Carmélite passa une heureuse nuit, une nuit qui ne pouvait se comparer qu’à cette nuit de printemps où elle avait été déraciner, avec Colomban, son beau rosier dont les racines avaient poussé entre les pierres d’un sépulcre.
Ainsi donc, il l’aimait !
Cet être grave et fort, dont le visage seul inspirait à la jeune fille tant de crainte, il avait les tendres piétés et les faiblesses enfantines de l’amour ! Seulement, différant en cela des autres hommes, il avait la pudeur de ses tendresses et en gardait en lui-même l’ineffable secret.
Cette révélation de l’amour du Breton rafraîchit le cœur de Carmélite, comme une pluie abondante rafraîchit une plaine desséchée, et, dès le lendemain, Colomban, sans connaître la cause de cette renaissance, vit reverdir l’ancienne gaieté de la jeune fille.
Ses heures étaient remplies désormais ; si remplies, que les journées lui semblaient trop courtes et les nuits trop longues.
Sa vie n’allait plus au hasard ; elle avait maintenant un but.
À partir de ce moment, le bonheur – qui n’entrait plus dans la maison que par surprise, pour ainsi dire, et comme un étranger qui s’égare, et, sachant qu’il se trompe de porte, se tient toujours un pied levé et prêt à fuir –, à partir de ce moment, le bonheur s’installa hardiment, tantôt dans la chambre de Carmélite, tantôt dans le pavillon de Colomban, et parfois même tout ensemble dans le pavillon et dans la chambre.
Et, cependant, ce double bonheur ne venait pas de la même source, et surtout ne se manifestait pas de la même façon.
Colomban éprouvait un charme indéfinissable à aimer tacitement, intimement, solitairement la jeune fille ; il avait pour elle un peu de cette piété passionnée des anciens chrétiens pour leur madone, une affection qui tenait bien plus du respect et du besoin d’adorer que de l’amour et du désir de posséder, ou qui plutôt tenait à la fois de l’amour et de l’adoration.
Tout son bonheur consistait à s’enfermer chez lui – car, devant elle, il tremblait – ; à se recueillir, la main sur les yeux ; à s’isoler du monde entier, et, des hauteurs de son recueillement, comme du sommet d’une montagne, à voir se dérouler sous ses yeux, ainsi que des prairies diaprées de fleurs, ainsi que des plaines aux riches moissons, mille félicités ineffables.
Mais, au milieu de cette joie, de ce bonheur, de cette adoration, la douleur, nous dirons presque le remords, avait sa dîme : vingt fois, pendant la nuit, la conscience de Colomban l’avait éveillé par une douleur aiguë au cœur : c’était la morsure du remords.
L’ombre plaintive de Camille trahi sortait de l’absence, comme un spectre sort du tombeau, et venait se dresser au chevet de son lit ; alors Colomban était prêt à aller se jeter aux pieds de Carmélite pour lui avouer son amour, non pas comme l’aveu d’une joie, mais comme la confession d’un crime.
De son côté, Carmélite, vingt fois – mais sans remords, elle –, vingt fois Carmélite, sûre d’être aimée, avait franchi le seuil de sa chambre avec la résolution bien arrêtée d’aller à Colomban et de lui dire : « Tu m’aimes, Colomban !... Mois aussi, je t’aime ! »
S’ils s’étaient rencontrés tous deux dans un de ces moments-là, bien certainement le secret de leur cœur eût fait explosion sur leurs lèvres.
Mais chacun faisait une portion du chemin, et, tiré en arrière par la pudeur, revenait sur ses pas.
En un mot, semblables à ce que l’on appelle en géométrie les lignes asymptotes – auxquelles nous avons emprunté le titre de ce chapitre –, lignes qui se côtoient éternellement, et qui, quoique prolongées à l’infini, ne se rejoignent jamais, leurs âmes, toutes brûlantes d’amour, se côtoyaient éternellement sans jamais se rencontrer.
