LXXXI – Vieille histoire toujours nouvelle.
Pétrus, de retour dans son atelier, regarda avec joie d’abord, avec dégoût ensuite, les diverses toiles, où, de souvenir, il avait peint la fille du maréchal Lamothe-Houdon.
En effet, au bout de dix minutes d’examen, ces portraits lui semblèrent si fort au-dessous du modèle, qu’il fut tout près d’en faire un autodafé ; par bonheur, l’arrivée de Jean Robert le détourna de cette résolution.
Jean Robert était trop bon observateur pour ne pas voir qu’il se passait quelque chose de nouveau et d’extraordinaire dans la vie de son ami ; mais c’était un garçon fort discret que Jean Robert, qui ne hasarda qu’un pied sur le terrain de la curiosité, et qui, sentant de la résistance, fit immédiatement retraite.
Les jeunes gens – les jeunes gens distingués du moins – parlent rarement entre eux de leurs maîtresses, de leurs amours, et même de leurs simples liaisons ; tout cœur délicat aime l’ombre et le mystère, et introduit difficilement même un ami intime dans le tabernacle de ses affections.
Jean Robert resta le temps qu’il crut nécessaire pour donner à sa visite une autre apparence que celle d’une entrée et d’une sortie ; puis il inventa un prétexte et se retira, laissant Pétrus jouir solitairement de ses émotions.
Quelles étaient ces émotions ? C’est ce que Jean Robert ignorait ; mais peu lui importait : il avait deviné, au sourire de son ami, à ses yeux demi-voilés, à sa silencieuse distraction, que ces émotions étaient douces.
Pétrus, demeuré seul, passa une de ces adorables journées dont l’homme à son déclin ne retrouve pas sans frissonner de joie le vivifiant souvenir.
À partir de ce jour, ce rêve caressé par tout artiste, par tout jeune cœur hors du courant vulgaire – l’amour d’une femme dont le front porte la triple couronne de la beauté, de la grandeur et de la jeunesse –, ce rêve se réalisa pour lui.
Toutes les princesses de ses songes venaient de prendre une forme réelle, de s’incarner pour lui, de s’incarner en une seule femme ! Il fermait les yeux et il la voyait descendre de sa voiture dans un nuage de dentelles, de velours et d’hermine.
Le soir, il se mit à son piano – Pétrus, comme tous les peintres, adorait la musique –. Sa main eût été inhabile à jeter sur la toile le moindre reflet de ses décevantes émotions ; la musique seule, avec sa voix enchantée, ses vibrations qui naissent au ciel et se répandent sur la terre, la musique seule pouvait répondre aux appels passionnés du jeune homme.
Ce ne fut que bien avant dans la nuit qu’il se décida à se coucher et qu’il s’endormit. – Nous nous trompons en disant qu’il s’endormit : il veilla, les yeux fermés, jusqu’au moment où le jour arriva ; il veilla, c’est bien le mot, car une voix ne cessa de murmurer à son cœur et à son oreille le nom de Régina.
Il sortit de chez lui dès neuf heures du matin, bien que le rendez-vous ne fût que pour midi ; mais il lui eût été impossible de demeurer en place, et il passa les trois heures qui le séparaient de l’heure indiquée à se promener aux alentours de l’hôtel du maréchal.
L’hôtel de Lamothe-Houdon, situé, comme nous l’avons dit, rue Plumet (aujourd’hui rue Oudinot), se composait d’un grand corps de bâtiment élevé entre cour et jardin, et – au fond de ce jardin, dans un endroit qui semblait une oasis à mille lieues de Paris – d’un pavillon comprenant une salle à manger, un salon, un boudoir, enfermés dans une serre gigantesque qui faisait à cette gracieuse succursale du principal corps de logis une muraille de fleurs.
À l’extérieur, la clôture – à part les soubassements de la construction – était de vitres, et, à travers les vitres, on apercevait, comme au jardin des plantes de Paris, comme au jardin botanique de Bruxelles, comme dans les serres du célèbre horticulteur Van Houtte, mille plantes exotiques dont les feuilles, larges ou effilées, mais toutes d’une forme inconnue au Nord et à l’Occident, jetaient sur ce petit coin une couleur tropicale des plus pittoresques.
