XLII – LES VERS SAPHIQUES

 

La double louange de la reine et du capitaine général Acton à l’égard de l’écriture de la marquise de San-Clemente, passa sans que personne, pas même celle qui était l’objet de cette louange, eût l’idée d’y attacher l’importance qu’elle avait en réalité.

La reine s’empara de l’acrostiche, promettant à Emma de le lui rendre le lendemain, et, comme cette première glace qui fait la froideur du commencement de toute soirée était brisée, chacun se mêla dans cette charmante confusion que la reine savait créer dans son intimité, par l’art qu’elle avait de faire oublier toute gêne en bannissant toute étiquette.

La conversation devint flottante ; les lèvres ne laissèrent plus tomber, mais lancèrent les paroles ; le rire montra ses dents blanches ; hommes et femmes se croisèrent ; chacun alla, selon sa sympathie, chercher l’esprit ou la beauté, et, au milieu de ce doux bruissement qui semble un ramage d’oiseaux, on sentit s’attiédir et s’imprégner des émanations parfumées de la jeunesse cette atmosphère, dont tant de fraîches haleines et tant de doux parfums faisaient une espèce de philtre invisible, insaisissable, enivrant, composé d’amour, de désirs et de volupté.

Dans ces sortes de réunions, non-seulement Caroline oubliait qu’elle était reine, mais encore parfois ne se souvenait point assez qu’elle était femme ; une espèce de flamme électrique s’allumait dans ses yeux, sa narine se dilatait, son sein gonflé imitait, en se levant et en s’abaissant, le mouvement onduleux de la vague, sa voix devenait rauque et saccadée, et un rugissement de panthère ou de bacchante sortant de cette belle bouche n’eût étonné personne.

Elle vint à Emma, et, mettant sur son épaule nue, sa main nue, qui sembla une main de corail rose sur une épaule d’albâtre :

– Eh bien, lui demanda-t-elle, avez-vous oublié, ma belle lady, que vous ne vous appartenez point ce soir ? Vous nous avez promis des miracles, et nous avons hâte de vous applaudir.

Emma, tout au contraire de la reine, semblait noyée dans une molle langueur ; son cou n’avait plus la force de supporter sa tête, qui s’inclinait tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre, et quelquefois, comme dans un spasme de volupté, se renversait en arrière ; ses yeux, à moitié fermés, cachaient ses prunelles sous les longs cils de ses paupières ; sa bouche, à moitié ouverte, laissait sous les lèvres pourprées voir ses dents d’émail ; les boucles noires de ses cheveux tranchaient avec la mate blancheur de sa poitrine.

Elle ne vit point, mais sentit la main de la reine se poser sur son épaule ; un frisson passa par tout son corps.

– Que désirez-vous de moi, chère reine ? fit-elle languissamment et avec un mouvement de tête d’une grâce suprême. Je suis prête à vous obéir. Voulez-vous la scène du balcon de Roméo ? Mais, vous le savez, pour jouer cette scène, il faut être deux, et je n’ai pas de Roméo.

– Non, non, dit la reine en riant, pas de scène d’amour ; tu les rendrais tous fous, et qui sait si tu ne me rendrais pas folle aussi, moi ? Non, quelque chose qui les effraye, au contraire. Juliette au balcon ! non pas ! Le monologue de Juliette, voilà tout ce que je te permets ce soir.

– Soit ; donnez-moi un grand châle blanc, ma reine, et faites-moi faire de la place.

La reine prit, sur un canapé, un grand châle de crêpe de Chine blanc qu’elle avait sans doute jeté là avec intention, le donna à Emma, et, d’un geste dans lequel elle redevenait reine, ordonna à tout le monde de s’écarter.

En une seconde, Emma se trouva isolée au milieu du salon.

– Madame, il faut que vous soyez assez bonne pour expliquer la situation. D’ailleurs, cela détournera un instant l’attention de moi, et j’ai besoin de cette petite supercherie pour faire mon effet.

– Vous connaissez tous la chronique véronaise des Montaigus et des Capulets, n’est-ce pas ? dit la reine. On veut faire épouser à Juliette le comte Pâris, qu’elle n’aime pas, tandis que c’est le pauvre banni Roméo qu’elle aime. Frère Laurence, qui l’a mariée à son amant, lui a donné un narcotique qui la fera passer pour morte ; on la déposera dans le tombeau des Capulets, et, là, Laurence viendra la chercher et la conduira à Mantoue, où l’attend Roméo. Sa mère et sa nourrice viennent de sortir de sa chambre, la laissant seule après lui avoir signifié que, le lendemain, au point du jour, elle épouserait le comte Pâris.

