XCV – Mirage indien.

 

Mais, tout au contraire de cette foule qui, son but trouvé, semblait n’avoir d’attention que pour eux seuls, les deux amis laissaient errer leurs regards sur toutes les loges à la fois, ne paraissant pas s’inquiéter le moins du monde des nobles princesses qui occupaient le premier rang, ni des belles spectatrices qui occupaient les autres places ; ayant bien plutôt l’air de vouloir percer, avec le rayon de leurs yeux, la profondeur des salons, afin d’y chercher quelque spectateur encore absent ou si bien caché, que leurs efforts pour le découvrir étaient inutiles.

– Ma foi, dit l’Indien à son compagnon dans le dialecte de Delhi, que tous deux semblaient parler avec la même facilité que les indigènes, à force de chercher à voir, je n’y vois plus : mes yeux se troublent ! Et vous, Gaetano, y voyez-vous quelque chose ?

– Non, répondit l’homme à l’habit noir ; mais quelqu’un de bien informé m’a assuré que, visible ou non, il assisterait à cette représentation.

– Il est peut-être malade !

– Avec sa volonté de fer, une maladie, même sérieuse, ne serait point pour lui un empêchement... Il viendra ici ce soir, dût-il y venir en litière et se faire porter à sa loge. Quant à moi, je suis certain qu’il y est déjà et qu’il assiste à la représentation incognito, caché dans quelque baignoire ou quelque loge du cintre. Comment voulez-vous qu’il laisse échapper, sans en prendre sa part, cette représentation, la dernière, assure-t-on, que donne une femme qui lui accorde, à lui, ce qu’elle refuse à tout le monde ?

– Vous avez raison, Gaetano, il y est ou il y sera. Et vous avez, dites-vous, reçu de nouveaux renseignements sur la Rosenha ?

– Oui, général.

– Conformes aux premiers ?

– Plus rassurants encore.

– Elle l’aime ?

– Elle l’adore !

– Sans intérêt ?

– Mon cher général, je croyais que vous connaissiez les Allemandes : elles se donnent, mais ne se vendent pas.

– Je la croyais Espagnole, et non Allemande.

– C’est-à-dire qu’en effet sa mère était Espagnole ; mais que prouve cela ? Qu’elle est fière comme une Castillane, désintéressée comme une Allemande.

– On vous a donné des détails sur la jeunesse de cette fille... je me trompe... de cette femme ?

– C’est toute une histoire, mais une histoire étrangère à ce qui nous occupe. Sa mère ou la femme qui passait pour sa mère – il paraît que Rosenha elle-même n’a rien de certain à cet égard –, tant que la petite fut enfant, vécut Dieu sait comment, en donnant à jouer, en faisant pis peut-être ! Mais, Rosenha devenue jeune fille, on commença à s’apercevoir de sa merveilleuse beauté, et l’on songea à en tirer parti. Ce fut alors que, pour échapper au sort qui l’attendait, la petite s’enfuit de chez sa mère. Elle avait onze ans ; elle se mêla à une troupe de gitanos qui lui apprirent toutes les danses espagnols. À treize ans, elle débuta sur le théâtre de Grenade, passa successivement sur ceux de Séville et de Madrid, puis, enfin, arriva à Vienne, recommandée à l’entrepreneur des théâtres impériaux par l’ambassadeur d’Autriche près la cour d’Espagne. Ce n’est point sa vie que je vous raconte, remarquez bien, général ; c’est un sommaire des événements qui la composent.

– Et, dans tout cela, vous voyez ?...

– Un côté parfaitement digne, parfaitement noble, parfaitement dévoué.

– Auquel vous croyez qu’on peut se fier ?

– Auquel, du moins, je me fierais, moi.

– Si vous vous y fiez, mon cher Gaetano, vous entendez bien que je m’y fierai aussi... ou, plutôt, je m’y suis fié déjà, puisque ma lettre est toute écrite, là, dans cette bourse. Mais ce que je demande, c’est si elle aura l’esprit assez grand pour comprendre l’immensité d’un projet comme le nôtre.

– Les femmes comprennent avec le cœur, général. Celle-ci aime : elle doit vouloir la gloire, la renommée, la grandeur de son amant ; elle comprendra !

