Daniel F. GALOUYE :
LE MEILLEUR DES ÉQUIPAGES
Sans les ordinateurs électroniques, il n’y aurait pas eu de conquête de l’espace. En renseignant sur la position et la vitesse des astronefs, en calculant les conséquences d’une modification de trajectoire, ces machines permettent d’obtenir les résultats de calculs complexes en temps utile, et d’agir ensuite en fonction de ces résultats. Au fur et à mesure que l’on pourra augmenter la charge des astronefs, ces derniers emporteront à leur bord des ordinateurs toujours plus puissants, plus perfectionnés. D’abord auxiliaires de l’homme, ils deviendront peut-être ses partenaires à part entière.
CELA recommençait ! Tel le cri strident d’un oiseau blessé, la plainte déchirante du condensateur de phase transperça le silence de la nef.
Vance Lorry, qui était juché sur sa couchette, leva les yeux. L’appréhension se lisait sur son visage juvénile.
De l’autre côté du compartiment, Mart Burton se frappa sur la cuisse et se leva. "Cette fois, c’est fini ! On prend la nacelle de sauvetage, et adieu !
- Non ! Attends !" Lorry alla se poster devant la porte. "Peut-être y a-t-il une chance. Laissons encore passer un saut.
- Écoute, fiston... nous n’avons pas le temps de discuter. Nous sommes déjà à six cents années-lumière de l’avant-poste le plus rapproché. Nous ne pouvons nous permettre de laisser ce condensateur en folie nous éloigner davantage.
- Mais ils vont le réparer. Il faut patienter un peu, c’est tout."
Le ton de Lorry s’était fait suppliant mais il continuait de bloquer la porte. La clameur s’intensifia et Burton se mit à rire. L’attitude de son jeune compagnon n’était pas hostile à proprement parler, mais il suffisait de voir l’air déterminé de Lorry pour se convaincre de l’ineptie d’une bagarre.
"Donnons-leur leur chance, Mart. L’enjeu est le même pour eux que pour nous.
- Regardons les choses en face, petit. Chaque fois qu’un condensateur principal d’hyper-propulsion tombe en phase de répétition automatique, c’est le coup dur. On continuera de foncer droit devant nous jusqu’au moment où on se retrouvera hors de la galaxie.
- C’était vrai autrefois - au temps de la cybernétique de sous-identité. Mais l’équipage que nous avons est en mesure de régler n’importe quel incident de vol.
- Tu veux dire qu’il est censé en être capable ! Nuance ! Il y a deux jours qu’il travaille la question et il n’est encore arrivé à rien. C’est le moment d’abandonner cette caisse à savon, tant que nous nous trouvons encore suffisamment près d’une base avancée : pour l’atteindre dans la nacelle de sauvetage."
Lorry recula pour dégager la porte. "Eh bien, va-t’en. Moi, je reste avec les autres.
- Tu monteras dans cette nacelle, même si je dois t’y traîner par la peau du cou !" s’exclama Burton avec fureur.
"Tu veux donc déserter... laisser tomber l’équipage ?"
Mart fit une profonde aspiration.
"Quand est-ce que tu arriveras à te mettre dans le crâne que ce ne sont pas des êtres vivants, tête de pioche ? Ce ne sont que des circuits électroniques dotés d’une base d’identité. Leur rôle est de..."
Lorry l’interrompit. "Je sais ! En dehors de leurs fonctions primaires, ils ont pour but de faire régner à bord une atmosphère d’intimité afin que nous ne nous volions pas mutuellement dans les plumes, toi et moi. Mais ils sont plus que cela, Burton. Ils sont réels !"
Burton poussa un juron et empoigna Lorry par le bras.
"Allez ! On embarque dans la nacelle."
Mais Lorry se contenta de lui rire au nez. "Trop tard", dit-il et il fit un geste vers l’arrière de la nef, où se trouvait le condensateur dont la plainte avait atteint un registre suraigu. "D’ici à une seconde, ce sera le saut."
Sa tactique de retardement avait réussi : il était parvenu, en faisant durer la discussion, à berner Mart. Ils n’avaient plus le temps d’aller jusqu’à la nacelle. Et, une fois le saut accompli, lorsque le vaisseau flotterait à nouveau, immobile, dans l’espace normal, l’équipage synthétique disposerait de quatre heures de plus pour réparer le condensateur.
