LX – Autour du lit de Carmélite, et près du lit de Colomban.

 

À neuf heures du matin, la voiture qui contenait M. Jackal, Salvator et Jean Robert s’arrêta à la porte de la maison où s’étaient passés les terribles événements que nous venons de raconter.

Trois autres voitures stationnaient déjà à cette porte : un fiacre, une petite calèche bourgeoise et une grande voiture armoriée.

– Elles sont là toutes trois, murmura Salvator.

M. Jackal échangea tout bas quelques paroles avec un homme habillé de noir qui se tenait à la porte.

L’homme noir monta sur un cheval attaché devant un cabaret, à quelques pas de là, et partit au galop.

– Je m’occupe de votre maître d’école, dit M. Jackal à Salvator et à Jean Robert.

Salvator répondit par un muet remerciement de tête et entra dans l’allée.

À peine y eut-il fait trois pas, qu’un chien couché sur le palier du premier étage bondit par les degrés et vint poser ses deux pattes sur ses épaules.

– Oui, mon chien, oui, Roland ! oui, elle est là, je le sais... Voyons, montre-nous le chemin, Roland.

Le chien monta le premier et s’arrêta devant la porte de la chambre de Carmélite.

M. Jackal, en homme qui a le droit de pénétrer partout, ouvrit cette porte et entra, suivi de Salvator et de Jean Robert.

Alors, un tableau d’une profonde poésie s’offrit aux regards de l’homme de police et des deux jeunes gens.

Qu’on se figure, en effet, autour du lit où Carmélite, encore engourdie, mais hors de danger, était étendue, trois jeunes filles agenouillées et priant.

Ces trois jeunes filles, égales en âge, égales en beauté, et vêtues toutes trois comme Carmélite était vêtue elle-même, c’est-à-dire d’un costume particulier qui trouve naturellement ici sa description.

Ce costume était celui des pensionnaires de Saint-Denis. Il se composait d’une robe de fine serge noire, à grande jupe étoffée, à corsage montant, et sur lequel était rabattu un col blanc plissé ; les manches des robes étaient amples et tombantes comme les manches des religieuses ; un grand ruban de laine tournant autour des deux épaules venait ceindre la taille en formant sur le dos un angle dont la base était à la ceinture, et le sommet aux épaules ; cette ceinture, large comme la main, était tissée de laine de six couleurs différentes : verte, violette, aurore, bleue, blanche et nacarat{9}. C’était, enfin, un costume semi-mondain, semi-religieux ; une femme du monde n’eût point mis dans son ajustement une si rigoureuse sévérité ; une religieuse n’eût point porté cette ceinture éclatante reflétant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

C’était, nous l’avons dit, le costume des pensionnaires de Saint-Denis, quand elles entrent dans ce qu’on appelle la classe de perfectionnement.

Jean Robert, du premier coup d’œil, reconnut Fragola, et il regarda Salvator pour la lui désigner ; mais celui-ci l’avait déjà vue, et même avait déjà été vu par elle.

Il posa son doigt sur sa bouche, recommandant ainsi le silence à Jean Robert.

Tout à coup, les deux amis reculèrent épouvantés : il leur avait semblé que le corps faisait un mouvement.

Ils ignoraient que Carmélite eût été sauvée par Ludovic.

– Ah ! ah ! dit M. Jackal avec cette indifférence des gens habitués à de pareils spectacles, elle n’est donc pas morte ?

– Non, monsieur, répondit la plus grande des jeunes filles, celle qui, par la taille et même par la beauté, semblait commander aux deux autres.

Jean Robert se retourna : le timbre de cette voix ne lui était point inconnu.

Il reconnut mademoiselle Régina de Lamothe-Houdon.

– Mais le jeune homme ? demanda M. Jackal.

– On espère encore, répondit Régina : il y a près de lui un jeune médecin, et, tant qu’il ne l’aura point abandonné, rien ne sera tout à fait perdu.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et, au grand étonnement de Jean Robert et de Salvator, Ludovic entra.

Il avait jeté de côté toute sa défroque de carnaval, ayant envoyé un homme à cheval prendre chez lui un habillement complet.

– Eh bien ? dirent toutes les voix.

Ludovic secoua la tête.

– Le religieux est près de lui, dit-il ; quant à moi, je n’ai plus rien à y faire.

Puis, comme on lui montrait Carmélite toujours muette, et dont les yeux, lorsqu’ils s’ouvraient, semblaient ne pas voir :

– Oh ! pauvre enfant ! dit Ludovic, laissez-la dans son ignorance : elle ne reviendra que trop tôt à la vie !

– Messieurs, dit M. Jackal à Salvator et à Jean Robert, nous ne sommes ici que par accident ; je crois donc qu’il serait bon de laisser la malade avec ses amies et le médecin, de faire au plus vite le procès-verbal, et de partir pour Versailles.

