LVI – La couvée de rossignols.

 

Pendant ce temps, Carmélite, de son côté, écrivait la lettre suivante à ses trois amies de Saint-Denis.

 

« À Régina, – à Lydie, – à Fragola.

« Adieu, mes sœurs !

« Nous nous étions juré, à Saint-Denis, quelle que fût la différence de notre position dans le monde, de nous aimer, de nous défendre et de nous servir pendant toute notre vie comme nous avions l’habitude de le faire à la pension ; il était convenu qu’en cas de danger, chacune de nous viendrait à l’appel de l’autre, en quelque lieu et à quelque distance qu’elle se trouvât.

« Eh bien, mes sœurs, je tiens mon serment : je vous appelle ; tenez le vôtre : venez !

« Venez baiser une dernière fois le front glacé de celle qui fut votre amie ici-bas ! venez ! mon dernier soupir volera vers vous en disant : “Je vous attends !”

« Mais, en quittant ce monde, je vous dois la confidence de ce brusque départ.

« Mes sœurs, je serais indigne de vous si, croyant mes maux guérissables, je ne vous avais point appelées pour les guérir ; mais, hélas ! la plaie était mortelle, et votre triple tendresse n’eût pu que jeter dessus les fleurs de notre amitié.

« Ne regrettez cependant point ma vie, ô mes sœurs ! et enviez bien plutôt ma mort ; car je meurs comme d’autres vivent, avec joie, avec ravissement, avec bonheur !

« J’aime ! – et, si jamais vous avez aimé, vous comprendrez le sens de ce mot... Si vous n’aimez pas encore aujourd’hui, vous le comprendrez demain.

« J’aime l’homme de mon choix, de mon goût, de mes rêves ; j’ai trouvé réunies, dans une créature humaine, toutes les richesses de bonté, de beauté, de vertu dont chacune de nous parait le héros qu’elle devait épouser.

« Ne pouvant l’épouser en ce monde, je me fiance avec lui ce soir, et je vais l’épouser dans l’autre.

« Nous mourrons cette nuit, mes sœurs, et, si, demain, vous arrivez de bonne heure, avant que la mort ait eu le temps d’effeuiller ses violettes sur nos joues, vous verrez les deux plus beaux fiancées que la terre ait jamais portés.

« Mais ne versez pas une larme sur leurs fronts, ne troublez pas leur sommeil par vos gémissements ; car jamais aussi, jamais âmes de fiancés ne seront montées plus radieuses, plus pures vers le ciel.

« Adieu, mes sœurs !

« Mon seul regret est de n’avoir pas pu vous embrasser toutes les trois avant que de mourir ; mais ce qui adoucit pour moi l’amertume de ce regret, c’est la pensée que peut-être je n’aurais pu résister à vos larmes, et que votre affection, si tendre et si dévouée, m’eût fait reprendre goût à la vie, tandis que j’éprouve, à mourir, une indicible félicité.

« Ne me regrettez donc pas ; mais pensez à moi quelquefois, quand, le soir, par une nuit sereine, à la clarté de la lune, amie mélancolique des morts, vous vous promènerez en murmurant des mots sans suite, appuyées au bras de l’homme que vous aimerez.

« Dites-vous que, moi aussi – qui vous regarderai penchée au bord des nuages frangés d’argent –, que, moi aussi, j’ai passé des heures adorables, pendant les nuits de printemps, à écouter les premiers mots d’amour, à respirer les premiers parfums des roses.

« Pensez à moi, quand, seules et l’attendant, à chaque bruit de voiture qui s’arrête, à chaque bruit de la porte qui se ferme, vous allez, pour calmer la fièvre de l’absence, fureter dans sa chambre, embrasser les livres, les papiers, les objets qu’il a touchés ; dites-vous que, moi aussi, j’ai baisé, le soir, les feuilles des allées où il avait passé le matin.

« Adieu, mes sœurs !

« Les larmes me viennent aux yeux à la pensée que je vais le quitter ; mais le sourire me vient aux lèvres à la pensée que je vais le suivre.