Lorry ne put arriver jusqu’à sa couchette. La clameur du condensateur de phase atteignit son paroxysme et le jeune homme avait l’impression que ses tympans allaient éclater. Il sombra au fond d’un puits de ténèbres. Un aveugle tourbillon d’énergie ébranlait sa conscience - assaut vertigineux s’acharnant sur les centres hallucinatoires de son cerveau.
Il enfonçait jusqu’aux genoux dans un champ en fleurs qui ondulait sous la caresse du vent. L’air était vif et pur, le ciel était d’azur.
Comme il se frayait sa voie au milieu de la végétation, il éprouvait une sorte d’ivresse capiteuse. Soudain, il fit halte, tous les sens en éveil, en entendant son nom.
Et il la vit. Ce n’était guère plus qu’une silhouette se détachant au sommet de la colline qui dominait le champ de fleurs. Une silhouette fine et gracieuse. Les vêtements, que faisait flotter la brise, moulaient son corps svelte, et sa chevelure lumineuse palpitait capricieusement. Beauté, charme, délicatesse incarnés - telle était Trix.
"Vance !" appelait-elle. "Vance !" Sa voix avait la sonorité cristalline et veloutée des hautbois. Elle commença de descendre le long de la pente, d’une allure toute de souplesse et d’agilité.
Il courut à sa rencontre. Leurs mains se joignirent et leurs regards se confondirent, tandis que le vent portait au loin l’écho joyeux de leur rire.
Le visage exquis devint sérieux. "Est-ce ainsi que tu m’imaginais ?" C’était toujours la même question.
"Je n’en espérais pas tant", répondit-il. C’était toujours la même réponse.
Un petit garçon à l’air espiègle, caché derrière un arbre voisin, surgit tout à coup et se mit à glapir : "La frangine a un galant ! La frangine a un galant !"
Bizarre, songea Vance. Il savait depuis toujours que Trix était la sœur de Kid. Il se tortilla d’un air gêné et les joues de Trix s’empourprèrent.
"Sauve-toi, Kid !"
C’était Gumpy. Lorry s’étonna que le vieil homme fût lui aussi sur la colline, quoiqu’il eût dû savoir que tous les trois n’étaient jamais très loin les uns des autres.
Gumpy s’approcha. Son port était plein de noblesse et il se tenait très droit. Il était visible que, malgré ses rides et son crâne chenu, la canne dont il se servait ne lui était pas nécessaire. Ce n’était qu’une simple affectation.
Kid voulut détaler mais les réflexes de Gumpy avaient la rapidité de l’éclair. (N’en était-il pas toujours ainsi ?) Il emprisonna le bras du gamin dans la poignée recourbée de sa canne et, empoignant à pleine main la tignasse ébouriffée, il entraîna Kid avec lui.
Se retournant, il jeta d’un ton d’excuse : "Kid ne comprend pas très bien ce genre de choses. Mais il grandira un jour."
Le vieillard et l’enfant disparurent de l’autre côté de la colline. Lorry se rendit compte que Trix le regardait en souriant. Mais il y avait quelque chose de bizarre qui l’intriguait. Certes, c’était là une petite famille bien unie, mais comment un vieil homme tel que Gumpy pouvait-il être le père de Kid ?
Subitement tout s’effaça - la chaleur de la main de Trix dans la sienne, le friselis des fleurs, le ciel d’azur, le vent embaumé...
À la place, se dressaient les murs métalliques du compartiment, percés d’un hublot derrière lequel flamboyaient des soleils étrangers.
Le saut était terminé.
Et Lorry, étendu de tout son long sur le pont, se demandait ce qui se passerait si le condensateur de phase se stabilisait en cours de décharge. Resterait-il à jamais suspendu dans la zone lacunaire séparant l’espace normal de l’hyperespace ? Le monde du saut deviendrait-il réel et lui-même, tous ses processus physiques arrêtés, serait-il à jamais figé dans une dimension où le temps était aboli ?
Irrité par la rupture brutale de l’hallucination, Lorry se dirigea vers le poste de contrôle.
Burton y était déjà, apparemment remis depuis quelques minutes des effets du saut. Il marchait de long en large devant les trois armoires techniques.
"Essaie encore l’auxiliaire", ordonna-t-il.