Jean Robert et Salvator s’inclinèrent en signe d’adhésion.

Fragola se leva et vint dire quelques mots à l’oreille de Salvator, qui répondit par un mouvement de tête affirmatif.

Après quoi, le commissaire et le poète sortirent comme ils étaient entrées, précédés par M. Jackal.

Tout était préparé dans la pièce du bas pour écrire le récit de l’événement.

La porte du corridor était ouverte, et, à travers les vitres des fenêtres du pavillon, on voyait brûler les cierges.

– Voulez-vous venir jeter quelques gouttes d’eau bénite et faire une prière sur ce pauvre corps ? dit Salvator au poète.

Jean Robert fit un signe de consentement, et, tandis que M. Jackal, pour se donner des idées, se bourrait le nez de tabac, tous deux s’acheminèrent vers le pavillon.

Colomban était couché sur son lit ; le drap, rejeté par-dessus sa tête, accusait à travers ses plis cette forme rigide que la main de la mort donne aux cadavres.

Un beau moine dominicain assis au chevet du lit, son livre ouvert sur ses genoux, mais la tête renversée en arrière, et laissant tomber de ses yeux des larmes silencieuses, disait la prière des morts.

En voyant les deux jeunes gens, qui entraient la tête nue et basse, le moine se leva.

Son regard se porta tour à tour sur Jean Robert et sur Salvator ; mais il était évident que les deux visages lui étaient inconnus.

L’impression qu’éprouva Salvator à la vue du moine fut toute différente.

En apercevant Dominique, le jeune homme s’arrêta et laissa presque échapper un cri de joie, tempérée cependant par le respect.

À ce cri, le moine se retourna ; mais le nouveau regard jeté par lui sur Salvator ne lui apprit rien de plus que le premier, et, sauf ce mouvement naturel d’étonnement qui n’eut que la durée d’un éclair, il resta impassible.

Mais Salvator s’avança vers lui.

– Mon père, lui dit-il, sans vous en douter, vous avez sauvé la vie à l’homme qui est devant vous ; et cet homme, qui ne vous a jamais vu, qui ne vous a jamais rencontré depuis, vous a voué une profonde reconnaissance... Votre main, mon père !...

Le moine tendit sa main au jeune homme, qui, malgré les efforts que fit Dominique pour la retirer, baisa respectueusement cette main.

– Maintenant, reprit Salvator, écoutez-moi, mon père. Je ne sais pas si vous aurez un jour besoin de moi ; mais, sur la chose la plus sainte qui ait jamais existé, sur le corps de l’homme d’honneur qui vient de rendre le dernier soupir, je vous jure que la vie que je vous dois est à vous !

– J’accepte, monsieur, répondit gravement le moine, quoique j’ignore quand et comment j’ai pu vous rendre le service que vous dites. Les hommes sont frères et mis dans ce monde pour s’entraider : quand j’aurai besoin de vous, j’irai à vous. Votre nom et votre adresse ?

Salvator alla au secrétaire de Colomban, puis écrivit son nom et son adresse sur un papier qu’il présenta au moine.

Le dominicain mit le papier tout plié dans son livre d’heures, se rassit au chevet de Colomban, et continua ses prières.

Les deux jeunes gens, tour à tour, prirent le rameau de buis trempé d’eau bénite et en aspergèrent le drap qui recouvrait le cadavre de Colomban.

Puis tous deux, s’agenouillant au pied du lit, firent mentalement une fervente prière.

Pendant qu’ils priaient, un homme, vêtu d’une livrée indiquant qu’il était domestique dans une riche maison bourgeoise, entra.

– Monsieur, dit-il au moine, je crois que c’est vous que je cherche.

– Que me voulez-vous, mon ami ? demanda Dominique.

– Mon maître se meurt, monsieur, et, comme le curé de Vanves est absent, il vous fait prier en grâce de venir recevoir sa confession.

– Mais, répondit le moine, je suis étranger à la commune : ce jeune homme près duquel je dis des prières était mon ami, et c’est sur la lettre qu’il m’a écrite, et qui, malheureusement, est arrivée trop tard, que je suis venu.

– Monsieur, reprit le domestique, je crois que cette qualité d’étranger est justement ce qui fait désirer à mon maître que vous l’assistiez... Il est bien mal, il est très mal ! et M. Pilloy, le chirurgien-major, interrogé par lui-même, lui a répondu que, s’il voulait prendre ses précautions, il n’avait pas de temps à perdre.

Le moine poussa un soupir et regarda le cadavre immobile, dont la forme transparaissait à travers le drap.

– Monsieur, continua le domestique, mon maître m’a dit de vous adjurer au nom de Dieu, dont vous êtes le ministre, de venir auprès de lui en toute hâte.

