Robert A. HEINLEIN :

LES VERTES COLLINES DE LA TERRE

Le besoin de franchir chaque "nouvelle frontière" qu’il rencontre devant lui est un trait que l’homme a conservé tout au long de son histoire. Les premiers navigateurs, les pionniers de l’aviation, les vainqueurs de l’Everest, en ont tous été animés. On le retrouve chez les passagers des premières cabines spatiales, et les cosmonautes des lignes interplanétaires de demain le révéleront à leur tour. Et ces infinis toujours renouvelés inspireront des poètes qui auront été, dans l’existence de tous les jours, de simples mécaniciens de fusées, à la fois vagabonds et héros.

 

VOICI l’histoire de Rhysling, le chanteur aveugle des lignes spatiales... mais pas dans sa version officielle. Vous avez chanté ses vers sur les bancs de l’école :

 

Je prie pour un dernier atterrissage

Sur le globe qui m’a donné le jour.

Puissent mes yeux voir le ciel, les nuages

Et les vertes collines de la Terre.

 

Ou peut-être les avez-vous chantés en espagnol, ou en allemand. À moins que ce ne soit en espéranto, tandis que la bannière mondiale, couleur arc-en-ciel, flottait au-dessus de vos têtes.

La langue importe peu - c’était certainement un idiome terrestre. Nul n’a jamais traduit Vertes Collines dans le zézayant langage vénusien; nul Martien ne les croassa jamais dans les canaux desséchés. C’est notre bien à nous. Nous autres, Terriens, avons tout exporté, depuis les films d’épouvante hollywoodiens jusqu’aux radioactifs synthétiques, mais ces collines appartiennent à la Terre seule, à ses fils et filles, quels qu’ils puissent être.

Nous avons tous entendu maintes histoires de Rhysling. Vous êtes peut-être même de ceux qui ont recherché diplômes ou faveur publique par de savantes gloses de ses œuvres publiées : Les Chants des lignes de l’espace, Le Grand Canal et autres poèmes, Haut et Loin et Ohé du vaisseau !

Néanmoins, bien que vous avez chanté ses chansons et lu ses vers sur les bancs de l’école et tout au long de votre vie, il y a gros à parier - à moins que vous ne soyez vous-même un homme de l’espace - que vous n’avez même pas entendu parler de ses chants non publiés, tels que Le jour où le contremaître a rencontré ma cousine, La Rouquine de Vénusburg, Perdez pas votre pantalon, patron ou Un scaphandre spatial fait pour deux.

Nous ne pouvons d’ailleurs pas les citer dans un magazine familial.

La réputation de Rhysling fut protégée par un exécuteur testamentaire plein de prudence et par le fait que, par un concours de circonstances favorables, il n’eut jamais l’occasion de s’exprimer devant un représentant de la presse. Les Chants des lignes de l’espace parurent en librairie la semaine même de sa mort; lorsqu’on connut les records de vente, des histoires publicitaires sur son compte furent rassemblées à partir des souvenirs que les gens conservaient de lui, auxquels vinrent s’ajouter les prières d’insérer hautes en couleur rédigées par ses éditeurs.

Il en résulte que l’image traditionnelle de Rhysling est à peu près aussi véridique que la hachette de George Washington ou les gâteaux du roi Alfred.

À dire le vrai, vous n’auriez pas voulu le recevoir dans votre salon; il n’était pas supportable en société. Il souffrait d’un prurit solaire chronique qui le portait à se gratter sans arrêt, ce qui n’ajoutait rien à une beauté par ailleurs discutable.

Le portrait qu’a peint de lui Van der Voort pour l’édition Harriman de ses œuvres, à l’occasion de son centenaire, nous montre un visage de haute tragédie, une bouche solennelle, des yeux sans regard dissimulés derrière un bandeau de soie noire. Or, de sa vie, il ne fut solennel ! Sa bouche était toujours ouverte pour chanter, sourire, boire ou manger. Le bandeau était le premier chiffon venu, crasseux le plus souvent. Lorsqu’il eut perdu la vue, il se négligea de plus en plus.

