Pronio ne se fit point attendre.
Le roi et le cardinal remarquèrent que la lecture du livre saint ne lui avait rien ôté des airs dégagés qu’ils avaient remarqués en lui.
Il entra, se tint sur le seuil de la porte, salua respectueusement le roi d’abord, le cardinal ensuite.
– J’attends les ordres de Sa Majesté, dit-il.
– Mes ordres seront faciles à suivre, mon cher abbé : j’ordonne que vous fassiez tout ce que vous m’avez promis de faire.
– Je suis prêt, sire.
– Maintenant, entendons-nous.
Pronio regarda le roi ; il était évident qu’il ne comprenait rien à ces mots : entendons-nous.
Je demande quelles sont vos conditions, dit le roi.
– Mes conditions ?
– Oui.
– À moi ? Mais je ne fais aucune condition à Votre Majesté.
– Je demande, si vous l’aimez mieux, quelles faveurs vous attendez de moi.
– Celle de servir Votre Majesté, et, au besoin, de me faire tuer pour elle.
– Voilà tout ?
– Sans doute.
– Vous ne demandez pas un archevêché, pas un évêché, pas la plus petite abbaye ?
– Si je la sers bien, quand tout sera fini, quand les Français seront hors du royaume, si j’ai bien servi Votre Majesté, elle me récompensera ; si je l’ai mal servie, elle me fera fusiller.
– Que dites-vous de ce langage, cardinal ?
– Je dis qu’il ne m’étonne pas, sire.
– Je remercie Votre Éminence, dit en s’inclinant Pronio.
– Alors, dit le roi, il s’agit tout simplement de vous donner un brevet ?
– Un à moi, sire, un à Fra-Diavolo, un à Mammone.
– Êtes-vous leur mandataire ? demanda le roi.
– Je ne les ai pas vus, sire.
– Et, sans les avoir vus, vous répondez d’eux ?
– Comme de moi-même.
– Rédigez le brevet de M. l’abbé, mon éminentissime.
Ruffo se mit à une table, écrivit quelques lignes et lut la rédaction suivante :
« Moi, Ferdinand de Bourbon, roi des Deux-Siciles et de Jérusalem,
» Déclare :
» Ayant toute confiance dans l’éloquence, le patriotisme, les talents militaires de l’abbé Pronio,
» Le nommer
» MON CAPITAINE dans les Abruzzes et dans la Terre de Labour, et, au besoin, dans toutes les autres parties de mon royaume ;
» Approuver
» Tout ce qu’il fera pour la défense du territoire de ce royaume et pour empêcher les Français d’y pénétrer, l’autorise à signer des brevets pareils à celui-ci en faveur des deux personnes qu’il jugera dignes de le seconder dans cette noble tâche, promettant de reconnaître pour chefs de masses les deux personnes dont il aura fait choix.
» En foi de quoi, nous lui avons délivré le présent brevet.
» En notre château de Caserte, le 10 décembre 1798. »
– Est-ce cela, monsieur ? demanda le roi à Pronio après avoir entendu la lecture que venait de faire le cardinal.
– Oui, sire ; seulement, je remarque que Votre Majesté n’a pas voulu prendre la responsabilité de signer les brevets des deux capitaines que j’avais eu l’honneur de lui recommander.
– Non ; mais je vous ai reconnu le droit de les signer ; je veux qu’ils vous en aient l’obligation.
– Je remercie Votre Majesté, et, si elle veut mettre au bas de ce brevet sa signature et son sceau, je n’aurai plus qu’à lui présenter mes humbles remercîments et à partir pour exécuter ses ordres.
Le roi prit la plume et signa ; puis, tirant le sceau de son secrétaire, il l’appliqua à côté de sa signature.
Le cardinal s’approcha du roi et lui dit quelques mots tout bas.
– Vous croyez ? demanda le roi.
– C’est mon humble avis, sire.