– J’aurais pourtant bien voulu ne pas quitter ce pauvre corps, dit le moine.

– Mon père, dit Salvator, il me semble que vous devez vos consolations aux vivants, avant de devoir vos prières aux morts.

– Puis, dit Jean Robert, si vous désirez que quelqu’un de pieux et de sympathique au grand malheur qui vous arrive reste ici ? me voilà.

– Monsieur, insista le domestique, que dirai-je à mon maître ?

– Dites lui que je vous suis, mon ami.

– Oh ! merci !

– Qui demanderai-je ?

– M. Gérard.

– Sa rue ? son numéro ?

– Oh ! monsieur, la première personne à qui vous vous informerez vous montrera la maison : mon pauvre maître est la providence du pays.

– Allez, dit le moine.

Le domestique sortit vivement.

– Vous me promettez de rester ici jusqu’à mon retour, monsieur ? demanda Dominique à Jean Robert.

– Vous me retrouverez où vous m’aurez quitté, mon père, dit le poète : au pied du lit.

– Et, si vous aviez quelque recommandation particulière à me faire, dit Salvator, je tâcherais de vous suppléer de mon mieux.

– J’accepte votre offre, monsieur ; vous savez que vous m’avez dit que je pouvais disposer de vous ?

– Faites !

– Colomban m’a chargé de veiller à ce que son corps fût déposé près du corps de celle qu’il aimait ; la Providence a permis qu’il n’y eût qu’un cadavre au lieu de deux : ce cadavre doit être soustrait le plus tôt possible aux yeux de la pauvre Carmélite ; j’ai donc décidé qu’aujourd’hui même, à quatre heures, je partirais pour la Bretagne... Il y a un père, là-bas : il a droit au corps de son fils et à mes consolations.

– À quatre heures, au bout du village, mon père, le cadavre, enfermé dans un cercueil de chêne, vous attendra, toutes formalités remplies, dans une voiture de poste. Vous n’aurez qu’à prendre votre place près de lui et à partir.

– Je suis pauvre, dit le moine, et n’ai sur moi qu’une somme à peine suffisante à mon voyage personnel ; comment pourrai-je ?

– Ne vous inquiétez pas, mon père, interrompit Salvator : les frais de voyage seront payés au retour.

Le moine s’approcha du lit, souleva le drap, baisa Colomban au front, et sortit.

Cinq minutes après, M. Jackal entra.

Il s’avança vers les deux jeunes gens, s’arc-bouta sur ses jambes écartées, se balança un instant, les mains dans ses poches ; puis, s’adressant plus particulièrement à Jean Robert :

– Vous êtes poète ? demanda-t-il au jeune homme.

– C’est à dire qu’on prétend que je le suis.

– En votre qualité de poète, continua l’homme de police, vous croyez à la Providence ?

– Oui, monsieur, j’ai le courage d’avouer cela.

– Il vous faut du courage, en effet ! dit M. Jackal en tirant sa tabatière de sa poche et en aspirant avec rage deux ou trois pincées de tabac.

– À quel propos me dites-vous cela ?

– Tenez, à propos de cette lettre.

Et il tira de sa poche une lettre qu’il montra à Jean Robert, mais sans la lui donner.

– Qu’est-ce que cette lettre ? demanda Jean Robert.

– C’est une lettre qui est arrivée hier au soir, dit M. Jackal, sur laquelle on a eu le soin d’écrire les deux mots très pressée, que le facteur a remise au bout du village à la jardinière Nanette, que la jardinière Nanette a emportée à Paris dans sa poche, et qui, si elle eût été lue hier au soir par ceux à qui elle était adressée, eût fait deux heureux au lieu de faire un mort et une désespérée ! Lisez !

Et il donna la lettre à Jean Robert.

Celui-ci la déplia et lut.

 

« Mon cher Colomban, ma chère Carmélite,

« N’est-ce pas que vous serez bien contents, bien heureux, quand vous verrez arriver cette lettre de votre ami Camille Rozan, au lieu de le voir arriver lui-même ?

« Je vous entends d’ici crier : “Oh ! ce bon, ce cher Camille !”

« Écoutez, mes bien chers, voici ce que m’écrit un de mes compatriotes à qui j’avais, dans le temps, parlé de mes projets de mariage avec vous, Carmélite :

« “Mon cher Rozan, tes deux amis vivent comme deux tourtereaux, sans se quitter d’un instant ; non seulement ils s’aiment, mais, je dirai plus, ils s’adorent !

« “Je crois que tu les troublerais fort en revenant.

« “Montre-toi donc grand comme Alexandre, qui cédait à Apelle sa maîtresse Campaspe{10}.