 

Le "Bruyant" Rhysling, lorsqu’il signa son contrat pour un voyage circulaire dans les astéroïdes joviens à bord du Goshawk, était mécanicien de seconde classe aux fusées, avec des yeux aussi bons que les miens ou les vôtres. À cette époque, l’équipage signait des décharges pour tout; un représentant de la Lloyd’s vous aurait ri au nez à la seule idée d’assurer un homme de l’espace. Le Décret sur la Sécurité Spatiale était encore dans les limbes, et la compagnie était seulement responsable des salaires, le cas échéant. La moitié des vaisseaux qui dépassaient Luna City ne revenaient jamais. Les hommes de l’espace n’en avaient cure; ils préféraient signer en échange de parts dans les bénéfices, et le premier venu d’entre eux était prêt à sauter du deux centième étage de la tour Harriman pour se poser indemne, si seulement vous misiez sur ses chances à trois contre deux, en lui permettant toutefois d’utiliser des talons de caoutchouc pour amortir l’atterrissage.

Les mécaniciens étaient les plus insouciants du lot et les durs de durs. Auprès d’eux, les maîtres, les préposés au radar et les astrogateurs (il n’y avait ni supérieurs ni stewards à cette époque) n’étaient que de doux végétariens. Les mécaniciens en savaient trop. Les autres faisaient confiance à l’habileté du capitaine pour les amener sains et saufs à bon port; les mécaniciens savaient que l’habileté était inutile contre les démons aveugles et capricieux enchaînés à l’intérieur de leurs moteurs-fusées.

Le Goshawk fut le premier des vaisseaux de la Harriman à subir la conversion des combustibles chimiques aux piles atomiques, ou plutôt le premier à ne pas exploser. Rhysling le connaissait bien; c’était un vieux rafiot qui avait servi sur la ligne de Luna City : station spatiale Supra-New York-Leyport et retour, avant d’être converti pour l’espace profond. Il avait fait la ligne de Luna à son bord et avait participé à son premier voyage en espace profond, Drywater, sur Mars - et retour, à la surprise générale.

Il aurait dû passer chef mécanicien avant de signer pour le voyage circulaire de Jupiter, mais après la randonnée inaugurale de Drywater, il avait été mis à la porte, inscrit sur la liste noire et débarqué à Luna City pour avoir passé son temps à écrire un refrain et plusieurs vers dans le moment où il aurait dû surveiller ses instruments. Le chant en question était l’infamant Le patron est un père pour son équipage, dont le dernier couplet est d’une verdeur qui ne supporte pas l’impression.

D’être inscrit sur la liste noire ne lui faisait ni froid ni chaud. Il gagna, en trichant au jeu, un accordéon appartenant à un barman chinois de Luna City, après quoi il pourvut à sa subsistance en chantant pour les mineurs, en échange de verres et pourboires, jusqu’au moment où la raréfaction des hommes de l’espace induisit l’agent de la compagnie à lui offrir une nouvelle chance. Il se tint tranquille sur la ligne de Luna pendant un an ou deux, réintégra l’espace profond, contribua à donner à Vénusburg cette réputation gaillarde qui fait son originalité, traîna ses grègues sur les bords du Grand Canal lorsque fut établie une seconde colonie dans l’ancienne capitale martienne, et s’en fut se geler les doigts de pieds et les oreilles dans la seconde randonnée vers Titan.

Les choses allaient vite à cette époque. Une fois la propulsion à l’énergie atomique admise, le nombre des astronefs qui partaient du système Lune-Terre n’était plus limité que par le recrutement des équipages. Les mécaniciens étaient rares; les écrans protecteurs étaient réduits au strict minimum pour économiser sur le poids, et fort peu d’hommes mariés se souciaient d’affronter une exposition toujours possible à la radioactivité. Rhysling ne se préoccupait pas de laisser une descendance, et l’ouvrage ne lui manquait jamais aux jours dorés de la ruée vers les nouvelles richesses. Il traversait et retraversait le système, chantant les vers de mirliton qui lui bouillonnaient dans la tête, et s’accompagnant sur l’accordéon.

Le patron du Goshawk le connaissait; le capitaine Kicks était astrogateur lors du premier voyage de Rhysling à bord. "Soyez le bienvenu chez vous, Le Bruyant, avait dit Kicks en l’accueillant. Êtes-vous à jeun ou dois-je signer le registre à votre place ?

- Il serait difficile de se soûler avec le jus de chaussettes que l’on vend dans ce sabot, patron." Il signa et descendit aux machines, son accordéon sous le bras.

