Caracciolo avait dit vrai. Il importait à la politique de l’Angleterre que, chassés de leur capitale de terre ferme, Ferdinand et Caroline se réfugiassent en Sicile, où ils n’avaient plus rien à attendre de leurs troupes ni de leurs sujets, mais seulement des vaisseaux et des marins anglais.
Voilà pourquoi Nelson, sir William et Emma Lyonna poussaient la reine à la fuite, que lui conseillaient énergiquement, d’ailleurs, ses craintes personnelles. La reine se savait tellement détestée, en effet, que, dans le cas où éclaterait un mouvement républicain, elle était sûre qu’autant son mari serait défendu de ce mouvement par le peuple, autant le peuple s’écarterait, au contraire, pour laisser approcher d’elle la prison et même la mort !
Le spectre de sa sœur Antoinette, tenant, par ses cheveux blanchis en une nuit, sa tête à la main, était jour et nuit devant elle.
Or, dix jours après le retour du roi, c’est-à-dire le 18 décembre, la reine était en petit comité dans sa chambre à coucher avec Acton et Emma Lyonna.
Il était huit heures du soir. Un vent terrible battait de son aile effarée les fenêtres du palais royal, et l’on entendait le bruit de la mer qui venait se briser contre les tours aragonaises du Château-Neuf. Une seule lampe éclairait la chambre et concentrait sa lumière sur un plan du palais, où la reine et Acton paraissaient chercher avidement un détail qui leur échappait.
Dans un coin de la chambre, on pouvait distinguer, dans la pénombre, une silhouette immobile et muette, qui, avec l’impassibilité d’une statue, semblait attendre un ordre et se tenir prête à l’exécuter.
La reine fit un mouvement d’impatience.
– Ce passage secret existe cependant, dit-elle : j’en suis certaine, quoique, depuis longtemps, on ne l’utilise plus.
– Et Votre Majesté croit que ce passage secret lui est nécessaire ?
– Indispensable ! dit la reine. La tradition assure qu’il donnait sur le port militaire, et par ce passage seul nous pouvons, sans être vus, transporter, à bord des vaisseaux anglais, nos bijoux, notre or, les objets d’art précieux que nous voulons emporter avec nous. Si le peuple se doute de notre départ, et s’il nous voit transporter une seule malle à bord du Van-Guard,il s’en doutera, cela fera émeute, et il n’y aura plus moyen de partir. Il faut donc absolument retrouver ce passage.
Et la reine, à l’aide d’une loupe, se remit à chercher obstinément les traits de crayon qui pouvaient indiquer le souterrain dans lequel elle mettait tout son espoir.
Acton, voyant la préoccupation de la reine, releva la tête, chercha des yeux dans la chambre l’ombre que nous avons indiquée, et, l’ayant trouvée :
– Dick ! fit-il.
Le jeune homme tressaillit, comme s’il ne s’était pas attendu à être appelé, et comme si surtout la pensée chez lui, maîtresse souveraine du corps, l’avait emporté à mille lieues de l’endroit où il se trouvait matériellement.
– Monseigneur ? répondit-il.
– Vous savez de quoi il est question, Dick ?
– Aucunement, monseigneur.
– Vous êtes cependant là depuis une heure à peu près, monsieur, dit la reine avec une certaine impatience.
– C’est vrai Votre Majesté.
– Vous avez dû alors entendre ce que nous avons dit et savoir ce que nous cherchons ?
– Monseigneur ne m’avait point dit, madame, qu’il me fut permis d’écouter. Je n’ai donc rien entendu.
– Sir John, dit la reine avec l’accent du doute, vous avez là un serviteur précieux.
– Aussi ai-je dit à Votre Majesté le cas que j’en faisais.
Puis, se tournant vers le jeune homme, que nous avons déjà vu obéir si intelligemment et si passivement aux ordres de son maître pendant la nuit de la chute et de l’évanouissement de Ferrari :
– Venez ici, Dick, lui dit-il.
– Me voici, monseigneur, dit le jeune homme en s’approchant.
– Vous êtes un peu architecte, je crois ?
– J’ai, en effet, appris deux ans l’architecture.
– Eh bien, alors, voyez, cherchez ; peut-être trouverez-vous ce que nous ne trouvons pas. Il doit exister dans les caves un souterrain, un passage secret, donnant de l’intérieur du palais sur le port militaire.
Acton s’écarta de la table et céda sa place à son secrétaire.
Celui-ci se pencha sur le plan ; puis, se relevant aussitôt :
– Inutile de chercher, je crois, dit-il.
– Pourquoi cela ?
– Si l’architecte du palais a pratiqué dans les fondations un passage secret, il se sera bien gardé de l’indiquer sur le plan.
