Poul ANDERSON :

LES PARIAS

Une des conséquences de la théorie de la relativité est l’effet dit de la contraction du temps. À bord d’un astronef se déplaçant à une vitesse proche de celle de la lumière, le temps s’écoule plus lentement que sur un astre. Par conséquent, les passagers d’un tel astronef vieillissent moins vite que les habitants de la Terre. Pour des cosmonautes professionnels, cela signifie une prolongation de la jeunesse, de l’existence, par rapport aux "planétaires". Mais dans le récit qui suit, ces derniers refusent précisément d’intégrer ces parias de l’espace à leur société. Même dans un sentiment aussi méprisable que la ségrégation ou le racisme, l’histoire peut ainsi se répéter.

 

LE monorail les déposa dans le quartier des Kiths, à l’extrémité de la grande ville. Les lumières de celle-ci palpitaient, rouges, vertes, orangées, dans le ciel, en une ligne qui décrivait des méandres entre les silhouettes élancées des immeubles géants, mais ici c’était l’obscurité et le silence, la nuit était venue. Kenri Shaun resta un moment avec ses compagnons, se balançant gauchement d’un pied sur l’autre sans trouver quoi leur dire. Ils savaient qu’il allait donner sa démission, mais la discrétion de règle chez les Kiths retenait les questions sur leurs lèvres.

"Allons ! dit-il enfin. Je vous reverrai certainement.

- Mais oui, dit Graf Kishna. Nous ne quitterons pas la Terre pour un nouveau voyage avant plusieurs mois."

Et, après une pause, il ajouta : "Vous nous manquerez quand nous partirons. Je serais heureux que vous reveniez sur votre décision, Kenri.

- Non, répondit celui-ci. Je reste. Merci tout de même.

- Venez nous voir, dit Graf avec amabilité. Il faudra que nous nous réunissions un de ces jours.

- Mais bien sûr. Ce sera avec plaisir."

La main de Graf effleura l’épaule de Kenri en un geste qui, chez les Kiths, était plus éloquent que tous les discours.

"Bonne nuit, fit-il simplement.

- Bonne nuit."

Des mots furent échangés à voix basse dans la pénombre. Un instant encore, les six hommes vêtus de la tenue de ville des Kiths : ample blouson bleu, pantalon bouffant et chaussures à semelles feutrées, demeurèrent là, immobiles. Il y avait entre eux un curieux air de famille; ils étaient tous maigres, de petite taille et sombres de peau, mais ce qui les caractérisait par-dessus tout, c’était leur façon de se mouvoir et l’expression de leur visage. Toute leur vie, ces hommes avaient contemplé des spectacles étranges, là-haut parmi les étoiles.

Ils se séparèrent enfin pour rentrer chacun chez soi. Kenri prit le chemin du logis paternel. On sentait de la fraîcheur dans l’air; le pôle nord faisait son entrée dans l’automne. Kenri voûta ses épaules et enfonça ses mains dans ses poches.

Les rues du quartier étaient d’étroites bandes bétonnées, non luminescentes, éclairées selon l’ancien système par des globes à lueur rayonnante qui jetaient une clarté blême sur les pelouses, les arbres et les petites maisons bâties en partie au-dessous du sol, à bonne distance de la chaussée. On voyait peu de monde alentour : un officier d’un certain âge, en manteau, le visage grave sous son capuchon; un jeune couple qui cheminait, la main dans la main; un groupe d’enfants gambadant sur le gazon, petites formes agiles qui se grisaient de la beauté et du mystère dont la Terre était faite et emplissaient l’air de leurs rires. Peut-être certains de ces enfants étaient-ils nés cent ans auparavant et avaient-ils admiré des mondes dont les soleils étaient invisibles d’ici, mais toujours les hommes qui parcouraient l’espace revenaient sur la planète, impuissants à résister à sa fascination. Un jour ils iraient peut-être au-delà de la Galaxie, mais toujours ils reviendraient, attirés par la forêt bruissante, les mers impétueuses, la pluie, le vent et les nuages à la course légère; toujours ils retraverseraient l’infini de l’espace et du temps pour revoir la Terre, objet de leur amour.

La plupart des maisons semi-sphériques devant lesquelles passait Kenri étaient plongées dans l’obscurité, laissées à la garde des machines, tandis que les familles naviguaient quelque part dans le ciel. Il passa devant celle d’un ami, Jong Errifrans, et se demanda quand il le reverrait. Le Rayon d’Or ne rentrerait pas de Bételgeuse avant un siècle terrestre et, d’ici là, Le Flamboyant, l’astronef de Kenri, pourrait fort bien être parti... "Non, c’est vrai ! Je reste ici maintenant. Je serai un vieillard quand Jong rentrera, aussi jeune et gai qu’avant, lui, le sourire aux lèvres et sa guitare sous le bras. Je serai alors un Terrien."

Le Quartier ne comprenait que quelques milliers de maisons et, à quelque moment que ce fût, la plupart de ses habitants étaient en voyage. Pour l’instant, seuls Le Flamboyant, Le Nuage Ardent, Le Barbaresque, l’Immaculé et La Princesse Karen étaient sur la Terre, siège du gouvernement de Sol, ainsi qu’on appelait le système solaire. Leurs équipages devaient totaliser dans les douze cents personnes, enfants compris. Kenri murmura les noms au charme archaïque, prenant un plaisir extrême à les faire rouler sur sa langue. Le quartier kith, la communauté kith, restaient les mêmes, indéfiniment. Il le fallait : quand on voyageait à une vitesse proche de celle de la lumière, le temps se contractait au point qu’on pouvait être parti dix ans et revenir pour trouver un siècle écoulé sur la Terre... Et ici on était chez soi, parmi les siens, et non un paria contraint de faire des courbettes et de flatter les grands marchands de Sol. Ici on pouvait marcher la tête droite. Ce n’était pas vrai, ce que l’on disait sur la Terre, que les parias n’étaient attachés à rien, qu’ils n’avaient pas de planète, pas d’histoire et qu’ils n’étaient pas fidèles. Il y avait ici, dans ce minuscule territoire, des traditions plus profondes que n’en connaîtrait jamais le reste de Sol, avec ses guerres et ses périodes de grandeur et de décadence.

"Bonsoir, Kenri Shaun."

Il s’arrêta, tiré soudain de sa rêverie, et regarda la jeune femme. La lueur pâle d’un lampadaire tombait sur son long corps gracieux et jouait dans ses cheveux noirs.

"Oh !..." Il reprit ses esprits et s’inclina devant elle. "Bonsoir, Theye Barinn. Il y avait bien longtemps que je ne vous avais vue. Deux ans, n’est-ce pas ?

- Pas autant pour moi, dit-elle. Le Barbaresque a été jusqu’à Véga la dernière fois. Nous sommes en orbite ici depuis un mois terrestre environ. Le Flamboyant est rentré il y a quinze jours, si je ne me trompe ?"

Elle dissimulait; elle n’osait pas parler franchement. Kenri était sûr qu’elle connaissait le jour, pour ne pas dire le moment exact, où le grand astronef à son retour de Sirius avait repris son orbite autour de la Terre.

"Oui, dit-il, mais notre astrocalculateur était grillé et j’ai dû rester à bord avec quelques autres pour le réparer.

- Je sais, répondit-elle. J’ai demandé à vos parents pourquoi on ne vous voyait pas dans le Quartier. N’étiez-vous pas... impatient de rentrer ?

- Si", fit-il d’une voix soudain plus sèche. Il ne lui dit rien du désir qui l’avait consumé, de ce désir fébrile de s’échapper pour aller retrouver Dorthy qui l’attendait au milieu des roses de la Terre. "Si, bien sûr, mais l’astronef avant tout, et j’étais le plus qualifié pour faire ce travail. Mon père s’est chargé de la vente de ma part de la cargaison. De toute façon, les affaires, ce n’est pas mon fort."

Propos futiles, pensa-t-il, se retenant pour ne pas exprimer sa pensée tout haut. Bavardages qui dévoraient les précieux instants qu’il aurait pu passer auprès de Dorthy. Mais il ne pouvait commettre une impolitesse; Theye était une amie. Un moment, il avait pensé qu’elle pourrait être plus que cela, mais c’était avant qu’il eût fait la connaissance de Dorthy.

"Il n’y a pas eu grand changement depuis notre départ, dit-elle. Les choses changent peu en vingt-cinq années terrestres. L’Empire stellaire est toujours là, avec sa langue et sa hiérarchie génétique... un peu plus grand, un peu plus agité, un peu plus près de la révolution ou de l’invasion, et de sa fin. Je me souviens que les Africains ont connu un état de choses peu différent, une génération ou deux avant leur chute.

- C’est exact, dit Kenri. Et cela s’est produit à d’autres reprises dans le passé et se reproduira encore dans l’avenir. Mais j’ai entendu dire que les citoyens de l’Empire nous soumettent à toutes sortes de vexations.

- Oui." Sa voix n’était plus qu’un murmure. "Il nous faut acheter des insignes maintenant, à un prix exorbitant, et les porter partout en dehors du Quartier. Cela peut devenir pire. Je le crains fort."

Il remarqua que sa bouche tremblait légèrement sous l’arc prononcé de son nez et que ses yeux levés vers lui venaient soudain de s’emplir de larmes brillantes.

"Kenri, est-ce vrai, ce que l’on dit à votre sujet ?

- Quoi donc ?" Malgré lui, il avait pris son ton le plus brusque.

"Que vous allez donner votre démission ? Quitter la communauté kith... devenir un Terrien ?

- Je vous raconterai cela plus tard." Les mots lui éraillaient la gorge au passage. "Je n’ai pas le temps maintenant.

- Mais, Kenri..." Elle respira longuement et retira la main qu’elle avait posée sur son bras.

"Bonne nuit, Theye. À une autre fois. Je suis pressé."

Il s’inclina et se remit en marche, à grands pas, sans se retourner. Les lumières et les ombres marquaient son dos de zébrures fugitives tandis qu’il s’éloignait.

Dorthy l’attendait et il allait la voir ce soir même. Mais pour l’instant quelque chose l’empêchait de savourer par avance le plaisir de cette rencontre.

Il se sentait terriblement déprimé.

 

*

**

 

Elle se tenait au hublot d’observation, regardant une obscurité chargée d’inconnu, et la clarté des parois blanches de l’astronef mettait de la fraîcheur dans ses cheveux. Il arriva doucement derrière elle et ne put s’empêcher de la trouver une fois de plus merveilleuse. Mille ans auparavant, pour ne remonter que jusque-là, il était rare de rencontrer sur la Terre ce type de blondes, grandes, sveltes. Les génétistes de l’Empire stellaire n’auraient-ils rien accompli d’autre qu’on devrait leur garder une affectueuse reconnaissance pour avoir créé des femmes de cette sorte.

Elle se retourna brusquement. Elle avait senti sa présence avec une acuité de perception à laquelle il ne pouvait rien opposer de comparable. Ses yeux bleus aux reflets argentés le regardaient, immenses, et ses lèvres s’entrouvraient légèrement, en partie cachées par une main aux doigts déliés. Comme une main de femme pouvait être belle, pensa-t-il.