– Mais comment, au milieu de la surveillance dont il est l’objet – surveillance d’autant plus rigide qu’elle est plus dissimulée –, comment expliquez-vous qu’on laisse librement pénétrer cette jeune fille jusqu’à lui ?

– Il a seize ans, général, et la surveillance de la police, si sévère qu’elle soit, est, dans certains cas, obligée de fermer les yeux à l’endroit d’un jeune homme de seize ans dont les passions vives et précoces sont, dit-on, celles d’un homme de vingt-cinq. D’ailleurs, elle ne le voit qu’à Schœnbrunn, où elle est introduite par un jardinier du château qui passe pour son oncle.

– Oui, et que les deux enfants croient à leur dévotion, mais qui, selon toute probabilité, est à la dévotion de la police.

– Je le crains... Mais on n’aura qu’à leur recommander le silence le plus absolu...

– C’est l’objet du post-scriptum de ma lettre.

– Et comme j’ai un moyen sûr de pénétrer jusqu’à lui sans mettre personne dans ma confidence...

– Êtes-vous bien certain de pouvoir vous retrouver, même par une nuit noire, dans ces immenses jardins de Schœnbrunn ?

– J’ai habité Schœnbrunn, en 1809, avec l’empereur ; puis j’ai le plan qu’il m’a remis lui-même à Sainte-Hélène...

– Et puis il faut bien donner quelque chose au hasard, à la Providence, à Dieu ! dit, comme un homme à peu près décidé, le général. Mais enfin, pourquoi n’est-il pas ici ?

– D’abord, général, rien ne vous dit qu’il n’y soit pas ; il croit, pauvre enfant, sa passion inconnue, et il a peur de la trahir en allant se placer dans la loge des archiducs, et en laissant voir ces émotions qu’un jeune cœur n’est pas maître de contenir. Ensuite, ainsi que je vous l’ai dit, il est peut-être dans la salle, mais caché. Enfin, comme il n’adore pas la musique, à ce qu’on assure ; que, d’ailleurs, il veut sans doute donner à la belle Rosenha la preuve qu’il ne vient que pour elle, il est encore possible – plus que possible : probable même ! – qu’il laissera jouer l’opéra, et ne viendra que pour le ballet.

– Ah ! cela, Gaetano, pourrait bien être, comme on dit là-bas, la vérité vraie ! à moins... à moins, toutefois, qu’il ne soit malade, trop malade pour quitter la chambre.

– Vous revenez encore à cette fatale idée !

– Je reviens aux idées terribles, mon cher Gaetano... Il est d’une faible complexion, et il use de la vie, le malheureux ! comme ferait un homme robuste !

– On exagère peut-être la faiblesse de sa santé, comme on exagère ses excès. Que je le voie de près seulement, et je saurai bien à quoi m’en tenir. Comme je vous le disais tout à l’heure, il a seize ans, ou il va les avoir dans un mois : à cet âge, la sève monte, et il faut bien que l’arbuste pousse ses premières feuilles.

– Gaetano, rappelez-vous ce que nous disait avant-hier son médecin ; vous me serviez d’interprète, n’est-ce pas ? vous ne l’avez point oublié. Eh bien, n’avez-vous pas été effrayé comme moi de ce qu’il nous a raconté de sa puissance d’énergie et de sa faiblesse de constitution ? C’est un grand et frêle roseau qui, au moindre vent, frémit et courbe la tête... Ah ! que ne puis-je l’emporter avec nous, là-bas, dans l’Inde, et le faire durcir au soleil comme ces bambous du Gange qui défient tous les ouragans !

Au moment où le général achevait ces mots, le chef d’orchestre leva l’archet et donna le signal de l’ouverture du Don Juan de Mozart, ce chef-d’œuvre de la musique allemande, que les deux amis écoutèrent sans sourciller, préoccupés qu’ils étaient par l’absence du personnage dont ils attendaient si impatiemment l’apparition.

Or, le personnage qu’ils attendaient, nous n’apprendrons rien au lecteur en lui disant que c’était cet illustre et malheureux enfant qui avait reçu au berceau le titre de roi de Rome, et auquel, par une patente du 22 juillet 1818, l’empereur François II avait donné le titre de duc de Reichstadt, empruntant ce nom, devenu si profondément historique, à une des terres qui devait former l’apanage autrichien de l’héritier de Napoléon.