– Pourquoi cela ? demanda la reine avec son impatience ordinaire.
– Mais, madame, parce que, du moment que le passage serait indiqué sur le plan, il ne serait plus un passage secret, puisqu’il serait connu de tous ceux qui connaîtraient le plan.
La reine se mit à rire.
– Savez-vous que c’est assez logique, général, ce que dit là votre secrétaire ?
– Si logique, que j’ai honte de ne pas l’avoir trouvé, répondit Acton.
– Eh bien, maintenant, monsieur Dick, dit Emma Lyonna, aidez-nous à retrouver ce souterrain. Ce souterrain une fois retrouvé, je me sens toute disposée, comme une héroïne d’Anne Radcliffe, à l’explorer et à venir rendre à la reine compte de mon exploration.
Richard, avant de répondre, regarda le général Acton comme pour lui en demander la permission.
– Parlez, Dick, parlez, lui dit le général : la reine le permet, et j’ai la plus grande confiance dans votre intelligence et dans votre discrétion.
Dick s’inclina imperceptiblement.
– Je crois, dit-il, qu’avant tout, il faudrait explorer toute la portion des fondations du palais qui donnent sur la darse. Si bien dissimulée que soit la porte, il est impossible que l’on n’en trouve point quelque trace.
– Alors, il faut attendre à demain, dit la reine, et c’est une nuit perdue.
Dick s’approcha de la fenêtre.
– Pourquoi cela, madame ? dit-il. Le ciel est nuageux, mais la lune est dans son plein. Toutes les fois qu’elle passera entre deux nuages, elle donnera une clarté suffisante à ma recherche. Il me faudrait seulement le mot d’ordre, afin que je pusse circuler librement dans l’intérieur du port.
– Rien de plus simple, dit Acton. Nous allons aller ensemble chez le gouverneur du château : non-seulement il vous donnera le mot d’ordre, mais encore il fera prévenir les factionnaires de ne pas se préoccuper de vous, et de vous laisser faire tranquillement tout ce que vous avez à faire.
– Alors, général, comme l’a dit Sa Majesté, ne perdons pas de temps.
– Allez, général, allez, dit la reine. Et vous, monsieur, tachez de faire honneur à la bonne opinion que nous avons de vous.
– Je ferai de mon mieux, madame, dit le jeune homme.
Et, ayant salué respectueusement, il sortit derrière le capitaine général.
Au bout de dix minutes, Acton rentra seul.
– Eh bien ? lui demanda la reine.
– Eh bien, répondit celui-ci, notre limier est en quête, et je serai bien étonné s’il revient, comme dit Sa Majesté, après avoir fait buisson creux.
En effet, muni du mot d’ordre, recommandé par l’officier de garde aux sentinelles, Dick avait commencé sa recherche, et, dans un angle rentrant de la muraille, avait découvert une grille à barreaux croisés, couverte de rouille et de toiles d’araignée, devant laquelle, et sans y faire attention, tout le monde passait avec l’insouciance de l’habitude. Convaincu qu’il avait trouvé une des extrémités du passage secret, Dick ne s’était plus préoccupé que de découvrir l’autre.
Il rentra au château, s’informa quel était le plus vieux serviteur de toute cette domesticité grouillant dans les étages inférieurs, et il apprit que c’était le père du sommelier, qui, après avoir exercé cette charge pendant quarante ans, l’avait cédée à son fils depuis vingt. Le vieillard avait quatre-vingt-deux ans, et était entré en fonctions près de Charles III, qui l’avait amené avec lui d’Espagne l’année même de son avénement au trône.
Dick se fit conduire chez le sommelier.
Il trouva toute la famille à table. Elle se composait de douze personnes. Le vieillard était la tige, tout le reste des rameaux. Il y avait là deux fils, deux brus et sept enfants et petits-enfants.
Des deux fils, l’un était sommelier du roi, comme son père ; l’autre, serrurier du château.
L’aïeul était un beau vieillard sec, droit, vigoureux encore et paraissant n’avoir rien perdu de son intelligence.
Dick entra, et, s’adressant à lui en espagnol :
– La reine vous demande, lui dit-il.
Le vieillard tressaillit : depuis le départ de Charles III, c’est-à-dire depuis quarante ans, personne ne lui avait parlé sa langue.
– La reine me demande ? fit-il avec étonnement, en napolitain.
Tous les convives se levèrent de leurs sièges, comme poussés par un ressort.
– La reine vous demande, répéta Dick.
– Moi ?
– Vous.
– Votre Excellence est sûre de ne pas se tromper ?
– J’en suis sûr ?
– Et quand cela ?
– À l’instant même.