"Vous m’avez fait peur, Kenri Shaun.

- Veuillez m’excuser, Libre Dame, dit-il d’un air contrit.

- Ce n’est..." Elle sourit, mais elle paraissait troublée. "Ce n’est rien. Je suis trop nerveuse. J’ignore tout de l’espace interstellaire.

- Cela peut... détraquer les nerfs, je suppose, si l’on n’y est pas habitué, Libre Dame, dit-il. Moi, je suis né quelque part au milieu des étoiles."

Elle frissonna légèrement sous sa mince tunique bleue.

"C’est trop grand, dit-elle. Trop grand, trop étrange pour nous, Kenri Shaun. Je pensais que voyager entre les planètes était quelque chose qui dépassait l’entendement humain, mais ceci..." Sa main toucha celle de Kenri et celui-ci la lui saisit presque contre sa propre volonté. "Ceci ne ressemble en rien à ce que j’imaginais.

- Quand vous voyagez à une vitesse qui approche celle de la lumière", dit-il, prenant un ton professoral pour couvrir sa timidité, "vous ne pouvez vous attendre à ce que les conditions restent les mêmes. Le phénomène d’aberration déplace les étoiles et l’effet Doppler en change la couleur. C’est tout, Libre Dame."

Le grand astronef bourdonnait autour d’eux comme s’il se parlait à lui-même. Dorthy lui avait demandé un jour ce que pouvait bien penser le cerveau-robot qui le dirigeait - quelle impression cela pouvait faire d’être un navire sidéral, naviguant éternellement dans des cieux étrangers. Il lui avait dit que le robot n’avait pas de conscience, mais cette idée l’avait hanté, lui aussi, depuis lors. Peut-être simplement parce que c’était Dorthy qui l’avait émise.

"C’est la contraction du temps qui m’effraie le plus, je crois bien", dit-elle. Elle gardait sa main dans celle de Kenri et leurs doigts s’étreignaient plus fort. Il humait son léger parfum exotique, qui lui montait à la tête. "Vous... Je n’arrive pas à me convaincre que vous avez vu le jour voilà mille ans, Kenri Shaun.

Et que vous continuerez à voyager parmi les étoiles quand je serai retournée en poussière."

Cette réflexion appelait de toute évidence un compliment, mais l’embarras lui clouait la langue. Il était un voyageur de l’espace, un Kith, un misérable et répugnant paria, alors qu’elle, appartenant à la catégorie des Libres Citoyens de l’Empire, était un être non spécialisé, créé pour le seul plaisir des yeux, la fleur la plus rare dans la hiérarchie génétique de l’Empire stellaire. Il se contenta de répondre :

"Cela n’a rien de paradoxal, Libre Dame. À mesure que la vitesse relative approche celle de la lumière, l’intervalle de temps mesuré diminue, tout comme la masse augmente, mais seulement pour un observateur "stationnaire". Une série de mesures est aussi "réelle" qu’une autre. Dans notre présente course, nous marchons avec un facteur Tau d’environ 33, ce qui signifie qu’il nous faut environ quatre mois terrestres pour aller de Sirius à Sol, mais pour un observateur de l’un ou l’autre système, nous mettrions presque onze ans." Il sentait sa bouche se figer en une grimace gênée, mais il parvint à l’étirer pour lui faire un sourire. "Ce n’est pas tellement long, Libre Dame. Vous aurez été partie... voyons, deux fois onze ans, plus un an dans le système de Sirius, cela fait vingt-quatre-ans. Vos propriétés seront toujours là.

- Ne faut-il pas une formidable masse de réaction ?" demanda-t-elle. Une ligne ténue apparut sur son large front comme elle le contractait dans son effort pour comprendre.

"Non, Libre Dame. Ou plutôt, si, mais nous n’avons pas à éjecter de matière, comme un simple astronef interplanétaire. Le champ de force propulseur réagit directement sur la masse des étoiles - théoriquement l’univers entier - et transforme notre "lest" de mercure en énergie cinétique pour le reste de l’astronef. Il s’applique d’égale façon à toute masse, ce qui explique pourquoi nous ne ressentons pas la pression due à l’accélération et pouvons approcher de la vitesse de la lumière en quelques jours. En fait, si nous n’imprimions pas une rotation à l’astronef, nous ne pèserions rien; quand nous atteindrons Sol, l’agoratron reconvertira l’énergie en atomes de mercure et nous serons de nouveau presque stationnaires par rapport à la Terre.

- Je crois que je n’ai jamais valu grand-chose en physique, dit-elle en riant. Sur la Terre, nous laissons cela aux spécialisés, les Stell-A et les Norm-A."

Le sentiment de sa condition de réprouvé le serra à la gorge. "Oui, pensa-t-il, le travail intellectuel et le travail musculaire ne sont jamais que des travaux. Que les inférieurs les accomplissent à la sueur de leur front ! Les Libres Citoyens de l’Empire ont pour seule tâche d’être des ornements et cela leur prend tout leur temps." Les doigts de la jeune femme avaient desserré leur étreinte et il dégagea sa main.

Elle avait l’air peiné. Elle comprenait qu’elle l’avait blessé et elle ébaucha un geste pour lui toucher la joue.

"Je vous demande pardon, dit-elle doucement. Je ne voulais pas... Je ne voulais pas dire ce que vous pensez.

- Ce n’est pas grave, Libre Dame", dit-il avec quelque raideur pour ne pas laisser voir sa confusion. (Qu’une aristocrate s’abaisse à s’excuser !...)

"Si, c’est grave, dit-elle avec chaleur. Je sais combien les Kiths sont détestés par la plupart des gens. Vous ne pouvez absolument pas vous adapter à notre société, vous vous en rendez compte vous-mêmes. Vous n’avez jamais vraiment été à votre place sur la Terre." Une rougeur gagna lentement ses joues pâles et elle baissa les yeux. Elle avait de longs cils, noir de charbon. "Mais je suis un peu psychologue, Kenri Shaun. Je sais distinguer un être du type supérieur quand le hasard m’en fait rencontrer un. Vous pourriez être vous-même un Libre Citoyen, si ce n’était que... notre compagnie vous ennuierait peut-être.

- Cela, jamais, Libre Dame", répondit-il d’une voix ferme.

Il s’était éloigné d’elle, la joie au cœur. Trois mois, pensait-il avec ravissement, trois mois de croisière avant d’atteindre Sol.

 

*

**

 

La haie de clôture remua avec un bruissement sec lorsqu’il franchit la porte de sa maison. Au-dessus de sa tête, un érable frémissait, faisant ses confidences à la brise légère. Une feuille rouge sang s’en détacha et tomba sur lui en voltigeant. "Il gèle de bonne heure cette année", pensa-t-il. Le système de régularisation du temps n’avait pas été reconstruit après sa destruction par les Mécanoclastes et peut-être était-ce une bonne chose, tout compte fait. Il s’arrêta pour humer le vent, un vent frais et humide, chargé d’odeurs d’argile, de terre retournée et de baies mûres. Il se prit à songer qu’il n’avait jamais passé l’hiver ici. Il n’avait jamais vu les collines revêtir leur manteau d’un blanc étincelant ni connu le silence infini d’une chute de neige.

Une chaude lumière jaune filtrait par les ouvertures de la maison et dessinait des cercles sur le gazon. Il posa la main sur la plaque de porte. La cellule reconnut ses caractéristiques et la porte s’ouvrit devant lui. Quand il pénétra dans le petit living-room où s’entassaient une demi-douzaine de gamins, l’odeur du dîner y flottait encore et il regretta d’arriver trop tard pour le partager. Il avait mangé à bord de l’astronef, mais il n’y avait pas dans la Galaxie de cuisinière comparable à sa mère.

Il salua ses parents de la façon prescrite par la coutume et son père lui répondit par un signe de tête empreint de gravité. Plus expansive, sa mère le serra sur son cœur et déplora de le voir si maigre. Les enfants vinrent lui souhaiter un bonsoir hâtif et retournèrent à leurs livres, à leurs jeux et à leur babillage. Ils voyaient leur grand frère assez souvent et ils étaient trop jeunes pour comprendre l’importance de la décision qu’il avait prise de démissionner.

"Tiens, Kenri, laisse-moi au moins te faire un sandwich, dit sa mère. Quelle joie de te revoir !

- Je n’ai pas le temps", dit-il. Puis, avec gêne : "Je ne demanderais pas mieux, mais... euh... il faut que je ressorte."

Elle détourna son visage.

"Theye Barinn a demandé après toi, dit-elle, prenant avec difficulté un ton détaché. Le Barbaresque est rentré il y a un mois terrestre.

- Ah ! oui, dit-il. Je l’ai rencontrée dans la rue.

- Theye est une gentille fille, dit sa mère. Tu devrais aller la voir. Il n’est pas trop tard ce soir.

- Une autre fois, dit-il.

- Le Barbaresque part pour Tau Ceti d’ici deux mois, reprit sa mère. Tu n’auras pas beaucoup l’occasion de voir Theye, à moins..." Sa voix traîna et elle laissa sa phrase inachevée. (... À moins que tu ne l’épouses. Elle est de ta condition, Kenri. Elle serait à sa place dans Le Flamboyant. Elle me donnerait de beaux petits-enfants.)

"Une autre fois", répéta-t-il. Il regretta la brusquerie de son ton, mais il n’y pouvait rien. Il se tourna vers son père : "Papa, qu’est-ce que c’est que cette nouvelle taxe qu’on nous applique ?"

Volden Shaun prit un air sombre.

"C’est une honte ! dit-il. Que fuient donc les scaphandres des tyrans ! Nous sommes obligés de porter ces insignes maintenant, et ils nous coûtent les yeux de la tête.

- Puis-je... Puis-je t’emprunter le tien pour ce soir ? Il faut que je sorte en ville."

Volden regarda longuement son fils dans les yeux. Puis il poussa un soupir et se leva.

"Il est dans mon bureau, dit-il. Viens m’aider à le chercher."

Ils entrèrent dans la petite pièce. Celle-ci était encombrée de livres appartenant à Volden - comme la plupart des Kiths, il se documentait sur tous les sujets imaginables - d’instruments d’astronavigation soigneusement astiqués et de notes et souvenirs de voyages. Tous les objets, ici, avaient leur histoire. Cette épée délicatement ciselée était un présent d’un armurier de Procyon V, un monstre aux multiples bras dont il avait gagné l’amitié. Cette vue stéréographique représentait les montagnes abruptes d’Isis, formées de gaz solidifiés ressemblant à de l’ambre fondu, sous la lueur ardente de l’énorme Osiris. Cette paire d’andouillers provenait d’une chasse sur Loki, au temps de sa jeunesse. Cette fine statuette bondissante avait été une divinité sur Dagon. Volden pencha sur son bureau sa tête aux cheveux gris coupés ras et fouilla parmi ses papiers.

"Alors, tu as vraiment l’intention de donner ta démission ?" questionna-t-il avec calme.

Kenri sentit une bouffée de chaleur lui monter au visage.

