En apercevant le roi, Ferrari écarta les deux hommes qui le soutenaient, et, comme si la présence de son maître eût suffi à lui rendre ses forces, il fit seul trois pas en avant, et, tandis que les deux hommes se retiraient et refermaient la porte derrière eux, il tira de sa poche la dépêche de la main droite, la présenta au roi, tandis qu’il portait, pour saluer militairement, la gauche à son front.
– Bon ! dit pour tout remercîment le roi en prenant la dépêche, voilà mon imbécile qui s’est laissé tomber.
– Sire, répondit Ferrari, Votre Majesté sait qu’il n’y a pas, dans toutes les écuries du royaume, un cheval capable de me démonter ; c’est mon cheval, et non pas moi, qui s’est laissé tomber, et, quand le cheval tombe, sire, il faut que le cavalier, fut-il roi, en fasse autant.
– Et où cela t’est-il arrivé ? demanda Ferdinand.
– Dans la cour du château de Caserte, sire.
– Et que diable allais-tu faire dans la cour du château de Caserte ?
– Le maître de poste de Capoue m’avait dit que le roi était au château.
– C’est vrai, j’y étais, grommela le roi ; mais, à sept heures du soir, je l’avais quitté, ton château de Caserte.
– Sire, dit le cardinal, qui voyait pâlir et chanceler Ferrari, si Votre Majesté veut continuer l’interrogatoire, elle doit permettre à cet homme de s’asseoir, ou sinon il va se trouver mal.
– C’est bien, dit Ferdinand. Assieds-toi, animal !
Le cardinal approcha vivement un fauteuil.
Il était temps ; quelques secondes de plus, Ferrari tombait étendu sur le parquet ; il tomba seulement assis.
Quand le cardinal eut fini, le roi qui le regardait tout étonné de la peine qu’il se donnait pour son courrier, le prit à part et lui dit :
– Vous avez entendu, cardinal, à Caserte ?
– Oui, sire.
– Justement, à Caserte ! insista le roi.
Puis, à Ferrari :
– Et comment la chose est-elle arrivée ? demanda-t-il.
– Il y avait soirée chez la reine, sire, répondit le courrier. La cour était encombrée de voitures ; j’ai tourné trop court et n’ai point assez soutenu mon cheval en tournant ; il s’est abattu des quatre pieds et je me suis fendu la tête contre une borne.
– Hum ! fit le roi.
Et, tournant et retournant la lettre dans sa main, comme s’il hésitait à l’ouvrir :
– Et cette lettre, dit-il, c’est de l’empereur ?
– Oui, sire : j’avais un petit retard de deux heures, parce que l’empereur était à Schœnbrünn.
– Voyons toujours ce que m’écrit mon neveu, venez, cardinal.
– Permettez, sire, que je donne un verre d’eau à cet homme et que je lui mette à la main un flacon de sels, à moins que Votre Majesté ne lui permette de se retirer chez lui, auquel cas j’appellerais les hommes qui l’ont amené et je le ferais reconduire.
– Non pas ! non pas ! mon éminentissime ; vous comprenez que j’ai à l’interroger.
En ce moment, on entendit gratter à la porte du cabinet donnant dans la chambre à coucher, et, derrière la porte, pousser de petits gémissements.
C’était Jupiter, qui reconnaissait Ferrari et qui, plus soucieux de son ami que Ferdinand ne l’était de son serviteur, demandait à entrer.
Ferrari, lui aussi, reconnut Jupiter et étendit machinalement le bras vers la porte.
– Veux-tu te taire, animal ! cria Ferdinand en frappant du pied.
Ferrari laissa retomber son bras.
– Sire, dit Ruffo, ne permettrez-vous pas que deux amis, après s’être dit adieu au départ, se disent bonjour à l’arrivée ?
Et, pensant que Jupiter tiendrait lieu au courrier de verre d’eau et de sels, il profita de ce que le roi, ayant décacheté la dépêche, était absorbé dans sa lecture, pour aller ouvrir à Jupiter la porte de la chambre à coucher.
Celui-ci, comme s’il eût deviné qu’il devait la faveur qui lui était faite à une distraction de son maître, se glissa en rampant et en passant le plus loin possible du roi vers Ferrari, et, tournant autour de son fauteuil, il se dissimula derrière le siège et celui qui y était assis, allongeant câlinement sa tête caressante entre la cuisse et la main de son père nourricier.