Ce pavillon, entouré d’arbres de tous côtés, était visible, cependant, sur l’une des faces : c’était la face du sud ; une éclaircie ménagée entre les hauts marronniers et les tilleuls touffus permettait de l’entrevoir par les barreaux de la grille de clôture.
C’est dans le boudoir de ce pavillon, dans ce jardin à ciel de cristal, moitié atelier, moitié serre – car les plus belles œuvres de l’art, comme les plus rares produits de la terre, s’y trouvaient réunis –, que Régina attendait Pétrus, non pas avec une impatience égale à celle du jeune homme, mais, il faut l’avouer, avec une certaine curiosité.
Il y avait dans le tempérament aristocratique de la jeune fille une appréciation rapide de toute supériorité ; supérieure elle-même, elle avait, aux premiers mots, senti qu’elle heurtait dans Pétrus un homme supérieur.
Le jeune homme arriva à l’heure dite, ni une minute avant, ni une minute après ; il était dans les strictes conditions de cette exactitude que Louis XIV appelait la politesse des rois{27}.
En mettant le pied dans cette corbeille de l’archipel Indien, Pétrus fut saisi d’un frisson de plaisir et d’admiration.
Vu du seuil de la porte, c’était, en effet, un spectacle ravissant pour un artiste comme l’était Pétrus, que celui qui se déroulait sous ses yeux ; le rêve de la plus vive imagination n’eût pas été plus loin que cette abondante réalité.
Il semblait que, dans l’embrassement sublime d’un céleste amour, l’art et la nature eussent enfanté leurs plus beaux chefs-d’œuvre.
Là étaient toutes les merveilles de l’art ; là étaient toutes les richesses du sol ; là, sous les fougères gigantesques de l’Amérique du Sud, deux amants en marbre rose s’embrassaient chastement, comme l’Amour et la Psyché de Canova{28} ; là, sous des bosquets de ravenalas et de palmiers, fuyaient des naïades échevelées de Clodion.
C’étaient vingt terres cuites de maîtres du XVIIe et du XVIIIe siècle, de Bouchardon, de Coysevox, mélangeant leur teinte rougeâtre avec le bronze florentin des maîtres du Moyen Âge ; c’étaient, sous les rosacées de l’Europe, sous les magnolias de l’Amérique du Nord, les Grâces de Germain Pilon, les Nymphes de Jean Goujon, les Amours de Jean de Bologne – ce grand maître que l’Italie nous a volé et ne veut pas nous rendre, quoique, depuis trois cents ans, son ombre réclame le titre de Français ! – ; c’étaient, enfin, cent chefs-d’œuvre de terre, de pierre, de bois, de marbre, de bronze, disposés harmonieusement dans cette espèce de forêt vierge en fleur, où toutes les contrées offraient un échantillon de leur végétation particulière et caractéristique, depuis les calcéolaires et les passiflores de l’Amérique du Sud, depuis les camélias, les hortensias, les balisiers, les arbres à thé, jusqu’aux lotus bleus, roses et blancs, jusqu’aux palmiers doux, jusqu’aux dattiers de l’Afrique ; depuis les sensitives, les figuiers, les fougères en arbre de Madagascar, jusqu’aux eucalyptus, aux épacridées, aux mimosas de l’Océanie – c’étaient, en un mot, une mappemonde en fleur !
Régina semblait la déesse protectrice, la fée toute-puissante de ce monde merveilleux.
Pétrus hésitait à entrer, même après que le valet l’eut annoncé, et Régina fut obligée de lui dire en souriant :
– Mais entrez donc, monsieur.
– Je vous demande pardon, mademoiselle, dit Pétrus ; mais, sur la porte du paradis, il est permis à un pauvre mortel d’hésiter.
Régina se leva et fit passer Pétrus au salon, transformé en atelier ; au milieu du salon, était dressé un chevalet supportant une toile assez haute et assez large pour qu’on pût y esquisser un portrait de grandeur naturelle.