À peine la reine avait-elle achevé cet exposé qui avait attiré tous les yeux sur elle, qu’un douloureux soupir les ramena sur Emma Lyonna ; il ne lui avait fallu que quelques secondes pour se draper dans l’immense châle, de manière à ne rien laisser voir de son premier costume ; sa tête était cachée dans ses mains, elle les laissa glisser lentement de haut en bas, releva en même temps et laissa voir peu à peu son visage pâle, empreint de la plus profonde douleur et dans lequel il était impossible de retrouver aucun reste de cette langueur suave que nous avons essayé de peindre ; c’était, au contraire, l’angoisse arrivée à son paroxysme, la terreur montant à son apogée.

Elle tourna lentement sur elle-même, comme pour suivre des yeux sa mère et sa nourrice, même au delà de la vue, et, d’une voix dont chaque vibration pénétrait au fond du cœur, le bras étendu comme pour donner au monde un congé éternel : « Adieu ! » dit-elle.

Adieu ! Le Seigneur sait quand nous nous reverrons.

La terreur, sous mon front, agite son vertige.

Et mon sang suspendu dans mes veines se fige !

Si je les rappelais pour calmer mon effroi ?

Nourrice ! Signora !… Pauvre folle, tais-toi !

Qu’ont à faire en ces lieux, ta mère ou ta nourrice ?

Il faut que sans témoins la chose s’accomplisse ;

À moi, breuvage sombre ! – et, si tu faillissais,

Demain je serais donc au comte ?… Non, je sais

Un moyen d’échapper au terrible anathème :

Poignard, dernier recours, espérance suprême,

Repose à mes côtés. Si c’était un poison…

Que le moine en mes mains eût mis par trahison,

Tremblant qu’on découvrît mon premier mariage !

Mais non, chacun le tient pour un saint personnage,

Et, d’ailleurs, c’est l’ami de mon cher Roméo !

Qu’ai-je à craindre ? Mais, si, déposée au tombeau,

J’allais sous mon linceul dans la sombre demeure,

Seule au milieu des morts, m’éveiller avant l’heure

Où doit, mon Roméo, venir me délivrer !

Cet air, que nul vivant ne saurait respirer,

Assiégeant à la fois ma bouche et ma narine,

De miasmes mortels gonflerait ma poitrine,

Me suffoquant avant que, vainqueur du trépas,

Mon bien-aimé ne pût m’emporter dans ses bras,

Ou même, si je vis, pour mon œil quel spectacle !

Ce caveau n’est-il pas l’antique réceptacle

Où dorment les débris des aïeux trépassés

Depuis plus de mille ans, l’un sur l’autre entassés ?

Où Tybald le dernier, étendu sur sa couche,

M’attend livide et froid, la menace à la bouche ?

Puis, quand sonne minuit, grand Dieu ! ne dit-on pas

Qu’éveillés par l’airain, les hôtes du trépas

Pour s’enlacer, hideux, dans leurs rondes funèbres,

Se lèvent en heurtant leurs os dans les ténèbres,

Et poussent dans la nuit de ces cris émouvants

Qui font fuir la raison du cerveau des vivants ?

Oh ! si je m’éveillais sous les arcades sombres,

Justement à cette heure où revivent les ombres ;

Si, se traînant vers moi dans le sépulcre obscur,

Ces spectres me souillaient de leur contact impur,

Et, m’entraînant aux jeux que la lumière abhorre,

Me laissaient insensée au lever de l’aurore !

Je sens en y songeant ma raison s’échapper.

Oh ! fuis ! fuis ! Roméo, je vois, pour te frapper,

Tybald qui lentement dans l’ombre se soulève.

À sa main décharnée étincelle son glaive ;

Il veut, montrant du doigt son flanc ensanglanté,

Sur sa tombe te faire asseoir à son côté.

Arrête, meurtrier ! au nom du ciel ! arrête !

(Portant le flacon à ses lèvres.)

Roméo, c’est à toi que boit ta Juliette !