« “Je ne te dirai pas : Cède à Colomban ta maîtresse Carmélite ; mais je te dirai : Ne désunis pas deux cœurs que le ciel a créés l’un pour l’autre !

« Voilà ce que m’écrit mon compatriote, mon cher Colomban.

« Or, il y a une chose que je savais déjà, mon ami : c’est que tu aimais Carmélite ; il y a une chose que je sais maintenant : c’est que Carmélite t’aime ; puis, enfin, il y en a une troisième que tu m’as dite, et que je crois : c’est que tu mourrais plutôt que de trahir le serment que tu m’as fait de veiller sur Carmélite comme sur une sœur.

« Je ne veux pas que tu meures, mon pauvre Colomban ! et voilà pourquoi je te rends ta parole, ainsi que celle de Carmélite.

« Sois donc heureux, Colomban ! et, si ton sacrifice t’a pesé, reçois-en la plus grande récompense que je puisse t’offrir ; car c’est au moment de me séparer d’elle à jamais que je sens tout l’amour que j’avais encore pour Carmélite.

« Aussi, comme j’ai besoin d’éteindre cet amour, et de mettre entre mon cœur et le sien une barrière infranchissable, je me suis marié hier au soir, et c’est de la chambre nuptiale que je vous écris ce matin.

« Adieu donc, mon cher Colomban ! adieu donc, ma chère Carmélite ! je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez, avouant humblement ma faiblesse, je dirais presque ma lâcheté, si je n’étais sûr que cette nouvelle va vous combler de joie tous les deux, et surtout Carmélite.

« Votre ami,

« CAMILLE ROZAN. »

 

– Eh bien, demanda M. Jackal en reprenant la lettre, que dites-vous de cela, monsieur Jean Robert ?

– Je dis que c’est navrant ! répondit le jeune homme.

– Et vous croyez toujours à la Providence ?

– J’y crois.

– La Providence, monsieur Jean Robert, reprit M. Jackal en bourrant son nez de tabac, voulez-vous que je vous dise ce que c’est ?

– Vous me ferez plaisir, attendu que j’y crois de confiance.

– Eh bien, mon cher monsieur, la Providence, c’est une police bien faite ! Allons voir à Versailles si nous retrouverons la fiancée du maître d’école.

Et maintenant, si le lecteur nous faisait par hasard, tout haut, la question que Jean Robert adressa tout bas à Salvator, au moment où, fidèle à sa promesse, il laissait le commissionnaire de la rue aux Fers et l’homme de la rue de Jérusalem partir pour Versailles, et restait, lui, près du corps de Colomban ; si, par hasard, disons-nous, le lecteur nous demandait : « Comment M. Jackal pouvait-il, à sept heures et demie du matin, être informé des événements arrivés au Bas-Meudon de minuit à cinq heures du matin ? » nous répondrions ceci :

Il existait à cette époque une spirituelle institution qu’on appelait le cabinet noir.

Ce cabinet noir était un endroit où une douzaine d’employés étaient secrètement occupés à décacheter les lettres mises à la poste et à lire ces lettres avant que les personnes à qui elles étaient adressées{11}.

M. Jackal – en vertu des bruits qui couraient sur une triple conspiration, républicaine, orléaniste et napoléonienne –, M. Jackal ne dédaignait point, depuis un mois ou deux, de faire, dans ses moments perdus, la besogne d’un simple employé ; M. Jackal avait, en conséquence, passé la nuit à décacheter et à lire des lettres.

La lettre de Colomban à Dominique lui était tombée sous la main.

Il était alors quatre heures et demie du matin, à peu près.

M. Jackal avait aussitôt fait monter un homme à cheval et lui avait ordonnée de courir ventre à terre au Bas-Meudon.

M. Jackal – qui prétendait que la Providence, c’était une police bien faite –, M. Jackal espérait que son homme arriverait à temps.

Son homme arriva un instant après qu’on avait pénétré dans le pavillon de Colomban, et, par conséquent, arriva trop tard.

Au milieu du tumulte, on ne fit pas attention à lui.

Lui, il vit une lettre adressée à mademoiselle Régina de Lamothe-Houdon, à madame Lydie de Marande, et à mademoiselle Fragola Ponroy.

Il prit la lettre, et la porta à M. Jackal.

M. Jackal la lut, comme il avait lu la lettre adressée à Dominique.

Puis il ordonna à son homme de prendre un cheval frais, et de reporter la lettre à la place où il l’avait prise.

C’était ce que venait de faire le messager de M. Jackal, quand les deux jeunes gens virent ce dernier parler à un homme vêtu de noir dont le cheval était attaché à la porte d’un cabaret.

Ce que lui disait tout bas M. Jackal, c’est qu’il pouvait aller se coucher ; et qu’il ferait un rapport au préfet de police sur sa promptitude et son intelligence.