Le roi se tourna vers Pronio.
– Le cardinal, lui dit-il, prétend que, mieux que personne, monsieur l’abbé…
– Sire, interrompit en s’inclinant Pronio, j’en demande pardon à Votre Majesté, mais, depuis cinq minutes, j’ai l’honneur d’être capitaine des volontaires de Sa Majesté.
– Excusez, mon cher capitaine, dit le roi en riant, j’oubliais, ou plutôt, je me souvenais en voyant un coin de votre bréviaire sortir de votre poche.
Pronio tira de sa poche le livre qui avait attiré l’attention de Sa Majesté, et le lui présenta.
Le roi l’ouvrit à la première page et lut :
« Le Prince, par Machiavel. »
– Qu’est-ce que cela ? dit le roi ne connaissant ni l’ouvrage ni l’auteur.
– Sire, lui répondit Pronio, c’est le bréviaire des rois.
– Vous connaissez ce livre ? demanda Ferdinand à Ruffo.
– Je le sais par cœur.
– Hum ! fit le roi. Je n’ai jamais su par cœur que l’office de la Vierge, et encore, depuis que San-Nicandro me l’a appris, je crois que je l’ai un peu oublié. Enfin !… Je vous disais donc, capitaine, puisque capitaine il y a, que le cardinal prétendait, c’était cela que tout à l’heure il me disait tout bas à l’oreille, que, mieux que personne, vous vous entendriez à rédiger une proclamation adressée aux peuples des deux provinces où vous êtes appelé à exercer votre commandement.
– Son Éminence est de bon conseil, sire.
– Alors, vous êtes de son avis ?
– Parfaitement.
– Mettez-vous donc là et rédigez.
– Dois-je parler au nom de Sa Majesté ou au mien ? demanda Pronio.
– Au nom du roi, monsieur, au nom du roi, se hâta de répondre Ruffo.
– Allez ! au nom du roi, puisque le cardinal le veut, dit Ferdinand.
Pronio salua le roi pour remercier de la permission qu’il recevait non-seulement d’écrire au nom de son souverain, mais encore de s’asseoir devant lui, et, sans embarras, sans rature, de pleine source, il écrivit :
« Pendant que je suis dans la capitale du monde chrétien, occupé à rétablir la sainte Église, les Français, près desquels j’ai tout fait pour demeurer en paix, menacent de pénétrer dans les Abruzzes. Je me risque donc, malgré le danger que je cours, à passer à travers leurs rangs pour regagner ma capitale en péril ; mais, une fois à Naples, je marcherai à leur rencontre avec une armée nombreuse pour les exterminer. En attendant, que les peuples courent aux armes, qu’ils volent au secours de la religion, qu’ils défendent leur roi, ou plutôt leur père, qui est prêt à sacrifier sa vie pour conserver à ses sujets leurs autels et leurs biens, l’honneur de leurs femmes et leur liberté ! Quiconque ne se rendra pas sous les drapeaux de la guerre sainte sera réputé traître à la patrie ; quiconque les abandonnera après y avoir pris rang sera puni comme rebelle et comme ennemi de l’Église et de l’État.
» Rome, 7 décembre 1798. »
Pronio remit sa proclamation au roi afin que le roi la pût lire.
Mais celui-ci, la passant au cardinal :
– Je ne comprends pas très-bien, mon éminentissime, lui dit-il.
Ruffo se mit à lire à son tour.
Pronio, qui s’était assez médiocrement préoccupé de l’expression de la figure du roi, pendant la lecture, suivait au contraire, avec la plus grande attention, l’effet que cette lecture produisait sur la figure du cardinal.
Deux ou trois fois pendant la lecture, Ruffo leva les yeux sur Pronio, et, chaque fois, il vit les regards du nouveau capitaine fixés sur les siens.
– Je ne m’étais pas trompé sur vous, monsieur, dit le cardinal à Pronio lorsqu’il eut fini ; vous êtes un habile homme !