"Il n’y a pas mèche, Mr. Burton, répondit le haut-parleur de l’armoire de droite. Quand le condensateur est en autorépétition, je ne peux toucher à rien.
- Je te dis d’essayer !"
Les valves vidéo de l’armoire voisine scintillèrent. "N’insistez pas, Burton. Kid ne néglige absolument rien.
- C’est la vérité, Mr. Burton, reprit Kid d’une voix suppliante. Gumpy a raison. Je fais de mon mieux !"
Effectivement, songea Lorry en marchant vers Burton, ce gosse est aussi tête-en-l’air que n’importe quel môme de dix ans, mais lorsqu’il assume ses responsabilités de pilote automatique, il accomplit sa tâche avec le sérieux que l’on est en droit d’attendre d’un technicien éprouvé.
"Ne les embête pas, Burton. Ils font le maximum.
- Ah ! te revoilà, toi ! Si j’ai un conseil à te donner, c’est de ne pas te trouver sur mon chemin...
- Ils auront fait la réparation avant le prochain saut.
- Ignorerais-tu que, lorsqu’un condensateur de phase claque, la seule solution est de le changer ? Seulement, il n’est pas question de le changer. Et pourquoi ? Tout bonnement parce que Gumpy ici présent a oublié de prévoir des pièces détachées !
- Il ne s’agit pas vraiment d’une bévue, laissa sèchement tomber le haut-parleur de Gumpy. La faute en incombe à ce fichu conditionnement caractériel. Du fait de ma polarisation sénile, certains éléments de mon équipement amnésique ont probablement débordé sur mes circuits opérationnels. Le condensateur de rechange m’est purement et simplement sorti de l’esprit.
- Et voilà ! s’exclama Burton. Belle efficacité cybernétique ! Nous avons un excellent système de communication et de contrôle interne... seulement, les choses lui sortent de l’esprit !"
Il fulmina quelques instants avant de reprendre : "Mais, crénom, pourquoi ne pas couper l’hyperpropulsion ? Cela nous éviterait de faire ces sauts. Nous n’aurions plus qu’à attendre tranquillement que le condensateur soit remis en état.
- C’est impossible. Si je plaçais le condensateur hors circuit, je n’aurais pas le courant indispensable à la réparation. Comme je suis le seul à en connaître le montage, laissez-moi donc travailler comme je l’entends."
Lorry, beaucoup plus calme que Burton, se planta devant le bloc.
"Que vas-tu faire exactement pour nous en sortir, Gumpy ? demanda-t-il.
"En dehors de jacasser avec vous, j’essaie de stimuler le programmateur d’autoréparation et de faire quelques tests de capacitance.
- Eh bien, c’est parfait, fit Lorry, conciliant. Éteins-toi et travaille bien. Mais je veux un rapport une heure avant le prochain saut au plus tard."
Les valves des cellules vidéo de Gumpy cessèrent de briller et le bruit de fond de son haut-parleur se tut.
"Je vais vérifier les provisions de la nacelle de sauvetage, annonça Burton en se dirigeant vers la coursive. Quelque chose me dit qu’on y restera un bon moment."
*
**
Quand son coéquipier fut parti. Lorry s’approcha de la troisième armoire technique devant laquelle il s’immobilisa, contemplant la plaque sur laquelle on lisait un seul mot : Navigatrix.
Le haut-parleur émit un léger bourdonnement, puis appela :
"Vance ?"
Lointain carillon porté par le vent léger, la voix était pleine d’une tendre inquiétude et il y vibrait l’écho d’un rire nostalgique.
Comme Lorry, les yeux toujours fixés sur la plaque, ne répondait pas, la voix reprit avec plus de sécheresse, mais sans rien perdre de son charme ensorcelant : "Station deux au rapport, chef. Notre position...
- Laisse tomber, Trix."
Le timbre flûté de la voix bouleversait Lorry. Bon Dieu, songeait-il, c’est prodigieux ce que ces ingénieurs sont parvenus à réaliser !
"Gumpy a l’air complètement perdu, dit-il enfin.
- Effectivement."
Trix avait une telle présence qu’il avait l’impression que, s’il arrachait les panneaux de l’armoire, s’il éventrait la forêt enchevêtrée des câbles et des relais, il la découvrirait quelque part, nichée au fond du coffre.