Dix minutes plus tard, il était de retour. "Capitaine, déclara-t-il sombrement, le réacteur numéro deux est en mauvais état. Les ralentisseurs de cadmium sont endommagés.

- Pourquoi me dites-vous cela ? Adressez-vous au chef.

- C’est ce que j’ai fait. Mais il prétend qu’ils tiendront. Il se trompe."

Le capitaine désigna le livre du geste. "Rayez votre nom et décampez. Nous décollons dans trente minutes."

Rhysling le regarda, haussa les épaules et redescendit aux machines.

La route est longue qui mène aux astéroïdes; un appareil comme le Goshawk devait diverger pendant trois veilles complètes avant d’entrer en chute libre. Rhysling était du second quart. L’évacuation des déchets se faisait à l’époque avec une multiplicatrice Vernier et une jauge de danger. Lorsque s’allumèrent les voyants rouges, il s’efforça d’effectuer les corrections nécessaires - peine perdue.

Les mécaniciens de réacteurs n’attendent pas; c’est pour cela qu’ils sont mécaniciens de réacteurs. Il ouvrit le panneau d’urgence et fouilla la substance radioactive avec des pinces. Les voyants s’éteignirent et il marcha droit devant lui. Un mécanicien doit connaître sa chambre des machines comme sa poche.

Il jeta un rapide regard sur le sommet de l’écran de plomb lorsque les lumières s’éteignirent. La lueur bleue radioactive ne lui fut d’aucun secours; il recula brusquement la tête et continua à tâtons.

Lorsqu’il eut terminé, il appela dans le tube acoustique : "Réacteur numéro deux en panne. Et pour l’amour du ciel, donnez-moi un peu de lumière là-dedans !"

Il y eut bien de la lumière - le circuit de secours - mais pas pour lui. La lueur bleue radioactive fut la dernière excitation à laquelle répondirent ses rétines.

 

*

**

  

Lorsque Espace et Temps reviennent se pencher sur cette scène constellée,

Les larmes tranquilles d’une joie tragique étendent toujours leur manteau argenté.

Le long du Grand Canal s’élèvent toujours les fragiles Tours de la Vérité;

Leur grâce féerique défend ce lieu de beauté, de calme et de paix.

Morte est la race qui fit surgir les Tours, oubliées sont leurs sciences;

Lentement bat le cœur de Mars, recru d’avoir trop longtemps battu sous un ciel de glace;

L’air ténu murmure sans voix que tout ce qui vit doit mourir...

Pourtant les clochers de dentelle de la Vérité carillonnent encore leur madrigal à la Beauté,

Beauté qui trouvera toujours asile le long du Grand Canal !

Extrait de Le Grand Canal, avec l’autorisation de Lux Transcriptions, Ltd, Londres et Luna City.

 

Au retour, on débarqua Rhysling sur Mars, à Drywater; les hommes de l’équipage firent circuler un chapeau et le patron abandonna un demi-mois de salaire ! C’était tout - terminé - un bougre de l’espace de plus, qui n’avait pas eu la bonne fortune de s’arrêter au moment où la chance le quittait. Il se joignit aux prospecteurs et aux archéologues à How-Far, durant un mois environ, et sans doute aurait-il pu y demeurer pour toujours en échange de ses chansons et de ses séances d’accordéon. Mais les hommes de l’espace ne tardent pas à mourir s’ils doivent rester en place; il trouva à s’embarquer à bord d’un caboteur qui le ramena à Drywater et de là il gagna Marsopolis.

La capitale était en pleine expansion; les usines de traitement s’étendaient de part et d’autre du Grand Canal et polluaient ses eaux antiques de leurs rebuts. Cela se passait avant que le traité des Trois Planètes eût interdit la dégradation des reliques culturelles à des fins commerciales; la moitié des tours féeriques avaient été abattues et d’autres défigurées pour en faire des bâtiments pressurisés adaptés à l’usage des Terrestres.

Cependant Rhysling n’avait assisté à aucune de ces transformations et nul n’avait pensé à les lui décrire; lorsqu’il "revit" Marsopolis, il l’imagina telle qu’elle était avant d’avoir été rationnellement revue et corrigée pour les besoins du commerce. Sa mémoire n’était pas des meilleures. Il vint sur l’esplanade bouleversée où les anciens grands de Mars venaient autrefois prendre leurs aises et devant ses yeux aveugles resurgit son ancienne magnificence... la plaine d’eau d’un bleu de glace, insensible aux marées, qu’aucune brise ne venait rider et reflétant en toute sérénité les étoiles brillantes et acérées du ciel martien, et au-delà de l’eau, la dentelle des remparts et des tours aériennes, d’une architecture trop délicate pour notre lourde et grondante planète.