Et, cependant, cette félicité contenue dans le cœur, et qui s’augmentait chaque jour, à chaque heure, à chaque instant, devait bientôt déborder.
Un matin, Carmélite, après une nuit passée dans une insomnie fiévreuse, vit Colomban, qui ne l’avait quittée, la veille, qu’à minuit, entrer chez elle, plus pâle, mais plus souriant que d’habitude.
Elle comprit qu’enfin, cette fois, le Breton avait triomphé de ses scrupules, que sa résolution était prise, et qu’il venait à elle pour lui tout dire.
Elle se leva joyeuse, alla au-devant de lui, et l’attira près d’elle sur le canapé.
Mais, dans l’encadrement de la porte restée ouverte, elle aperçut la silhouette de la jardinière, tenant une lettre à la main.
– Mademoiselle, dit Nanette, c’est une lettre de M. Camille.
Carmélite jeta un petit cri aigu en portant la main à son cœur.
Colomban renversa en arrière sa tête pâlissante.
La jardinière, voyant que ni l’un ni l’autre des deux jeunes gens ne lui répondait, posa la lettre sur les genoux de Carmélite.
Carmélite revint à elle la première ; elle était, sinon la plus forte, du moins la plus déterminée des deux.
Toutes les initiatives venaient d’elle.
Elle poussa un soupir, secoua la tête, décacheta la lettre, et la lut ; sans prononcer un autre mot que celui-ci : « Lisez ! » elle passa la lettre à Colomban, les yeux fixés sur le visage du jeune homme.
On eût cru que Colomban ne pouvait pâlir davantage, et, cependant, sa pâleur avait augmenté encore.
Une première fois, il lut tout bas, et une seconde fois tout haut, les trois lignes suivantes :
« Chère Carmélite !
« J’ai enfin obtenu le consentement de mon père, de mes tantes et de toute ma famille, et, le 7 du mois prochain, je serai à Paris.
« CAMILLE. »
Jamais condamné, en lisant lui-même sa sentence de mort, ne fut plus défait et plus tremblant que le Breton relisant pour la seconde fois et tout haut la lettre de son ami.
Carmélite, accoudée sur le dossier du canapé, le regardait profondément, ardemment, attendant qu’il levât les yeux.
Mais, au lieu de se lever, les yeux du jeune homme se fermèrent, et entre ses cils réunis coulèrent deux larmes.
– Qu’avez-vous, lui demanda Carmélite de sa voix la plus harmonieuse, et pourquoi le retour de votre ami vous plonge-t-il dans une pareille stupeur ?
– Ah ! Carmélite ! Carmélite ! dit le Breton, ne m’interrogez pas !
– Colomban, continua-t-elle, pourquoi êtes-vous si pâle, et pourquoi pleurez-vous ?
– Parce que je me meurs, Carmélite, s’écria le jeune homme en déchirant son gilet à pleine main, comme s’il étouffait.
– Et vous vous mourez, Colomban, poursuivit impitoyablement la jeune fille, parce que vous m’aimez, n’est-ce pas ?
– Moi ! s’écria Colomban, en rouvrant des yeux épouvantés ; moi, je vous aime ?
– Oui, répondit simplement Carmélite. Pourquoi pas ? Je vous aime bien, moi !
– Taisez-vous ! taisez-vous, Carmélite !
– Oh ! dit la jeune fille, il y a assez longtemps que je me tais, et vous aussi ! Il y a assez longtemps que nous nourrissons de notre cœur cette vipère qui le dévore !
– Carmélite ! s’écria Colomban, je suis un misérable !
– Non, Colomban, vous êtes un grand cœur, longtemps victorieux, maintenant vaincu.
– Oh ! Carmélite ! Carmélite ! balbutia Colomban, me pardonnerez-vous ?
– Et qu’aurais-je donc à vous pardonner, puisque je vous aime, puisque je vous ai toujours aimé ?
