; seules ses mains tremblaient. Malgré son indignation, le capitaine ressentait aussi une certaine surprise, comme s’il avait vu un chat d’appartement se transformer soudain en chat de gouttières. Elle dit avec entêtement :

"Jusqu’ici, je ne vous ai demandé aucun privilège, capitaine. Je ne vous en demanderais pas maintenant, s’il ne s’agissait d’une absolue nécessité. Mais la mort de cet homme nous laisse une marge à présent. Et je dois avoir plus de nourriture." Le capitaine se contrôla avec effort. "La mort de Bowman ne nous a pas laissé de marge. Ce n’est pas une aubaine. La seule conséquence de cet accident, c’est d’étendre d’un jour ou deux nos chances de survie. Ne savez-vous pas que chacun de nous désire autant que vous un peu plus de nourriture ?

"De toutes les manifestations d’effronterie que j’ai rencontrées au cours d’une longue expérience..."

Elle leva sa main maigre pour l’interrompre. La dureté de ses yeux était telle qu’il se demanda comment il avait jamais pu la croire timide.

"Capitaine, regardez-moi", dit-elle d’un ton bref. Il regarda. Peu à peu son expression de colère s’évanouit, fit place à un étonnement incrédule. Une légère rougeur envahit les joues de la jeune femme.

"Oui, dit-elle. Vous voyez, il faut que vous me donniez plus de nourriture. Mon bébé doit avoir une chance de vivre."

Le capitaine continua de la contempler, comme hypnotisé. Il finit par fermer les yeux, se passa la main sur le front.

"Seigneur Dieu, c’est terrible", murmura-t-il. Alice Morgan dit gravement, comme si elle avait déjà considéré justement cet aspect de la question : "Non. Ce n’est pas terrible... pas si mon bébé vit." Il la regarda bouche bée. Elle continua :

"Je ne volerais personne, vous voyez. Bowman n’a plus besoin de ses rations, mais mon bébé, lui, en a besoin. C’est très simple, vraiment." Elle jeta au capitaine un regard interrogateur. Il ne trouva pas de commentaire. Elle poursuivit : "Vous ne pouvez pas appeler cela une injustice. Après tout, je représente deux personnes maintenant, n’est-ce pas ? J’ai besoin de plus de nourriture. Si vous ne le permettez pas, vous assassinerez mon bébé. Vous devez me donner ces rations, vous le devez. Mon bébé doit vivre, il le faut..."

 

*

**

 

Après son départ, le capitaine Winters s’essuya le front, ouvrit son tiroir personnel, et en sortit l’une des bouteilles de whisky qu’il économisait soigneusement. Il eut assez d’empire sur lui-même pour n’en absorber qu’une petite gorgée et ranger ensuite la bouteille. Cela le ranima un peu mais ses yeux restaient graves et troublés.

N’eût-il pas été plus charitable, au fond, de dire à la jeune femme que son bébé n’avait aucune chance de vivre ? C’était ce que demandait l’honnêteté. Mais peut-être l’inventeur de la phrase qui dit que l’honnêteté est toujours la meilleure tactique ne savait-il pas grand-chose du moral d’une communauté. S’il lui avait dit cela, comment éviter de lui en donner les raisons et, une fois au courant de ces raisons, comment l’empêcher de les confier à quelqu’un, ne fût-ce qu’à son mari ? Et alors, il aurait été trop tard.

Le capitaine ouvrit le tiroir du haut et contempla son contenu. Il restait toujours cela. Il fut tenté de prendre le revolver et de l’utiliser sur l’heure. Il ne servait pas à grand-chose de jouer à ce petit jeu plus longtemps. Tôt ou tard, il faudrait en venir là, de toute manière.

Il fronça les sourcils, hésita. Puis il tendit la main droite et, d’une chiquenaude, envoya l’objet flotter au fond du tiroir, hors de sa vue. Il ferma le tiroir.

"... Pas encore."

Mais sans doute serait-il préférable, bientôt, de s’en servir. Jusque-là, son autorité avait tenu, sans rien de pire que quelques grognements, qui servaient de soupape de sécurité. Mais le moment viendrait où son revolver lui serait nécessaire, soit pour eux, soit pour lui-même.