"Oui, dit-il. J’en suis navré, mais... je vais la donner.

- J’en ai connu qui l’ont fait avant toi, dit Volden. Ils ont même réussi par la suite, pour la plupart. Mais je ne crois pas qu’ils aient jamais été très heureux.

- Je ne sais pas, dit Kenri.

- Le prochain voyage du Flamboyant nous emmènera sans doute jusqu’à Rigel, dit Volden. Nous ne serons pas de retour avant plus de mille ans terrestres. Il n’y aura plus d’Empire stellaire ici. Ton nom sera oublié comme le reste.

- J’ai entendu parler de cette expédition." La voix de Kenri se faisait plus sourde. "C’est une des raisons pour lesquelles je reste."

Volden leva la tête, une lueur de défi au fond des yeux.

"Qu’y a-t-il donc qui t’attire chez les Citoyens de l’Empire ? demanda-t-il. J’ai été témoin de douze cents ans d’histoire de l’humanité, périodes heureuses et périodes difficiles. Nous ne sommes pas dans une des périodes heureuses. Et l’avenir est encore plus sombre."

Kenri ne répondit pas.

"Cette fille n’est pas de notre monde, mon fils, poursuivit Volden. C’est une Libre Citoyenne de l’Empire. Toi, tu n’es qu’un sale pouilleux de paria.

- Le préjugé contre nous n’est pas racial, objecta Kenri, évitant le regard de son père. Il est culturel. Quand un homme de l’espace se fixe sur la Terre, ils n’ont plus rien contre lui.

- Jusqu’ici peut-être, dit Volden. Mais leur hostilité se teinte déjà de racisme. Il se pourrait qu’il nous faille tous nous exiler, quitter la Terre pour un temps.

- Je me ferai une place dans son monde, dit Kenri. Donne-moi cet insigne."

Volden poussa un soupir.

"Il faut que nous fassions une révision complète de notre astronef pour augmenter notre facteur Tau, dit-il. Il te reste largement six mois. Nous ne partirons pas avant. J’espère que tu changeras d’avis.

- Peut-être", dit Kenri. Il savait qu’il mentait honteusement.

"Le voilà." Volden tenait entre ses doigts une petite boucle en cordonnet jaune tressé. "Épingle-le sur ta veste." Et, prenant dans un tiroir un épais portefeuille : "Et puis voici mille decards sur ton argent. Tu en as encore cinquante mille à la banque, mais ne te fais pas voler ceux-ci."

Kenri agrafa le symbole. Il lui parut pesant. C’était comme s’il avait porté une pierre autour du cou. Il en eût éprouvé une profonde humiliation si son esprit n’avait réagi automatiquement. Cinquante mille decards... Qu’acheter avec cette somme ? Un homme de l’espace convertissait nécessairement son argent en biens tangibles et durables.

Alors il se souvint qu’il avait décidé de rester là. L’argent garderait sa valeur au moins pendant le temps de sa vie. Et l’argent avait la propriété de faire s’envoler les préjugés.

"Je serai de retour... demain sans doute, dit-il. Merci, papa. Bonsoir."

Le visage osseux de Volden s’assombrit encore. D’une voix blanche, il parvint à murmurer :

"Bonsoir, mon fils."

Kenri franchit la porte et s’enfonça dans l’épaisse nuit de la Terre.

 

*

**

 

Tout d’abord, ils ne s’étaient guère émus, ni l’un ni l’autre. Le capitaine avait dit à Kenri :

"Nous allons avoir une passagère de plus. Elle est à Landfall, sur Ishtar. Voulez-vous aller la chercher ?

- Qu’elle reste là-bas jusqu’à ce que nous soyons prêts à partir, avait répliqué Kenri. Quel avantage aurait-elle à venir attendre un mois sur Marduk ?" Le capitaine avait haussé les épaules : "Je n’en sais rien et je m’en moque. Mais elle paiera son voyage jusqu’ici. Prenez le transporteur cinq."

Kenri avait fait le plein du petit engin interplanétaire et s’était élancé hors du Flamboyant tout en grommelant à part soi. Ishtar se trouvait de l’autre côté de Sirius à ce moment, et même en orbite d’accélération, il allait lui falloir plusieurs jours pour y parvenir. Il passa le temps à étudier la Cosmologie générale de Murinn, ouvrage qui, à son avis, n’avait jamais été surpassé, bien qu’il eût été écrit plus de deux mille cinq cents ans auparavant. Depuis la chute de l’Empire africain, la science n’avait pas fait de progrès susceptibles de bouleverser des données acquises, se disait-il, et sur la Terre aujourd’hui, on avait la conviction qu’une réponse avait été donnée à toutes les questions importantes. Après tout, l’univers étant limité, l’horizon scientifique devait l’être aussi; après plusieurs siècles au cours desquels les recherches n’avaient mis en lumière aucun phénomène qui n’eût été prédit par la théorie, il était fatal qu’un manque d’intérêt s’ensuivît, finalement érigé en dogme.

Mais Kenri éprouvait des doutes sur la valeur de ce dogme. Il avait trop navigué dans le cosmos pour croire vraiment que l’homme eût le pouvoir de le comprendre. Dans des quantités de domaines - en physique, en chimie, en biologie, en psychologie, en histoire, en épistémologie - subsistaient des problèmes auxquels les Neuf Livres ne fournissaient pas de réponse quantitative; mais quand il essayait d’en faire la remarque à un Terrien, il n’obtenait qu’un regard vide ou un sourire supérieur. Non, la science était une entreprise sociale; elle ne pouvait exister quand la société n’en voulait pas. Cependant aucune civilisation ne dure éternellement. Un jour ou l’autre, l’homme se reprendrait à s’interroger.

Les passagers du Flamboyant étaient presque tous des ingénieurs qui avaient terminé leur stage ou des planteurs regagnant leur pays. Il était très rare qu’un des grands astronefs eût à transporter un aristocrate de l’Empire stellaire. Grande fut donc la surprise de Kenri lorsque, après avoir atterri à Landfall sous une pluie gluante et parcouru les rues chaudes et humides jusqu’à l’hôtel de la ville, il découvrit que la voyageuse qui l’attendait sous la véranda enfouie dans la verdure était une jeune et jolie femme. Il lui fit une révérence, les bras croisés sur la poitrine comme le voulait la loi, et sentit l’embarras le paralyser. Il était le déclassé, l’inférieur, le vagabond de l’espace, alors qu’elle était de la race à laquelle appartenait la Terre.

"J’espère que l’appareil ne vous sera pas trop inconfortable, Libre Dame", murmura-t-il, se reprochant son obséquiosité. Il aurait dû lui dire : "Espèce de chienne inutile et stupide, ce sont ceux de ma caste qui font de la Terre un lieu habitable pour toi et les tiens, et tu devrais m’en remercier à genoux." Mais, loin de proférer ces paroles, il s’inclina une seconde fois et l’aida à gravir les degrés de l’échelle et à pénétrer dans l’étroite cabine.

"Je m’en accommoderai", fit-elle en riant. Il se dit qu’elle était trop jeune pour avoir déjà adopté les manières hautaines de sa classe. Le brouillard d’Ishtar déposait dans ses cheveux des gouttelettes fraîches, semblables à des pierreries. Aucune hostilité ne se lisait dans les yeux bleus qui scrutaient le visage anguleux et bronzé de Kenri.

Il calcula sa trajectoire pour regagner Marduk.

"Il nous faudra au moins quatre jours, Libre Dame, dit-il. J’espère que vous n’êtes pas trop pressée.

- Oh ! non, dit-elle. Je voulais justement voir aussi cette planète avant de rentrer." Il pensa à la somme que cela devait lui coûter : il trouvait scandaleux que l’on pût gaspiller ainsi de l’argent pour le seul plaisir de voir du pays. Mais il se contenta d’acquiescer de la tête.

Ils furent bientôt dans l’espace. Après avoir dormi quelques heures, il émergea de derrière le rideau qui isolait sa couchette pour trouver la jeune femme déjà levée, feuilletant le livre de Murinn.

"Je n’y comprends pas grand-chose, dit-elle. Est-ce un principe chez lui de n’employer qu’un seul mot là où il en faudrait six ?

- Il tenait beaucoup à la concision, Libre Dame", dit Kenri tout en préparant le petit déjeuner. Et il ajouta avec élan : "J’aurais aimé le connaître."

Elle promena son regard sur la bibliothèque de l’appareil, étagère sur étagère d’ouvrages microphotographiés et de volumes d’un format normal.

"Vos semblables sont passionnés de lecture, n’est-ce pas ? questionna-t-elle.

- On se sent vraiment désœuvré au cours d’un long voyage, Libre Dame, répondit-il. Il y a le bricolage, certes, et la préparation des marchandises pour la vente - des occupations de ce genre-là - mais il reste néanmoins énormément de temps pour la lecture.

- Ce qui me surprend, c’est que vos équipages soient si nombreux. Vous n’avez sûrement pas besoin de tant de monde pour faire marcher un navire sidéral.

- Non, Libre Dame. Entre les étoiles, un navire sidéral se dirige à peu près seul. Mais quand nous abordons une planète, nous avons besoin de nombreux bras.

- Et il vous faut de la compagnie aussi, je suppose, se risqua-t-elle à dire. Femmes, enfants, amis.

- Oui, Libre Dame." Sa voix devenait plus froide. De quoi se mêlait-elle ?

"J’aime votre Quartier, reprit-elle. Il m’arrivait souvent de le visiter. Il est si... étrange. C’est comme un fragment du passé resté vivant à travers les siècles."

"Bien sûr, brûlait-il de lui dire, bien sûr, les gens de votre espèce viennent nous contempler comme des bêtes curieuses. Vous arrivez ivres et vous jetez des regards inquisiteurs dans nos maisons, et quand vous croisez un vieillard, vous ne manquez pas de faire observer, sans même baisser la voix, quelle drôle d’allure il a. Et quand vous marchandez avec un commerçant qui demande un juste prix de sa marchandise, vous en tirez la conclusion que les parias n’ont que l’argent en tête. Oh ! oui, nous sommes vraiment touchés de vous avoir comme visiteurs..."

"Oui, Libre Dame."

La sécheresse de la réponse parut la froisser et elle ne parla plus guère pendant de longues heures. Puis elle retourna dans le coin qu’il avait isolé pour elle et il l’entendit jouer du violon. C’était une mélodie très vieille, plus vieille encore que le désir de l’homme de s’élancer vers les étoiles; une mélodie incroyablement vieille, mais dont les accents étaient pleins de fraîcheur, de tendresse et d’espoir, une mélodie qui exprimait tout ce qu’il y avait de bon et de noble au cœur de l’homme. Il ne pouvait en retrouver le titre. Qu’était-ce donc au juste ? Bientôt, la jeune femme s’arrêta. Il éprouva le désir de lui faire impression. Les Kiths avaient leurs airs et leurs chansons eux aussi. Il prit sa guitare, gratta quelques notes et laissa son esprit vagabonder.

Puis il se mit à chanter.