– Silence, Carmélite ! interrompit Colomban ; vous l’aviez déjà dit, et j’avais eu la force de ne pas vous entendre.
– Alors, reprit Carmélite avec une espèce de fureur, je vous le répète : je vous aime, Colomban ! je vous aime ! je vous aime !
– Carmélite ! Carmélite ! je vous entends, et votre souffle me brûle, et vos paroles me dévorent.
Il s’arracha par un effort à cette fascination, et, s’éloignant, tout chancelant, de Carmélite :
– Ma sœur ! ma sœur ! dit-il, notre faute est pareille : demandons à Dieu, pour l’expier, la même force et la même résignation.
– Qu’appelez-vous résignation, mon ami ?
– Vous me comprenez bien, Carmélite !
– Non, sur mon âme, je ne vous comprends pas. Voulez-vous dire, par hasard, que j’épouserai Camille ?
– Il le faut bien !
– Que j’épouserai Camille avec votre amour dans le cœur et connaissant votre amour ?
– Il le faut ! il le faut ! s’écria Colomban avec l’accent du désespoir.
– Et pourquoi le faut-il ? Dites-moi, Colomban, demanda la jeune fille, devant qui suis-je donc responsable de mon amour en ce monde ? Je suis seule, Dieu merci ! et par conséquent unique juge, et par conséquent suprême appréciatrice de ma conduite.
– Vous vous trompez, Carmélite : la société est l’appréciatrice de votre conduite, et Dieu, votre suprême juge.
– Et comment la société peut-elle – je voudrais bien que vous m’expliquassiez cela, Colomban –, comment la société peut-elle me contraindre à faire le malheur de deux hommes et le mien, en épousant celui que je n’aime pas, au détriment de celui que j’aime ? Comment Dieu peut-il m’imposer comme un devoir une action qui répugne, non seulement à mon cœur, mais encore à ma conscience ? Ai-je consulté les lois de la société, quand j’ai failli ? Quand, glissant sur le bord de l’abîme au fond duquel m’attendaient Camille et la douleur, j’ai tendu les bras vers Dieu en l’appelant à mon secours, Dieu m’a-t-il retenue ?
– Vous blasphémez Dieu, Carmélite !
– Je ne blasphème pas Dieu, Colomban : je vous aime !
– Carmélite ! ne prenons pas nos désirs et nos instincts pour des droits et pour des devoirs... Voyez, voyez où cela nous a conduits !
– Un reproche, Colomban ?
– Oh ! s’écria le jeune homme en se précipitant à ses pieds, Dieu me punisse si j’en ai eu l’idée ! Pour moi, Carmélite, vous avez en vous toutes les passions de la femme ; mais vous êtes pure comme Ève le jour de sa création.
– Colomban ! Colomban, dit Carmélite retombant sur le canapé et posant ses deux mains sur la tête du jeune homme, dont elle appuya ainsi le visage contre ses genoux, je laisse de côté mes droits et mes devoirs, et ne prends conseil que de mon cœur... Peu m’importe d’être responsable devant Dieu et devant les hommes : je sais que répondre aux hommes et à Dieu, pourvu, mon ami, que je sois justifiable devant vous.
– Et moi, Carmélite, murmura le jeune homme à moitié vaincu, pensez-vous que je consente jamais à oublier le serment que j’ai fait à Camille ? Et n’eussé-je point fait ce serment, pensez-vous que je trahirais Camille ? Oh ! voilà pourquoi je vous dis qu’il faut demander à Dieu la force et la résignation.
– Jamais ! jamais, Colomban ! s’écria la jeune fille avec une indomptable véhémence.
– Carmélite ! Carmélite !...