Et, faisant le geste d’avaler le narcotique, elle s’affaissa sur elle-même, et tomba étendue sur le tapis du salon, où elle resta inerte et sans mouvement.

L’illusion fut si grande, qu’oubliant que ce qu’il voyait s’accomplir n’était qu’un jeu, Nelson, le rude marin, plus familier avec les tempêtes de l’Océan qu’avec les feintes de l’art, poussa un cri, s’élança vers Emma, et, de son bras unique, la souleva de terre, comme il eût fait d’un enfant.

Il en fut récompensé : en rouvrant les yeux, le premier sourire d’Emma fut pour lui. Alors seulement, il comprit son erreur, et se retira confus dans un angle du salon.

La reine lui succéda et chacun entoura la fausse Juliette.

Jamais la magie de l’art, poussée à ce point peut-être, n’était parvenue au delà. Quoique exprimés dans une langue étrangère, aucun des sentiments qui avaient agité le cœur de l’amante de Roméo, n’avait échappé à ses spectateurs ; la douleur, quand, sa mère et sa nourrice parties, elle se trouve seule avec la menace de devenir la femme du comte Pâris ; le doute, quand, examinant le breuvage, elle craint que ce ne soit un poison ; la résolution, quand, prenant un poignard, elle décide d’en appeler au fer, c’est-à-dire à la mort, dans l’extrémité où elle se trouve ; l’angoisse, quand elle craint d’être oubliée vivante dans le tombeau de sa famille et d’être forcée par les spectres de se mêler à leur danse impie ; enfin sa terreur quand elle croit voir Tybald, enseveli de la veille, se soulever tout sanglant pour frapper Roméo, toutes ces impressions diverses, elle les avait rendues avec une telle magie et une telle vérité, qu’elle les avait fait passer dans l’âme des assistants, pour lesquels, grâce à la magie de son art, la fiction était devenue une réalité.

Les émotions soulevées par ce spectacle, dont la noble compagnie, complétement étrangère aux mystères de la poésie du Nord, n’avait pas même l’idée, furent quelque temps à se calmer. Au silence de la stupéfaction succédèrent les applaudissements de l’enthousiasme ; puis vinrent les éloges et les flatteries charmantes qui caressent si doucement l’amour-propre des artistes. Emma, née pour briller sur la scène littéraire, mais poussée par son irrésistible fortune sur la scène politique, redevenait à chaque occasion la comédienne ardente et passionnée, prête à faire passer dans la vie réelle ces créations de la vie factice que l’on appelle Juliette, lady Macbeth ou Cléopâtre. Alors, elle jetait à son rêve évanoui tous les soupirs de son cœur et demandait si les triomphes dramatiques de mistress Siddons et de mademoiselle Raucourt ne valaient pas mieux que les apothéoses royales de lady Hamilton. Alors, il se faisait en elle, au milieu des louanges des assistants, des applaudissement des spectateurs, des caresses même de la reine, une profonde tristesse, et, si elle s’y laissait aller, elle tombait dans une de ces mélancolies qui, chez elle, étaient encore une séduction ; mais la reine, qui pensait avec raison que ces mélancolies n’étaient point exemptes de regrets et même de remords, la poussait vite vers quelque nouveau triomphe, dans l’enivrement duquel elle détournait les jeux du passé pour ne plus regarder que dans l’avenir.

Aussi, la prenant par le bras et la secouant fortement, comme on fait pour tirer une somnambule du sommeil magnétique :

– Allons, lui dit-elle, pas de ces rêveries ! tu sais bien que je ne les aime pas. Chante ou danse ! Je te l’ai déjà dit, tu n’es point à toi ce soir, tu es à nous ; chante ou danse !

– Avec la permission de Votre Majesté, dit Emma, je vais chanter. Je ne joue jamais cette scène sans conserver pendant quelque temps un tremblement nerveux qui m’ôte toute force physique ; au contraire, ce tremblement sert ma voix. Quel morceau Votre Majesté désire-t-elle que je chante ? Je suis à ses ordres.

– Chante-leur quelque chose de ce manuscrit de Sappho que l’on vient de retrouver à Herculanum. Ne m’as-tu pas dit que tu avais fait la musique de plusieurs de ces poésies ?

– D’une seule, madame ; mais…

– Mais quoi ? demanda la reine.

– Cette musique, faite pour nous dans l’intimité, sur un hymne étrange…, dit Emma à voix basse.

