LXXXVII – Où l’oncle et le neveu continuent, dans la salle à manger, la conversation commencée dans le salon.

 

L’oncle et le neveu entrèrent bras dessus, bras dessous dans la salle à manger ; le général pesait sur le bras de Pétrus de tout le poids d’un homme qui ne se soutient plus. Il s’assit dans son fauteuil, à sa place habituelle, et fit signe à son neveu de s’asseoir en face de lui.

Le général commença par avaler silencieusement deux assiettées d’une bisque aux écrevisses, qui suffisait à prouver que le cuisinier, lui aussi, était un grand artiste ; puis il se servit un verre de madère qu’il dégusta lentement, s’en versa un second verre, et passa la bouteille à son neveu en l’invitant à en faire autant que lui.

Pétrus se versa un verre de madère, l’avala avec une insouciance qui révolta visiblement son oncle, lequel apportait, d’habitude, la plus grave et la plus religieuse attention aux choses de la table.

– Frantz, dit le général, donnez à M. Pétrus une bouteille de marsala : il n’y verra pas de différence avec le vrai madère.

C’était sa façon de dégrader Pétrus de sa dignité de buveur, comme il avait dégradé Frantz de son grade de caporal.

Pétrus accepta la catastrophe avec une profonde résignation.

Le général passa presque de la colère au mépris.

Cependant, il tenta une seconde épreuve. On venait de lui apporter une bouteille de haut-laffitte tiédie à point ; il s’en servit un verre, comme il avait fait du madère, le dégusta en homme qui en apprécie les qualités suprêmes, fit clapper sa langue, et dit à son neveu :

– Tends ton verre.

Pétrus, préoccupé, tendit son verre à vin ordinaire.

– L’autre ! dit le général ; le verre-mousseline, malheureux !

Pétrus tendit le verre-mousseline, qui, par la finesse de sa forme, par la transparence de son cristal, méritait son nom plutôt deux fois qu’une.

Puis, le verre rempli, il le reposa près de son assiette.

– Mais bois donc tout de suite ! dit le général.

Pétrus ne songea nullement que cette recommandation de son oncle avait pour but d’empêcher le vin de se refroidir ou de perdre son arôme ; il crut seulement que son oncle s’inquiétait de l’avoir vu manger d’un ou deux plats sans boire ; – il abaissait une recommandation gastronomique à la simple hauteur d’une mesure d’hygiène !

Aussi, obéissant à son oncle, et sentant qu’en effet, le piment dont était assaisonné le karick à l’indienne qu’il venait de déguster lui avait laissé une certaine flamme dans la gorge, il transvasa son vin du petit verre dans le grand, remplit le grand verre d’eau fraîche, et l’avala d’un trait.

– Ah ! scélérat ! s’écria le général.

– Quoi donc ? mon oncle, demanda Pétrus, presque effrayé.

– Mais, si ton corsaire de père n’avait pas constamment fait ses courses dans la Manche, je croirais qu’il a rapporté du Cap un chargement de vin de Constance, ou, de la mer Noire, une pacotille de vin de Tokay, et que tu as été nourri au biberon avec du nectar !

– Pourquoi donc cela ?

– Comment, malheureux ! je te verse un verre de haut-laffite, du même qui a été mis en cave aux Tuileries en 1812, l’année de la comète ; du vin qui vaut douze francs la bouteille dans ma cave, mais qui, servi et tiédi à point, n’a pas de prix, et tu bois ce vin-là avec de l’eau ! – Frantz, tâche de te procurer du vin de Suresne, et désaltères-en mon neveu.

Puis, avec une grande mélancolie :

– Frantz, ajouta-t-il, retiens bien ceci : l’homme boit, l’animal s’abreuve.

– Excusez-moi, mon oncle, dit Pétrus, j’étais profondément distrait.

– C’est poli, ce que tu me dis là !

– C’est plus que poli, mon oncle : c’est galant. J’étais distrait parce que je pensais à notre conversation de tout à l’heure.

– Flatteur ! dit le général.

– Non, ma parole d’honneur, mon oncle !... Vous disiez donc ?

– Je ne sais plus ce que je disais ; seulement, comme j’avais faim, il est probable que je disais des bêtises.

– Vous me disiez que j’avais tort de déserter le monde.

