L – FERDINAND À ROME

 

Comme l’avait prévu le général Mack, son envoyé le rejoignit un peu au-dessus de Valmontone.

Le général n’entendit rien de tout ce que lui raconta le major de Riescach, sinon que les Français avaient évacué Rome ; il courut chez le roi et lui annonça que, sur sa sommation, les Français s’étaient mis immédiatement en retraite ; que, par conséquent, le lendemain, il entrerait à Rome et, dans huit jours serait en pleine possession des États romains.

Le roi ordonna de doubler l’étape, et, le même soir on vint coucher à Valmontone.

Le lendemain, on se remit en marche, on fit halte à Albano vers midi. De la colline, on planait sur Rome, et, au delà de Rome, la vue s’étendait jusqu’à Ostia. Mais il était impossible que l’armée entrât à Rome le même jour. Il fut convenu qu’elle partirait vers trois heures de l’après-midi, qu’elle camperait à moitié chemin, et que, le lendemain, à neuf heures du matin, le roi Ferdinand ferait son entrée solennelle par la porte San-Giovanni, et irait directement à San-Carlo entendre la messe d’actions de grâces.

En effet, à trois heures, on partit d’Albano, Mack à cheval et en tête de l’armée, le roi et le duc d’Ascoli dans une voiture escortée de tout l’état-major particulier de Sa Majesté ; on laissa à gauche, au-dessous de la colline d’Albano, c’est-à-dire à l’endroit où eut lieu, mil huit cent cinquante ans auparavant, la querelle de Clodius et de Milon, la via Appia, dans laquelle on avait fait des fouilles et qui était abandonnée aux antiquaires, et l’on s’arrêta vers sept heures à deux lieues à peu près de Rome.

Le roi soupait sous une tente magnifique, divisée en trois compartiments, avec le général Mack et le duc d’Ascoli, le marquis Malaspina et les plus favorisés parmi la petite cour qui l’avait suivi, lorsqu’on vint lui annoncer les députés.

Ces députés se composaient de deux des cardinaux qui n’avaient point adhéré au gouvernement républicain, des autorités qui avaient été renversées par ce gouvernement et de quelques-uns de ces martyrs comme les réactions en voient toujours accourir au-devant d’elles.

Ils venaient prendre les ordres du roi pour la cérémonie du lendemain.

Le roi était radieux ; lui aussi, comme les Paul-Émile, comme les Pompée, comme les Césars, dont Championnet, trois jours auparavant, parlait au major Riescach, lui aussi allait avoir son triomphe.

Il n’était donc point si difficile d’être un triomphateur que la chose lui avait paru d’abord.

Quel effet allait faire à Caserte, et surtout au Môle, au Marché-Vieux et à Marinella, le récit de ce triomphe, et comme ces bons lazzaroni allaient être fiers quand ils sauraient que leur roi avait triomphé !

Il avait donc vaincu, et sans tirer un seul coup de canon, cette terrible république française, jusque-là réputée invincible ! Décidément, le général Mack, qui lui avait prédit tout cela, était un grand homme !

Il résolut, en conséquence, d’écrire le même soir à la reine et de lui expédier un courrier pour lui annoncer cette bonne nouvelle, et, toute chose arrêtée pour le lendemain, les députés congédiés après avoir eu l’honneur de baiser la main au roi, Sa Majesté prit la plume et écrivit :

« Ma chère maîtresse,

» Tout se succède au gré de nos désirs ; en moins de cinq jours, je suis arrivé aux portes de Rome, où je fais demain mon entrée solennelle. Tout a fui devant nos armes victorieuses, et, demain soir, du palais Farnèse, j’écrirai au souverain pontife qu’il peut, si tel est son bon plaisir, venir célébrer avec nous à Rome la fête de la Nativité.

» Ah ! si je pouvais transporter ici ma crèche et la lui faire voir !

» Le messager que je vous envoie pour vous porter ces bonnes nouvelles est mon courrier ordinaire Ferrari. Permettez-lui, pour sa récompense, de dîner avec mon pauvre Jupiter, qui doit bien s’ennuyer de moi. Répondez-moi par la même voie ; rassurez-moi sur votre chère santé et sur celle de mes enfants bien-aimés, à qui, grâce à vous et à notre illustre général Mack, j’espère léguer un trône non-seulement prospère, mais glorieux.

