C – Les trois souvenirs du duc de Reichstadt.
Rosenha sentit que le prince la prenait par la main et la relevait de terre – on se rappelle qu’elle était restée à ses genoux.
Alors elle jeta les yeux sur lui.
Non moins ému qu’elle-même, il avait les yeux au ciel, et deux grosses larmes coulaient sur ses joues.
– Oh ! larmes précieuses ! larmes d’Achille ! s’écria la jeune fille en les aspirant des lèvres ; larmes tombées du cœur du fils sur la tombe du père, soyez recueillies par la France !... Oh ! continua-t-elle avec enthousiasme, c’est ainsi que je vous aime, ô mon beau duc ; c’est en vous voyant ainsi transfiguré que je remercie Dieu de m’avoir placée près de vous comme le calice destiné à recevoir la rosée de vos larmes. Pleurez, pleurez, pendant que nous sommes seuls ; vos larmes sont comme les violettes : elles ne s’épanouissent qu’à l’ombre ou dans l’obscurité !
Et, tout en parlant ainsi, la jeune fille couvrait de baisers, chastes comme ceux d’une sœur, le visage du prince humide de larmes. Et lui répondait en l’embrassant avec passion, mais cependant avec une pensée qui semblait planer au-dessus des nuages :
– Oui, oui, chère fille, tu as raison, c’est Dieu qui t’a placée auprès de moi comme l’ange des larmes ; devant toi seule, excellente créature, cette source de pitié qui est en moi, tarie et refoulée sous le regard des autres, jaillit et s’écoule sous ton regard bienfaisant.
– Mon duc !
– Sois bénie ! continua le prince sans songer à essuyer ces larmes qui semblaient lui dégager la poitrine ; sois bénie pour les douces heures que me donne ton souvenir et la précieuse vie que me donne ta présence ! Oh ! tu l’as dit, avec toi seule je puis pleurer et sourire tout haut ; avec toi seule je puis oublier et me souvenir ; avec toi seule, enfin, je puis parler de mon père et de la France !
Rosenha comprit que c’était par cette voie qu’elle devait arriver à son but.
– Ton père ! la France ! oh ! te les rappelles-tu, mon beau duc ? demanda-t-elle. Alors parle-m’en, je t’en prie ! Moi aussi, moi aussi, ajouta-t-elle avec un soupir, j’ai des rêves, comme Mignon et comme toi, d’une mère et d’un pays perdus.
– Oui, dit le prince, dont l’œil limpide et charmant semblait regarder dans le passé ; oui, je me rappelle mon père, mais dans une seule circonstance. Une nuit, je m’éveillai dans mon berceau, comme lorsque, au milieu de son sommeil, on sent près de soi la présence de quelqu’un qui vous aime. Deux personnes étaient debout devant moi : l’une, ma mère, la duchesse de Parme...
Le jeune homme prononça ces deux mots avec une profonde amertume.
– L’autre, mon père, l’empereur Napoléon !...
Et, tout au contraire, en prononçant ces mots, le prince leva la main, comme pour toucher le ciel.
– Il se baissa sur mon lit et m’embrassa. J’entourai son cou de mes bras et je l’embrassai aussi ; mais, chose singulière ! il me reste de cette étreinte paternelle le même souvenir qui me resterait du baiser d’une statue.
– Et tu sens toujours ce baiser, n’est-ce pas, mon duc ?
– Oui.
– Tu vois toujours celui qui te l’a donné ?
– Oui.
– Oh ! garde bien ce souvenir dans ton cœur ! ne l’oublie jamais.
– Il n’y a pas de danger, dit le jeune homme avec un mélancolique sourire et en mettant sa main sur sa poitrine : c’est tout ce qui me reste de lui !... Tu n’as pas idée comme il était beau, Rosenha ; beau comme une effigie antique, beau comme la médaille d’Alexandre, beau comme la médaille d’Auguste !
– On dit que tu lui ressembles, mon bien-aimé duc.
– Oui, comme le rêve fugitif et sans corps ressemble à la statue d’airain !... Non, ajouta-t-il avec un accent presque douloureux ; non, j’ai les yeux de ma mère, j’ai les cheveux de ma mère : je suis Autrichien, moi ; je m’appelle Frantz !
– Tu es Français, et tu t’appelles Napoléon, c’est moi qui te le dis, reprit la jeune fille. Voyons, parlons de ton père ; voyons, parlons de la France.
– Mon père, je te l’ai dit, c’est le seul souvenir que j’en aie. Il partait pour cette grande et splendide campagne de 1814 où toute la gloire est du côté du vaincu. J’ai souvent comparé mon père à Annibal, vaincu par Scipion, et cependant plus grand devant la postérité que son vainqueur.
– Oui, oui, plus grand que Scipion, plus grand que César, plus grand que Charlemagne, plus grand que tout !... Oh ! mon duc, quel exemple !
– Écrasant, Rosenha ! et c’est ce qui me désespère. Que faire après un pareil homme ?... Tiens, je pense souvent que j’ai été placé par le destin à côté de cette grande figure comme une ombre pâle et mélancolique destinée à la faire ressortir ; comme ces Égyptiens que le peintre met au pied des Pyramides pour faire ressortir la petitesse de l’homme et la grandeur du monument.