– Ah ! oui... parce que, tu comprends bien ceci, mon cher enfant, l’individu a toujours besoin du monde, c’est-à-dire de la généralité, tandis que la généralité, c’est-à-dire le monde, n’a jamais besoin de l’individu.

– Cela, mon oncle, est une vérité incontestable.

– Ah ! ce ne serait pas une raison : il n’y a que les vérités incontestables qui aient été contestées avec acharnement : témoin Colomb, à qui on a contesté l’existence de l’Amérique ; Galilée, à qui on a contesté le mouvement de la terre ; Harvey, à qui on a contesté la circulation du sang ; Jenner, à qui on a contesté l’efficacité de la vaccine ; et Fulton, à qui on a contesté la puissance de la vapeur.

– Vous êtes prodigieux, mon oncle ! dit Pétrus avec une certaine admiration pour la verve de ce spirituel vieillard.

– Merci, mon neveu ! Eh bien, je te disais donc, ou je ne te disais pas – cela ne fait rien, puisque je te le dis maintenant –, que je t’avais présenté chez madame Lydie de Marande, une des plus jeunes, des plus jolies et des plus influentes femmes de l’époque ; tu y as été, naturellement, le jour de ta présentation dans la semaine suivante, tu y as déposé ta carte, et tu n’y es plus retourné. Elle reçoit la meilleure compagnie...

– Oh ! mon oncle, dites la plus mauvaise : elle reçoit tout le monde ; on dirait un salon de ministre !

– Mon cher neveu, j’ai causé de toi assez longtemps avec madame de Marande : elle t’a trouvé de figure agréable ; mais elle n’aime pas ta tournure.

– Voulez-vous que je vous donne une idée du goût de madame de Marande ?

– Donne.

– Son mari avait acheté la Locuste de Sigalon, un chef-d’œuvre : elle n’a pas eu de tranquillité qu’il ne l’ait rendue à l’auteur, sous prétexte que ce n’était point un sujet agréable à voir.

– C’était peu agréable, en effet.

– Comme si le Saint-Barthélemy de l’Espagnolet{39} était une chose réjouissante !

– Mais, aussi, je ne voudrais pas avoir dans ma salle à manger le Saint Barthélemy de l’Espagnolet.

– Eh bien, mon oncle, tâchez de l’avoir : vous me le donnerez.

– Je m’en occuperai, à condition que tu retourneras chez madame de Marande.

– Je commençais à l’aimer, mon oncle : vous allez me la faire haïr.

– Pourquoi cela ?

– Une femme qui reçoit un artiste, et qui ne voit en lui qu’un visage agréable et une mauvaise tournure !

– Eh ! que diable veux-tu qu’elle y voie ? Qu’est-ce que madame de Marande ? Une Madeleine en puissance de mari, et en impuissance de repentir. Est-ce qu’elle s’occupe d’art, elle ? Elle voit un jeune homme : elle le regarde ; quand tu vois un cheval, tu le regardes aussi.

– Oui ; mais, si beau qu’il soit, j’aime mieux une frise de Phidias.

– Et, quand tu vois une jeune et jolie femme, aimes-tu mieux une frise de Phidias ?

– Ma foi, mon oncle...

– N’achève pas, ou je te renie pour mon neveu ! Madame de Marande a raison, et tu as tort ; il y a en toi un peu trop de l’artiste et pas assez de l’homme du monde : ta démarche a une sorte de laisser-aller qu’on peut pardonner à un étudiant, mais qui ne sied pas à un homme de ton âge et de ton nom.

– Vous oubliez, mon oncle, que je me nomme du nom de mon père, et non du vôtre ; et que, si l’on peut être sévère sur la tournure d’un descendant de Josselin III, on doit être indulgent sur celle du fils d’un écumeur de mer, comme vous appelez mon père. Je me nomme Pétrus Herbel, mon oncle, et non le vicomte Herbel de Courtenay.

– Tout cela n’est pas une raison, mon neveu. Il y a beaucoup de caractère de l’homme dans sa démarche, dans sa façon de se tenir, de porter la tête, de mouvoir les bras ; un ministre marche autrement que ses employés, un cardinal autrement qu’un abbé, un garde des sceaux autrement qu’un notaire. Voudrais-tu donc marcher comme un huissier ou comme un garde du commerce ? Tiens, par exemple, tes vêtements sont fabriqués d’une façon pitoyable ; ton tailleur n’est qu’un âne !