Puis, s’adressant au roi :
– Sire, continua-t-il, personne dans le royaume n’eût fait, j’ose le dire, une si adroite proclamation, et Votre Majesté peut la signer hardiment.
– C’est votre avis mon éminentissime, et vous n’avez rien à y redire ?
– Je prie Votre Majesté de n’y pas changer une syllabe.
Le roi prit la plume.
– Vous le voyez, dit-il, je signe de confiance.
– Votre nom de baptême, monsieur ? demanda Ruffo à l’abbé, tandis que le roi signait.
– Joseph, monseigneur.
– Et maintenant, sire, dit Ruffo, tandis que vous tenez la plume, vous pouvez ajouter au-dessous de votre signature :
« Le capitaine Joseph Pronio est chargé, pour moi et en mon nom, de répandre cette proclamation, et de veiller à ce que les intentions y exprimées par moi soient fidèlement remplies. »
– Je puis ajouter cela ? demanda le roi.
– Vous le pouvez, sire.
Le roi écrivit sans objection aucune les paroles dictées par Ruffo.
– C’est fait, dit–il.
– Maintenant, sire, dit Ruffo, tandis que M. Pronio va nous faire un double de cette proclamation, – vous entendez, capitaine, le roi est si content de votre proclamation, qu’il en désire copie, – Votre Majesté va signer à l’ordre du capitaine un bon de dix mille ducats.
– Monseigneur ! fit Pronio…
– Laissez-moi faire, monsieur.
– Dix mille ducats !… Eh ! eh ! fit le roi.
– Sire, je supplie Votre Majesté…
– Allons, dit le roi. Sur Corradino ?
– Non ; sur la maison André Backer et Ce ; c’est plus sûr et surtout plus rapide.
Le roi s’assit, fit le bon et signa.
– Voici le double de la proclamation de Sa Majesté, dit Pronio en présentant la copie au cardinal.
– Maintenant, à nous deux, monsieur, dit Ruffo. Vous voyez la confiance que le roi a en vous. Voici un bon de dix mille ducats ; allez faire tirer dans une imprimerie autant de mille exemplaires de cette proclamation qu’on en pourra tirer en vingt-quatre heures ; les dix mille premiers exemplaires tirés seront affichés aujourd’hui à Naples, s’il est possible avant que le roi y arrive. Il est midi ; il vous faut une heure et demie pour aller à Naples ; cela peut être fait à quatre heures. Emportez-en dix mille, vingt mille, trente mille ; répandez-les à foison et qu’avant demain soir, il y en ait dix mille distribués.
– Et du reste de l’argent, que ferais-je, monseigneur ?
– Vous achèterez des fusils, de la poudre et des balles.
Pronio, au comble de la joie, allait s’élancer hors de l’appartement.
– Comment ! dit Ruffo, vous ne voyez point, capitaine ?…
– Qui donc, monseigneur ?
– Le roi vous donne sa main à baiser.
– Oh ! sire ! s’écria Pronio baisant la main du roi, le jour où je me ferai tuer pour Votre Majesté, je ne serai point quitte envers elle.
Et Pronio sortit, prêt en effet à se faire tuer pour le roi.
Le roi attendait évidemment la sortie de Pronio avec impatience ; il avait pris part à toute cette scène sans trop savoir quel rôle il y jouait.
– Eh bien, dit le roi quand la porte fut refermée, c’est probablement encore la faute de San-Nicandro, mais le diable m’emporte si je comprends votre enthousiasme pour cette proclamation, qui ne dit pas un mot de vrai.
– Eh ! sire, c’est justement parce qu’elle ne dit pas un mot de vrai, c’est justement parce que ni Votre Majesté ni moi n’aurions osé la faire, c’est justement pour cela que je l’admire.
– Alors, dit Ferdinand, expliquez-la-moi, afin que je voie si elle vaut mes dix mille ducats.