Il en résulta Le Grand Canal.

Le subtil changement intervenu dans l’orientation de son esprit, qui lui permettait de voir en Marsopolis de la beauté là où il n’y en avait point, commença dès lors d’influencer sa vie entière. Toutes les femmes devinrent belles pour lui. Il les reconnaissait à leur voix, et se faisait d’elles une image correspondante. Il faut un esprit bien pervers pour s’adresser à un, aveugle sans douceur ni gentillesse; des grincheuses qui n’avaient jamais laissé à leur époux un moment de paix prenaient une voix douce pour parler à Rhysling.

Son monde en devenait peuplé de femmes ravissantes et d’hommes bien éduqués. La Sombre Étoile qui passe, La Chevelure de Bérénice, Le Chant funèbre d’un poulain sylvestre et autres chants des errants, des hommes sans femme de l’espace, ne naquirent dans son esprit que parce que sa conception du monde n’était pas souillée par des contingences terre à terre. Son inspiration s’en trouva adoucie, ses vers de mirliton transformés en poésie.

Il disposait à présent de tout son temps pour penser, pour trouver les mots évocateurs, pour travailler ses vers jusqu’au moment où ils sonnaient juste dans sa tête. La monotone pulsation du Chant des réacteurs :

 

Lorsque la voie est libre, les rapports tous rendus,

Lorsque le sas se ferme avec un soupir et que les lampes vertes clignotent,

Lorsque le compte à rebours est fait, qu’il est temps de prier,

Lorsque le capitaine fait le signe, que les réacteurs rugissent...

Écoutez les tuyères,

Écoutez-les rugir dans votre dos,

Lorsque vous êtes étendu sur la couche,

Que vous sentez vos côtes s’enfoncer dans votre poitrine,

Votre cou creuser son empreinte,

Votre vaisseau peiner de toute sa membrure,

Se tendre sous son étreinte,

Lorsque vous le sentez s’élever, prendre son essor,

Et l’acier torturé prendre vie

Sous ses tuyères !

 

surgit en lui non pas au temps où il était encore mécanicien, mais plus tard, alors qu’il allait et venait entre Vénus et Mars et qu’il était venu s’asseoir près d’un vieux camarade de bord, pour lui tenir compagnie pendant son quart.

À Vénusburg il allait dans les bars chanter ses chansons nouvelles et quelques-unes des anciennes. L’un ou l’autre faisait circuler un chapeau à la ronde pour le payer de ses peines; il revenait souvent avec une collecte double ou triple de celle que recueillaient généralement les ménestrels, en hommage à l’esprit indomptable qui se dissimulait derrière ses yeux bandés.

C’était une vie facile. Tous les ports de l’espace étaient pour lui un foyer et tous les vaisseaux, un engin de transport particulier. Aucun patron n’aurait refusé la masse supplémentaire que représentaient l’aveugle Rhysling et sa boîte à soufflet; il allait de Vénusburg à Leyport, à Drywater, à New Shangaï ou refaisait le chemin en sens inverse lorsqu’il lui en prenait fantaisie.

Jamais il ne se rapprochait de la Terre plus près que Supra-New York, la station spatiale. Même au moment où il signait le contrat de publication pour Les Chants des lignes spatiales, c’est dans un vaisseau de la ligne à cabines qu’il apposa son paraphe quelque part entre Luna City et Ganymède. Horowitz, le premier éditeur, se trouvait à bord à l’occasion d’une seconde lune de miel et c’est ainsi qu’il entendit Rhysling chanter au cours d’une fête organisée à bord du vaisseau. Dès la première audition, Horowitz savait reconnaître ce qui était valable pour l’édition; la série complète des Chants fut enregistrée directement sur magnétophone dans la cabine des transmissions de ce vaisseau, avant qu’il ne consentît à perdre Rhysling de vue. Les trois volumes suivants, il les soutira de Rhysling à Vénusburg, où Horowitz avait expédié un agent avec pour consigne de l’abreuver en permanence jusqu’au moment où il lui aurait extorqué jusqu’à sa dernière chanson.