– C’est le vôtre, mon oncle.

– Ah ! la belle réponse ! Que je te donne mon cuisinier, comme je t’ai donné mon tailleur, et, au bout de six mois, mon cuisinier sera un droguiste. Fais venir M. Smith...

– Je m’en garderai bien, mon oncle ; il vient assez tout seul, sans que je le fasse venir !

– Bon ! nous avons des dettes chez notre tailleur ?

– Voulez-vous que je lui dise de passer chez vous, en venant chez moi ?

– Ma foi, j’en suis tenté.

– Ah ! mon oncle, la belle tentation que vous avez là !

– Nous verrons cela tout à l’heure... Je te disais donc d’appeler ton tailleur et de lui demander : « Qui est-ce qui fait les habits de mon oncle ? » S’il te répond : « C’est moi ! » M. Smith est un fat ; c’est comme si mon cuisinier me disait que c’est lui qui fait ma cuisine ! Ce qui fait mes habits, mon cher, c’est ma manière de les porter. Imite-moi, Pétrus, moi qui ai soixante-huit ans : donne la valeur de l’élégance à ce que tu portes, et tu seras un charmant cavalier, que tu t’appelles Herbel ou Courtenay.

– Quelle coquetterie pour moi, mon oncle !

– C’est comme cela ; que veux-tu !

– Mais à propos de quoi vous occupez-vous de mes habits ? Auriez-vous l’intention de faire de moi un dandy, par hasard ?

– Tu tombes toujours dans les extrêmes. Je ne veux pas faire de toi un dandy ; je veux faire de toi un homme élégant, mon neveu. Songe donc que, lorsque les gens qui nous connaissent te voient passer, ils disent à ceux qui ne nous connaissent pas : « Voyez-vous ce jeune homme ? – Oui. – Eh bien, il a un oncle qui pèse cinquante mille livres de rente ! »

– Oh ! mon oncle, qui dit cela ?

– Toutes les mères qui ont des filles à marier, monsieur.

– Bon ! et moi qui vous écoutais sérieusement. Tenez, mon oncle, vous n’êtes qu’un égoïste.

– Comment cela ?

– Je vous vois venir : vous voulez vous débarrasser de moi ; vous voulez me marier.

– Eh bien, quand cela serait ?

– Je vous répéterais ce que je vous ai déjà dit cent fois depuis un an : non, mon oncle.

– Eh ! mon Dieu ! tu diras cent fois, mille fois, dix mille fois non, et, un beau jour, tu diras oui.

Pétrus sourit.

– C’est possible mon oncle ; mais rendez-moi cette justice d’avouer que, jusqu’à présent, j’ai dit non.

– Tiens, tu es un brigand comme ton père ! Je te devine : tu as dessein, un jour que tu trouveras ta belle, de forcer mon secrétaire. Voyons, pourquoi cet entêtement à rester garçon ? À la fin, tu me feras perdre patience.

– Mais vous êtes bien resté garçon, vous !

– Parce que je me fiais à ton père et à toi pour perpétuer la race des Courtenay. Comment ! je m’occupe de te chercher une femme ; je te trouve une jeune fille remplie d’esprit, qui te tend les deux mains, qui t’apporte cinq cent mille francs dans chaque main, et tu refuses cette estimable personne ! Mais sur qui comptes-tu donc ? Sur la reine de Saba ?

– Que voulez-vous, mon oncle ! la jeune fille était laide ; moi, je suis peintre, vous comprenez ?

– Non, je ne comprends pas.

– La forme avant tout !

– Alors, bien décidément, tu ne veux pas épouser ce million-là ?

– Non, mon oncle.

– Eh bien, soit ; je t’en chercherai un autre.

– Hélas ! mon oncle, je sais bien que vous le trouverez ; mais laissez-moi vous dire ceci : ce n’est pas la mariée que je n’aime point, c’est le mariage.