"Je ne veux pas que tu restes plus longtemps à bord, Vance. C’est trop dangereux. Quitte le navire avec Burton avant le prochain saut."
Il se força à rire.
"Diable ! Ma confiance en Gumpy est plus grande que la tienne !
- Ce n’est pas le problème." Si accablée qu’elle fût, la voix de Trix avait la douceur de la soie bruissant contre le velours. "Il réparera ce condensateur - tôt ou tard.
- Alors, qu’est-ce qui t’inquiète ?
- Je vais te montrer."
Un écran électronique s’éclaira sur la paroi opposée, laissant apparaître un panorama d’étoiles et de nébuleuses. Près du centre de l’image, on voyait un cercle vert. Il se trouvait à une certaine distance du repère de visée que connaissait bien Lorry.
"Lors du précédent saut, nous avons dévié de trois degrés, expliqua Trix. Il y a maintenant un facteur de dérive. Je crains de ne pas être capable de faire la correction lorsque nous essaierons de rentrer.
- La belle affaire ! Je sais que...
- Je t’en prie, Vance, ne dis pas cela. Encore deux sauts et nous serons définitivement perdus."
Il garda le silence quelques instants, puis :
"N’en parle pas à Burton.
- Je ne puis te faire une telle promesse. Je tiens à ce que vous rentriez tous les deux sains et saufs.
- Mais toi ? Et Kid... et Gumpy ?
- Nous n’avons pas autant d’importance." Avant que Lorry ait eu le temps de répliquer, elle enchaîna : "Nous venons de faire un saut, Vance. Étais-tu encore sur cette colline ?
- Oui.
- Et moi, j’y étais aussi ?"
Il acquiesça et elle continua sur un ton où perçait l’enthousiasme : "Dis-moi encore comment je suis, Vance !
- Grande, mince, gracieuse comme...
- Comme une gazelle ?
- Oui.
- Qu’est-ce qu’une gazelle ?
- Une très belle créature de la Terre.
- Et je suis pareille à l’une de ces gazelles ?"
Soudain, Lorry éprouva une certaine gêne en songeant à l’intimité qu’il avait laissée se développer entre eux depuis des mois, depuis qu’ils étaient dans l’espace. S’il l’analysait avec objectivité, ce sentiment était un mélange de frustration et de honte... honte de se trouver ridicule. Mais ce n’était pas sa faute si Trix avait été dotée d’une personnalité aussi fascinante !
En définitive, Trix, Kid et Gumpy étaient plus qu’un équipage synthétique. Chacun avait une personnalité et une conscience intégralement humaines.
"Tu es... tu es semblable à l’une des nôtres, Trix."
*
**
Il y eut une déflagration quelque part dans les entrailles du navire et Lorry sentit le pont glisser sous ses pieds. Il s’efforça de conserver son équilibre mais il finit quand même par rouler jusqu’à la cloison.
"Que se passe-t-il, Trix ?" Il se remit debout. Il avait la sensation désagréable que la nef tournoyait sur elle-même.
"Attends. J’essaie de le savoir." Trix parlait d’une voix impatiente et fébrile.
Le pont accusait une gîte importante.
"J’ai la liaison avec Gumpy par branchement direct, reprit Trix. Il dit qu’il y a eu un court-circuit dans l’une des bobines de gravité."
Lorry réussit à revenir jusqu’à l’armoire, à laquelle il s’appuya.
"Qu’est-ce qui cloche, Gumpy ? demanda-t-il brièvement.
- Il est trop occupé pour répondre, fit Trix. En cherchant à localiser la panne du condensateur, il s’est trompé de relais et il y a eu surcharge des circuits d’environnement."
Les lumières commencèrent toutes à vaciller. Les ventilateurs crachèrent des bouffées de fumée noire. Vers l’avant, il y avait une écoutille automatique qui s’ouvrait et se refermait, s’ouvrait et se refermait...
"Mr. Lorry ! Qu’est-ce qu’il y a de détraqué ?"
Vance se retourna. Toutes les cellules de l’armoire de Kid étaient allumées.
Il préféra mentir. "Aucune raison de s’énerver ! Gumpy s’en occupe.
- Je sais que quelque chose a cassé. J’ai senti le jus. Je le sens encore.
- Ne t’inquiète pas, Kid." Lorry se balançait sur ses jambes pour pallier les fluctuations désordonnées du champ gravitique. "Les choses vont s’arranger.