Ohé du vaisseau n’est certainement pas du Rhysling authentique d’un bout à l’autre. Une grande partie est sans doute de lui, et Les Chants des réacteurs sont indubitablement de son cru, mais une grande partie des vers furent recueillis après sa mort sur les lèvres de gens qui l’avaient connu durant sa période d’errance.

Les Vertes Collines de la Terre mirent vingt ans pour atteindre leur forme définitive. La version la plus ancienne qui nous soit connue fut composée avant que Rhysling fût frappé de cécité, au cours d’une beuverie avec les contractuels de Mars. Les vers évoquaient dans leur majeure partie les projets que les intéressés se proposaient de réaliser sur Terre, quand ils auraient payé leurs dédits et qu’ils auraient ainsi le loisir de rentrer dans leurs foyers. Certains des couplets étaient nettement vulgaires, d’autres ne l’étaient pas, mais dans le refrain il était possible de reconnaître celui des Vertes Collines.

Nous connaissons exactement le lieu et le moment où Les Vertes Collines prirent leur forme définitive.

Il y avait à Vénus Ellis Isle un vaisseau qui devait faire directement le parcours jusqu’à Great Lakes en Illinois. C’était le vieux Falcon, le plus jeune de la classe des Hawk et le premier à bord duquel se trouvait appliquée la nouvelle politique du trust Harriman concernant les services express, avec supplément de tarif, entre les villes de la Terre et les colonies comportant des arrêts réguliers.

Rhysling décida de rentrer sur la Terre. Peut-être son propre chant lui était-il entré dans la peau... ou peut-être désirait-il simplement revoir une fois encore les monts Ozarks de son enfance.

La compagnie n’accordait plus de passages gratuits; Rhysling ne l’ignorait pas mais il ne lui serait jamais venu à l’esprit que ce règlement pourrait s’appliquer à lui. Il se faisait vieux pour un homme de l’espace et se montrait un peu à cheval sur ses privilèges. Ce n’était pas de la sénilité... il avait simplement conscience de constituer l’un des points de repère de l’espace, comme la comète de Halley ou les anneaux de Saturne. Il franchit le sabord de l’équipage, descendit aux machines, et s’installa comme chez lui dans la première couchette d’accélération disponible.

Le capitaine le découvrit au cours d’une dernière ronde d’inspection : "Que faites-vous là ? interrogea-t-il.

- Je rentre sur la Terre, capitaine." Rhysling n’avait pas besoin d’yeux pour distinguer les galons d’un commandant de bord.

"Vous ne pouvez prendre place à bord de ce vaisseau; vous connaissez le règlement; tâchez de vous remuer et d’évacuer au plus vite ! Nous décollons à l’instant." Le capitaine était jeune; il était sorti du rang après que Rhysling eut terminé son service actif, mais notre homme connaissait le genre... cinq ans à Harriman Hall avec pour tout bagage des voyages d’entraînement en qualité de stagiaire, au lieu d’une solide expérience de l’espace profond. Les deux hommes n’avaient en commun ni les antécédents ni l’esprit; l’espace était en train de changer.

"Voyons, capitaine, vous ne pouvez tout de même pas refuser à un vieil homme de rentrer chez lui."

L’officier hésita. Plusieurs membres de l’équipage s’étaient arrêtés pour écouter. "Je n’ai pas le droit de vous prendre à bord : décret sur la Sécurité Spatiale, clause six : Nul ne pénétrera en espace s’il n’est membre agréé d’un équipage appartenant à un vaisseau inscrit sur les rôles, ou passager payant d’un tel vaisseau, conformément aux stipulations promulguées par application du présent décret. Maintenant levez-vous et sortez."

Rhysling se renversa sur sa couchette les mains sous la nuque. "Si je dois évacuer, je veux bien être pendu si je marche ! Portez-moi."

Le capitaine se mordit les lèvres : "Maître d’équipage ! Expulsez-moi cet homme !"

Le sous-officier fixa les poutrelles du plafond. "Cela m’est impossible, capitaine, je me suis démis l’épaule." Les autres membres de l’équipage qui étaient présents la minute précédente s’étaient évanouis dans la peinture de la cloison. "Eh bien, rassemblez une corvée !