– Comment voulez-vous que je demande à Dieu, continua-t-elle, de m’enlever – en m’ôtant mon amour, pour mettre à sa place la résignation, cette inerte et inféconde vertu –, comment voulez-vous que je demande à Dieu de m’enlever l’élément, le principe même de ma vie ? Mais vous ne savez donc pas que, sans vous, sans votre présence, sans votre amour, je serais déjà morte ou enterrée vivante dans quelque cloître ? Ah ! j’en avais formé le projet le jour du départ de Camille, en jetant au vent et à la boue les fleurs de notre pauvre rosier ; et c’est grâce à vous, grâce à l’amour de la vie que vous m’avez rendu, que j’ai renoncé à ce dessein... Et vous voulez que j’oublie que c’est vous qui m’avez sauvée, Colomban !
– Oh ! et c’est pour cela, Carmélite, que vous voulez me perdre avec vous !
– Est-ce se perdre, est-ce souffrir, est-ce mourir, que de mourir, souffrir, se perdre ensemble ?
– Carmélite, au nom du ciel !...
– Colomban, songez donc que je ne vous oublierai en ce monde que pour aller songer à vous dans l’autre !
– Que faire, alors ? que faire ?
– Ah ! vous devenez raisonnable enfin ! dit Carmélite avec un rire strident qui fit passer un frisson dans les veines de Colomban. Que faire ? C’est cela !... Oh ! j’y ai pensé depuis longtemps, à ce qu’il nous restait à faire.
– Eh bien, parlez donc ! parlez ! dit Colomban, toujours à genoux et prenant sa tête entre ses deux mains comme s’il eût craint de devenir fou.
– Il n’y a que deux partis à prendre, Colomban.
– Lesquels ?
– Quitter cette maison, fuir, aller vivre à l’étranger, au bout du monde, dans une solitude de l’Inde, dans une île de l’Océanie – oublieux, oubliés.
– Et l’autre parti ? demanda Colomban, indiquant par cette réponse qu’il refusait le premier.
– L’autre, répondit fermement Carmélite, c’est de mourir, Colomban !
– Oh ! fit le Breton baissant la tête au niveau de ses genoux.
– Ne pouvant nous rejoindre dans la vie, continua Carmélite, c’est de nous unir au moins dans la mort !
– Vous offensez Dieu, Carmélite !
– Je ne crois pas... Mais, en tout cas, Colomban, je préfère souffrir avec vous pendant l’éternité, plutôt que d’être unie à lui pendant le temps.
– Impossible, Carmélite ! impossible !
– C’est bien, le fort est faible... Au faible donc à avoir de la force pour deux.
Colomban releva la tête.
– Ne pouvant être à vous parce que vous me refusez, Colomban, continua Carmélite avec un geste d’une suprême grandeur, ne pouvant être à lui parce que je le refuse, dès demain, j’entrerai dans un couvent... Mon Dieu, recevez-moi : je me donne à vous !
– Oh ! Carmélite ! Carmélite ! que je suis faible auprès de vous !
– Vous, mon ami, vous êtes l’ange de l’abnégation, de la bonté et du devoir.
– Non, non, je vous aime comme un fou ! je vous aime comme un insensé ! Tout ce que vous voudrez, Carmélite, tout, tout, je le ferai !
Carmélite sourit tristement ; son triomphe était complet ; prosterné, courbé, brisé à ses pieds, Colomban lui avait dit : « Je vous aime ! »
– La résolution est suprême, répondit la jeune fille ; aussi vaut-elle la peine que vous y réfléchissiez, Colomban. Je parle comme une créature sans nom, isolée, perdue dans le monde, attirée vers la tombe par son père et sa mère, qui l’y ont précédée ; vous, vous êtes le dernier d’une noble famille ; vous, vous avez un grand nom ; vous, vous avez un père qui vous adore... Songez à votre père ! Demain, vous me direz le résultat de vos réflexions.
– À demain donc, Carmélite.
– À demain, Colomban.
Et les deux jeunes gens se quittèrent en échangeant une cordiale et fraternelle poignée de main.