– Ah çà ! tu es donc un sacripant comme ton père ? tu ne fais donc pas attention que tu attentes froidement aux jours de ton oncle ? Comment ! j’aurai jeté dans ce gouffre qu’on appelle un neveu le fruit de soixante ans d’expérience, je l’aurai aimé comme mon propre fils, je me serai brouillé pour lui, ainsi que je viens de la faire, avec une amie – je me trompe –, avec une ennemie de quarante ans, et le drôle ne me sera pas agréable une fois dans sa vie ! Je ne lui ai jamais demandé qu’une chose : c’est de se marier, et il refuse ! Mais tu n’es donc qu’un bandit ? Je veux que tu te maries ; je l’ai mis dans ma tête, et tu te marieras, ou tu diras pourquoi !

– Mais je viens de vous le dire, mon oncle.

– Écoute, si tu ne te maries pas, je te désavoue, je te renie ! je ne vois plus en toi qu’un héritier, c’est-à-dire un ennemi armé contre mes cinquante mille livres de rente, et je me marie moi-même comme mesure de sûreté : j’épouse ton million.

– Vous m’avez avoué tout à l’heure que la jeune fille était laide, mon oncle.

– Mais, une fois qu’elle sera ma femme, je ne l’avouerai plus.

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’il ne faut jamais dégoûter les autres de ce qui ne nous convient pas. Voyons, Pétrus, sois bon garçon : si tu ne te maries pas pour toi, marie-toi pour ton oncle.

– Vous me demandez justement la seule chose que je ne puisse faire pour vous.

Mais donne-moi au moins une raison valable, mille millions de tonnerres !

– Mon oncle, je ne veux pas tenir ma fortune d’une femme.

– Et la raison ?

– Il me semble qu’il y a quelque chose de honteux dans ce calcul.

– Pas mal, pour le fils d’un pirate. Eh bien, je te dote, moi.

– Oh ! mon oncle...

– Je te donne cent mille francs.

– Je suis plus riche, garçon, sans vos cent mille francs, que je ne le serais, étant marié, avec cinq mille livres de rente de plus.

– Je t’en donne deux cent mille, je t’en donne trois cent mille, je te donne la moitié de ma fortune, s’il le faut ; que diable ! je ne suis pas Breton pour rien !

Pétrus prit la main de son oncle, et la lui baisa tendrement.

– Tu me baises la main ; ce qui veut dire : « Allez vous promener, mon oncle ! et plus vous irez loin, plus vous me ferez plaisir ! »

– Oh ! mon oncle !

– Ah ! j’y suis ! s’écria le général en se frappant le front.

– Je ne crois pas, répondit Pétrus en souriant.

– Tu as une maîtresse, malheureux !

– Vous vous trompez, mon oncle.

– Tu as une maîtresse, te dis-je ! c’est clair comme le jour.

– Je vous jure que non.

– Je la vois d’ici : elle a quarante ans ; elle te tient dans ses serres ; vous vous êtes fait serment de vous aimer toujours ; vous vous croyez seuls au monde, et vous vous figurez que les choses dureront ainsi jusqu’au jour où sonnera le tocsin du jugement dernier.

– Pourquoi quarante ans, mon oncle ? demanda Pétrus en riant.

– Parce qu’il n’y a qu’à quarante ans qu’on croie à l’éternité de l’amour – les femmes, bien entendu –. Ne ris pas : c’est là ton ver rongeur ; je suis certain de ce que je dis. En ce cas, mon ami, ajouta le général avec une profonde compassion, je ne te blâme pas, je te plains ; et il ne me reste qu’à attendre tranquillement la mort de ton infante.

– Eh bien, mon oncle...

– Quoi ?

– Puisque vous êtes si bon...

– Tu vas me demander mon consentement pour épouser ta grand-mère, malheureux !

– Non, soyez tranquille.

– Tu vas me supplier de reconnaître les enfants que tu as eus !

– Mon oncle, rassurez-vous, je n’ai pas le bonheur d’être père.

– Est-ce que l’on est jamais sûr de cela ? Au moment où tu es entré, la marquise de la Tournelle voulait bien me persuader...

– Quoi ?

– Rien... Continue ; je m’attends à tout ; seulement, si la chose est trop grave, remets-la à demain, pour ne pas troubler ma digestion.

– Vous pouvez entendre sans émotion ce que je vais dire, mon oncle.

– Alors, parle. – Un verre d’alicante, Frantz ; je veux entendre dans les meilleures dispositions possibles ce que mon neveu a à me dire... Là, c’est bien ! – Va, maintenant, Pétrus ! ajouta tendrement le général en mirant aux flammes du candélabre le rubis contenu dans son verre. Ta maîtresse ?...