« Soyez heureuses !

« Vous méritez tous les bonheurs que votre enfance vous promettait. J’ignore pourquoi vous m’avez aimée si vivement : je n’étais pas digne d’être des vôtres.

« Vous étiez gaies et insouciantes : moi, j’étais sérieuse et réfléchie ; vous veniez me chercher dans le petit sentier solitaire où je me promenais, et vous m’entraîniez avec vous, par la main, dans le bruit et dans les jeux ; mais je déparais votre trio charmant, car vous vous rappelez que madame la surintendante, nous voyant un jour, toutes trois enlacées, vous avait appelées les trois Grâces ; ce à quoi l’abbé avait répliqué sévèrement : “Il faudrait plutôt dire, madame, les trois Vertus.”

« Et c’était la vérité.

« Régina, c’était la Foi ; Lydie, c’était l’Espérance ; Fragola, c’était la Charité.

« Adieu, ma Foi ! adieu, mon Espérance ! adieu, ma Charité ! adieu, mes sœurs !

« Que mon absence serve à vous resserrer davantage ; aimez-vous encore mieux, s’il est possible : il n’y a que l’amour de bon en ce monde ! tâchez de vivre de l’amour qui me fait mourir ; je ne saurais vous souhaiter une plus ineffable félicité.

« Je vous lègue mon seul bien sur cette terre, mon unique trésor : mon rosier blanc – si, toutefois, il ne meurt pas avec nous. Vous le cultiverez chacune tour à tour ; vous en conserverez les fleurs, et, le 15 mai, jour anniversaire de ma naissance, vous viendrez ensemble les effeuiller sur ma tombe.

« C’est ainsi que, par une nuit de printemps, j’ai effeuillé, moi, toutes mes joies en ce monde.

« Vous obtiendrez mon pardon de madame la surintendante. Elle m’appelait, vous en souvenez-vous ? son bel oiseau rose ; vous lui direz que son bel oiseau rose, redoutant le plomb du chasseur, est remonté aux forêts azurées.

« Vous trouverez près de moi cette lettre – à votre adresse, sera posée dessus une symphonie que j’ai composée.

« Je crois que j’aurais pu devenir une grande artiste.

« Ce morceau vous est dédié à toutes trois, car je pensais à vous en l’écrivant. Il est intitulé : La Couvée de rossignols.

« Un jour de cet été, je vis tomber de l’arbre un nid de rossignols que l’orage avait asphyxiés – il y a une foudre pour les oiseaux comme pour les hommes ! – ; c’est le sujet de ma symphonie, que vous étudierez et jouerez en mémoire de moi.

« Pauvres petits oiseaux ! ils sont l’image des illusions que j’ai enviées toute ma vie et qui sont mortes à peine écloses !

« Adieu une dernière fois, car, malgré moi, je le sens, mes yeux se mouillent de larmes, et, si ces larmes tombaient sur ma lettre, elles effaceraient les paroles de bonheur que j’ai tracées.

« Adieu, mes sœurs !

« CARMÉLITE. »

 

Cette lettre terminée, elle en écrivit trois autres qui étaient de simples rendez-vous à ses amies, pour le lendemain sept heures du matin.

Puis elle appela la jardinière.

– Y a-t-il encore une levée de poste aujourd’hui ? demanda-t-elle.

– Oui, mademoiselle, répondit Nanette ; en vous pressant un peu, vos lettres partiront aujourd’hui à quatre heures.

– Et à quelle heure seront-elles distribuées à Paris ?

– À neuf heures du soir, mademoiselle.

– C’est ce qu’il me faut... Prenez ces trois lettres, et jetez-les à la poste.

– Oui, mademoiselle... Mademoiselle n’a plus rien à me recommander ?

– Non ; pourquoi ?

– C’est que c’est aujourd’hui mardi gras.

– Jour de fête, dit en souriant Carmélite.

– Oui, mademoiselle, et nous avons fait la partie d’aller cinq ou six à Paris, où nous devons nous réunir à une grande mascarade des blanchisseuses de Vanves{5}, et, à moins que mademoiselle n’ait besoin de moi...