Sur un pliant, étaient posées une boîte à couleur et une palette.
Le jour avait été ménagé par une main savante, et Pétrus n’eut presque rien à changer à la disposition des stores.
– Veuillez, mademoiselle, dit Pétrus, avoir la bonté de vous asseoir où vous voudrez, et de prendre la pose qui vous paraîtra la plus simple et la meilleure.
Régina s’assit, et, tout naturellement, prit une pose pleine de morbidesse et de grâce.
Pétrus choisit un fusain, et, avec une sûreté de main étrange, il esquissa l’ensemble du portrait.
Arrivé aux détails, et voyant que le visage de Régina allait manquer de cette animation de la bouche et des yeux qui fait la vie :
– Mon Dieu, mademoiselle, dit Pétrus, voulez-vous permettre que nous causions un peu... de ce que voudrez – de botanique, de géographie, d’histoire ou de musique – pendant cette première séance ? Je vous avoue que, quoique amoureux de la couleur, j’appartiens entièrement à l’école des peintres idéalistes ; si je rêvais quelque chose, si j’avais une espérance, ce serait de marier le sentiment de Scheffer à la couleur de Decamps{29}. Il me paraît donc impossible de faire un bon portrait devant un visage immobile ; j’entends, par immobile, un visage que la causerie n’anime point. Les personnes qui font faire leur portrait se donnent presque toujours, grâce au silence qu’elles gardent volontairement, ou à celui qu’un peintre inhabile ou timide les oblige à garder, un air contraint qui fait dire aux amis : « Oh ! ce n’est pas cela ! c’est beaucoup trop grave ! » ou « c’est beaucoup trop vieux ! » Et la faute retombe sur le pauvre peintre, tandis que l’on devrait songer que, le peintre ne connaissant pas son modèle, au lieu de lui donner son expression habituelle, lui a donné l’expression du moment.
– Vous avez raison, répondit Régina, qui avait écouté cette longue théorie, exposée par Pétrus sans prétention aucune, et tout en esquissant les accessoires du tableau ; et si, pour faire de moi un bon portrait, il vous suffit de voir mon visage animé par la causerie qui m’est la plus habituelle et la plus chère, je vous prie d’allonger la main et de sonner.
Pétrus sonna.
Le laquais qui l’avait introduit, et qui se tenait invisible, mais à la portée du premier appel, parut sur le seuil.
– Faites venir Abeille, dit Régina.
Cinq minutes après, une enfant de dix à onze ans entra, ou plutôt bondit, de la porte aux pieds de Régina.
Pétrus, impressionnable comme un artiste, et subissant l’influence irrésistible de la beauté sur certaines organisations, jeta un cri :
– Oh ! l’adorable enfant ! dit-il.
L’enfant qui venait d’entrer, et que sa sœur avait évoquée sous le nom caractéristique d’Abeille, était, en effet, une charmante petite fille à la figure transparente comme une feuille de rose, aux cheveux d’un blond ardent, bouclés tout autour de la tête ainsi qu’une touffe de boutons d’or, à la taille si mince, qu’elle semblait, comme celle d’une abeille, tout près de se briser.
Son front ruisselait de sueur, quoique l’on fût à la fin du mois de janvier.
– Tu m’as appelée, ma sœur ? demanda-t-elle.
– Oui ! où étais-tu donc ? répondit Régina.
– Dans la salle d’armes, à faire assaut avec papa.
Un sourire passa sur les lèvres de Pétrus : ce mot faire assaut lui semblait le dernier qui dût sortir de la bouche de cette enfant.
– Bon ! mon père te faisait encore faire des armes ? En vérité, il est plus enfant que toi, Abeille ! et je ne vous aimerai plus ni l’un ni l’autre si vous ne voulez pas m’obéir.