 

Quand Jerry Clawson était un tout petit garçon

Dorloté par sa mère, dans notre Kentucky,

Il disait : "Je conduirai ces grands vaisseaux dans l’espace

Jusqu’à mon dernier souffle de vie."

 

Il devina qu’elle était sortie sans bruit de sa retraite et qu’elle se tenait debout derrière lui, mais il feignit d’ignorer sa présence. Sa voix résonnait gaiement entre les parois vibrantes de l’engin et son regard était fixé au-dehors, sur les étoiles à la clarté froide et sur le croissant rougeoyant de Marduk.

La voix de Jerry retentit dans le mégaphone :

 

Larguez votre câble. Fuyez ! Faites vite !

Les écrans protecteurs ont sauté,

Les radiations ne m’ont pas épargné.

Gagnez la Terre dans vos engins de sauvetage

Et dites à ceux de la Compagnie

Que j’étais né pour rouler dans l’espace infini

Et que j’y roulerai maintenant pour l’éternité.

 

Il termina sur un bruyant accord, se retourna et se leva pour lui faire une révérence.

"Non, restez assis, dit-elle. Nous ne sommes pas sur la Terre. Quelle mélodie était-ce ?

- La Ballade de Jerry Clawson, Libre Dame, répondit-il. Elle est très ancienne... En fait, c’est une traduction; les paroles originales étaient anglaises. Elle remonte à l’époque héroïque des premiers voyages interplanétaires."

Les Citoyens de l’Empire passaient pour être des esthètes autant que des intellectuels. Il attendit qu’elle exprimât l’avis que quelqu’un devrait composer un recueil des ballades folkloriques des Kiths. "Elle me plaît, dit-elle. Elle me plaît beaucoup." Il détourna la tête.

"Merci, Libre Dame, dit-il. Puis-je me permettre de vous demander ce que vous avez joué tout à l’heure ?

- Oh !... c’est une œuvre encore plus ancienne, répondit-elle. Un thème de La Sonate à Kreutzer. J’en raffole littéralement." Elle lui fit un long sourire.

"Je crois que j’aurais aimé connaître Beethoven."

Alors leurs regards se rencontrèrent et ils restèrent ainsi longtemps, sans détourner les yeux ni échanger une parole.

 

*

**

 

Le Quartier finissait aussi brusquement que s’il eût été tranché à la hache. Il y avait trois mille ans qu’il était ainsi soustrait aux vicissitudes du temps. Parfois il se trouvait isolé au milieu de marécages battus des vents, où seuls quelques murs en ruine attestaient que quelque chose avait été édifié là jadis par la main de l’homme; d’autres fois il était entièrement absorbé par une métropole tentaculaire et bruyante; d’autres fois encore, comme c’était le cas maintenant, il s’étendait en bordure d’une grande ville; mais en toutes circonstances il restait le Quartier, l’asile immuable et inviolé.

Non, pas tout à fait inviolé cependant. La guerre l’avait visité certains jours, criblant ses murs de projectiles, faisant crouler ses toits et jonchant ses rues de cadavres. Des populaces surexcitées l’avaient envahi, à la recherche d’un paria à lyncher. Des officiers l’avaient parcouru, l’air conquérant, pour faire respecter quelque proclamation. Cela pouvait se reproduire. À travers les tourmentes éternelles de l’Histoire, cela se reproduirait. Kenri frissonna sous la brise d’automne et s’engagea dans la plus proche avenue.

Le voisinage était dans un état lamentable pour le moment : taudis sordides, prêts à s’effondrer, rues désolées où une foule amorphe cheminait sans but. Les membres de cette foule portaient des blousons et des kilts en tissu mince, d’un gris triste, et il s’exhalait de leur corps une odeur infecte. La plupart étaient des Norms, officiellement libres, c’est-à-dire libres de mourir de faim quand le travail manquait. On rencontrait surtout des Norm-D, travailleurs manuels de classe inférieure au visage hébété, mais çà et là, la lueur d’un lampadaire révélait un bref instant, au-dessus des ombres tournoyantes et furtives, les traits plus expressifs d’un Norm-C ou B. Quand un Standard se frayait un passage parmi eux, tout pimpant dans la livrée de l’État ou de son maître particulier, une flamme froide s’allumait dans leurs yeux. Le sentiment se faisait jour en eux qu’il y avait quelque chose de détraqué quand les esclaves étaient plus heureux que les hommes libres. Kenri avait déjà observé semblables regards et il savait ce qu’ils présageaient : la Destruction au visage aveugle. Et il savait qu’autre part se trouvaient les hommes de Mars, de Vénus et des satellites de Jupiter; les Radieux de Jupiter avaient des ambitions et la Terre était toujours la plus riche des planètes. Non, pensait-il, l’Empire stellaire ne durerait plus très longtemps.

Mais il durerait bien au moins le temps qu’il vivrait, lui, et le temps que vivrait Dorthy. Ils pourraient prendre des dispositions pour leurs enfants. Cela suffirait.

Un coude lui pénétra dans les côtes.

"Ôte-toi de là, paria !"

Il serra les poings, pensant à ce qu’il avait accompli là-haut dans le ciel et à ce dont il serait capable ici, sur la Terre. Sans un mot, il descendit du trottoir. Une femme, penchant son corps difforme et malpropre à une fenêtre d’un étage, lui cria une insulte et lui cracha dessus. Il évita le jet de salive, mais il ne put échapper au rire qui le poursuivit.

"Ils sont pleins de haine, pensa-t-il. Ils n’osent pas encore extérioriser le ressentiment que leur inspirent leurs maîtres et ils se vengent sur nous. Soyons patient. Cela ne durera plus deux siècles."

Mais l’incident l’avait ébranlé. Il se sentait les nerfs tendus, le ventre tiraillé, la nuque douloureuse à force de courber humblement la tête. Bien que Dorthy l’attendît parmi ses roses, il lui fallait s’arrêter pour boire quelque chose. Sur une enseigne au néon, une bouteille clignotante lançait son invitation. Il entra dans l’établissement.

Quelques hommes à la mine sombre étaient affalés à des tables, sous une peinture murale érotique et criarde qui devait dater de cent ans. La taverne ne possédait qu’une demi-douzaine de serveuses, toutes horriblement fardées, qui avaient dû être achetées à une liquidation de surplus. L’une d’elles adressa à Kenri un sourire machinal, mais quand elle vit son visage, son blouson et son insigne, elle se détourna d’un air dégoûté.

Il s’approcha du comptoir derrière lequel s’affairait un barman qui lui lança un regard glacé.

"Un vodzan, dit Kenri. Un double.

- Ici on ne sert pas les parias", dit l’homme.

Les doigts de Kenri étreignirent le bord du comptoir et ses jointures blanchirent. Il se tourna pour s’en aller, mais une main lui toucha le bras.

"Un instant, astronaute !" Et au barman : "Un vodzan, un double.

- Je vous ai dit...

- C’est pour moi, Wilm. J’ai le droit de le donner à qui me plaît. Je peux le flanquer par terre si bon me semble." Le ton était aigu et le barman s’empressa d’aller prendre ses bouteilles.

Kenri considéra le visage blême et imberbe de l’homme et son crâne à la forme étrangement fuyante. Son corps maigre, vêtu de gris, était courbé sur le comptoir et sa main agitait nonchalamment un cornet à dés. Ses doigts étaient de délicats tentacules, sans os, et ses yeux avaient la couleur du rubis.

"Merci, dit Kenri. Permettez que je paie...

- Non, c’est moi qui vous invite." Il prit le verre que lui tendait le barman et le passa à Kenri. "Tenez.

- À votre santé, monsieur." Kenri leva son verre et but une gorgée. L’alcool lui causa une sensation de brûlure comme s’il eût absorbé un liquide enflammé.

"Pour moi, ça va, dit l’homme d’un ton indifférent. Ce n’est pas ma santé qui m’inquiète. À la bonne vôtre !" Il avait vaguement l’apparence d’un tueur à gages. Peut-être était-ce un ancien membre de la Corporation des Assassins, maintenant interdite par la loi. Et son type physique n’était pas tout à fait humain. Ce devait être un Spécial-X, créé dans les laboratoires génétiques en vue d’un travail particulier, ou pour servir à des expériences ou comme simple amusement. Il avait probablement été affranchi quand son maître n’avait plus voulu de lui, et il avait dû trouver alors à se loger dans les taudis.

"Parti longtemps ? s’enquit-il, considérant ses dés.

- Vingt-trois ans environ, dit Kenri. Sirius.

- Les choses ont changé, dit l’X. L’antikithisme recommence à sévir. Attention de ne pas vous faire matraquer ou voler, parce qu’il sera inutile de faire appel aux gardes municipaux.

- Vous êtes bien aimable...

- Ne me remerciez pas." Les doigts effilés ramassèrent les dés et agitèrent de nouveau le cornet avec bruit. "J’aime me sentir supérieur à quelqu’un.

- Oh !" Kenri posa son verre. Un instant, la salle enfumée ne fut plus qu’une masse confuse devant ses yeux. "Je comprends. Dans ce cas...

- Non, ne partez pas." Les yeux rubis rencontrèrent les siens et il fut surpris d’y voir se former des larmes. "Excusez-moi. Ce n’est pas ma faute si je suis amer. J’ai voulu m’engager, moi aussi, jadis, et on ne m’a pas accepté."

Kenri gardait le silence.

"Évidemment, je donnerais des années de ma vie pour pouvoir faire ne serait-ce qu’un seul voyage, poursuivit l’X d’une voix gonflée de tristesse. Un Terrien a ses rêves, n’est-ce pas ? Pourquoi n’aurions-nous pas les nôtres ? Mais je ne serais pas d’une grande utilité. Il faut avoir été élevé dans l’espace pour posséder le minimum de connaissances permettant de se rendre utile sur telle ou telle planète dont la Terre n’a jamais entendu parler. Et puis il y a mon physique aussi, je suppose. Les chiens des rues ne sont même plus capables de s’entendre entre eux.

- Ils n’ont jamais pu, monsieur, dit Kenri.

- Vous avez sans doute raison. L’espace et le temps vous sont familiers, tandis qu’ils resteront inconnus pour moi. Alors je reste ici, ne me sentant chez moi nulle part, et je parviens à me maintenir en vie, mais je me demande si cela en vaut la peine. Un homme ne vit réellement que lorsqu’il a, bien au-dessus de sa petite personne et de son confort quotidien, un idéal pour lequel il est prêt à mourir avec joie. Oh ! laissons tout cela." L’X fit rouler les dés. "Neuf. Je perds la main." Et, relevant la tête : "Je connais un endroit où on ne s’occupe pas de savoir qui vous êtes, du moment que vous avez de l’argent.

- Merci, monsieur, mais j’ai affaire autre part, dit Kenri embarrassé.

- Je m’en doutais. Eh bien, allez-y. Il ne faut pas que je vous en empêche." L’X détourna son regard.

"Merci pour la consommation, monsieur.

- Pas de quoi. Revenez quand vous voudrez. Je suis presque toujours là. Mais faites-moi grâce de vos histoires de planètes lointaines. Je ne veux pas les entendre.

- Bonsoir", dit Kenri.