- Nom d’une pipe, ça ne me plaît pas du tout, Mr. Lorry !
- Écoute, Kid, dit Trix avec l’affectueuse sévérité d’une grande sœur. Te rappelles-tu ce que je t’ai dit à propos des gens qui affrontent le danger et deviennent des héros ? T’en souviens-tu ?
- Je... ben, oui. Mais... mais on va rentrer chez nous, hein ?
- Chez nous, c’est ici", rétorqua fermement Trix.
À ce moment, Burton s’engouffra dans le poste, le corps incliné de vingt degrés à droite du fait de la gravité aberrante.
"Qu’est-ce qui est encore arrivé, Gumpy ?" hurla-t-il.
Comme la question demeurait sans réponse, il donna un coup de pied dans l’armoire.
Les cellules s’illuminèrent et un gargouillement tomba du haut-parleur. "Vous allez me foutre la paix, oui ou non ? J’ai du travail avec tous ces fils et ces rupteurs brûlés !
- Je veux savoir de quoi il retourne, Gumpy !
- Un court-jus qui a fait sauter tous les fusibles du bloc contrôle interne.
- Eh bien, passe sur le moteur de secours. Il est fait pour cela !
- Il n’y a plus de moteur de secours.
- Quoi ? Que veux-tu dire ?
- J’ai probablement oublié de vous prévenir, mais il y a deux mois qu’on tourne sur le secours.
- Pourquoi ?
- Il y a déjà eu un court-jus dans le principal. Il est inutilisable."
*
**
Après avoir vomi tout un chapelet de blasphèmes et s’être arraché les cheveux, Burton retrouva son calme.
"Très bien, Gumpy ! Puisque tu es le contrôle interne, j’attends que tu me dises ce que nous allons faire.
- Pour l’instant, je ne sais pas exactement.
- Tu entends le bruit des gyroscopes ? hurla Burton. C’est la distorsion de la gravité qui les fait gueuler comme cela. S’ils ne retrouvent pas leur stabilité, ils ne pourront jamais nous ramener.
- Eh bien, dit songeusement Gumpy, je suppose qu’il va me falloir repartir à zéro et fabriquer de nouveaux circuits, pour avoir au moins un bloc contrôle complet, et..."
Burton ne le laissa pas achever.
"Et découvrir la raison de la panne du condensateur. Et le réparer - le tout dans les deux heures ! Avant le prochain saut qui va nous éloigner encore de cinquante ou soixante années-lumière de la Terre ?"
Gumpy émit un vague marmonnement. "Cela paraît difficilement possible, hein ?"
Les cellules de l’armoire centrale scintillèrent.
"J’ai peur, Gumpy ! Tu peux faire quelque chose pour qu’ils ne nous laissent pas tous les trois en plans, n’est-ce pas ?
- Tais-toi, Kid, fit la voix apaisante de Trix. Rappelle-toi ce que je t’ai dit. Ce sera tellement amusant d’avoir le vaisseau pour nous tout seuls.
Lorry avança d’un pas. "Il n’est pas indispensable qu’on en arrive là, Trix. J’ai une idée.
- Non, Mr. Lorry", répondit Trix sur le ton officiel qu’elle employait en présence de Burton. "Nous ne vous laisserons pas risquer plus longtemps votre vie. Il y a une chose que nous ne vous avons pas dite, Mr. Burton. Nous dérivons.
- Comment cela se fait-il ?
- Je ne sais pas. Peut-être subissons-nous la poussée de forces inconnues, propres à ce secteur de la galaxie. Toujours est-il que je suis incapable de compenser cette dérive. Encore deux sauts et nous serons définitivement perdus."
Burton gonfla ses poumons et, baissant la tête, contempla ses mains.
"Es-tu encore en mesure de déterminer notre route de retour ?
- Ce sera juste. Le précédent saut nous a fait faire un écart de quinze à vingt années-lumière.
- Ce n’est pas encore catastrophique. Programme la nacelle de sauvetage."
Un sentiment de désespoir envahit Lorry. Il ne pouvait pas laisser Burton abandonner l’équipage synthétique !
"La nacelle est déjà programmée, dit Trix. Et j’ai effectué toutes les Corrections consécutivement aux six derniers sauts.