– Cardinal, fit le roi, mon cher cardinal !
– Me voilà, sire, répondit l’Éminence.
– Lisez donc.
Puis, au courrier, tandis que le cardinal prenait la lettre et la lisait à son tour :
– C’est l’empereur lui-même qui a écrit cette lettre ? demanda-t-il.
– Je ne sais, sire, répondit le courrier ; mais c’est lui-même qui me l’a remise.
– Et, puisqu’il te l’a remise, personne n’a vu cette lettre ?
– J’en puis jurer, sire.
– Elle ne t’a pas quitté ?
– Elle était dans ma poche au moment où je me suis évanoui, elle était dans ma poche au moment où je suis revenu à moi.
– Tu t’es donc évanoui ?
– Ce n’est point ma faute, le coup a été très-violent, sire.
– Et qu’a-t-on fait de toi quand tu as été évanoui ?
– On m’a porté dans la pharmacie.
– Qui cela ?
– M. Richard.
– Qui est-ce, M. Richard ? Je ne connais pas.
– Le secrétaire de M. Acton.
– Qui t’a pansé ?
– Le médecin de Santa-Maria.
– Et personne autre ?
– Je n’ai vu que lui et M. Richard, sire.
Ruffo se rapprocha du roi.
– Votre Majesté a lu ? dit-il.
– Pardieu ! fit le roi. Et vous ?
– Moi aussi.
– Qu’en dites-vous ?
– Je dis, sire, que la lettre est formelle. Les nouvelles que l’empereur reçoit de Rome sont, à ce qu’il paraît, les mêmes que les nôtres ; il dit à Votre Majesté de se charger de l’armée du général Championnet ; qu’il se chargera de celle du général Joubert.
– Oui, reprit le roi, et voyez : il ajoute qu’aussitôt que je serai à Rome, il passera la frontière avec cent quarante mille hommes.
– L’avis est positif.
– Le corps de la lettre, reprit Ferdinand avec défiance, n’est pas de la main de l’empereur.
– Non ; mais la salutation et la signature sont autographes ; peut-être Sa Majesté Impériale était-elle assez sûre de son secrétaire pour lui confier ce secret.
Le roi reprit la lettre des mains de Ruffo, la tourna et la retourna.
– Voulez-vous me montrer le cachet, sire ?
– Oh ! dit le roi, quant au cachet, il n’y a rien à y reprendre : c’est bien la tête de l’empereur Marc-Antoine, je l’ai reconnue.
– Marc-Aurèle, veut dire Votre Majesté.
– Marc-Antoine, Marc-Aurèle, murmura le roi, n’est-ce point la même chose ?
– Pas tout à fait, sire, répliqua Ruffo en souriant ; mais la question n’est point là ; l’adresse est de la main de l’empereur, la signature est de la main de l’empereur ; en conscience, sire, vous n’en pouvez pas demander davantage. Votre Majesté a-t-elle d’autres questions à faire à son courrier ?
– Non, qu’il aille se faire panser.
Et il lui tourna le dos.
– Et voilà les hommes pour lesquels on se fait tuer ! murmura Ruffo, en allant à la sonnette.
Au son du timbre, le valet de pied de service entra.
– Rappelez les deux valets de pied qui ont amené Ferrari, dit le cardinal.
– Oh ! merci, Votre Éminence ; j’ai repris des forces et je regagnerai bien ma chambre tout seul.
En effet, Ferrari se leva, salua le roi et s’achemina vers la porte, suivi de Jupiter.
– Ici, Jupiter ! fit le roi.
Jupiter s’arrêta court, n’obéissant qu’à moitié, accompagna Ferrari des yeux jusqu’à ce que celui-ci fût dans l’antichambre, et, avec une plainte, alla se coucher sous la table du roi.
– Eh bien, idiot ! que fais-tu là ? demanda Ferdinand au valet de pied qui se tenait debout à la porte.
– Sire, répondit celui-ci en tressaillant, Son Excellence sir William Hamilton, ambassadeur d’Angleterre, fait demander si Votre Majesté veut bien lui faire l’honneur de le recevoir.
– Pardieu ! tu sais bien que je le reçois toujours.
Le valet sortit.
– Dois-je me retirer, sire ? demanda le cardinal.
– Non pas ; restez au contraire, mon éminentissime ; la solennité avec laquelle l’audience m’est demandée indique une communication officielle, et je ne serai probablement point fâché de vous consulter sur cette communication.