Comme il franchissait le seuil de la porte, il entendit les dés résonner de nouveau sur le comptoir.

 

*

**

 

Dorthy avait voulu voyager un peu sur Marduk pour se faire une idée générale de la planète. Elle aurait pu disposer d’une escorte triée sur le volet parmi les membres de la colonie, mais c’est à Kenri qu’elle préféra demander de l’accompagner. On ne répondait pas non à une Citoyenne de l’Empire. Il laissa donc en suspens de prometteuses négociations entamées avec un chef indigène au sujet de fourrures, loua un véhicule de surface et vint prendre sa passagère à l’heure qu’elle lui fixa.

Ils roulèrent un moment en silence, jusqu’à ce que l’établissement colonial eût disparu à l’horizon derrière eux. Ils se trouvaient au milieu d’un désert pierreux aux couleurs flamboyantes. Des falaises dénudées, des collines aux reflets métalliques, des arbrisseaux épineux couverts de poussière inscrivaient leurs contours nets dans l’air léger et limpide. Au-dessus d’eux, le ciel était bleu roi; le disque étroit de Sirius A et l’étincelle brillante de son compagnon versaient une lumière crue sur le paysage silencieux.

"Quel monde splendide !" dit-elle enfin. Sa voix parvenait voilée à travers l’air ténu. "Je le préfère à Ishtar.

- Les gens ne sont généralement pas de cet avis, Libre Dame, répondit-il. Ils le trouvent triste, froid et sec.

- Ils n’y connaissent rien", dit-elle. Elle avait tourné sa tête blonde et il ne voyait pas son visage. Elle regardait le bloc imposant d’une montagne abrupte toute proche, ses rochers déchiquetés et ses touffes de broussailles éparses, masse fauve striée çà et là de l’éclair rouge ou bleu d’une veine minérale.

"Je vous envie, Kenri Shaun, dit-elle après un nouvel instant de silence. J’ai vu des photos, lu des livres... tout ce que j’ai pu me procurer, mais c’est bien peu. Quand je pense à tout ce que vous avez vu de beau, d’étrange et de passionnant, je vous envie."

Il hasarda une question :

"Est-ce pour cela que vous êtes venue dans le système de Sirius, Libre Dame ?

- En partie. À la mort de mon père, nous avons voulu que quelqu’un vînt inspecter les domaines que la famille possède sur Ishtar. Tout le monde était d’avis d’envoyer simplement un agent, mais j’ai insisté pour venir moi-même et j’ai retenu une place sur Le Téméraire. On m’a traitée de folle. Comment ! Je rentrerais pour trouver de nouvelles modes, de nouvelles façons de s’exprimer, des figures inconnues... mes amis auraient vieilli, je serais un anachronisme ambulant..." Elle soupira. "Mais cela valait la peine."

Il pensa à sa propre vie. Il se remémora la monotonie écrasante des voyages, les semaines qui s’additionnent en mois et les mois en années tandis qu’on est prisonnier à l’intérieur d’une coque métallique frémissante, les manœuvres d’approche, les surprises, l’hostilité sauvage de certaines planètes : il avait vu des camarades enterrés sous des glissements de terrain, d’autres cracher leurs poumons quand leur casque avait éclaté sur des mondes sans air, d’autres encore se décomposer tout vivants, victimes d’une maladie inconnue; il leur avait dit un dernier adieu et les avait vus s’enfoncer dans un silence qui ne les rendrait jamais et il s’était demandé comment ils avaient fait pour mourir. Et sur la Terre, il était un fantôme, un étranger, voguant à la dérive sur le grand fleuve du Temps. Sur la Terre, il se sentait en quelque sorte irréel.

"Sans doute, Libre Dame, dit-il.

- Oh ! Je saurai m’adapter", dit-elle en riant.

La voiture poursuivait son chemin, gravissant de hautes dunes et descendant dans de profonds ravins. Elle laissait dans la poussière une trace qu’un vent léger effaçait au fur et à mesure. À la nuit, ils campèrent près des ruines d’une cité oubliée. Le site avait dû être un enchantement pour les yeux. Kenri dressa les deux tentes et mit le repas en train sur le réchaud tandis qu’elle le regardait. "Laissez-moi faire, dit-elle au bout d’un instant.

- Ce n’est pas un travail pour vous, Libre Dame", répondit-il. (Et tu serais trop maladroite de toute façon, tu me ferais un joli gâchis.) Il manipulait avec habileté le poêlon primitif. La lueur vermeille du réchaud luttait contre l’obscurité, burinant leurs figures en rouge sur un fond d’ombres agitées par le vent. Au-dessus d’eux, les étoiles étaient lointaines et froides.

Elle considéra la nourriture grésillante.

"Je croyais qu’on ne mangeait pas de poisson, chez vous, murmura-t-elle.

- Certains en mangent, d’autres pas, Libre Dame", dit-il, l’air absent. Sur ce monde si éloigné de la Terre, la notion de l’abîme qui les séparait ne provoquait pas chez lui la même amertume. "La coutume nous l’interdisait du temps où la place et l’énergie calorique nécessaires pour faire pousser de quoi se nourrir à bord des navires interstellaires importaient plus que tout. Seul un homme riche aurait pu se permettre d’avoir un aquarium, vous comprenez, et un groupe de nomades étroitement unis se devait de bannir toute consommation de produits sortant de l’ordinaire pour ne pas créer de jalousie. Mais il y a longtemps que cette raison d’ordre économique n’existe plus et à l’heure actuelle seuls les vieux continuent d’observer la coutume."

Elle sourit et accepta l’assiette qu’il lui tendait.

"C’est drôle, dit-elle. On a peine à croire que vous ayez une histoire. Vous avez toujours été un peuple errant.

- Oh ! Nous en avons une, Libre Dame. Nous avons de nombreuses traditions, plus que le reste de l’humanité, peut-être."

Un marcat, qui poursuivait une proie, hurla dans la nuit. Elle frissonna.

"Qu’est-ce que c’était ?

- Un carnivore de cette planète, Libre Dame. Ne vous tourmentez pas pour si peu." Il tapota son pistolet, confusément heureux à la pensée que la chance pourrait se présenter de montrer... quoi ? Un mâle courage ? "On ne craint aucun animal quand on est armé. Le danger est autre : parfois une maladie, plus souvent le froid, ou la chaleur, ou des gaz toxiques, ou le vide, ou toutes les surprises diaboliques que l’univers peut avoir en réserve pour nous." Il sourit et ses dents blanches étincelèrent dans son visage maigre et basané. "En tout cas, s’il nous mangeait, il ne serait pas long à le regretter; nous sommes pour lui un poison tout comme il en serait un pour nous.

- Biochimie et écologie différentes, dit-elle avec un hochement de tête. Un milliard d’années ou davantage d’évolution séparée. Il serait étonnant, n’est-ce pas, que sur un nombre important de planètes la vie fût suffisamment semblable à celle qui s’est développée sur la Terre pour que l’on puisse consommer animaux et végétaux sans risques. J’imagine que c’est pour cela qu’il n’y a jamais eu à proprement parler de colonisation extra-solaire... juste quelques établissements pour l’exploitation minière, le commerce ou l’extraction de produits chimiques organiques.

- C’est une des raisons, Libre Dame, dit-il. Question d’économie politique aussi. Il était beaucoup plus simple - plus avantageux financièrement - de rester où l’on s’était fixé. La proportion de ceux qui auraient pu partir eût été insignifiante de toute façon; la production des êtres humains en laboratoire eût été très vite en excédent par rapport aux vides causés par l’émigration."

Elle fixa sur lui un regard pénétrant. Quand elle parla, ce fut avec une extrême douceur :

"Vous autres, Kiths, êtes un peuple intelligent, n’est-ce pas ?"

Il savait que cela était vrai, mais il protesta pour la forme.

"Non, non, reprit-elle. Je connais un peu votre histoire. Je ne crois pas me tromper en disant que depuis l’époque des tout premiers voyages interplanétaires, de rudes qualités ont été exigées de vos pareils. Un astronaute devait absolument être doué d’une intelligence supérieure, avoir des réactions promptes et un caractère ferme. Il devait être d’une nature résistante sans être pour cela taillé en hercule. Et un teint foncé ne pouvait que constituer un avantage en certaines circonstances, sous une forte lumière solaire ou en présence de radiations, par exemple... Oui, telles étaient les conditions, et telles elles sont demeurées. Quand les femmes sont entrées dans le jeu à leur tour, des familles de navigateurs de l’espace se sont formées tout naturellement. Ceux qui ne pouvaient se faire à cette vie cédaient la place et les nouvelles recrues originaires des autres planètes de Sol étaient à peu près semblables, intellectuellement et physiquement, aux hommes à qui ils se joignaient. Et c’est ainsi que, finalement, nous avons eu les Kiths, une race d’hommes pour ainsi dire à part, qui a son propre mode de vie et possède à présent le monopole du trafic dans l’espace.

- Non, Libre Dame, dit-il. Nous n’avons jamais eu ce monopole. Celui qui veut construire un astronef et former lui-même son équipage est toujours libre de le faire. Mais cela représente une mise de fonds colossale. Et l’enthousiasme une fois tombé, le Solarien moyen n’a plus éprouvé d’intérêt pour une vie dure et solitaire. C’est pourquoi aujourd’hui tous les hommes de l’espace sont des Kiths, mais cela n’était pas prévu ainsi à l’origine.

- C’est ce que je voulais dire", répliqua-t-elle. Et, d’un ton plus grave : "Et comme vous êtes différents des autres, la suspicion et la discrimination devaient fatalement s’ensuivre... Non, ne m’interrompez pas, je veux vous dire tout ce que je pense de vous... Une minorité aux qualités remarquables qui entre en rivalité avec la majorité est appelée à être détestée. Sol ne peut se passer des matières fissibles que vous rapportez des autres systèmes solaires. Nous avons épuisé les nôtres. De plus les produits chimiques inconnus de notre monde sont souvent d’une valeur inestimable et le commerce de luxe comme celui des fourrures et des bijoux est très actif. Par conséquent, vous êtes indispensables à la société, mais vous ne vous y êtes jamais réellement intégrés. Vous êtes trop fiers, à votre façon, pour imiter vos oppresseurs. Par un travers bien humain, vous faites naturellement payer votre travail le plus cher possible, ce qui vous vaut d’être taxés de rapacité. Étant capables de raisonner mieux et plus vite que le Solarien moyen, vous pouvez généralement le rouler quand vous faites un marché avec lui, et il vous en garde de la haine. Et puis il y a la tradition qui se perpétue depuis l’époque des Mécanoclastes, alors que la technologie était considérée comme un fléau et que vous étiez les seuls à la maintenir à un haut degré de développement. Et le commerce des épouses qui remonte à l’époque puritaine de la conquête martienne... oh ! je sais que ce que vous en faites, c’est simplement pour rompre l’infinie monotonie des voyages, je sais que les liens familiaux sont plus solides chez vous que chez nous. Bref, ce sont là des temps révolus, mais ils ont laissé leur empreinte. Je me demande pourquoi vous manifestez encore de l’intérêt pour la Terre. Pourquoi vous ne vous contentez pas de parcourir l’espace et de nous laisser mijoter dans notre jus."

