XCIX – Jalousie.

 

Tout à coup, le front du jeune homme se rembrunit.

Ses yeux venaient de s’arrêter sur le bracelet de diamants enroulé au bras de la jeune fille, et, du bracelet de diamants, avaient passé au sachet brodé pendu à la ceinture de Rosenha.

Le prince jeta un faible cri, et porta sa main à sa poitrine, comme s’il venait de recevoir un coup d’aiguille dans le cœur.

Rosenha redoubla de tendresses et de chatteries ; mais le front de l’amant resta soucieux.

Elle, cependant, continuait de sourire, quoiqu’elle eût entendu ce faible cri, quoiqu’elle vît ce front plissé.

Enfin elle parut se résoudre à aborder la question.

– Vous avez là, sur ce beau front, dit-elle en passant son doigt effilé sur la place qu’elle désignait ; vous avez là une pensée que vous me cachez, mon bien-aimé prince ! mais, pour moi, elle est aussi visible sur votre front qu’une mauvaise herbe dans un champ de roses.

Le duc respira péniblement.

– Voyons, continua Rosenha, qu’est-ce que cette pensée ? Dites-le-moi.

– Rosenha, répondit le prince, je suis jaloux.

– Jaloux ! fit Rosenha avec une coquetterie charmante. Eh bien, sur ma parole, je m’en doutais !

– Ah ! vous voyez bien !

– Jaloux ! répéta Rosenha.

– Oui, jaloux.

– Et de qui, mon cher seigneur ?

– D’abord, je suis jaloux de tout le monde en général...

– C’est n’être jaloux de personne.

– Mais de quelqu’un en particulier.

– Alors, c’est du bon Dieu, mon duc ; car, sauf lui, je n’aime que vous.

– Non, Rosenha, c’est d’une créature humaine.

– En ce cas, c’est de votre ombre, monseigneur.

– Ne plaisante pas avec une douleur, Rosenha !

– Avec une douleur ! votre jalousie va jusqu’à la douleur ?... Oh ! s’il en est ainsi, faisons-la cesser bien vite ! Voyons, quelle est cette personne ?

– Elle était ce soir au théâtre.

– Ah ! pour cela, c’est vrai ; ce soir, au théâtre, mon bien cher seigneur, vous aviez un rival.

– Vous en convenez ?

– Un rival dont j’ai reçu une déclaration d’amour dans toutes les formes.

– Et le nom de ce rival, Rosenha ?

– C’est le public, monseigneur.

– Oh ! dit le prince avec un petit mouvement d’humeur, je le sais bien, Rosenha, que la ville tout entière est amoureuse de vous... Mais écoutez-moi. Il s’agit d’un homme qui vous regardait avec des yeux si passionnés, qu’en vérité, j’aurais eu un certain plaisir à chercher querelle à cet impertinent personnage !

Rosenha sourit.

– Je parie, dit-elle, que vous voulez parler de l’Indien, monseigneur.

– Justement ! oui, je veux parler de cet homme, qui s’épanouissait insolemment dans sa loge.

– Très bien, très bien, monseigneur ! Continuez, je vous écoute.

– Oh ! ne raille pas, Rosen ! car j’en suis sérieusement jaloux... Il ne t’a pas quittée des yeux un seul instant, du moment où tu es entrée en scène, tandis que, pendant l’opéra, il semblait n’assister au spectacle que pour te chercher dans chaque loge.

– Que pour me chercher, moi ? En êtes-vous bien sûr ?

– Et toi, méchante fille, quand tu cessais de me regarder, c’était pour tourner les yeux du côté de ce nabab... Aussi, lorsque tu as reparu, quel présent royal t’a-t-il jeté, ce rajah de Lahore ?

– Vous pouvez en juger, monseigneur, dit la jeune fille en levant son poignet à la hauteur des yeux du prince.

– Oh ! j’ai bien reconnu les diamants, va ! ils sont venus m’aveugler jusque dans ma loge... Pauvre petit bouquet de violettes, quelle piètre mine tu faisais auprès d’eux !