– Votre Majesté ne serait point assez riche pour la payer, si elle la payait à sa valeur.
– Tête d’âne ! dit Ferdinand en se donnant un coup de poing sur le front.
– Votre Majesté veut-elle me suivre sur cette copie ?
– Je vous suis, dit-il.
Le roi présenta le double de la proclamation au cardinal.
Ruffo lut[4] :
« Pendant que je suis dans la capitale du monde chrétien, occupé à rétablir la sainte Église, les Français, auprès desquels j’ai fait tout pour vivre en paix, menacent de pénétrer dans les Abruzzes… »
– Vous savez que je n’admire pas encore.
– Vous avez tort, sire ; car remarquez la portée de ceci. Vous êtes à Rome au moment où vous écrivez cette proclamation ; vous y êtes tranquillement, sans autre intention que de rétablir la sainte Église ; vous n’y abattez pas les arbres de la Liberté, vous ne voulez pas faire pendre les consuls, vous ne laissez pas le peuple brûler les juifs ou les jeter dans le Tibre ; vous y êtes innocemment, dans les seuls intérêts du saint-père.
– Ah ! fit le roi, qui commençait à comprendre.
– Vous n’y êtes pas, continua le cardinal, pour faire la guerre à la République, puisque vous avez tout fait auprès des Français pour vivre en paix avec eux. Eh bien, quoique vous ayez tout fait pour vivre en paix avec eux, c’est-à-dire avec des amis, ils menacent de pénétrer dans les Abruzzes.
– Eh ! fit le roi, qui comprenait.
– C’est donc, continua Ruffo, aux yeux de tous ceux qui liront ce manifeste, et le monde entier le lira, c’est donc de leur part et non de la vôtre qu’est le mauvais procédé, la rupture, la trahison. Malgré les menaces que vous a faites l’ambassadeur Garat, vous vous fiez à eux comme à des alliés que vous voulez conserver à tout prix ; vous allez à Rome, plein de confiance dans leur loyauté, et, tandis que vous êtes à Rome, que vous ne vous doutez de rien, que vous êtes bien tranquille, les Français vous attaquent à l’improviste et battent Mack. Rien d’étonnant, vous en conviendrez, sire, qu’un général et une armée pris à l’improviste soient battus.
– Tiens !… fit le roi, qui comprenait de plus en plus, c’est ma foi vrai.
– Votre Majesté ajoute : « Je me risque donc, malgré le danger que je cours, à traverser leurs rangs pour regagner ma capitale en péril ; mais, une bonne fois à Naples, je marcherai à leur rencontre avec une armée nombreuse pour les exterminer… » Voyez, sire ! malgré le danger qu’elle y court, Votre Majesté se risque à travers leurs rangs pour regagner sa capitale en péril. Comprenez-vous, sire ? vous ne fuyez plus devant les Français, vous passez à travers leurs rangs ; vous ne craignez pas le danger, vous l’affrontez, au contraire. Et pourquoi exposez-vous si témérairement votre personne sacrée ? Pour regagner, pour protéger, pour défendre votre capitale, pour marcher enfin à la rencontre de l’ennemi avec une armée nombreuse, pour exterminer les Français, quand vous y serez rentré…
– Assez, s’écria le roi en éclatant de rire, assez, mon cher cardinal ! j’ai compris. Vous avez raison, mon éminentissime, grâce à cette proclamation, je vais passer pour un héros. Qui diable se serait douté de cela quand je changeais d’habits avec d’Ascoli dans une auberge d’Albano ? Décidément, vous avez raison, mon cher cardinal, et votre Pronio est un homme de génie. Ce que c’est que d’avoir étudié Machiavel ! Tiens ! il a oublié son livre.
– Oh ! dit Ruffo, vous pouvez le garder, sire, pour l’étudier à votre tour ; il n’a plus rien à y apprendre.