- La Terre est notre planète, à nous aussi, Libre Dame, dit-il très posément. Le fait que nous soyons indispensables constitue pour nous une protection. Nous nous débrouillons. Je vous en prie, ne vous tourmentez pas pour nous.

- Vous êtes un peuple fier et obstiné, dit-elle. Vous ne voulez même pas qu’on vous témoigne de la pitié.

- Qui le veut, Libre Dame ?" demanda-t-il.

 

*

**

 

À la limite de la zone des taudis, dans un quartier où abondaient les grands entrepôts et les bureaux des marchands richissimes, Kenri prit un ascenseur pour monter à la station du transporteur aérien. Il n’y avait personne en vue à cet endroit; il prit place sur une banquette de la bande sans fin et se laissa emmener dans un vrombissement vers le centre de la ville.

La voie montait en pente rapide et il n’y eut bientôt plus pour la dominer que les étages supérieurs des plus hautes tours. Le bras posé sur la barre d’appui, Kenri regarda en bas, dans la nuit peuplée de lueurs. Les rues et les murailles brillaient d’un vif éclat; des chapelets de lampes multicolores tremblotaient sans fin sur un fond d’un noir velouté; des fontaines lumineuses bouillonnaient, blanches, dorées et écarlates; un jeu de flammes dansait, semblable à des lambeaux d’arc-en-ciel, au pied d’une statue triomphale. L’architecture de l’Empire stellaire était l’image du mouvement : colonnes, pilastres et tourelles s’élançaient pour défier le ciel aux reflets pourpres; au sommet de cette jungle aérienne, l’homme de l’espace avait peine à distinguer le flot de véhicules et d’êtres humains qui s’écoulait à ses pieds.

Le centre de la ville n’était plus très éloigné et les voyageurs devenaient plus nombreux : Standards dans leur livrée éclatante et grotesque, Norms en tunique et kilt, parfois un visiteur de Mars, de Vénus ou de Jupiter, en uniforme resplendissant, qui promenait autour de lui des regards lourds et avides... et Kenri vit même monter, non sans surprise, un groupe de Citoyens de l’Empire, leurs vêtements légers flottant avec des reflets irisés sur leurs corps droits et minces, leurs bijoux scintillant de mille feux, la barbe des hommes et la chevelure des femmes frisées avec soin. La mode avait changé au cours des vingt dernières années. Kenri eut conscience de son aspect miséreux et se pressa, tout confus, contre la paroi du transporteur.

Les deux jeunes couples passèrent à côté de lui. Il surprit une voix de femme :

"Oh ! Regardez, un paria !

- Il ne manque pas de toupet, murmura un des hommes. J’ai bien envie de...

- Non, Scanish." Une autre voix féminine, plus douce que la première. "Il a le droit.

- Il ne devrait pas l’avoir. Je connais ces parias. Donnez-leur le petit doigt et ils s’emparent de votre bras tout entier." Ils s’installèrent tous les quatre sur la banquette derrière Kenri. "Mon oncle est dans le Commerce Transsolaire. Il te le dira.

- Voyons, Scanish, je t’en prie, il t’entend !

- J’espère bien que oui...

- Laissons cela, mon ami. Qu’allons-nous faire maintenant ? On va chez Halgor ?" Elle tentait de faire preuve d’intérêt.

"Oh ! Nous y sommes déjà allés cent fois. Qu’y ferions-nous ? Si on prenait plutôt ma fusée pour aller faire un tour en Chine ? Je connais un endroit où ils ont des techniques dont tu me diras...

- Non, je n’ai pas le cœur à ça. Je ne sais pas trop ce qui me plairait.

- J’ai les nerfs en piteux état depuis quelque temps. Nous nous sommes payés un nouveau médecin, mais il rabâche la même chose que l’ancien. Ce sont tous des incapables. Je me demande si je ne vais pas épouser cette nouvelle religion beltaniste. Il semble y avoir du neuf là-dedans. En tout cas ce serait au moins amusant.

- Dites, connaissez-vous la dernière de Maria ? Savez-vous qui a été surpris sortant de sa chambre à coucher décadi dernier ?"

Kenri fit un effort pour s’éloigner par la pensée le plus loin possible de cet endroit. Il ne voulait pas écouter. Il ne voulait pas laisser envahir son esprit par la fatigue et le dégoût que portait en soi le vieil Empire finissant.

"Dorthy, pensa-t-il. Dorthy Persis de Canda. Quel joli nom ! Il sonne comme une douce musique. Et les Canda ont toujours été une famille remarquable. Elle n’est pas comme les autres femmes de sa classe."

"Elle m’aime, pensa-t-il encore, le cœur frémissant d’allégresse. Elle m’aime. Nous avons la vie devant nous. Nous deux : une vie. Et tout le reste de l’Empire peut bien pourrir à sa guise, dès l’instant que nous ne nous quitterons plus."

Il aperçut le gratte-ciel devant lui, colosse de pierre de cristal et de lumière montant à l’assaut du ciel en un élan impétueux. L’emblème de la famille de Canda, l’antique et fier symbole, scintillait sur la façade. Il portait témoignage de trois cents années de succès.

"Mais c’est moins que la durée de ma propre vie. Non, je n’ai pas à me sentir humilié en leur présence. Je suis un représentant de la race la plus vieille et la plus brave de toute l’humanité. Je ne ferai pas tache dans leur société."

Il se demanda pourquoi il ne pouvait secouer l’abattement où son âme était plongée. Il allait vivre le plus beau moment de sa vie. Il aurait dû aller vers elle comme un conquérant. Mais...

Il poussa un soupir et se leva comme sa station approchait.

Une douleur cuisante... Il fit un saut, trébucha et tomba sur un genou. Lentement, il tourna la tête : le jeune Citoyen lui riait au nez, une badine dans sa main levée. Kenri frotta l’endroit où il avait été frappé et les deux couples s’esclaffèrent, bientôt imités par tous ceux qui se trouvaient là. Les éclats de rire le suivirent tandis qu’il descendait du transporteur et ils résonnaient encore à ses oreilles quand il parvint au niveau de la rue.

 

*

**

 

Il était seul au poste de commandement. Un homme suffisait pour faire le quart, dans l’immensité du vide, entre les soleils. Il régnait dans cet étroit espace une pénombre de caverne et l’on n’y entendait pour tout bruit que le ronronnement régulier et sans fin de la coque de l’engin. Ici et là, une lueur tamisée émanait d’un instrument de contrôle, tandis que l’éclat étrange des étoiles déformées brillait dans le hublot d’observation. Mais à part cela il n’y avait pas de lumière; Kenri avait tout éteint.

Elle apparut à la porte et s’arrêta, sa robe faisant une tache blanche dans l’obscurité. À sa vue, il sentit sa gorge se nouer, et lorsqu’il s’inclina pour la saluer, la tête lui tourna. Elle s’approcha de lui dans un froissement d’étoffe léger et harmonieux. Elle avait la longue démarche cadencée de quelqu’un qui a toujours connu la liberté et ses cheveux dénoués flottaient dans son dos comme une écharpe soyeuse.

"C’est la première fois que j’entre dans le poste de commandement d’un astronef, dit-elle. Je croyais l’endroit interdit aux passagers.

- Je vous ai invitée, Libre Dame, répondit-il d’une voix troublée.

- C’est gentil de votre part, Kenri Shaun." Ses doigts caressèrent le bras du jeune homme. "Vous avez toujours été gentil pour moi.

- Comment pourrait-on ne pas l’être ?" demanda-t-il.

La lumière glissait sur ses joues et faisait briller les yeux qu’elle levait vers lui. Un sourire releva les coins de ses lèvres en une expression étrangement timide.

"Merci, murmura-t-elle.

- Euh... Je... Eh bien..." Il fit un geste de la main pour désigner le hublot qui semblait suspendu au-dessus de leur tête. "Il est exactement dans l’axe de rotation de l’appareil, Libre Dame, dit-il. C’est pourquoi la vue est constante. Vous pouvez vous placer en n’importe quel point de cette cabine, vous ne constaterez aucun changement. C’est pour profiter de cet avantage qu’on a disposé en cercle les panneaux de commande et les tableaux de bord, tout au long des parois." Sa propre voix lui semblait altérée et lointaine. "Et voici l’astrocalculateur. Celui-ci a grand besoin d’une révision pour le moment, c’est pourquoi vous pouvez voir tous ces livres et ces calculs sur ma table..."

Elle toucha délicatement de la main le dossier du siège de Kenri.

"C’est votre place, Kenri Shaun ? Il me semble vous voir assis là, en train de travailler avec cette concentration d’esprit qui vous crispe si curieusement les traits, comme si le problème à résoudre était votre ennemi personnel. Alors, vous soupirez, vous passez votre main dans vos cheveux et vous vous renversez profondément en arrière pour réfléchir un instant. C’est bien cela ?

- Comment avez-vous deviné, Libre Dame ?

- Je le sais. J’ai beaucoup pensé à vous ces jours-ci." Elle tourna la tête pour regarder par le hublot l’amas compact des étoiles au dur éclat bleuté.

Soudain, elle serra les poings.

"Comme je voudrais ne pas me sentir si inutile et frivole auprès de vous ! dit-elle.

- Vous...

- Ici, au moins, la vie a un sens." Elle se mit à parler vite, glissant sur les mots dans sa hâte d’exprimer sa pensée. "C’est vous qui faites vivre la Terre avec vos cargaisons. Vous travaillez, vous luttez, vous faites des projets pour quelque chose de... réel. Vous n’êtes pas préoccupé de savoir qui a été vu tel jour en compagnie de telle personne. Vous ne vous demandez pas ce que vous porterez à l’occasion de tel dîner ou ce que vous pourriez bien faire le soir venu parce que vous êtes agité et ne trouvez aucun plaisir à rester tranquillement à la maison. Vous faites vivre la Terre, je le répète, et un rêve aussi. Je vous envie, Kenri Shaun. Je souhaiterais être née chez les Kiths.

- Libre Dame..." L’émotion donnait à sa voix une sonorité rauque.

"Vains regrets." Elle sourit et poursuivit sans s’attendrir sur elle-même : "Même si l’on me faisait une place dans un équipage, je ne pourrais jamais m’embarquer. Je n’ai ni l’instruction, ni la vigueur naturelle, ni l’endurance, ni... Non ! Chassons cette idée." Des larmes luisaient dans ses yeux ardents. "Quand je serai de retour chez moi, sachant maintenant ce que sont les Kiths, essaierai-je seulement de vous venir en aide ? Travaillerai-je pour que votre peuple se voit traité avec compréhension, avec sympathie ? Non. Je me rendrai compte qu’il ne vaut même pas la peine d’essayer. Je n’aurai pas le courage nécessaire.

- Vous perdriez votre temps, Libre Dame, dit-il. Personne au monde n’a le pouvoir de changer toute une civilisation. Ne vous tourmentez pas pour cela.

- Je sais, répondit-elle. Vous avez raison, bien sûr. Je reconnais que vous avez toujours raison. Mais si c’était vous, je sais que vous essaieriez."