– Où était le bouquet de violettes, monseigneur ?

Le duc sourit à son tour.

– Où sont les diamants ?

– Pourquoi les diamants ne sont-ils pas chez toi ?

– Parce que je n’ai pas voulu les séparer de la bourse qui les accompagnait.

– Pourquoi cette bourse est-elle à votre côté, alors ?

– Parce qu’elle renferme une lettre.

– De cet homme ?

– Oui, monseigneur, de cet homme.

– Il a osé t’écrire, Rosenha ?... Voyons, ne me fais pas souffrir plus longtemps ! L’avais-tu vu avant ce soir ? le connais-tu ?... T’aime-t-il ? l’aimes-tu ?

Ces derniers mots furent prononcés avec un tel accent de souffrance, qu’ils retentirent jusqu’au fond du cœur de la belle danseuse.

Son visage prit un air de gravité, et, quittant le ton de la plaisanterie :

– Tout est sérieux avec vous, Frantz, dit-elle, et j’aurais mauvais cœur si je riais plus longtemps de la peine que ce soupçon a pu vous causer. Je connais ou plutôt je devine, mon cher duc, toutes les tristesses que peuvent donner les soupçons les moins fondés ; aussi je veux écarter au plus vite celui-ci de votre cœur. Oui, Frantz, cet homme m’a regardée toute la soirée... Ne frissonnez pas ainsi ; attendez que j’aie fini... Mais, au regard de cet homme, croyez-moi, une femme ne se fût pas trompée une minute : ce regard, ce n’était point le regard passionné de l’amour ; c’était le regard humble et suppliant de l’amitié.

– Mais il vous a écrit, il vous a écrit, Rosenha ! vous me l’avez dit tout à l’heure, vous me l’avez avoué vous-même.

– Oui, sans doute, il m’a écrit.

– Et vous avez lu sa lettre ?

– Deux fois d’abord, monseigneur ; puis une troisième fois.

– Oh ! que feriez-vous donc pour une lettre de moi, alors ?

– Une lettre de vous, mon duc, je ne la lis pas une fois, je ne la lis pas deux fois, trois fois : je la lis toujours !

– Pardonne-moi, Rosen, mais la pensée qu’un homme ose t’écrire, cette seule pensée me fait bouillir le sang !

– Avant que vous sachiez pour quelle cause cet homme m’écrit, pauvre fou !

– Fou tant que tu voudras, Rosenha, je ne dis pas non ; oui, fou d’amour !... Voyons, chère fille de mon cœur, ne me rends pas malheureux plus longtemps ! Tiens, j’ai la poitrine oppressée comme s’il n’y avait plus d’air dans cette chambre.

– Ne vous ai-je donc pas dit que j’avais là sa lettre ?

– Oui.

– Eh bien, si je l’ai apportée, c’est pour vous la faire lire.

– Alors, donne-la-moi.

Et le prince étendit la main vers le sachet parfumé.

La jeune fille saisit cette main, et la baisa tendrement.

– Oui, sans doute, je vais vous la donner, dit-elle ; mais une pareille lettre ne doit pas être prise d’une main furieuse et jalouse.

– Dis-moi comment je dois la prendre ; mais, pour Dieu, donne-la-moi, Rosen, si tu ne veux pas me voir mourir !

Mais Rosen, au lieu de remettre la lettre au prince, posa successivement la main sur le cœur et sur le front du jeune homme, comme fait un magnétiseur à l’endroit du sujet qui lui est soumis.

– Calme-toi, cœur bouillant ! dit-elle ; refroidis-toi, front enflammé !

Puis, s’agenouillant :

– Ce n’est plus à mon bien-aimé Frantz que je m’adresse ; c’est à Napoléon, roi de Rome, que je désire parler.

Le jeune homme se redressa vivement, et, se levant de toute la grandeur de sa taille :

– Que dites-vous là, Rosenha, demanda-t-il, et de quel nom m’appelez-vous ?