La porte se rouvrit.
– Son Excellence l’ambassadeur d’Angleterre ! dit le valet sans reparaître.
– Zitto ! dit le roi en montrant au cardinal la lettre de l’empereur et en la mettant dans sa poche.
Le cardinal fit un geste qui correspondait à cette réponse : « Sire, la recommandation était inutile. »
Sir William Hamilton entra.
Il salua le roi, puis le cardinal.
– Soyez le bienvenu, sir William, dit le roi, d’autant mieux le bienvenu que je vous croyais à Caserte.
– J’y étais en effet, sire ; mais la reine nous a fait l’honneur de nous ramener, lady Hamilton et moi, dans sa voiture.
– Ah ! la reine est de retour ?
– Oui, sire.
– Il y a longtemps que vous êtes arrivé ?
– À l’instant même, et, ayant une communication à faire à Votre Majesté…
Le roi regarda Ruffo en clignant de l’œil.
– Secrète ? demanda-t-il.
– C’est selon, sire, reprit sir William.
– Relative à la guerre, je présume ? dit le roi.
– Justement, sire, relative à la guerre.
– En ce cas, vous pouvez parler devant Son Éminence ; nous nous entretenions de ce sujet au moment où l’on vous a annoncé.
Le cardinal et sir William se saluèrent, ce qu’ils ne faisaient jamais quand ils pouvaient faire autrement.
– Eh bien, fit sir William renouant la conversation, Sa Seigneurie lord Nelson est venue hier passer la soirée à Caserte, et, en partant, nous a laissé, à lady Hamilton et à moi, une lettre que je crois de mon devoir de communiquer à Votre Majesté.
– La lettre est écrite en anglais ?
– Lord Nelson ne parle que cette langue ; mais, si Votre Majesté le désire, j’aurai l’honneur de la lui traduire en italien.
– Lisez, sir William, dit le roi ; nous écoutons.
Et, en effet, pour justifier le pluriel employé par lui, le roi fit signe à Ruffo d’écouter pendant qu’il écoutait lui-même.
Voici le texte même de la lettre, que sir William traduisait de l’anglais en italien pour le roi, et que nous traduisons de l’anglais en français pour nos lecteurs[1] :
À Lady Hamilton.
» Naples, 3 octobre 1798.
» Ma chère madame,
» L’intérêt que vous et sir William Hamilton avez toujours pris à Leurs Majestés Siciliennes est, depuis six ans, gravé dans mon cœur, et je puis vraiment dire que, dans toutes les occasions qui se sont offertes, et elles ont été nombreuses, je n’ai jamais cessé de manifester ma sincère sympathie pour le bonheur de ce royaume.
» En vertu de cet attachement, chère madame, je ne puis rester indifférent à ce qui s’est passé et à ce qui se passe à cette heure dans le royaume des Deux-Siciles, ni aux malheurs qui, d’après ce que je vois clairement sans être diplomate, sont prêts à s’étendre sur tout ce pays si loyal, et cela, par la pire de toutes les politiques, celle de la temporisation.
» Depuis mon arrivée dans ces mers, c’est-à-dire depuis le mois de mai passé, j’ai vu dans le peuple sicilien un peuple dévoué à son souverain, et détestant terriblement les Français et leurs principes. Depuis mon séjour à Naples, il en a été de même, et j’y ai trouvé les Napolitains, depuis le premier jusqu’au dernier, prêts à faire la guerre aux Français, qui, comme on le sait, organisent une armée de voleurs pour piller ce royaume et abattre la monarchie.
» Et, en effet, la politique de la France n’a-t-elle pas toujours été de bercer les gouvernements dans une fausse sécurité pour les détruire ensuite ? et, comme je l’ai déjà assuré, est-ce qu’on ne sait pas que Naples est le pays qu’ils veulent surtout livrer au pillage ? Sachant cela, mais sachant que Sa Majesté Sicilienne a une puissante armée, prête, m’assure-t-on, à marcher sur un pays qui lui ouvre les bras, avec l’avantage de porter la guerre ailleurs, au lieu de l’attendre de pied ferme, je m’étonne que cette armée ne se soit pas mise en marche depuis un mois.