– Et, cependant, mon duc, l’Arabe peut gravir la pyramide, l’Arabe peut atteindre le couronnement de la gigantesque bâtisse ; il est vrai que chacun des degrés par lesquels on atteint à ce haut sommet est de deux coudées.
– J’y succomberais, Rosenha : je n’ai pas la force d’être grand.
Il se laissa aller épuisé sur le canapé.
– Je n’ai pas même celle d’être heureux !
La jeune fille se coucha à ses pieds, et pensa qu’il fallait le ramener à des idées plus riantes.
– Et voyons, dit-elle, maintenant, quels sont vos souvenirs de la France ?
– Oh ! ceux-là se bornent à deux.
– Dites-les-moi, mon cher prince, fit la jeune fille en appuyant ses deux bras sur les genoux du jeune homme, dont le front pensif et incliné disparaissait sous ses beaux cheveux bouclés.
– Un jour – je crois que c’était le jour anniversaire de ma naissance, le 28 mars 1814 –, une semaine avant de quitter Paris pour toujours peut-être... les premiers rayons du printemps brillaient au ciel ; nous revenions dans ma voiture, madame de Montesquiou et moi. Tout à coup, j’aperçus des masses de fleurs – où ? je ne pourrais le dire –. Tu sais comme j’aime les fleurs, Rosenha. Je m’écriai : « Oh ! des fleurs ! je veux des fleurs ! j’en veux beaucoup, j’en veux plein ma voiture ! » On alla chercher les plus belles fleurs. Pendant ce temps, je regardais par la portière, et, à l’entresol de la maison devant laquelle était arrêtée ma voiture, je vis, assis près d’une croisée, un jeune homme et une jeune fille travaillant chacun de son côté, le jeune homme à faire des montres, la jeune fille à faire des fleurs.
« – Tiens, dis-je à madame de Montesquiou, je croyais que c’était le bon Dieu qui faisait les fleurs.
« – Sans doute, me répondit-elle, sire, c’est le bon Dieu.
« – Mais non, repris-je en lui montrant la jeune fille, tu vois bien que ce sont les femmes.
« Elle sourit, et moi, je continuai de regarder et d’écouter. La jeune fille chantait une chanson, et le jeune homme chantait le refrain avec elle. Malheureusement, sans doute leur dit-on que c’était moi qui étais là, tout près d’eux, devant leur fenêtre ; car ils s’interrompirent tout à coup, l’un de faire ses montres, l’autre de faire ses fleurs, et tous deux se mirent à crier :
« – Vive le roi de Rome !
« Mais moi, je criais de mon côté :
« – Je veux qu’ils chantent ! je veux qu’ils chantent !
« La voiture partit... Rosenha, je vois encore les deux beaux jeunes gens à leur fenêtre ; souvent, depuis, j’en ai parlé à madame de Montesquiou. Quand j’étais enfant, elle me disait que c’étaient le frère et la sœur ; mais, plus tard, j’ai compris que c’étaient l’amant et la maîtresse. Deux chardonnerets sautaient dans une cage, la jeune fille chantait... Rosenha, je me mettrais à faire des montres, cette nuit même, si je pouvais les aller faire à Paris, dans une chambrette au bord de la Seine, tandis que toi, tu ferais des fleurs et chanterais cette chanson qui est restée au fond de ma mémoire... Oh ! si tu savais combien de fois, depuis ce jour-là, j’ai passé des heures d’insomnie à renouer dans ma tête les différents mesures de cet air, doux et mélancolique comme un air de Weber !
– Dites-moi cet air, mon cher duc ; peut-être le retrouverai-je.
Le prince essaya, mais vainement : à la troisième ou quatrième note, l’air se brisait entre ses lèvres.
– Oh ! si je savais l’air, dit-il, je suis bien sûr que je me rappellerais les paroles. Je l’ai fait demander partout, chez tous les marchands de musique de Vienne et de l’Allemagne, partout, même à l’ambassade de France.
– Mais, enfin, ne vous rappelez-vous pas le titre de la chanson ?
– Non... je ne crois même pas l’avoir entendue entière ; je n’en aurai entendu qu’un couplet ou deux... Eh ! mon Dieu, je te raconte cela, chère Rosenha, pour te montrer que je n’ai pas oublié le pays de mes premières années.
– Oh ! mon cher duc, que je voudrais donc savoir cette chanson-là !
– Peut-être est-elle absurde, au bout du compte, dit le jeune prince ; mais cela m’étonnerait bien : j’en ai gardé un souvenir si pur, si doux, si frais !... Oh ! mon enfance écoulée ! oh ! mon pays natal disparu ! oh ! les fleurs dont on encombrait ma voiture ! oh ! la petite fenêtre avec les deux amants ! ce jeune homme faisant des montres, et la jeune fille chantant :
N’imite pas la pâquerette,
Et fuis les yeux... les...
Rosenha jeta un cri, et courut au piano.