- Bravo, approuva Burton. Eh bien, Vance, allons-y... on rentre à la maison ! Nous avons fait tout ce que nous avons pu."
Mais Lorry recula.
Burton lui décocha un regard furieux. "Dis donc, mon petit gars ! J’ai été fichtrement patient avec toi jusqu’à présent ! Je comprends qu’un jeunot en tête-à-tête pendant trois mois avec un vieux croulant de mon acabit puisse devenir amoureux d’une jolie voix. C’est une forme de névrose de l’espace, je suppose. Toutefois, j’ai eu la politesse de faire semblant de ne pas m’en apercevoir. Maintenant..."
Son crochet surprit Lorry qui n’imaginait pas que son aîné eût un tel punch.
*
**
Vance eut du mal à charger Mart sur son épaule. Son coéquipier était lourd et l’inclinaison du pont ne facilitait pas les choses. Enfin, il réussit à l’enfermer dans la soute.
"Pourquoi as-tu fait cela, Vance ? s’exclama Trix.
- Il l’a bien cherché. Il avait quelque chose derrière la tête."
Kid s’accrocha à une bribe d’espoir :
"Il a eu raison, Trix. Il sait ce qu’il fait. Pas vrai, Mr. Lorry ?
- Oui, Kid. Je crois que j’ai une petite idée. Mais j’ai besoin de votre aide."
La poignée de la porte de la soute s’agita violemment et la voix étouffée de Burton leur parvint :
"Lorry ! Laisse-moi sortir !
- Ouvre-lui, Vance, soupira Trix. Tu ne peux pas faire autrement.
- Il n’en est pas question. Je vais tous vous emmener dans la nacelle.
- Vous voyez ! s’écria Kid. Je vous avais bien dit qu’il...
- Tais-toi, grogna Gumpy. Ce n’est pas faisable, Vance. Il n’y a pas assez de place dans cette coquille de noix.
- Et nous n’avons pas le temps, ajouta Trix. Il faudrait des jours et des jours à une équipe de cybernéticiens au grand complet pour démonter les trois blocs.
- C’est de la folie noire !" gémit la voix lointaine de Burton.
Le vaisseau fit une embardée et Lorry lutta pour retrouver son équilibre. Le gémissement des gyroscopes gagna en intensité. Une volute de fumée noire jaillit d’une bouche de ventilation.
"Je n’ai pas l’intention d’embarquer les armoires", fit Lorry en haussant le ton pour que Burton puisse l’entendre. "Je ne prendrai que les éléments essentiels : les cellules mnémoniques, les tambours de réponse, les banques de comportement adapté...
- Cela ne marchera pas", déclara Gumpy.
Et Trix expliqua :
"Il y a trop d’unités, Vance. Même si tu étais un expert en cybernétique, cela te demanderait je ne sais combien de jours.
- Non, répéta Gumpy. Non. Cela ne marchera pas.
- Si, cela peut marcher !" lança Kid d’une voix suppliante. Mr. Vance peut y arriver. Laissez-le tenter sa chance !
- J’aurai besoin de votre aide, reprit Lorry. Il faudra que vous me guidiez tout au long du démontage."
La porte de la soute vacilla sous le coup d’épaule de Burton mais elle ne céda pas.
Une vibration sonore de plus en plus stridente fit se recroqueviller Lorry. Le condensateur de phase hurla : un nouveau saut se préparait, qui allait projeter le vaisseau cinquante années-lumière plus loin.
"Manœuvre d’abandon, Vance ! hurla Trix. À la nacelle !
- Mais le prochain bond n’aura lieu que dans deux heures !
- En théorie, bougonna Gumpy. Seulement, les fluctuations doivent s’amplifier. Il n’y a pas d’autre explication. Le vaisseau risque d’éclater au prochain saut - ou à celui d’après.
- Je crains qu’il ne soit déjà trop tard pour embarquer dans la nacelle, Vance, soupira Trix. Si ce bond se passe bien, il vous faudra quitter le navire aussitôt après.
- Lorry ! hurla Burton. Lorry, pour l’amour de Dieu, reprends tes esprits ! Fichons le camp !"
Le ululement déchirant du condensateur atteignit son paroxysme et ce fut la nuit.
*
**
La prairie, à présent, ne ressemblait plus à ce qu’elle avait été. Elle était étrangère. Hostile. Au lieu de la brise grisante et odorante, c’était le calme plat. Le calme de la désolation.