C’était donc le duc de Reichstadt qu’attendaient si impatiemment le général indien et son ami ; et la jeune fille sur laquelle ils faisaient reposer toutes leurs espérances, c’était la célèbre Rosenha Engel, la belle danseuse pour laquelle, comme nous l’avons vu au commencement du précédent chapitre, toute la ville de Vienne était en rumeur.

Don Juan achevé – aux rares applaudissements de la foule, qui, malgré le respect qu’elle a pour les chefs-d’œuvre, sacrifie, en général, le passé au présent –, il partit de toutes ces loges, silencieuses pendant l’opéra, mille bruits confus de causeries assez semblables au bourdonnement des abeilles ou au babillage des oiseaux saluant joyeusement et bruyamment les premières heures du matin.

L’entracte dura vingt minutes environ, et les deux étrangers employèrent ces vingt minutes à inspecter de nouveau toutes les loges les unes après les autres ; mais le jeune prince n’était évidemment dans aucune de ces loges dont ils passaient l’inspection.

Le chef d’orchestre donna le signal de l’ouverture du ballet, et, après quelques phrases de prélude, la toile se leva de nouveau.

Le théâtre représentait les faubourgs verdoyants d’une ville indienne avec ses kiosques et ses pagodes, ses statues de Brahma, de Shiva, de Ganésa, de Lachmé, déesse de la bonté ; au fond, les rives d’or du Gange, étincelant sous le bleu foncé du ciel.

Une troupe de jeunes filles vêtues des pieds à la tête de longues robes blanches s’avança sur le devant du théâtre, en chantant un adorable pantoum dont le refrain était :

 

Oum mani pàdmei oum !

Heu ! gemma lotus heu !

 

hymne adressé au diamant Nénufar, lequel, disent les habitants du Tibet, mène en droite ligne ceux qui le chantent au paradis de Bouddha.

En voyant ce décor asiatique, en écoutant cette chanson indienne que les pâtres chantent le soir en chœur, lorsqu’ils ramènent du pâturage les troupeaux de chèvres et de brebis, les deux amis reconnurent le ballet qu’on allait représenter. C’était une imitation, moitié opéra, moitié pantomime, de la vieille pièce indienne du poète Calidasa dont nous avons eu, vers le même temps, une traduction en France ; traduction connue sous le nom de la Reconnaissance de Sacountala. Un jeune poète viennois, après avoir vu passer le radieux cortège du général indien, avait eu l’attention délicate de lui faire, à lui seul, poète, une réception royale, en lui rappelant, de peur qu’il ne les regrettât, et les chansons, et les costumes, et les danses, et le ciel bleu de son pays.

Les deux amis furent touchés et confus en même temps de la solennité dont ils étaient en quelque sorte les héros. En effet, au moment où le chœur, chantant la dernière strophe du pantoum, se tourna vers eux, comme si cette dernière phrase leur était adressée, tous les regards se dirigèrent du côté de leur loge, et, malgré la présence de la famille impériale et de tous ces princes allemands, des bravos éclatèrent, qui, oubliant de saluer le pouvoir officiel, si respecté alors, surtout à Vienne, allèrent saluer ce pouvoir poétique de la richesse et du mystère, si entraînant partout et à toutes les époques.

Tout à coup, le cercle du chœur s’écarta, et, comme un bouquet dans un vase d’albâtre, on vit apparaître les chatoyantes étoffes de satin, de brocart, de soie et d’or, d’une trentaine d’almées et, au centre, comme la fleur principale du bouquet, dépassant les autres fleurs de toute la hauteur de la tête, et s’ouvrant, pour ainsi dire, aux yeux des spectateurs, la reine des almées, la déesse de la beauté et de la grâce, la fleur incarnée en femme qu’on appelait la signora Rosenha Engel.

Ce fut un cri unanime, un hourra immense, un applaudissement universel et, du fond des loges, de l’orchestre, du parterre même, s’élancèrent, comme les fusées d’un feu d’artifice parfumé, mille bouquets qui, tombés tout autour des almées, jonchèrent bientôt le parquet et firent de la scène un reposoir de la Fête-Dieu, une sorte d’autel éclatant, embaumé, dont les almées semblaient les prêtresses, mais dont Rosenha Engel était véritablement la divinité.