Rosenha resta à genoux.

– Je vous appelle du nom que vous avez reçu devant les hommes et devant Dieu, sire ! et je remets, de la part d’un des plus braves généraux de votre illustre père, cette humble supplique à Votre Majesté.

Et, toujours à genoux, la jeune fille, tirant du sachet parfumé la lettre qu’il contenait, présenta cette lettre au jeune prince. Celui-ci la prit avec hésitation.

– Rosen, dit-il, vous m’assurez que je puis lire cette lettre ?

– Non seulement vous le pouvez, sire, dit la jeune fille, mais encore vous le devez.

Le duc essuya avec son mouchoir la sueur qui coulait sur son front pâle, et, dépliant la lettre, il lut d’une voix basse et tremblante :

 

« Ma sœur... »

 

– Ma sœur !... Cet homme est-il donc votre frère, Rosen ?

– Lisez, sire ! insista la jeune fille demeurant encore à genoux, et continuant de donner au prince son titre royal.

Le prince reprit sa lecture.

 

« Les Indiens, en donnant à Lachmé, déesse de la bonté, les contours suaves, les grâces ineffables, les séductions enchanteresses de la beauté, les Indiens ont voulu exprimer par cette idée que nulle n’était bonne sans être belle, de même que nulle n’était belle sans être bonne.

« La beauté du visage n’est, selon nos poètes, que le reflet naturel de la bonté de l’âme. Et voilà pourquoi, ayant eu la félicité de contempler la beauté de votre visage, j’ai découvert, à travers cette beauté, comme à travers un cristal limpide, les trésors de bonté de votre cœur... »

 

Le duc interrompit sa lecture ; les quelques lignes qu’il venait de lire n’étaient qu’un prélude complimenteur qui le laissait encore indécis sur le sens de la lettre. Il regarda la jeune fille, comme pour lui demander une explication.

– Continuez, je vous prie, dit Rosenha.

Le duc reprit :

 

« Nous avons tous les deux, ma sœur, pour le même homme, ou plutôt pour le même enfant, la même tendresse, le même amour, le même dévouement. Or, cette communauté d’affections établit entre nous, quelque étrangers que nous soyons en apparence l’un à l’autre, une étroite et sainte fraternité dont je réclame humblement les privilèges.

« L’un de ces privilèges, ma sœur, le premier, le plus précieux de tous, c’est d’aller causer de lui avec vous, le plus souvent et le plus longtemps qu’il me sera possible ; c’est de vous parler, dans ces entrevues que je réclame au nom de ce qu’il y a de plus sacré au monde – une conviction et un dévouement – : de sa santé qui m’effraie, de son avenir que je redoute, de son présent qui me brise le cœur ! c’est de chercher avec vous une issue à cette vie que la fatalité semble avoir minée ; c’est de nous efforcer ensemble de tout faire, non seulement pour son bonheur, mais encore pour sa gloire.

« C’est là, depuis que son père est mort, ma secrète pensée, mon but unique, mon espérance suprême... C’est pour arriver à sa réalisation que j’ai franchi les mers, traversé la moitié du monde, et que je traverserais l’autre moitié, au risque de laisser vingt fois ma vie sur le chemin que j’aurais à parcourir avant d’arriver jusqu’à lui.

« Or, vous le comprenez, ma sœur, c’est pour un grand dessin que je suis venu.

« À quatre mille lieues d’ici, quand je n’avais plus rien à désirer pour moi-même, j’ai fait pour lui le rêve de changer le nom de Frantz en celui de Napoléon. Laissez-moi donc espérer qu’aidé par vous, je remettrai sur le front du fils la couronne du père. J’en ai la ferme, l’immuable volonté ; et, s’il ne faut, pour le replacer sur le trône de France, que les bras d’un million d’hommes, je sais le moyen de les trouver.