– Je n’ai pas de maîtresse, mon oncle.

– Mais qu’as-tu donc, alors ?

– J’ai, depuis six mois, pour une personne qui le mérite sous tous les rapports, une de ces passions, voyez-vous...

– Non, je ne vois pas, dit le général.

– Qui n’aura, probablement, aucun résultat.

– Eh bien, mais, alors, ta passion est du temps perdu.

– Non, pas plus que n’a été du temps perdu la passion de Dante pour Béatrice, de Pétrarque pour Laure, du Tasse pour Éléonore.

– C’est-à-dire que tu ne voulais pas épouser une femme, et lui devoir ta fortune, tandis que tu veux bien avoir une maîtresse, et lui devoir ta réputation. Est-ce logique, ce que tu fais là, Pétrus ?

– On ne peut plus logique, mon oncle !

– Et quel chef-d’œuvre dois-tu déjà à ta Béatrice, à ta Laure, à ton Éléonore ?

– Vous souvenez-vous de mon tableau du Croisé ?

– C’est ton meilleur, depuis que tu l’as retouché surtout.

– Le visage de la jeune fille qui puise de l’eau à la fontaine a paru vous satisfaire complètement.

– C’est vrai, il m’a singulièrement plu.

– Vous m’avez demandé où j’avais pris mon modèle.

– Et tu m’as répondu que tu l’avais pris dans ton imagination ; ce qui, soit dit en passant, m’a paru assez fat.

– Eh bien, je vous ai indignement trompé, sournoisement trompé, mon bon oncle.

– Scélérat !

– Mon modèle, c’était elle.

– Elle ! qui, elle ?

– Vous voulez que je vous dise son nom ?

– Comment, si je le veux ? Je crois bien !

– Remarquez que je n’ai ni l’espérance d’être jamais son mari, ni la prétention d’être jamais son amant.

– Raison de plus pour la nommer : il n’y a pas d’indiscrétion avec un pareil préambule.

– C’est mademoiselle...

Pétrus s’arrêta tout tremblant ; il lui semblait qu’il allait commettre un crime.

– C’est mademoiselle ?... répéta le général.

– Mademoiselle Régina.

– De Lamothe-Houdon ?

– Oui, mon oncle.

– Ah ! s’écria le général en se renversant violemment en arrière, ah ! bravo, mon neveu ! si nous n’avions pas la table entre nous deux, je te sauterais au cou, et je t’embrasserais !

– Que voulez-vous dire ?

– Ah ! je dis qu’il y a un Dieu pour les honnêtes gens !

– Je ne comprends pas.

– Je dis, mon enfant, que tu seras mon Rodrigue, mon vengeur{40} !

– Expliquez-vous, par grâce !

– Mon ami, demande-moi tout ce que tu voudras : tu viens de me faire le plus grand plaisir que j’aie éprouvé de ma vie.

– Oh ! mon oncle, croyez que j’en suis aux anges ! Alors, je puis continuer ?

– Non, pas ici, mon enfant : je suis un philosophe de l’école d’Épicure, un fils de la molle cité qu’on appelle Sybaris{41} ; la fraîcheur de ton récit s’accorderait mal avec l’odeur du gigot et de la choucroute. Passons au salon. – Frantz, d’excellent café, mon garçon ! les liqueurs les plus fines, les plus parfumées ! Frantz, tu peux remettre ta croix, recoudre tes galons : je te pardonne en faveur de mon neveu. – Viens, Pétrus, cher enfant de mon cœur ! Ainsi, tu dis donc que tu aimes mademoiselle Régina de Lamothe-Houdon ?

Et, ce disant, le général jeta son bras autour du cou de Pétrus avec autant de grâce et d’élégance, et nous dirons presque de jeunesse, que le fait Pollux autour du cou de Castor, dans ce beau groupe antique, chef-d’œuvre d’un maître inconnu.

Et tous deux passèrent devant Frantz, qui, la main gauche à la couture de sa culotte, la main droite à son front, les regarda passer, le visage rayonnant de joie et de fierté, en murmurant :

– Oh ! mon chén’ral ! mon chén’ral !...