- Oui, capitaine." Et il s’en fut à son tour. Rhysling reprit de nouveau la parole. "Voyons, patron... ne cherchons pas la petite bête. Vous avez une porte de sortie pour justifier ma présence si vous le voulez bien... la clause concernant l’homme de l’espace en détresse.

- L’homme de l’espace en détresse, mon œil; vous n’avez rien d’un "homme de l’espace en détresse"; vous êtes un juriste de l’espace. Je vous connais; il y a des années que vous traînez dans le système. Mais vous ne jouerez pas les passagers clandestins dans mon vaisseau. Cette clause était prévue pour venir en aide aux hommes qui ont manqué leur vaisseau, et non pour permettre à des individus de votre espèce de vagabonder librement à travers l’espace.

- Voyons, capitaine, pourriez-vous prétendre véridiquement que je n’ai pas manqué mon vaisseau ? Je ne suis jamais retourné sur Terre depuis le dernier voyage que j’ai accompli en qualité de membre régulier de l’équipage. La loi me donne droit au voyage de retour.

- Il y a des années que vous avez quitté le service actif. Vous avez laissé passer le moment.

- Vraiment ? La clause ne fait pas la moindre mention du délai durant lequel l’intéressé aurait droit au retour gratuit. Il fait simplement état de ce droit. Relisez-la, patron. Si je me trompe, non seulement je sortirai sur mes deux jambes, mais encore je vous présenterai mes très humbles excuses devant votre équipage. Allez... vérifiez. Jouez franc jeu."

Rhysling sentait peser sur lui le regard courroucé du capitaine, mais celui-ci se contenta de tourner les talons et sortit du compartiment. Rhysling était conscient d’avoir usé de sa cécité pour placer le capitaine dans une situation impossible, mais cela n’était pas fait pour l’embarrasser, il s’en réjouissait plutôt.

Dix minutes plus tard, la sirène retentit, il entendit le haut-parleur lancer les ordres d’appareillage. Lorsque les soupirs des sas et le léger changement de pression dans ses oreilles l’eurent averti que le décollage était imminent, il se leva et descendit à la salle des machines, car il voulait se trouver près des réacteurs lorsqu’ils cracheraient le feu par leurs tuyères. Il n’avait besoin de personne pour le guider dans aucun navire.

Les ennuis commencèrent durant le premier quart. Rhysling s’était installé dans le siège de l’inspecteur, laissant courir ses doigts sur les touches de son accordéon et essayant une nouvelle version des Vertes Collines.

 

Laissez-moi respirer encore un air qui n’est pas mesuré

Où il n’y a ni pénurie ni disette.

 

... La la la la la la la la la de la Terre ! Décidément cela ne voulait pas venir. Il tenta un nouvel essai.

 

Laissez la douce brise mettre un baume sur mes plaies,

Écharpe vaporeuse, ceinture aérienne

De notre belle et douce planète maternelle,

Des fraîches et vertes collines de la Terre.

 

C’était déjà mieux. "Qu’en penses-tu, Archie ?" demanda-t-il en dominant le rugissement atténué des réacteurs.

"C’est drôlement bien. Chante-moi tout l’ensemble." Archie MacDougal, le chef mécanicien, était un vieux compagnon de l’espace et des bars; il avait fait son apprentissage sous les ordres de Rhysling, il y avait de cela bien des années et des millions de kilomètres.

Rhysling s’exécuta puis : "Vous autres, les jeunes, vous vous la coulez douce. Tout est automatique. De mon temps il fallait rester éveillé pendant qu’on triturait les commandes.

- Il faut toujours demeurer éveillé." Ils se mirent à parler "boutique" et MacDougal lui montra le ralentisseur à réponse directe qui avait remplacé le contrôle manuel à vernier dont s’était servi Rhysling. Celui-ci tâta les commandes et posa des questions jusqu’au moment où il se fut familiarisé avec la nouvelle installation. Il se flattait toujours d’être mécanicien de réacteurs et affectait de croire que sa présente occupation de troubadour n’était qu’un expédient auquel il n’avait recours qu’à l’occasion de désaccords avec la compagnie, aventure dont nul n’était jamais exempt.

"Je vois que les anciennes platines manuelles de ralentisseur sont toujours en place", remarqua-t-il en parcourant l’appareillage de ses doigts agiles.

"Tout y est, sauf les connexions. Je les ai fait démonter car elles obscurcissaient les cadrans.

- Tu aurais dû les conserver. Tu pourrais en avoir besoin.