– Mais papa assure, Régina, que tu n’es devenue si grande et si belle que parce que tu as fait des armes ; et, comme je veux devenir aussi grande et aussi belle que toi, je lui dis toujours : « Papa, fais-moi faire des armes ! »
– Oui, et lui qui ne demande pas mieux ! Tiens, te voilà tout en nage, tout essoufflée... Je me fâcherai, Abeille ! – Comprenez-vous, monsieur, qu’une grande demoiselle de onze ans passe sa vie à faire des armes, comme un écolier de Salamanque ou un étudiant d’Heidelberg ?
– Sans compter que, lorsque le printemps va revenir, je monterai à cheval.
– Cela, c’est autre chose.
– Oui, mais papa m’a dit que, cette année, il t’achèterait, à toi, un autre cheval, et qu’à moi, il me donnerait l’Émir.
– Oh ! par exemple, si le maréchal fait cela, je le déclare parfaitement fou ! – Imaginez-vous, monsieur, que l’Émir est un cheval que personne n’ose monter.
– Excepté toi, Régina, qui lui fais sauter des fossés de six pieds de large et des barrières de trois pieds de haut.
– Parce qu’il me connaît.
– Eh bien, il me connaîtra à mon tour, et, s’il ne veut pas me connaître, je lui dirai tant de fois à coups de cravache : « Je suis la sœur de Régina et la fille du maréchal de Lamothe-Houdon », qu’il finira par comprendre.
– L’Émir, mademoiselle, dit Pétrus en se hâtant de profiter de l’animation de Régina pour esquisser sa tête, n’est-ce point un cheval noir à tous crins, de race arabe croisé anglais ?
– Oui, monsieur, dit Régina en souriant, mon cheval serait-il assez noble aussi pour avoir un blason ?
– Il vient d’un pays, mademoiselle, où les chiens et les faucons ont leur généalogie : pourquoi n’aurait-il pas la sienne ?
– Ah ! dit la petite Abeille à demi-voix, c’est monsieur qui fait ton portrait ?
– Oui, répondit Régina du même ton.
– Est-ce qu’il ne fera pas le mien aussi ?
– Je ne demande pas mieux, mademoiselle, dit en souriant Pétrus, et surtout posée comme vous l’êtes en ce moment !
La jeune fille était à moitié couchée, les coudes sur les genoux de sa sœur, sa tête pleine d’animation et d’intelligence reposant entre ses deux mains, tandis que Régina lui caressait le visage avec une fleur de réséda.
– Tu entends, ma sœur ? dit Abeille, monsieur ne demande pas mieux que de faire mon portrait.
– Oh ! dit Régina, il y mettra bien quelques conditions.
– Lesquelles ? dit Abeille.
– Mais que vous serez sage, mademoiselle, et que vous obéirez à votre sœur.
– Bon ! dit la petite fille, je connais par cœur mes commandements de Dieu ; ils disent :
Tes père et mère honoreras !
mais ils ne disent point :
Tes frère et sœur honoreras !
Je veux bien aimer Régina de tout mon cœur, mais je ne veux point lui obéir : je ne veux obéir qu’à mon père.
– Je crois bien ! dit Régina, il fait tout ce que tu veux.
– Mais je ne lui obéirais pas sans cela, dit en riant la petite Abeille.
– Allons, Abeille, dit Régina, tu te fais plus méchante que tu n’es. Mets-toi là bien sagement près de moi et raconte-nous une histoire.
Puis, se retournant vers Pétrus :
– Imaginez-vous, monsieur, continua-t-elle, que, quand je suis triste – ce qui m’arrive souvent –, cette enfant vient près de moi et me dit : « Tu es triste, ma sœur Régina ? Eh bien, je vais te conter une histoire » ; et alors, en effet, elle me conte des histoires qu’elle prend je ne sais où, dans sa tête folle certainement, mais des histoires qui parfois me font mourir de rire. – Voyons, Abeille, une histoire !
– Je veux bien, ma sœur, dit l’enfant, regardant Pétrus comme si elle eût voulu lui dire : « Écoutez celle-ci, monsieur le peintre. »
Pétrus écouta, tout en avançant énormément l’esquisse de la tête de Régina, qui, rendue au mouvement et à la simplicité de la vie habituelle, prenait une expression ravissante.
La petite fille commença.