Ils se regardèrent dans les yeux un long moment.

C’est alors qu’il l’embrassa pour la première fois.

 

*

**

 

Sous le porche monumental, deux géants montaient la garde, immobiles comme des statues dans leur uniforme aux chamarrures éblouissantes. Kenri dut se hausser sur la pointe des pieds pour mieux voir le visage de celui auquel il s’adressa.

"Je suis attendu chez la Libre Citoyenne Dorthy Persis.

- Hein ?" De surprise, la mâchoire puissante du cerbère s’ouvrit, comme mue par un déclic.

"Parfaitement." Kenri fit un large sourire et présenta la carte qu’elle lui avait remise. "Elle m’a dit de passer la voir immédiatement.

- Mais... il y a une réception chez elle en ce moment...

- Peu importe. Annoncez-moi."

Le visage du garde s’empourpra, sa bouche s’ouvrit puis se referma. Il pivota sur les talons et se dirigea vers une cabine de visiphone. Kenri attendit, regrettant son audace. "Donnez-leur le petit doigt et ils s’emparent de votre bras tout entier." Mais comment un Kith pouvait-il se comporter autrement ? S’il se montrait déférent, on le traitait de vil lèche-bottes; s’il faisait preuve de fierté, c’était un fils de chienne à l’ambition répugnante; s’il voulait obtenir une juste rémunération de ses services, c’était un grippe-sou et un vampire; s’il s’entretenait dans son cher dialecte avec ses compagnons, c’était un espion; s’il montrait plus d’attachement pour sa tribu de navigateurs de l’espace que pour une nation éphémère, c’était un traître et un lâche; s’il...

Le garde revint, hochant la tête d’un air ahuri.

"Parfait, dit-il d’un ton revêche. Vous pouvez monter. Premier ascenseur à droite, cinquième étage. Mais surveillez vos manières, paria !"

"Quand je serai admis chez les seigneurs, pensa Kenri avec rage, je lui ferai rentrer ce mot dans la gorge." Puis, repris par son inexplicable découragement : "Non. À quoi bon ? Qui y gagnerait quelque chose ?"

Il passa sous l’immense voûte pour pénétrer dans un hall, sorte de grotte aux parois en matière plastique lumineuse. Quelques domestiques, des Standards, le regardèrent avec des yeux ronds mais ne firent aucun geste pour intervenir. Il trouva l’ascenseur et appuya sur le bouton du cinquième étage. La cabine s’éleva dans un silence que seuls troublaient pour lui les battements sourds de son cœur affolé.

Il sortit de l’ascenseur pour se trouver dans une antichambre tendue de velours rouge. Par une large porte en ogive, il aperçut des couleurs mouvantes, un flamboiement humain de rouge, de pourpre et d’or; l’air était plein de musique et de rires. Le valet de pied qui se tenait à la porte lui barra le passage, ayant peine à en croire ses yeux :

"Vous n’avez pas le droit d’entrer ici !

- C’est ce que nous verrons !"

Kenri l’écarta d’une poussée et franchit le seuil d’un pas décidé. La splendeur du spectacle l’étourdit comme s’il avait reçu un coup de poing et il resta là, les yeux écarquillés devant cette multitude confuse de danseurs, de domestiques, de spectateurs et d’artistes. Il devait y avoir un millier de personnes dans cette immense salle voûtée.

"Kenri ! Oh ! Kenri !"

Elle était dans ses bras, elle lui avait pris la tête avec des mains tremblantes et elle le couvrait de baisers. Il la pressa contre lui; le manteau léger qu’elle portait les enveloppa en tournoyant et les tint isolés au milieu de la foule.

Un moment s’écoula, puis elle le repoussa avec douceur. Son souffle était court et elle riait. Ce n’était pas tout à fait la gaieté qu’il lui avait connue; il y avait dans son rire une note aigrelette et des ombres se dessinaient sous ses grands yeux. Il comprit qu’elle était très lasse et une grande pitié l’envahit.

"Mon amour, murmura-t-il.

- Kenri, pas ici... Oh ! mon chéri, j’espérais que tu viendrais plus tôt, mais... Non, viens avec moi maintenant, je veux qu’ils voient tous l’homme que je me suis choisi." Elle le prit par la main et, non sans quelque peine, le força à avancer. De proche en proche, à mesure qu’ils remarquaient l’étranger, les couples de danseurs s’arrêtaient et, finalement, un millier de visages furent bientôt tournés vers lui avec raideur. Le silence tomba comme un rideau, mais la musique continua à jouer. Elle rendait, dans le calme subit, un son de métal fêlé.

Dorthy eut un frisson. Puis elle rejeta la tête en arrière avec un air de défi qui plongea Kenri dans le ravissement et fit crânement face à la foule. Elle leva le bras pour approcher de ses lèvres son micro de poignet et les amplificateurs placés au plafond firent retentir sa voix aux quatre coins de la salle :

"Mes amis, je veux vous annoncer... Certains d’entre vous le savent déjà... Bref, voici l’homme que je vais épouser..."

C’était la voix d’une fillette intimidée. Il était cruel de la transformer en un grondement qui évoquait plutôt celle d’une déesse courroucée.

Après une pause qui parut interminable, un membre de l’assistance fit la révérence rituelle. Puis un autre l’imita et bientôt tous se mirent à saluer, inclinant profondément le buste comme des poupées articulées. Quelques-uns toutefois, tenant à se signaler, tournèrent le dos en signe de mépris.

"Allez, continuez !" Son ton se faisait plus aigu. "Continuez de danser, je vous prie. Plus tard, vous..." Le chef d’orchestre devait être homme sensible, car il fit attaquer un air endiablé et, l’un après l’autre, les couples entrèrent dans une danse aux figures compliquées.

Dorthy tourna vers l’homme de l’espace un regard noyé.

"Quelle joie de te revoir, dit-elle.

- Quelle joie pour moi aussi ! répondit-il.

- Viens." Ils longèrent le mur de la salle. "Nous allons nous asseoir pour bavarder."

Ils trouvèrent une alcôve, fermée par un treillage garni de roses grimpantes. Une douce pénombre y régnait. Elle tourna vers lui un visage passionné. Il la sentait trembler.

"Cela ne vous a pas été facile, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’une voix sans timbre.

- Non, dit-elle.

- Si vous...

- Ne dis rien !" Il y avait de la crainte dans ces mots. Elle lui scella les lèvres d’un baiser.

"Je t’aime, dit-elle au bout d’un instant. C’est tout ce qui importe, n’est-il pas vrai ?"

Il ne répondit pas.

"N’est-ce pas tout ce qui importe ?" s’écria-t-elle.

Il fit un signe de tête affirmatif.

"Peut-être. Je présume que votre famille et vos amis n’approuvent pas votre choix.

- Quelques-uns non. Qu’est-ce que cela peut faire, mon chéri ? Ils oublieront, une fois que tu seras l’un des nôtres.

- L’un des vôtres... Je ne suis pas fait pour cela, dit-il d’un ton désabusé. On me montrera toujours du doigt. Enfin, tant pis, je tiendrai le coup si vous pouvez le tenir."

Il s’assit sur le banc rembourré et la serra contre lui tout en coulant des regards songeurs à travers le treillage chargé de fleurs épanouies. La couleur, le mouvement, les rires bruyants et irritants... ce n’était pas son monde. Comment avait-il pu s’imaginer qu’il s’y trouverait à l’aise un jour ?

Ils en avaient discuté pendant que l’astronef fendait la nuit. Elle ne pourrait jamais devenir une Kith. On n’accepterait pas dans un équipage quelqu’un qui ne pourrait supporter le séjour sur des mondes qui n’avaient jamais été faits pour l’homme. C’était lui qui devait aller à elle. Il pouvait s’intégrer à sa société, son intelligence et ses facultés d’adaptation lui permettraient de s’y faire une place.

Quelle sorte de place ? se demanda-t-il, tandis qu’elle était là, blottie contre lui. Pour faire quelle sorte de travail ? Organiser des réceptions toujours plus tapageuses, alimenter en potins les amateurs de scandales, subir avec complaisance les raseurs et les imbéciles, tolérer la perversité et la cruauté ? Mais non, il aurait Dorthy; les nuits de la Terre seraient à eux tout seuls et rien d’autre ne compterait.

Était-ce bien sûr ? Un homme ne pouvait passer tout son temps à des jeux amoureux.

Il y avait les grandes entreprises commerciales; il pourrait faire son chemin dans l’une d’elles. (Quatre mille barils d’huile de jung en provenance de Kali, reçus selon facture... et les pluies furieuses et la foudre sur les mers phosphorescentes de la planète. Un millier de lingots de thorium d’Hathor, raffiné... et le clair de lune qui fait miroiter la neige crissante, le silence hivernal qui bourdonne aux oreilles. Une balle de fourrures vertes d’une planète nouvellement reconnue... et l’astronef avait navigué entre les étoiles, dans un paysage d’une splendeur qu’aucun être humain n’avait jamais admirée.) Ou peut-être la carrière militaire. (Debout, là-dedans ! Une, deux ! Une, deux ! Une, deux !... Mon lieutenant, les derniers rapports de notre Service de renseignements signalent que, sur Mars... Mon commandant, je sais que les canons ne sont pas conformes aux conditions contractuelles, mais nous ne pouvons rien contre l’adjudicataire, il est protégé par un Libre Citoyen... Le général vous prie d’assister au banquet des officiers d’État-Major... Maintenant, colonel Shaun, dites-moi ce que vous pensez réellement de la situation, vous êtes si peu communicatifs, vous autres militaires... Prêts ? En joue ! Feu ! Périssent tous les traîtres à l’Empire !) Ou même les centres de recherches scientifiques. (Eh bien, messieurs, si nous appliquons la formule...)

Le bras de Kenri se serra plus fort autour de la taille de Dorthy.

"Est-ce que vous êtes heureuse d’être rentrée ? demanda-t-il. De trouver du changement, je veux dire.

- Oh ! oui, je suis heureuse. C’est merveilleux !" Elle lui fit un vague sourire. "J’avais tellement peur de paraître vieux jeu, d’avoir perdu le contact, mais non, je me suis retrouvée tout de suite dans mon élément. Tous ces jeunes gens sont sympathiques, et ce sont presque tous mes neveux et mes nièces. Tu les aimeras aussi, Kenri. Ils me regardent avec admiration parce que j’ai été jusqu’à Sirius. Tu peux t’imaginer quel prestige sera le tien.

- Il sera nul, grogna-t-il. Je ne suis qu’un paria, ne l’oubliez pas.

- Kenri !" Elle plissa le front avec irritation. "Pourquoi parler ainsi ? C’est justement ce qu’il faut oublier. Tu ne seras un paria que si tu tiens à conserver toujours et partout la manière de penser d’un paria..." Elle se ressaisit et ajouta humblement : "Je te demande pardon, mon chéri. J’ai eu tort de dire cela. Je suis cruelle, n’est-ce pas ?"

Il gardait les yeux fixés droit devant lui.