- Oh ! je ne sais pas trop. Je pense..." Rhysling ne sut jamais ce que pensait MacDougal, car à ce moment se produisit l’accident. MacDougal prit de plein fouet un jet radioactif qui le carbonisa sur place.

Rhysling sentit ce qui venait d’arriver. Des réflexes automatiques résultant d’une habitude ancienne intervinrent aussitôt. Simultanément, il abattit le découvreur et lança le signal d’alarme à la salle de contrôle. Puis il se souvint des connexions démontées. Il lui fallait les découvrir à tâtons, en s’efforçant de se tenir aussi bas que possible, pour profiter au maximum de la protection des écrans. Rien ne le préoccupait si ce n’est l’emplacement des connexions. Il s’orientait en cet endroit aussi bien que s’il eût toujours possédé la vue; il connaissait chaque point, chaque commande, comme les touches de son accordéon.

"Salle des machines, salle des machines ! Quelle est la raison de cette alerte ?

- N’entrez pas !" cria Rhysling. "Radioactivité partout." Il la sentait sur son visage et sur ses os, comme le soleil du désert.

Il mit en place les connexions en maudissant l’imbécile qui n’avait pas remis en place la clef dont il avait besoin. Puis il entreprit de réduire la fuite à la main. C’était un travail long et délicat. Bientôt il décida qu’il faudrait se débarrasser du réacteur, pile comprise.

Il commença par rendre compte. "Contrôle !

- Ici contrôle !

- Je largue réacteur trois - urgence.

- Est-ce MacDougal qui parle ?

- MacDougal est mort. Ici Rhysling, de quart. Préparez-vous à enregistrer."

Il n’y eut pas de réponse; le patron était peut-être médusé, mais il ne pouvait intervenir lorsqu’une situation critique se présentait à la salle des machines. Il devait penser au vaisseau, aux passagers, à l’équipage. Les portes devaient rester fermées.

Le capitaine dut être encore plus surpris en écoutant ce que Rhysling lui faisait parvenir en guise de rapport :

 

Nous pourrissons dans les fanges de Vénus,

Nous vomissons sur son souffle empoisonné.

Pestilentielles sont ses jungles inondées,

Grouillantes d’organismes putréfiés.

 

Tout en travaillant Rhysling continuait à cataloguer le système solaire : "... le dur et brillant sol de la Lune..." "... les anneaux arc-en-ciel de Saturne..." "... les nuits glaciales de Titan...", ouvrant et rejetant le réacteur et procédant au nettoyage final. Il termina par le refrain :

 

Nous avons essayé tous les grains de poussière tourbillonnant dans l’espace

Et en avons jaugé la valeur véritable :

Ramenez-nous encore à la terre des hommes

Sur les fraîches et vertes collines de la Terre.

 

Puis distraitement, pourrait-on dire, il reprit son premier couplet modifié :

 

La voûte du ciel rappelle

Les hommes de l’espace à leur poste.

 

"Tout le monde, parez à la manœuvre ! Chute libre !"

 

Et au-dessous de nous les lumières s’évanouissent.

Dans l’infini s’élancent les fils de la Terre

Sous la poussée de leurs grondantes tuyères.

D’un seul bond ils s’élancent à la conquête du Ciel,

Plus loin, toujours plus loin, au bout de l’univers...

 

Le vaisseau était sauf à présent et prêt à regagner sa base avec un seul réacteur. Pour ce qui est de lui-même, Rhysling se sentait beaucoup moins rassuré. Le "coup de soleil" qu’il avait reçu semblait assez sévère. S’il ne pouvait voir le brillant nuage rosâtre dans lequel il travaillait, il connaissait sa présence. Il continua l’opération consistant à refouler l’air au-dehors par la soupape extérieure, la répétant plusieurs fois pour ramener la radioactivité à un niveau supportable pour l’homme revêtu de l’armure appropriée.

Ce faisant, il envoya un nouveau refrain, le dernier fragment d’authentique Rhysling qui serait jamais :

 

Nous prions pour un dernier atterrissage,

Sur le globe qui nous a donné le jour;

Puissent nos yeux voir le ciel, les nuages

Et les vertes collines de la Terre.

 

Titre original : The green hills of Earth.

Publié avec l’autorisation de l’auteur.

© Éditions Opta, 1972. pour la traduction.