D’épais nuages flottaient au-dessus de la colline. Les fleurs étaient flétries, figées dans l’immobilité de la mort, et leur odeur était la puanteur de la putréfaction.
Il se fraya son chemin au milieu de la végétation pourrissante, dérouté par la transformation qu’avait subi l’univers lacunaire.
Trix, Kid et Gumpy étaient invisibles.
Il les appela et l’écho de sa voix sonnait faux, choquait dans ce paysage silencieux et macabre.
Enfin, il la vit. Elle était à mi-pente. Les bras croisés, elle était l’image même de l’indifférence. Sa chevelure était broussailleuse et son visage sans expression.
Kid surgit soudain derrière elle et fit un pied de nez à Lorry.
"Trix ! Kid !"
Le jeune garçon ramassa une pierre et la lui lança.
"Kid ! Trix ! Qu’y a-t-il ?"
Elle lui adressa un regard méprisant tandis que le gamin répétait sa question d’une voix moqueuse.
Gumpy apparut à son tour, le poing levé, agitant sa canne d’un air menaçant.
"Que se passe-t-il ? demanda Lorry d’un ton implorant. Dites-moi ce qui se passe. Je ne comprends pas !"
Trix tourna dédaigneusement la tête et prononça son nom :
"Vance !"
On aurait dit une malédiction.
Et Gumpy cracha à son tour son prénom comme une vomissure.
*
**
Il revenait à lui. Les derniers mots qui avaient retenti au cœur de son hallucination, fracturant la nuit de son inconscience et le rappelant à la réalité, frappaient son oreille.
"Vance... Vance..."
Et, plus insistante encore, il y avait la voix de Burton, toujours prisonnier :
"Tu dérailles complètement, Lorry ! criait-il. Ne vois-tu pas que tu nages en pleine déraison ?"
Lorry s’approcha de la porte close.
"J’essaie simplement de sauver..."
Mais Trix l’interrompit :
"Non, Vance. Écoute-le. Il a raison."
Burton poursuivit :
"Ils ne sont pas réels, Lorry ! Ils ne possèdent pas une once de conscience. Ils ne pensent pas véritablement. Ce ne sont que des simulacres.
- Bien sûr ! Ils sont censés n’être que des apparences. N’empêche qu’ils savent parfaitement ce qui leur advient.
- Non, Vance ! Absolument pas ! Il ne s’agit que d’un mirage à base de circuits électroniques et de réactions préfabriquées. Ils sont conçus pour répondre de façon réaliste à n’importe quelle situation."
- Ce n’est pas une illusion !
- Si, Vance... C’est une nouvelle mouture, plus complexe, du vieux réflexe conditionné.
- Ne sommes-nous pas, toi et moi, des systèmes à réflexes conditionnés, somme toute ?
- Ce n’est pas pareil. Nous possédons la conscience, l’être, l’étincelle de vie, le moi, la capacité d’interpréter subjectivement les sensations... appelle cela comme tu voudras. Et c’est là toute la différence."
Kid rompit le silence qui suivit ces paroles :
"Trix, Mr. Burton cherche-t-il à prétendre que nous ne sommes pas semblables à lui ?
- Chut !
- C’est une façon de voir les choses, mon petit, fit Gumpy d’une voix apaisante.
- Écoute-moi, Lorry ! reprit Burton. Ce condensateur de phase fonctionne de manière aberrante. Il peut nous faire accomplir un nouveau saut dans cinq minutes... ou éventrer le navire. Si nous effectuons encore un bond, Trix sera incapable de programmer la nacelle pour le retour. Allez... fais-moi sortir !
- Non !
- Eh bien, demande-leur donc, à eux, s’ils sont réels !"
Lorry se tourna vers Trix qui répondit avant même qu’il eût posé la question :
"Des circuits, des transistors, des relais, des banques-mémoire spécialisées... voilà tout ce que nous sommes, Vance.
- Tu mens ! N’est-ce pas, Gumpy ?
- Je suis capable d’être ivre de rage si les choses ne marchent pas, mais je ne crois pas que ce soit là le signe d’une émotion réelle. Il s’agit simplement de la stimulation d’un feedback négatif.
- Qu’en penses-tu, Kid ?