– Non ; vous pouvez aller à Paris.

– Merci, mademoiselle.

– À quelle heure rentrerez-vous ?

– À onze heures, peut-être plus tard : il est bien possible que l’on danse.

Carmélite sourit de nouveau.

– Amusez-vous bien, dit-elle, et rentrez à l’heure qu’il vous plaira ; nous n’aurons pas besoin de vous.

En effet, non seulement Carmélite n’avait pas besoin de la jardinière, mais encore ce départ entrait dans ses vues.

Colomban et elles allaient être tout seuls dans la maison, et c’était la pensée de cette solitude qui faisait sourire la jeune fille.

La jardinière sortit, et, vers quatre heures du soir, les deux jeunes gens, se sentant libres, ne songèrent plus qu’aux préparatifs de leur mort.

À partir de ce moment, le monde disparut pour eux ; ils se promenèrent bien encore quelques instants au milieu des arbres noirs et dépouillés de leurs feuilles, dans les allées du jardin, mais ils s’y promenaient comme les ombres d’eux-mêmes.

Les feuille et les branches mortes qu’ils foulaient aux pieds, ces arbres aux bras décharnés, ce ciel gris que le soleil cherchait inutilement à percer, la cloche du hameau qui sonnait mélancoliquement les heures, le bruit monotone de la trompe du carnaval, qui, de temps en temps, retentissait tristement dans le lointain, tout, bruit et silence, solitude et souvenir du monde, tout les préparait au long repos, tout les invitait à la mort.

Ils remontèrent dans l’appartement, et, hors la chambre de Camille, qui était restée fermée depuis son départ, ils visitèrent toutes les pièces pour leur dire un dernier adieu.

Lorsqu’ils furent arrivés à la chambre de Carmélite, la jeune fille ouvrit la fenêtre, et, prenant le bras de Colomban :

– J’étais à cette place, lui dit-elle, le jour du départ de Camille ; à dater de ce jour seulement, j’ai compris l’étendue de la haine que j’avais pour lui, par la grandeur de l’amour que j’avais pour vous ; à date de ce jour, Colomban, j’ai rompu avec la vie, et pactisé avec la mort !... Mais, dès ce moment aussi – pardonnez-moi, Colomban ! – dès ce moment, m’est venu ce désir égoïste de mourir avec vous.

Colomban pressa le jeune fille contre son cœur.

– Merci ! dit-il.

Puis ils emportèrent le rosier, qui devait être le compagnon de leur agonie.

Mais, sur le seuil, Carmélite s’arrêta.

– C’est ici, dit-elle au jeune homme, que pour la première fois j’ai eu la révélation de votre amour... Oh ! comment, pendant une demi-heure que vous êtes resté là, durant cette bienheureuse nuit, comment ai-je résisté à me jeter dans vos bras ?

Puis, lui montrant la fenêtre du corridor :

– C’est de cette fenêtre que je regardais veiller votre lampe, dit-elle, et je restais là jusqu’à ce que votre lampe fût éteinte.

Ils descendirent l’escalier, Carmélite souriant, le jeune homme soupirant.

– Que de fois, dit Carmélite, je suis descendue, au milieu de l’obscurité, n’entendant pas le bruit de mes pas, mais entendant celui de mon cœur ! Tenez, voilà l’allée que je suivais, et souvent, pendant l’été – quand vous dormiez, les persiennes fermées, mais la fenêtre ouverte –, légère comme une ombre, je venais coller mon oreille aux volets pour écouter votre souffle. Presque toujours, votre sommeil était agité par quelque mauvais songe, et, moi, alors, les bras tendus, la poitrine haletante, j’étais prête à vous dire : « Ouvre-moi, Colomban ! je suis l’ange des rêves roses ! » Dites-moi ce qui troublait votre sommeil, mon bel ami.

Et elle présenta son front au pur et limpide baiser du jeune homme.

Puis tous deux entrèrent dans le pavillon, Carmélite la première, Colomban derrière elle.

Colomban ferma la porte à la clef et au verrou.