– Où vas-tu ? demanda le duc.
– Attendez, monseigneur, dit la jeune fille. Serait-ce cela, par hasard ?
Et, laissant courir ses doigts sur le piano, elle fit, après un brillant prélude, entendre un air suave sur lequel elle chanta ces deux vers :
N’imite pas la pâquerette,
Et fuis les regards du matin...
– C’est cela ! s’écria le jeune homme. Oh ! tu la sais ! tu sais ma chanson ! Chante, chante, je t’en prie !
La jeune fille chanta.
Sur les gazons, la pâquerette,
Aux premiers rayons du matin,
Entrouvre, d’une main coquette,
Les plis blancs de sa collerette
À tous les passants du chemin...
– Est-ce bien cela ? demanda-t-elle.
– Oui, oui, c’est bien cela, dit le prince, quoique je n’ai pas entendue chanter ce premier couplet, qui était chanté sans doute quand je suis arrivé. Oh ! chère Rosenha, j’avais bien raison de dire que tous mes bonheurs viennent de toi. N’es-tu pas réellement ma sœur, dis, toi qui peux me chanter, à seize ans, les chansons que j’ai entendues à trois ?... Oh ! je me trompe en croyant que je te connais depuis quelques mois seulement : tu as été élevée avec moi ; nous avons vécu ensemble en France... Chante, Rosenha ! je t’écoute.
Rosenha voulut reprendre la chanson où elle l’avait laissée.
– Non, dit le duc : du commencement ! du commencement !
Rosenha reprit :
Sur les gazons, la pâquerette,
Aux premiers rayons du matin,
Entrouvre d’une main coquette,
Les plis blancs de sa collerette
À tous les passants du chemin...
N’imite pas la pâquerette,
Et fuis les regards du matin !
– Oh ! c’est cela ! s’écria le jeune homme, plus heureux que s’il eût trouvé un trésor.
La jeune fille continua :
Dans les prés verts, la marguerite
Se promène coquettement ;
Le vent se met à sa poursuite,
L’enlace, et la pauvre petite
Expire aux bras de son amant...
N’imite pas la marguerite,
Et fuis jusqu’au souffle du vent !
– Je me rappelle ! je me rappelle ! s’écria le jeune prince en battant des mains. Chante, Rosenha ! chante ! j’écoute.
Rosenha reprit :
Au fond des bois, les violettes,
Chastes, dérobent leur beauté,
Ne disant qu’aux herbes discrètes
Le secret de leurs amourettes
Pendant les belles nuits d’été...
Au fond des ombreuses retraites,
Fuyons ensemble, ô ma beauté !
Et, après chaque vers, le jeune homme répétait le vers ; et, après chaque couplet, le couplet ; et il ne laissa Rosenha quitter le piano que lorsqu’il sut la chanson entière, paroles et musique.
Mais elle comprit, la belle et poétique jeune fille, qu’elle venait de s’écarter de son but. Elle jeta les yeux sur la pendule : deux heures du matin allaient sonner dans dix minutes ; elle devinait que le général de Prémont, ou Sarranti, ou peut-être tous les deux attendaient, en vue de la fenêtre, le signal qui devait leur être donné.
Aussi revint-elle au second souvenir que le duc de Reichstadt disait avoir gardé de la France.
– Mais monseigneur m’avait encore parlé d’un éclair de sa jeunesse, d’un reflet de ses premiers jours ; je ne le tiens pas quitte !
– Oh ! celui-là, celui-là, dit le duc en laissant tomber sa tête sur sa poitrine, c’est quand il me fallut quitter les Tuileries pour Rambouillet... L’ennemi allait envelopper Paris ; ma mère me dit :
« – Viens, Charles !
« Mais, moi, je m’écriai :
« – Non, non, je ne veux pas m’en aller, je ne veux pas quitter les Tuileries !
« Et je m’accrochai aux rideaux du lit, aux tapisseries de la porte, criant :
« – Non, non, non, je ne veux pas m’en aller !
« On m’emporta malgré moi, continua le jeune homme d’une voix étouffée. Un pressentiment me disait que je ne reverrais jamais les Tuileries : mon pressentiment ne m’a pas trompé !
– Eh bien, monseigneur, dit Rosenha, les Tuileries, si vous le voulez – songez-y bien ! – vous ne les aurez pas quittées pour toujours ! les Tuileries, si vous le voulez, vous les reverrez !
Et elle courut à la fenêtre – à la troisième fenêtre de l’aile droite du château de Schœnbrunn regardant Meidling –, et, saisissant les rideaux d’une main, de l’autre elle éleva et abaissa trois fois la bougie.
C’était, on se le rappelle, le signal demandé par le général Lebastard de Prémont. Le jeune homme fit d’abord un pas pour retenir Rosenha ; mais, réprimant presque aussitôt ce premier mouvement de faiblesse :
– Allons, dit-il, il faut que la destinée de tout homme s’accomplisse... Merci, Rosen !
Cinq minutes après, on entendit le bruit d’un cheval qui passait à fond de train sur la grand-route, dans la direction de Meidling à Vienne.