» Les fatigues de la campagne n’ont pas été si grandes que je le craignais. Il est vrai que, jusqu’à présent, j’ai pu faire presque toutes les étapes en voiture et ne monter à cheval que pour mon agrément.

» Un seul point noir reste encore à l’horizon : en quittant Rome, le général républicain a laissé cinq cents hommes et un colonel au château Saint-Ange ; dans quel but ? Je ne m’en rends point parfaitement compte, mais je ne m’en inquiète pas autrement : notre illustre ami le général Mack m’assurant qu’ils se rendront à la première sommation.

» Au revoir bientôt, ma chère maîtresse, soit que vous veniez, pour que la fête soit complète, célébrer la Nativité avec nous à Rome, soit que, tout étant pacifié et Sa Sainteté étant rétablie sur son trône, je rentre glorieusement dans mes États.

» Recevez, chère maîtresse et épouse, pour les partager avec mes enfants bien-aimés, les embrassements de votre tendre mari et père.

» FERDINAND. »

» P.-S. – J’espère qu’il n’est rien arrivé de fâcheux à mes kangourous et que je les retrouverai tout aussi bien portants que je les ai laissés. À propos, transmettez mes plus affectueux souvenirs à sir William et à lady Hamilton ; quant au héros du Nil, il doit encore être à Livourne ; où qu’il soit, faites-lui part de nos triomphes. »

Il y avait longtemps que Ferdinand n’avait écrit une si longue lettre ; mais il était dans un moment d’enthousiasme, ce qui explique sa prolixité ; il la relut, fut satisfait de sa rédaction, regretta de n’avoir pensé à sir William et à lady Hamilton qu’après avoir pensé à ses kangourous, mais ne jugea point que, pour cette petite faute de mémoire, ce fût la peine de recommencer une lettre si bien venue ; en conséquence, il la cacheta et fit appeler Ferrari, qui, complétement remis de sa chute, arriva, selon sa coutume, tout botté, et promit que la lettre serait remise entre les mains de la reine, avant le lendemain cinq heures du soir.

Après quoi, la table de jeu étant dressée, le roi se mit à faire son whist avec le duc d’Ascoli, le marquis Malaspina et le duc de Circello, gagna mille ducats, se coucha radieux et rêva qu’il faisait son entrée, non pas à Rome, mais à Paris, non pas dans la capitale des États romains, mais dans la capitale de la France, et que, son manteau royal porté par les cinq directeurs, il entrait dans les Tuileries, désertes depuis le 10 août, ayant une couronne de lauriers sur la tête, comme César, et tenant, comme Charlemagne, le globe d’une main et l’épée de l’autre !

Le jour vint dissiper les illusions de la nuit ; mais ce qui en restait suffisait pour satisfaire l’amour-propre d’un homme à qui l’idée d’être conquérant était venue à l’âge de cinquante ans.

Il n’entrait point encore à Paris, mais il entrait déjà à Rome.

L’entrée fut splendide ; le roi Ferdinand, à cheval, vêtu de son uniforme de feld-maréchald autrichien, couvert de broderies, portant à son cou et sur sa poitrine tous ses ordres personnels et tous ses ordres de famille, était attendu à la porte San-Giovanni, d’abord par l’ancien sénateur, qui, accompagné des magistrats du municipe, lui présenta à genoux les clefs de Rome sur un plat d’argent ; autour des sénateurs et des magistrats du municipe étaient tous les cardinaux restés fidèles à Pie VI ; de là, en suivant un itinéraire marqué d’avance par des jonchées de fleurs et de feuillages, le roi devait se rendre à l’église San-Carlo, où se chantait le Te Deum, et, de l’église San-Carlo, au palais Farnèse, situé, comme nous l’avons dit, de l’autre côté du Tibre, en face du palais Corsini, que venait de quitter Championnet.

Au moment où le roi prit les clefs de Rome, les chants éclatèrent. Cent jeunes filles habillées de blanc marchèrent en tête du cortège, portant des corbeilles de joncs dorés, pleines de feuilles de roses, qu’elles jetaient en l’air comme au jour de la Fête-Dieu. Les corbeilles vides étaient aussitôt remplacées par des corbeilles pleines, afin qu’il n’y eût point d’interruption dans la pluie odoriférante ; et, comme derrière les jeunes filles marchaient à reculons de jeunes enfants de chœur, balançant des encensoirs, on avançait entre une double haie formée par la population de Rome et des environs, vêtue de ses habits de fête, au milieu d’une pluie de fleurs et d’une atmosphère embaumée.