S’ils se mettaient à soupçonner que les bulletins encourageants qu’il épinglait de temps en temps sur le tableau étaient des faux; s’ils devaient découvrir, d’une manière ou d’une autre, que l’expédition de secours qu’ils croyaient en train de dévorer l’espace en direction du Falcon n’avait pas encore pu, en fait, décoller de la Terre... c’est alors que le sabbat se déchaînerait.

Peut-être serait-il plus sûr qu’un accident, avant peu, vînt détériorer la radio...

 

*

**

 

"Vous avez pris votre temps, non ?" demanda le capitaine Winters. Il parlait d’un ton revêche parce qu’il était de mauvaise humeur, car le temps que mettait quelqu’un à faire quelque chose n’avait plus la moindre importance.

L’officier ne répondit pas. Ses bottes cliquetèrent quand il traversa la pièce. Une clef et un bracelet d’identité flottèrent dans la direction du capitaine, quelques centimètres au-dessus de la surface du bureau. Winters tendit la main pour les arrêter.

"Je..." commença-t-il. Puis il vit le visage de l’autre. "Bon Dieu, qu’est-ce qui vous arrive, mon vieux ?"

Il se sentit saisi de remords. Il avait eu besoin du bracelet d’identité de Bowman pour le rapport, mais il n’était pas vraiment nécessaire d’envoyer Carter le chercher. Un homme mort de la façon dont Bowman était mort ne devait pas être beau à voir. C’était pour cette raison qu’ils l’avaient laissé dans son scaphandre au lieu de le déshabiller. Quand même, il aurait cru que Carter avait les nerfs plus solides. Il sortit une bouteille du tiroir, la dernière.

"Vous feriez mieux de boire un coup", dit-il.

Le navigateur but, puis il prit sa tête dans ses mains. Le capitaine rangea soigneusement la bouteille qui flottait au-dessus de la table. Finalement, l’officier dit, sans lever la tête :

"Excusez-moi, monsieur.

- Ça va bien, Carter. Sale boulot. J’aurais dû le faire moi-même."

L’autre frissonna légèrement. Une minute s’écoula en silence, pendant qu’il tentait de se ressaisir. Enfin, il leva la tête et ses yeux rencontrèrent ceux du capitaine.

"Ce... ce n’était pas seulement cela, monsieur."

Le capitaine parut déconcerté.

"Que voulez-vous dire ?"

Les lèvres de l’officier tremblaient. Il ne parvenait pas à former convenablement ses mots, il bredouillait.

"Ressaisissez-vous. Que voulez-vous dire ?" Le capitaine avait pris un ton brusque pour le forcer à se raidir.

Carter releva légèrement la tête. Ses lèvres cessèrent de trembler.

"Il... il..."

Carter s’embourba, puis fit une nouvelle tentative, en précipitant ses mots :

"Il... il n’a pas de jambes.

- Qui ? Qu’est-ce que ça signifie ? Vous voulez dire que Bowman n’a pas de jambes ?

- Ou... oui, monsieur.

- Allons donc, mon vieux. J’étais là quand on l’a ramené. Il avait des jambes, comme vous et moi.

- Oui, monsieur. Il avait des jambes à ce moment-là... mais il n’en a plus maintenant."

Le capitaine se figea sur sa chaise. Pendant quelques secondes, il n’y eut plus, dans la salle de contrôle, d’autre son que le cliquetis du chronomètre. Enfin, Winters parla, avec difficulté, sans pouvoir articuler plus de trois mots :

"Vous voulez dire...

- Il n’y a pas d’autre explication, n’est-ce pas, monsieur ?

- Seigneur Dieu !" souffla le capitaine.

Il resta là, les yeux fixes, envahis par l’horreur qu’avaient reflétée ceux de l’officier.

 

*

**

 

Deux hommes se mouvaient silencieusement, des chaussettes passées sur leurs semelles magnétiques. Ils s’arrêtèrent devant la porte d’un des compartiments du réfrigérateur. L’un d’eux sortit une clef mince. Il la glissa dans la serrure, tâtonna un moment, puis la tourna avec un léger déclic. Au moment où la porte s’entrouvrait, un revolver cracha deux fois, de l’intérieur du réfrigérateur. Les genoux de l’homme qui tenait la poignée fléchirent, et il resta suspendu au-dessus du sol.

L’autre arrivant se tenait encore derrière la porte à demi ouverte. Il saisit son revolver dans sa poche et le glissa rapidement dans l’entrebâillement, visant l’intérieur du réfrigérateur. Il appuya deux fois sur la détente.