À la femme aimée, n’est-ce pas ?

Emma sourit et regarda la reine avec une singulière expression de lascivité.

– Justement ! dit la reine, chante celle-là, je le veux.

Puis, laissant Emma tout étourdie de l’accent avec lequel elle avait dit : Je le veux, elle appela le duc de Rocca-Romana, qu’on assurait avoir été l’objet d’un de ces caprices tendres et passagers auxquels la Sémiramis du Midi était aussi sujette que la Sémiramis du Nord, et, le faisant asseoir près d’elle sur le même canapé, elle commença avec lui une conversation qui, pour se passer à voix basse, n’en paraissait pas moins animée.

Emma jeta un regard sur la reine, sortit vivement du salon, et, un instant après, rentra coiffée d’une branche de laurier, les épaules couvertes d’un manteau rouge et portant dans son bras arrondi cette lyre lesbienne que nulle femme n’a osé toucher depuis que la muse de Mitylène l’a laissée échapper de ses mains en s’élançant du haut du rocher de Leucade.

Un cri d’étonnement s’échappa de toutes les poitrines ; à peine la reconnut-on. Ce n’était plus la douce et poétique Juliette ; une flamme plus dévorante que celle que Vénus vengeresse alluma dans les yeux de Phèdre jaillissait de sa prunelle ; elle s’avança d’un pas rapide et qui avait quelque chose de viril, répandant autour d’elle un parfum inconnu ; toutes les ardeurs impures de l’antiquité, celle de Myrrha pour son père, celle de Pasiphaé pour le taureau crétois, semblaient avoir étendu leur fard impudique sur son visage ; c’était la vierge révoltée contre l’amour, sublime d’impudeur dans sa coupable rébellion ; elle s’arrêta devant la reine, et, avec une passion qui fit sonner les cordes de la lyre, comme si elles étaient d’airain, elle se laissa tomber sur un fauteuil et chanta sur une stridente mélopée les paroles suivantes :

Assis à tes côtés, celui-là qui soupire,

Écoutant de ta voix les sons mélodieux,

Celui-là qui te voit, ô rage ! lui sourire,

Celui-là, je le dis, il est l’égal des dieux !

Dès que je t’aperçois, la voix manque à ma lèvre,

Ma langue se dessèche et veut en vain parler.

Dans mes tempes en feu j’entends battre la fièvre,

Et me sens tout ensemble et transir et brûler.

Plus pâle que la fleur qui se soutient à peine,

Quand le Lion brûlant la sécha tout un jour,

Je tremble, je pâlis, je reste hors d’haleine,

Et meurs sans expirer, de désir et d’amour.

Avec la dernière vibration de ses cordes la lyre glissa des genoux de la poétesse sur le tapis et sa tête se renversa sur son fauteuil.

La reine, qui, dès la seconde strophe, avait écarté d’elle Rocca-Romana, s’élança avant même que le dernier vers fût fini et souleva dans ses bras Emma, dont la tête retomba inerte sur son épaule comme si elle était évanouie.

Cette fois, on fut un instant sans savoir si l’on devait applaudir ; mais la pudeur fut vite terrassée dans un combat où toute idée morale devait succomber sous l’ardente exaltation des sens. Hommes et femmes entourèrent Emma ; ce fut à qui obtiendrait un regard, un mot d’elle, à qui toucherait sa main, ses cheveux, ses vêtements. Nelson était là comme les autres, plus tremblant que les autres, car il était plus amoureux ; la reine prit la couronne de laurier sur la tête d’Emma et la posa sur celle de Nelson.

Lui, l’arracha comme si elle eût brûlé ses tempes, et l’appuya sur son cœur.

En ce moment, la reine sentit une main qui la prenait par le poignet ; elle se retourna : c’était Acton.

– Venez, lui dit-il, sans perdre un instant ; Dieu fait pour nous plus que nous ne pouvions espérer.

– Mesdames, dit-elle, en mon absence, – car pour quelques instants je suis forcée de m’absenter, – en mon absence, c’est Emma qui est reine ; je vous laisse, en place de la puissance, le génie et la beauté.

Puis, à l’oreille de Nelson :

– Dites-lui de danser pour vous le pas du châle qu’elle devait danser pour moi. Elle le dansera.

Et elle suivit Acton, laissant Emma enivrée d’orgueil, et Nelson fou d’amour.