» J’ai pleine confiance que l’arrivée si heureuse du général Mack poussera le gouvernement à profiter du moment le plus favorable que la Providence lui ait accordé ; car, s’il attaque ou s’il attend d’être attaqué chez lui au lieu de porter la guerre au dehors, il n’est pas besoin d’être prophète pour prédire que ces royaumes seront perdus et que la monarchie sera détruite ! Or, si malheureusement le gouvernement napolitain persiste dans ce misérable et ruineux système de temporisation, je vous recommanderai, mes bons amis, de tenir vos objets les plus précieux et vos personnes prêts à être embarqués à la moindre nouvelle d’invasion. Il est de mon devoir de penser et de pourvoir à votre sûreté, et avec elle je regrette de songer que cela pourra être nécessaire à celle de l’aimable reine de Naples et de sa famille ; mais le mieux serait que les paroles du grand William Pitt, comte de Chatam, entrassent dans la tête des ministres de ce pays.
» Les mesures les plus hardies sont les plus sûres.
» C’est le sincère désir de celui qui se dit,
» Chère madame,
» Votre très-humble et très-dévoué
admirateur et ami,
» HORACE NELSON. »
– Est-ce tout ? demanda le roi.
– Sire, répondit sir William, il y a un post-scriptum.
– Voyons le post-scriptum… À moins que…
Il fit un mouvement qui, visiblement, voulait dire : « À moins que le post-scriptum ne soit pour lady Hamilton elle seule. » Aussi, sir William, reprenant la lettre, se hâta-t-il de continuer :
« Je prie Votre Seigneurie de recevoir cette lettre comme une preuve, pour sir William Hamilton, auquel j’écris avec tout le respect qui lui est dû, de la ferme et inaltérable opinion d’un amiral anglais désireux de prouver sa fidélité envers son souverain, en faisant tout ce qui est en son pouvoir pour le bonheur de Leurs Majestés Siciliennes et de leur royaume. »
– Cette fois, c’est tout ? demanda le roi.
– Oui, sire, répondit sir William.
– Cette lettre mérite d’être méditée, dit le roi.
– Elle renferme les conseils d’un véritable ami, sire, répondit sir William.
– Je crois que lord Nelson a promis d’être plus qu’un ami pour nous, mon cher sir William : il a promis d’être un allié.
– Et il remplira sa promesse… Tant que lord Nelson et sa flotte tiendront la mer Tyrrhénienne et celle de Sicile, Votre Majesté n’a point à craindre que ses côtes ne soient insultées par un seul bâtiment français ; mais, sire, il croit, d’ici à six semaines ou deux mois, recevoir une autre destination ; voilà pourquoi il serait utile de ne point perdre de temps.
– On dirait, en vérité, qu’ils se sont donné le mot, dit tout bas le roi au cardinal.
– Et ils se le seraient donné, répondit celui-ci en mettant sa voix au diapason de celle du roi, que cela n’en vaudrait que mieux.
– Votre avis bien sincère, sur cette guerre, cardinal ?
– Je crois, sire, que, si l’empereur d’Autriche tient la promesse qu’il vous fait, que, si Nelson garde scrupuleusement vos côtes, je crois, en effet, qu’il vaudrait mieux attaquer et surprendre les Français que d’attendre qu’ils vous attaquassent et vous surprissent.
– Alors, vous voulez la guerre, cardinal ?
– Je crois que, dans les conditions où se trouve Votre Majesté, le pis est d’attendre.
– Nelson veut la guerre ? demanda le roi à sir William.
– Il la conseille du moins avec la chaleur d’un sincère et inaltérable dévouement.
– Vous voulez la guerre ? continua le roi interrogeant sir William lui-même.
– Je répondrai, comme ambassadeur d’Angleterre, que je sais, en disant oui, seconder les désirs de mon gracieux souverain.
– Cardinal, dit le roi indiquant du doigt sa toilette de nuit, faites-moi le plaisir de verser de l’eau dans cette cuvette et de me la donner.
Le cardinal obéit sans faire la moindre observation, versa l’eau dans la cuvette et présenta la cuvette au roi.
Le roi retroussa ses manchettes et se lava les mains en les frottant avec une espèce de fureur.
– Vous voyez ce que je fais, sir William ? dit-il.
– Je le vois, sire, répondit l’ambassadeur d’Angleterre, mais je ne me l’explique point parfaitement.
– Eh bien, je vais vous l’expliquer, dit le roi ; je fais comme Pilate, je m’en lave les mains.