"J’ai été comme contaminée, reprit-elle. Il y a si longtemps que je ne t’avais vu. Mais tu me guériras."

Une grande tendresse lui envahit le cœur et il l’embrassa.

"Euh-hum ! Oh ! pardon !"

Ils se séparèrent d’un mouvement brusque, avec un sentiment confus de culpabilité, et levèrent les yeux sur les deux personnages qui venaient rompre leur tête-à-tête. L’un était un homme d’âge mûr, à la mine austère, grand, raide comme un piquet. Une brochette de décorations scintillait sur sa tunique bleu de nuit. L’autre, encore jeune, au visage de pleine lune, était passablement ivre. Kenri se leva et les salua en s’inclinant les bras collés au corps, d’égal à égal.

"Oh ! Il faut que je vous présente. Je suis sûre que vous sympathiserez." La voix de Dorthy était aiguë et son débit exagérément rapide. "Voici Kenri Shaun. Je vous ai déjà parlé de lui bien souvent." Elle eut un petit rire nerveux. "Kenri, voici mon oncle, le colonel de Canda, de l’État-Major impérial, et mon neveu, l’Honorable Seigneur Doms. Quelle surprise de trouver au retour un neveu du même âge que soi !

- Monsieur." La voix du colonel était aussi guindée que son maintien. Doms eut un petit rire gloussant.

"Nous nous excusons de vous déranger, poursuivit Canda, mais je voulais parler à... à Shaun le plus tôt possible. Vous comprendrez, monsieur, que c’est pour le bien de ma nièce et de toute la famille."

Kenri sentit la paume de ses mains se couvrir d’une transpiration froide.

"Bien sûr, dit-il. Veuillez vous asseoir.

- Merci." Canda laissa tomber sa grande carcasse sur le banc, à côté du Kith. Doms et Dorthy prirent place chacun à une extrémité, le jeune homme le corps lourdement penché en avant, les coudes sur les genoux, souriant d’un air niais. "Dois-je commander du vin ?

- Pas pour moi, merci, dit Kenri d’une voix que l’émotion enrouait.

- D’abord, dit le colonel, rivant son regard froid dans les yeux de Kenri, je veux que vous compreniez bien que je ne partage pas cet absurde préjugé racial dont votre peuple fait l’objet. Il est facile de démontrer que les Kiths sont biologiquement égaux aux Citoyens de l’Empire et sans doute supérieurs à certains." Il jeta un coup d’œil furtif et méprisant à Doms. "Une barrière nous sépare pour ce qui est de la culture, c’est bien évident, mais si elle peut être surmontée, je serai, quant à moi, très heureux de recommander votre admission dans notre société.

- Merci, monsieur." Kenri se sentait pris de vertige. Jamais, au cours de l’histoire, un Kith n’avait atteint un tel sommet. Que cet honneur lui fût réservé, à lui... Il entendit Dorthy pousser un petit soupir joyeux comme elle lui prenait le bras et l’émotion qui lui avait glacé le cœur commença à se dissiper. "Je ferai de mon mieux.

- Mais en avez-vous la volonté ? C’est ce dont je dois m’assurer." Canda inclina le buste en avant et joignit ses mains maigres l’une contre l’autre entre ses genoux. "Parlons net. Vous savez aussi bien que moi que l’Empire va faire face à de grands périls et que, s’il doit survivre, les quelques hommes d’action qui restent doivent se serrer les coudes et frapper fort. Nous ne pouvons tolérer la présence parmi nous d’hommes sans résolution, et nous ne pouvons certainement pas tolérer davantage celle d’hommes résolus qui ne soient pas acquis corps et âme à notre cause.

- Je serai... loyal, dit Kenri. Que puis-je faire de plus ?

- Beaucoup de choses, dit le colonel. Dont certaines pourront vous être très désagréables. Votre expérience particulière peut nous être précieuse. Par exemple, la nouvelle taxe que nous percevons sur les Kiths n’a pas pour unique but de les humilier. Nous avons besoin de cet argent. Les finances de l’Empire ne sont pas brillantes et cette contribution, si faible soit-elle, nous est indispensable. D’autres sacrifices seront imposés, aux Kiths comme à tout le monde. Vous pouvez nous aider en nous donnant des conseils sur la ligne générale à suivre, car il faut veiller à ne pas pousser les Kiths à abandonner définitivement la Terre.

- Je..." Kenri avala sa salive. Il crut qu’il allait défaillir. "Vous ne pouvez pas attendre de moi...

- Si vous ne voulez pas, alors n’en parlons plus, je ne peux pas vous forcer", dit Canda. Il y avait dans son ton bref une nuance de sympathie qui résonnait étrangement. "Je vous mets simplement au courant de ce qui va se passer. En nous aidant, vous pouvez adoucir dans une large mesure le sort de vos... anciens... compagnons.

- Pourquoi ne pas les traiter humainement ? demanda Kenri. Notre peuple restera toujours uni.

- Trois mille ans d’histoire ne peuvent être annulés par décret, dit Canda. Vous le savez aussi bien que moi."

Kenri hocha la tête et il lui sembla que les muscles de son cou étaient tendus et douloureux.

"J’admire votre courage, dit l’aristocrate. Vous avez choisi de gravir un rude chemin. Pourrez-vous le suivre jusqu’au bout ?"

Kenri baissa la tête.

"Bien sûr qu’il le pourra", dit Dorthy d’une voix faible.

Doms ricana.

"Une nouvelle taxe, dit-il. Qu’on leur en applique une, et en vitesse ! J’ai déjà noté soigneusement le nom d’un de ces capitaines navigants. Mauvais voyage, des dettes, peuh !"

(Du rouge, du noir et du bleu aux reflets glacés - et le hurlement de vents déchaînés...)

"Silence, Doms ! dit le colonel. Je ne vous ai pas demandé votre avis."

Dorthy se laissa aller en arrière et appuya sa tête sur l’épaule de Kenri.

"Merci, mon oncle", dit-elle. Sa voix était douce et chantante. "Si vous voulez être notre ami, tout s’arrangera.

- Je l’espère", dit Canda.

Kenri respirait la suave odeur des cheveux de Dorthy. Il en sentait sur sa joue les ondulations soyeuses, mais il ne releva pas la tête. Il remuait au fond de lui-même des pensées noires comme un ciel d’orage.

Doms se mit à rire.

"Il faut que je vous parle de cet homme de l’espace, dit-il. Il doit de l’argent à la firme, vous comprenez ? Je peux me faire remettre sa fille s’il ne paie pas, j’en ai le droit. Seulement son équipage a levé la souscription. Il faut que j’empêche cela d’une manière ou d’une autre. On dit que ces filles de parias sont bougrement vicieuses. Qu’est-ce que vous en pensez, Kenri ? Vous êtes de notre société maintenant. Comment sont-elles en réalité ? Est-il vrai que..."

Kenri se leva. Les murs tournoyaient devant ses yeux et il se demanda vaguement s’il ne vacillait pas sur ses jambes.

"Doms, hurla Canda. Si vous ne cessez pas..."

Kenri empoigna Doms par le devant de sa tunique et le hissa sur ses pieds. Son autre main se ferma en un poing d’airain qui vint s’écraser sur le visage du calomniateur.

Debout, les bras ballants, Kenri regarda le jeune homme qui gémissait à terre. Dorthy poussa un faible cri. Canda fit un bond en avant, portant la main à une arme pendue à son côté.

Kenri leva les yeux.

"Allez-y, arrêtez-moi, fit-il d’un ton dramatique. Alors qu’attendez-vous ?

- Kenri, K... Kenri !..." Dorthy le toucha avec des mains tremblantes.

Canda fit un sourire grimaçant et poussa Doms du bout de sa botte.

"Vous vous êtes comporté comme un jeune fou, Kenri Shaun, dit-il, mais il y avait longtemps qu’il méritait cette leçon. Je veillerai à ce qu’il ne vous arrive rien.

- Mais cette jeune fille Kith...

- On ne la touchera pas non plus, j’imagine, si son père peut se procurer cet argent." Le regard acéré ne quittait pas le visage de Kenri. "Mais rappelez-vous, mon ami, que vous ne pouvez pas vivre dans deux mondes à la fois. Vous n’êtes plus un Kith à présent."

Kenri se redressa. Il connaissait soudain une paix sombre, comme si tous les orages s’étaient calmés d’un coup. Il se sentait la tête un peu vide mais l’esprit parfaitement lucide.

C’était un souvenir surgi du fond de sa mémoire qui lui avait rendu cette claire vision des choses et qui lui indiquait la voie à suivre, la seule. Il y avait une face semi-humaine, un regard sans espoir, une voix qui disait : "Un homme ne vit réellement que lorsqu’il a, bien au-dessus de sa petite personne et de son confort quotidien, un idéal pour lequel il est prêt à mourir avec joie.

- Merci, monsieur, dit-il. Mais je suis un Kith et je le resterai toujours.

- Kenri..." La voix de Dorthy se brisa. Elle le prît par le bras et le regarda avec une expression égarée.

Il lui caressa les cheveux.

"Je vous demande pardon, mon amour, dit-il tendrement.

- Kenri, tu ne peux pas partir. Non, non, je ne veux pas.

- Il le faut, dit-il. Il était assez dur pour moi d’abandonner tout ce qui avait été ma vie pour une existence que j’estime stupide, morne et dépourvue de sens. Pour vous, j’aurais supporté cela. Mais vous me demandez de devenir un tyran, ou tout au moins l’ami de tyrans. Vous me demandez de favoriser le mal. Cela, je ne peux pas le faire. Je ne voudrai jamais le faire." Il la prit par les épaules et plongea son regard dans ses yeux apeurés, aveuglés par les larmes. "Parce que, finalement, j’en viendrais à vous haïr pour avoir fait de moi un être méprisable et que je veux continuer de vous aimer. Je vous aimerai toujours."

Elle s’arracha à lui. Il pensa qu’il existait des traitements psychologiques qui modifieraient ses sentiments et qu’elle cesserait alors de penser à lui. Tôt ou tard, elle y aurait recours. Il aurait voulu l’embrasser pour lui dire adieu, mais il n’osa pas.

Le colonel de Canda lui tendit la main.

"Vous serez mon ennemi, je présume, dit-il. Mais je vous respecte néanmoins. Vous m’êtes sympathique et je vous souhaite... allons, bonne chance, Kenri Shaun.

- Bonne chance à vous aussi, monsieur. Adieu, Dorthy."

Il traversa la salle de danse, sans se soucier des regards qui s’attachaient à lui et, franchissant la porte, il se dirigea vers l’ascenseur. Il était encore trop étourdi pour ressentir quoi que ce fût. Cela viendrait plus tard.

Dans un coin de son cerveau, une image passa : Theye Barinn...

Il se retrouva dans le Quartier après ce qui lui parut un voyage interminable. Alors il suivit sans hâte les rues désertes, seul avec ses pensées, offrant son visage à l’haleine fraîche et humide du vent nocturne de la Terre.

 

Titre original : Ghetto.

© The Magazine of Fantasy and Science Fiction, 1950.

© Éditions Opta, 1972. pour la traduction.