Une silhouette vêtue d’un scaphandre émergea du compartiment, se mit à flotter, étrangement, à travers la pièce. L’autre tira sur elle quand elle passa devant lui. Le scaphandre heurta le mur opposé, rebondit légèrement, se laissa flotter. Sans lui laisser le temps de se retourner et d’utiliser le revolver qu’il tenait à la main, l’autre tira de nouveau. Le scaphandre eut une secousse et retourna en flottant contre le mur. L’homme garda son revolver pointé mais la silhouette se balançait là, flasque et inerte.

La porte par laquelle les deux hommes étaient entrés s’ouvrit brusquement, avec un bruit métallique. Sur le seuil se tenait l’officier de navigation. Il n’hésita pas. Il tira, un peu après l’autre, mais il continua à tirer...

Quand l’arme fut vidée, l’homme en face de lui oscillait curieusement, retenu au sol par ses bottes; il n’y avait pas en lui d’autre mouvement. L’officier étendit la main, s’appuya contre le chambranle. Puis, lentement et péniblement, traversa la pièce dans la direction du scaphandre. Il y avait des entailles dans le vêtement. Il réussit à ouvrir le casque, à le retirer.

Le visage du capitaine semblait un peu plus gris que ne le voulait d’ordinaire la sous-alimentation. Ses yeux s’ouvrirent lentement. Il dit dans un murmure :

"À vous de jouer maintenant, Carter. Bonne chance !"

L’officier essaya de répondre mais, au lieu de mots, il y eut dans sa gorge un bouillonnement de sang. Ses mains se détendirent. Une tache sombre s’élargit sur son uniforme. Bientôt, son corps flotta mollement à côté de celui du capitaine.

 

*

**

 

"J’avais compté qu’ils dureraient beaucoup plus longtemps que ça", dit le petit homme à la moustache pâle.

L’homme à la voix traînante le regarda dans les yeux.

"Ah, vraiment ! Et croyez-vous pouvoir vous fier à vos calculs ?"

Le petit homme s’agita gauchement. Il passa la pointe de sa langue sur ses lèvres.

"Eh bien, il y a eu Bowman. Puis ces quatre-là. Puis les deux qui sont morts. Cela fait sept.

- Mais oui. Cela fait sept. Et alors ? demanda doucement le gros homme." Il n’était plus aussi gros qu’il avait été, mais il avait gardé sa stature massive. Sous son regard attentif, le petit homme émacié sembla se racornir encore.

"Heu... rien. Peut-être mes calculs étaient-ils un peu optimistes, dit-il.

- Peut-être. Le conseil que je vous donne, c’est d’abandonner vos calculs et de conserver votre optimisme. Hein ?"

Le petit homme perdit contenance.

"Heu... oui. Je suppose."

L’autre, du regard, fit le tour du salon, en comptant les personnes présentes.

"Bien, dit-il. Commençons."

Ses compagnons gardaient le silence. Ils le fixaient avec une fascination mêlée de gêne. Puis ils s’agitèrent. Certains mordillaient leurs ongles. L’homme se pencha, posa sur la table un casque retourné, et ensuite dit, avec son habituelle désinvolture :

"Nous allons tirer au sort. Chacun de nous va prendre un papier et le tenir en face de lui, sans l’ouvrir, jusqu’à ce que je donne le signal. Sans l’ouvrir. Compris ?"

Ils acquiescèrent. Tous les yeux restaient fixés sur son visage.

"Bien. Voilà : l’un des morceaux de papier, dans le casque, est marqué d’une croix. Ray, je voudrais que vous comptiez les morceaux et que vous vous assuriez qu’il y en a bien neuf...

- Huit !" fit sèchement la voix d’Alice Morgan.

Toutes les têtes se tournèrent de son côté, comme mues par des ficelles. Tous les visages semblaient saisis : on eût dit que leurs propriétaires avaient entendu une colombe rugir. Quoique gênée sous leurs regards conjugués, elle se tenait raide, ses lèvres serrées faisaient une ligne droite. L’homme qui dirigeait les opérations examina Alice.

"Eh bien, eh bien, dit-il avec nonchalance. Vous ne voulez donc pas participer à notre petit jeu ?

- Non, dit Alice.