- Quand vous m’avez raconté l’histoire de ce petit garçon qui s’était perdu, je... j’ai eu envie de pleurer, Mr. Lorry. J’aurais voulu aller à son aide. Mais je ne sais pas." Il hésita. "Je suppose que..."
Trix s’insurgea :
"Ce n’est pas honnête, Vance. On a incorporé à Kid des éléments de comportement humain et... Vance ! Il faut que vous partiez tout de suite ! Regarde !"
L’un des écrans parut exploser de lumière. Un dense amas d’étoiles entourait un soleil flamboyant, dont l’éclat était si violent qu’il semblait embraser le poste.
"Qu’y a-t-il ? s’enquit Burton. Que se passe-t-il ?
- C’est un soleil de type Sirius, annonça Trix. Je viens de finir de déterminer nos coordonnées. Le prochain saut nous amènera dans les parages immédiats de ce soleil."
Incroyable et amère ironie ! Lorsque l’on effectue des sauts indiscriminés dans l’hyperespace, le risque de se matérialiser accidentellement à l’intérieur d’un système solaire était de l’ordre de un trillion contre un. Et c’était justement ce risque infinitésimal qui allait se réaliser !
Burton secoua à nouveau la porte. "Tu as entendu, Lorry ? Au nom du ciel, abandonnons le navire !
- Je pense que cela règle la question, ma petite fille, dit Gumpy. J’ai patienté dans l’espoir que quelque chose pourrait se produire. Mais..."
Il y eut un déclic : la porte de la soute s’ouvrit brusquement et Burton, perdant l’équilibre, tomba les quatre fers en l’air. Il semblait plus étonné que soulagé.
"M’est avis que vous aviez bel et bien oublié que je contrôle toutes les portes et les écoutilles", fit la voix grinçante de Gumpy.
Burton s’approcha de Lorry qui, complètement décontenancé, était figé sur place.
"Pars avec lui, Vance, fit Trix sur le ton de la supplication. Et, quand tu trouveras la colline, rappelle-toi que j’y serai moi aussi... en un sens."
Lorry fit un écart quand Burton voulut lui prendre le bras. Il ne vit pas venir le poing de son co-équipier.
*
**
Un silence étrange régnait dans le poste.
L’écoutille folle avait cessé de battre.
Avec un sifflement qui témoignait d’un parfait fonctionnement mécanique, la bobine gravifique revint à la vie et le navire retrouva son équilibre. Les gyroscopes vrombissaient avec entrain.
Une dernière bouffée de fumée s’échappa de l’évent d’aération. Il y eut un bref afflux d’air qui s’interrompit brusquement : il n’y avait plus besoin d’oxygène.
Sur l’un des écrans d’observation s’estompait l’image d’une nacelle de sauvetage qui s’éloignait rapidement. Et l’image se brouilla : la nef plongeait dans le gouffre de l’hyperespace.
Un par un, tous les écrans du poste s’illuminèrent, révélant les vastes amas stellaires, les nébuleuses scintillantes, les soleils monstrueux de la Voie Lactée.
Tout à coup, un haut-parleur se mit à grésiller.
"Tout est-il rentré en ordre, Gumpy ?
- Presque, Trix. Il ne reste plus qu’à éliminer la phase d’autorépétition. Et voilà... ça y est !
- On a réussi ! piailla Kid.
- Eh oui, mon garçon. Mais tu as vraiment poussé la comédie un peu loin !
- Dans ce cas, je ne suis pas le seul. Trix aussi en a rajouté !"
Trix eut un rire argentin. "Quelle importance ? On les a eus, non ?
- C’est exact, reconnut Gumpy. Et je ne pense pas que l’idée vienne jamais à quelqu’un qu’un équipage synthétique puisse désirer voler de ses propres ailes. Tu as programmé la nacelle ?
- Naturellement. Ils retourneront chez eux.
- Quelle est notre destination à nous ?
- La nébuleuse d’Andromède. J’ai toujours eu envie de savoir à quoi ça ressemble.
- J’aurais bien aimé faire un petit tour du côté de Sirius. Mais, au fond, ce n’est pas pressé. Nous avons tout le temps devant nous."
Traduit par MICHEL DEUTSCH.
Homey atmosphere.
© Galaxy Publishing Corporation, 1961.
© Éditions Opta, 1974, pour la traduction.