« Un homme qui a suivi son père dans son double exil, à l’île d’Elbe d’abord, à Sainte-Hélène ensuite ; un homme qui vient lui parler de son père de la part de son père ; un homme dont le nom est peut-être parvenu jusqu’à lui, malgré l’emprisonnement où on le tient ; un homme dont le nom est le symbole de la fidélité et du dévouement, Gaetano Sarranti, mon compagnon, mon ami, celui qui est là à ma droite, connaît tous mes projets. C’est lui que je charge d’en instruire le prince ; il fera ce qu’à mon grand regret je ne puis faire, moi, dont tous les pas sont épiés. Obtenez pour lui une entrevue, et que cette entrevue soit sans témoin, nocturne, secrète.

« Il s’agit, comprenez-le bien, non pas de nos têtes – ce ne serait rien, nous ne faisons que notre devoir en les résignant à ce jeu terrible des conspirations –, mais de l’avenir du roi de Rome, de la fortune de Napoléon II.

« Nous ne venons pas vous dire : “Trouvez le moyen de nous introduire près du prince” ; ce moyen, nous l’avons. Nous venons vous dire : “Que le prince consente à recevoir M. Sarranti, et, demain, à la même heure où le prince lira cette lettre, M. Sarranti sera près de lui.”

« Demandez au prince la permission de me recevoir demain, vous, ma sœur, pour me rendre sa réponse ; et, si cette permission de me présenter chez vous m’est accordée, après avoir écarté les rideaux de la troisième fenêtre de l’aile droite du château qui regarde Meidling, levez et abaissez trois fois une bougie devant cette fenêtre ; je n’ai pas besoin d’autre avis.

« Dans l’attente de cette réponse, à laquelle nous attachons plus d’importance qu’un condamné à mort n’en attache à la nouvelle de sa grâce, je vous remercie, ô ma sœur ! vous embrasse fraternellement.

« Le général comte LEBASTARD DE PRÉMONT.

« P.S. Une recommandation suprême, ma sœur : le prince sait de quelle surveillance, invisible peut-être, mais réelle à coup sûr, il est entouré ; vous ne sauriez donc trop lui recommander la plus grande circonspection. Il n’a besoin de se fier à personne au monde, que vous et nous ; en conséquence, qu’il ne se fie pas même à ce jardinier dont vous croyez être sûrs, et qui vous introduit chaque soir près de lui. »

 

Le duc de Reichstadt releva la tête : c’était tout.

Au reste, la voix du jeune prince, au fur et à mesure qu’il avançait vers la fin de la lettre, avait pris une intonation qui indiquait à quel point il était impressionné par cette lecture ; mais, en arrivant à la signature, il ne put retenir un cri : ce nom de Lebastard de Prémont avait été vingt fois prononcé devant lui comme celui d’un des plus braves généraux de la période napoléonienne.

Quant à la jeune fille, demeurée à genoux, les mains jointes, devant le prince pendant toute la lecture de cette lettre, elle sentait couler sur ses joues deux larmes silencieuses, à l’attendrissante pensée de ces deux hommes, cœurs fermes et dévoués, qui venaient du fond des Indes pour avoir une entrevue avec le fils de leur ancien maître, oubliant les mesures inquisitoriales qui avaient été prises par les hommes de la coalition, la police arbitraire semée sous toutes les formes en Europe, et particulièrement à cette époque, la sévérité inflexible dont usait le gouvernement autrichien envers tout homme ayant approché l’empereur napoléon.

Elle frissonnait malgré elle en songeant que cet homme qu’elle venait de voir libre, riche, étincelant dans sa loge comme une divinité indienne dans son sanctuaire, pouvait, sur la divulgation de cette lettre qu’il lui avait jetée sous les yeux de deux mille personnes, être enlevé et conduit dans quelque noir cachot du Spielberg !

Et ce qui la touchait surtout profondément, la jeune femme au cœur pur, ardent et généreux, c’était la confiance que ces deux hommes avaient mise en elle, pauvre paria de la société, pauvre baladine de théâtre !

Aussi jurait-elle tout bas de reconnaître cette confiance, en secondant de tout son pouvoir les desseins de ces deux hommes.