- Vous avez partagé équitablement avec nous jusqu’ici. Maintenant que nous avons atteint cette phase regrettable, vous ne voulez plus continuer ?

- Non", répéta Alice.

Il leva les sourcils.

"Vous faites appel à notre esprit chevaleresque, peut-être ?

- Non, dit encore Alice. Je nie que ce que vous appelez votre jeu soit équitable. Celui qui tire la croix doit mourir, c’est bien là le plan ?

- Pro bono publico. Déplorable, bien sûr, mais malheureusement nécessaire.

- Mais si c’est moi qui la tire, deux personnes doivent mourir. Appelez-vous cela équitable ?"

Le groupe sembla déconcerté. Alice attendit.

Le gros homme chercha ses mots. Pour une fois, il était démonté.

"Alors, dit Alice, est-ce vrai ou non ?"

L’un des hommes rompit le silence pour observer :

"La question de l’époque exacte où la personnalité, l’âme de l’individu prend forme, est encore extrêmement contestée. Certains savants ont soutenu que, jusqu’au moment où commence l’existence séparée..."

La voix traînante du gros homme l’interrompit tout net.

"Je crois que nous pouvons laisser la question aux théologiens, Sam. Elle entrerait plutôt dans le cadre "Sagesse de Salomon". Tout semble se résumer à ceci : Mrs. Morgan réclame une dispense en raison de son état.

- Mon bébé a le droit de vivre", dit Alice avec entêtement.

"Nous avons tous le droit de vivre. Nous voulons tous vivre", lança quelqu’un.

"Pourquoi seriez-vous... ?" commença un autre; mais la voix traînante les domina de nouveau.

"Très bien, messieurs. Soyons formalistes. Soyons démocrates. Nous allons voter. La question est posée : considérez-vous la revendication de Mrs. Morgan comme valide, ou devra-t-elle tenter sa chance en même temps que nous ? Que ceux qui...

- Un instant", fit Alice d’une voix beaucoup plus ferme que d’habitude. "Avant de passer aux voix, vous feriez mieux de m’écouter un peu." Elle jeta un regard circulaire autour de la pièce, pour s’assurer qu’elle retenait leur attention à tous. Elle la retenait; et aussi leur étonnement.

"D’abord, il y a un fait : c’est que je suis beaucoup plus importante que n’importe lequel d’entre vous, dit-elle simplement. Non, vous n’avez pas besoin de sourire. C’est vrai... et je vais vous dire pourquoi.

"Avant que la radio ne soit détraquée...

- Avant que le capitaine l’ait démolie, plutôt, corrigea quelqu’un.

- Avant que la radio soit devenue inutilisable, dit-elle en manière de compromis, le capitaine était en rapports suivis avec la Terre. Il leur donnait de nos nouvelles. Les nouvelles dont la presse se montrait le plus avide étaient celles qui me concernaient. Le capitaine me disait que je figurais dans les gros titres : UNE JEUNE FEMME DANS LA FUSÉE DE LA MORT, LE SUPPLICE D’UNE FEMME DANS L’ASTRONEF PERDU, et ainsi de suite... Et si vous n’avez pas oublié comment sont faits les journaux, vous devez vous imaginer aussi les articles en première page : "Pris au piège dans leur tombeau vivant, une femme et quinze hommes tournent désespérément autour de la planète Mars..."

"Vous, vous n’êtes que des hommes... des carcasses, comme l’appareil. Moi, je suis une femme, donc ma position est romantique, donc je suis jeune, belle, fascinante..." Un moment, son visage maigre grimaça une ombre de sourire. "Je suis une héroïne."

Elle s’interrompit, les laissant s’imprégner de cette idée. Puis elle continua :

"J’étais déjà une héroïne, avant même que le capitaine leur eût fait part de mon état. Mais, ensuite, je suis devenue un phénomène. On m’a demandé des interviews. J’en ai écrit un, et le capitaine Winters l’a transmis pour moi. On a interviewé mes parents, mes amis, tous ceux qui me connaissaient. Et maintenant, une immense quantité de gens en savent énormément sur moi. Tous, ils s’intéressent extraordinairement à moi. Ils s’intéressent encore plus à mon bébé... qui sera probablement le premier enfant né dans un astronef...

"Commencez-vous à comprendre, à présent ? Vous avez préparé une belle histoire : Bowman, mon mari, le capitaine Winters et les autres luttant héroïquement pour réparer les latéraux bâbord. Une explosion se produit. Elle les disperse tous dans l’espace.