Quiconque a voyagé en Italie connaît les applaudissements prolongés, les bravos frénétiques, les cris passionnés de la foule pour ses artistes favoris ; eh bien, nous n’hésitons point à affirmer que jamais, ni à Milan, ni à Venise, ni à Florence, ni à Rome, ni même à Naples, ne furent poussées acclamations plus bruyantes, plus unanimes, plus méritées.

À partir de ce moment, spectacle et spectateurs, archiducs, princes, princesses, courtisans, tout disparut ; il n’y eut plus de salle, il n’y eut plus de théâtre : une colonie de deux mille personnes vécut, confondue sans distinction de rang ni de titre, dans les sites enchantés de l’Inde. Les deux heures qu’on avait passées à contempler la loge du général avaient admirablement préparé cette foule à voyager avec lui, et, pendant toute la durée du ballet, cette fraction aristocratique et intelligente de la population viennoise enfermée dans le théâtre impérial devint indienne, et fut prête à se prosterner en adoration devant la déesse Rosenha, qui venait d’opérer cette métamorphose.

Le rideau tomba au milieu des applaudissements, et se releva au milieu des cris frénétiques de la foule, redemandant la signora Rosenha Engel.

La signora Rosenha Engel reparut.

Alors ce ne fut plus une pluie, ce fut une averse, une avalanche, un déluge de fleurs. Des bouquets de toutes les formes, de toutes les grosseurs, nous dirons presque de tous les pays – car quelques-uns étaient le produit des plus riches serres de Vienne – tombèrent donc tout autour de la bénéficiaire en cascade parfumée.

Mais, chose étrange ! au milieu de ces merveilles de la flore universelle, la seule offrande que la belle Rosenha Engel parut remarquer, le seul bouquet qu’elle ramassa de sa blanche main, fut un petit bouquet de violettes au centre duquel s’épanouissait un bouton de rose blanc comme la neige.

Ce bouquet était, à coup sûr, l’offrande d’une âme timide, presque craintive ; comme la violette, cette âme se cachait dans l’ombre, et elle envoyait son parfum sans montrer sa corolle.

La violette représentait la timidité et la discrétion ; la rose blanche, la pureté et la pudeur. – Il y avait évidemment alliance de celui qui envoyait le bouquet avec celle qui le recevait.

Ce fut, du moins, selon toute probabilité, l’opinion de la belle Rosenha ; car, ramassant, comme nous l’avons dit, ce bouquet de préférence à tous les autres, elle l’éleva jusqu’à la hauteur de ses lèvres, regarda la loge presque perdue du cintre de laquelle il était tombé, et reporta sur les fleurs un regard plein d’amour : ne pouvant les dévorer des lèvres, elle semblait les embrasser des yeux !

Les deux étrangers avaient suivi attentivement les moindres détails de toute cette scène ; leurs yeux, comme ceux de la danseuse, avaient monté jusqu’à la loge mystérieuse, et le général avait saisi le bras de son ami au moment où la signora Rosenha Engel avait presque embrassé le bouquet.

– Il est ici ! s’était écrié en français, et oubliant qu’il pouvait être entendu, le général indien.

– Oui, là, dans cette loge, répondit l’homme à l’habit noir en dialecte de Lahore ; mais, pour Dieu, général, parlons indien.

– Vous avez raison, Gaetano, dit le général, parlons indien.

Et, passant sa main dans la poche de sa grande robe :

– Je crois, ajouta-t-il, que c’est le moment de jeter aussi notre nazzer à la belle Rosenha.

On appelle nazzer, dans l’Inde, l’offrande faite par un inférieur à un supérieur.

Le nazzer du général consistait en un sac de musc fait de la peau même de l’animal, curiosité asiatique, rareté tibétaine qui se trahissait à son parfum, et qui ramena sur l’Indien tous les yeux, tournés pendant un instant vers cette loge d’où était parti le bouquet de violettes.

Et, en effet, le général, détachant le bracelet de diamants qui était enroulé autour de son poignet, en noua le sac de musc, et lança le tout à la signora Engel, qui jeta, malgré elle, un cri de surprise en voyant éclater, comme un ruisseau au soleil, une rivière de diamants de la plus belle eau !