– Mais je ne puis me présenter ainsi à Sa Majesté.
– Elle vous demande tel que vous êtes.
– Mais, Votre Excellence…
– La reine attend.
Le vieillard se leva, plus inquiet que flatté de l’invitation, et regarda ses fils avec une certaine inquiétude.
– Dites à votre fils le serrurier de ne point se coucher, continua Dick, toujours dans la même langue : la reine aura probablement besoin de lui ce soir.
Le vieillard transmit en napolitain l’ordre à son fils.
– Êtes-vous prêt ? demanda Dick.
– Je suis à Votre Excellence, répondit le vieillard.
Et, d’un pas presque aussi ferme, quoique plus pesant que celui de son guide, il monta l’escalier de service, par lequel jugea à propos de passer Dick, et traversa les corridors.
Les huissiers avaient vu sortir de la chambre de la reine le jeune homme avec le capitaine général : ils se levèrent pour annoncer son retour ; mais lui leur fit signe de ne pas se déranger, et alla heurter doucement à la porte de la reine.
– Entrez, dit la voix impérative de Caroline, qui se doutait que Dick seul avait la discrétion de ne pas se faire annoncer.
Acton s’élança pour ouvrir la porte ; mais il n’avait pas fait deux pas, que Dick, poussant cette porte devant lui, entrait, laissant le vieillard dans l’antichambre.
– Eh bien, monsieur, demanda la reine, qu’avez-vous trouvé ?
– Ce que Votre Majesté cherchait, je l’espère, du moins.
– Vous avez trouvé le souterrain ?
– J’ai trouvé une de ses portes, et j’espère amener à Votre majesté l’homme qui lui trouvera l’autre.
– L’homme qui trouvera l’autre ?
– L’ancien sommelier du roi Charles III, un vieillard de quatre-vingt-deux ans.
– L’avez-vous interrogé ?
– Je ne m’y suis pas cru autorisé, madame, et j’ai réservé ce soin à Votre Majesté.
– Où est cet homme ?
– Là, fit le secrétaire en indiquant la porte.
– Qu’il entre.
Dick alla à la porte.
– Entrez, dit-il.
Le vieillard entra.
– Ah ! ah ! c’est vous, Pacheco, dit la reine, qui le reconnut pour avoir été servie par lui, pendant quinze ou vingt ans. – Je ne savais pas que vous fussiez encore de ce monde. Je suis aise de vous voir vivant et bien portant.
Le vieillard s’inclina.
– Vous pouvez, justement à cause de votre grand âge, me rendre un service.
– Je suis à la disposition de Sa Majesté.
– Vous devez, du temps du feu roi Charles III, – Dieu ait son âme ! – vous devez avoir eu connaissance ou entendu parler d’un passage secret donnant des caves du château sur la darse ou le port militaire ?
Le vieillard porta la main à son front.
– En effet, dit-il, je me rappelle quelque chose comme cela.
– Cherchez, Pacheco, cherchez ! nous avons besoin aujourd’hui de retrouver ce passage.
Le vieillard secoua la tête : la reine fit un mouvement d’impatience.
– Dame, on n’est plus jeune, fit Pacheco, à quatre-vingt-deux ans, la mémoire s’en va. M’est-il permis de consulter mes fils ?
– Que sont-ils, vos fils ? demanda la reine.
– L’aîné, Votre Majesté, qui a cinquante ans, m’a succédé dans ma charge de sommelier ; l’autre, qui en a quarante-huit, est serrurier.
– Serrurier, dites-vous ?
– Oui, Votre Majesté, pour vous servir, s’il en était capable.
– Serrurier ! Votre Majesté entend, dit Richard. Pour ouvrir la porte, on aura besoin d’un serrurier.
– C’est bien, dit la reine. Allez consulter vos fils, mais vos fils seulement, pas les femmes.
– Que Dieu soit toujours avec Votre Majesté, dit le vieillard en s’inclinant pour sortir.
– Suivez cet homme, monsieur Dick, fit la reine, et revenez le plus tôt possible me faire part du résultat de la conférence.
Dick salua et sortit derrière Pacheco.
Un quart d’heure après, il rentra.
– Le passage est trouvé, dit-il, et le serrurier se tient prêt à en ouvrir la porte sur l’ordre de Sa Majesté.
– Général, dit la reine, vous avez dans M. Richard un homme précieux et qu’un jour ou l’autre, je vous demanderai probablement.
– Ce jour-là, madame, répondit Acton, ses désirs les plus chers et les miens seront comblés. Qu’ordonne, en attendant, Votre Majesté ?
– Viens, dit la reine à Emma Lyonna : il y a des choses qu’il faut voir de ses propres yeux.