"Vous pourrez vous en tirer avec cette histoire-là. Mais s’il ne reste aucune trace de moi ni de mon bébé - ou de nos cadavres - que leur direz-vous, alors ? Comment expliquerez-vous la chose ?"

De nouveau elle les dévisagea, chacun à son tour.

"Eh bien, qu’allez-vous leur dire ? Que moi aussi, j’étais dehors, en train de réparer les latéraux ? Que je me suis donné la mort en me lançant dans l’espace, avec ma petite fusée personnelle ?

"Réfléchissez-y. La presse du monde entier attend de mes nouvelles... avec tous les détails. Votre histoire devra être rudement bonne pour tenir le coup. Et si elle ne tient pas le coup... alors, l’expédition de secours ne vous sera pas très salutaire.

"Vous n’aurez pas la moindre chance. Vous serez pendus, ou vous grillerez sur la chaise électrique, chacun de vous... à moins que vous ne soyez lynchés d’abord..."

Quand elle eut cessé de parler, le silence régna dans la pièce. La plupart des visages montraient l’étonnement qui serait celui d’un homme férocement attaqué par un pékinois et incapable de trouver la parade adéquate.

Le gros homme resta plongé dans ses pensées une minute au moins. Puis il leva la tête, frottant pensivement la barbe râpeuse qui envahissait son menton aux os pointus. Il jeta un coup d’œil aux autres, puis ses yeux se fixèrent sur Alice. Pendant un instant, il eut au coin de la bouche une sorte de crispation.

"Madame, dit-il avec son intonation nonchalante, vous représentez probablement une grande perte pour les professions juridiques." Il se tourna vers les autres. "Il nous faudra examiner la question avant notre prochaine réunion. Mais, en attendant, Ray, huit morceaux de papier, comme l’a dit Madame..."

 

*

**

 

"C’est lui !" s’écria le second, par-dessus l’épaule du patron.

Le patron s’agita, d’un air agacé.

"Bien sûr que c’est lui. Qu’est-ce que vous vous attendiez à trouver d’autre, en train de culbuter dans l’espace comme un cochon ivre ?" Il scruta l’écran : "Pas un signal. Tous les hublots couverts.

- Pensez-vous qu’il y ait une chance, patron ?

- Quoi, après tout ce temps ? Non, Tommy, pas l’ombre d’une chance. Nous jouons les pompes funèbres. C’est tout.

- Comment allons-nous l’aborder ?"

Le patron étudia les évolutions du Falcon, d’un œil calculateur.

"Eh bien, il n’y a pas encore de règles, mais... Je suppose que, si nous réussissons à y fixer un câble, nous pourrons peut-être le manier doucement, comme un gros poisson. Mais l’opération sera délicate."

Elle le fut. Cinq fois, l’aimant projeté par l’expédition de secours refusa d’entrer en contact. La sixième tentative fut mieux calculée. Quand l’aimant flotta tout près du Falcon, le contact fut établi pour un instant, puis coupé. Quand il le toucha presque, on donna de nouveau le courant. L’aimant fit un bond en avant et se colla à la coque, comme une moule.

Suivit alors le long travail qui consistait à manœuvrer le Falcon; à maintenir la tension sur le câble qui reliait les deux appareils, une tension ni trop forte ni trop faible, et à empêcher le vaisseau de secours de tanguer sous l’effet de la traction. Par trois fois le câble céda, mais enfin, après des heures fastidieuses de manèges adroits, le mouvement de l’épave fut réduit à une lente spirale. Il n’y avait toujours pas trace de vie à bord.

Le capitaine, le troisième officier et le médecin revêtirent leurs scaphandres et sortirent de la cabine. Ils se dirigèrent vers le treuil. Le capitaine enroula un bout de corde autour du câble et en attacha les deux extrémités à sa ceinture. Des deux mains il saisit le câble et, avec un effort, se lança dans l’espace. Les autres le suivirent en procédant de même.

Ils se rassemblèrent devant le sabord d’entrée du Falcon. Le troisième officier prit une manivelle dans sa sacoche. Il l’inséra dans une ouverture, la tourna et ne s’arrêta que lorsqu’il fut assuré que la porte intérieure du sas pneumatique était bien fermée. Quand la manivelle refusa de continuer, il la retira et l’introduisit dans l’ouverture voisine : ce geste devait inciter les moteurs à pomper l’air dans le sas... si toutefois il y avait de l’air, et s’il restait assez de courant pour faire fonctionner les moteurs. Le capitaine colla un microphone contre la porte et écouta. Il entendit un vrombissement.

"Ça va. Ils marchent", dit-il.

Il attendit que le vrombissement cessât.

"Allez-y. Ouvrez la porte."

Le troisième officier inséra de nouveau sa manivelle et lui imprima un mouvement de rotation. Le sabord s’ouvrit vers l’intérieur, caverne sombre dans la coque brillante. Les trois hommes contemplèrent, moroses, cette ouverture. Enfin, avec une calme détermination, la voix du capitaine retentit :

"Eh bien, allons-y."

Ils se déplacèrent prudemment et lentement dans l’obscurité, en tendant l’oreille.

La voix du troisième officier murmura :

Le silence qui règne dans le ciel étoilé, Le sommeil qui s’étend sur les collines solitaires...

Puis le capitaine demanda :

"Comment est l’air, toubib ?"

Le médecin regarda ses manomètres.

"Presque normal, dit-il avec une pointe de surprise. La pression est trop basse de cent quatre-vingts grammes. C’est tout." Il détacha son casque. Les autres l’imitèrent, le capitaine fit la grimace en retirant le sien.

"Ça pue, dit-il avec gêne. Allons-y. Il faut y passer."

Il les précéda dans le salon. Ils le suivirent avec appréhension.

La scène était insolite et déroutante. Bien qu’on eût réduit les évolutions du Falcon, tous les objets non attachés continuaient à tournoyer; quand ils rencontraient un obstacle solide, ils rebondissaient et repartaient dans un autre sens. Il en résultait un méli-mélo d’objets hétéroclites qui flottaient lentement, de-ci de-là.

"Personne ici, de toute manière, dit le capitaine, d’un ton pratique. Toubib, croyez-vous..."

Il s’interrompit quand il vit l’expression étrange du médecin. Il suivit la direction de son regard. Ce qu’il regardait, c’étaient les épaves flottantes de la pièce. Dans le flot de livres, de boîtes, de cartes à jouer, de bottes et autres objets variés, son attention était rivée sur un os. Un os large, propre, brisé en deux dans le sens de la longueur.

Le capitaine lui toucha l’épaule.

"Qu’y a-t-il ?"

Le médecin tourna vers lui un regard aveugle, puis le reporta sur l’os qui dérivait toujours.

"Ceci, dit-il d’une voix mal assurée. Ceci est un fémur humain."

Ils contemplèrent longuement la macabre relique; soudain, le silence qui régnait sur le Falcon fut rompu. Une voix s’élevait, frêle, vacillante, et pourtant parfaitement claire. Les trois hommes se regardèrent, incrédules, prêtant l’oreille.

 

Balance-toi, bébé,

Tout en haut de l’arbre.

Quand le vent soufflera,

Le berceau remuera...

 

Alice était assise sur sa couchette : elle oscillait légèrement au rythme de la chanson et tenait son bébé contre elle. L’enfant souriait, tendait une main miniature pour lui toucher la joue. Elle chantait :

 

... Quand la branche craquera,

Le berceau tombera.

Par...

 

Elle se tut brusquement, au cliquetis de la porte qui s’ouvrait. Un instant, elle fixa, bouche bée, les silhouettes des trois hommes qui la contemplaient, abasourdis. Son visage n’était plus qu’un masque, un faisceau de lignes dures qui partaient des points où la peau serrait étroitement les os. Puis, l’ombre d’une expression envahit ce visage. Ses yeux s’éclairèrent. Ses lèvres se retroussèrent dans une parodie de sourire.

Elle lâcha le bébé qui resta suspendu au-dessus du sol, gloussant et gigotant; glissa sa main droite sous l’oreiller de la couchette et la retira, armée d’un revolver.

La forme noire du revolver semblait énorme dans sa main transparente et maigre, quand elle le pointa contre les hommes demeurés figés sur le seuil.

"Regarde, bébé, dit-elle. Regarde ! de la viande ! de la belle viande !"

 

Titre original : Survival.

© John Wyndham, 1963.

© Éditions Denoël, 1959, pour la traduction. (Extrait de "Le Temps cassé".)