Une admirable musique militaire – et celle de Naples est renommée entre toutes – jouait les airs les plus gais de Cimarosa, de Pergolèse et de Paesiello ; puis venait, au milieu d’un grand espace vide, le roi seul, dans l’isolement emblématique de la majesté souveraine ; derrière le roi marchait Mack et tout son état-major ; puis, derrière Mack, une masse de trente mille hommes de troupes, vingt mille d’infanterie, dix mille de cavalerie, habillés à neuf, magnifiques d’aspect, s’avançant avec un ensemble remarquable, grâce aux nombreuses manœuvres faites dans les camps, et suivis de cinquante pièces d’artillerie nouvellement fondues, de leurs caissons et de leurs fourgons nouvellement peints ; tout cela resplendissant au soleil d’une de ces magnifiques journées de novembre que l’automne méridional fait luire entre un jour de brouillard et un jour de pluie, comme un dernier adieu à l’été, comme un premier salut à l’hiver.

Nous avons dit que l’itinéraire était tracé d’avance : on commença donc par traverser ce que l’on pourrait appeler le désert de Saint-Jean-de-Latran, les pelouses et les allées solitaires conduisant à Santa-Croce in-Gerusalemme et à Sainte-Marie-Majeure, et l’on s’avança directement vers la vieille basilique dont Henri IV fut le bienfaiteur et dont, en sa qualité de petit-fils de Henri IV, Ferdinand était chanoine. Sur les degrés de l’église, au bas desquels le roi fut reçu à cheval et encensé au milieu des chants de joie et des cantiques d’actions de grâces, était groupé tout le clergé latéranien. Les chants terminés, le roi descendit de cheval et, sur de magnifiques tapis, gagna à pied la Scala santa, cet escalier sacré, transporté de Jérusalem à Rome, qui faisait partie de la maison de Pilate, que Jésus se rendant au prétoire toucha de ses pieds nus et sanglants, et que les fidèles ne montent plus qu’à genoux.

Le roi en baisa la première marche, et, au moment où ses lèvres touchaient le marbre saint, la musique éclata en fanfares joyeuses, et cent mille voix firent entendre une immense acclamation.

Le roi demeura à genoux le temps de dire sa prière, se releva, se signa, monta à cheval, traversa la grande place de Saint-Jean, mesura des yeux le magnifique obélisque élevé à Thèbes par Thoutmasis II, respecté par Cambyse, qui renversa et mutila tous les autres, enlevé par Constantin et déterré dans le grand Cirque, suivit la longue rue de Saint-Jean-de-Latran, toute bordée de monastères et qui descend en pente douce jusqu’au Colisée ; prit ce fameux quartier des Carènes où Pompée avait sa maison ; presqu’en ligne droite, gagna la place Trajane, dont la colonne était enterrée jusqu’au-dessus de sa base ; de là, par un angle droit, arriva au Corso, et, sur la place de Venise, qui, à l’autre extrémité de la même rue, fait pendant à la place du Peuple, descendit à la place Colonna, et enfin suivit le Corso jusqu’à la vaste église San-Carlo, y fut reçu par tout le clergé sous son gigantesque portail, descendit de cheval pour la seconde fois, entra dans l’église, et, sous le dais qui lui était préparé, entendit le Te Deum.

Puis, le Te Deum chanté, il sortit de l’église, remonta à cheval, et, toujours précédé, suivi, accompagné du même cortège, il continua de descendre le Corso jusqu’à la place du Peuple, longea le cours du Tibre, et, dans le sens inverse où l’avait longé Championnet pour sortir de Rome, prit la via della Scroffa, où est Saint-Louis-des-Français, la grande place Navone, le forum Agenal des Romains, et, de là, en quelques instants, par la façade du palais Braschi, opposée à celle où se trouve Pasquino, il gagna le Campo-dei-Fiori et le palais Farnèse, but de sa longue course, terme de son triomphe.

Tout l’état-major put entrer dans cette magnifique cour, chef-d’œuvre des trois plus grands architectes qui aient existé, San-Gallo, Vignole et Michel-Ange ; tandis qu’entre les deux fontaines qui ornent la façade du palais et qui coulent dans les plus larges coupes de granit que l’on connaisse, on mettait, autant pour l’honneur que pour la défense, quatre pièces de canon en batterie.

Un dîner de deux cents couverts était servi dans la grande galerie peinte par Annibal et Augustin Carrache, et leurs élèves. Les deux frères y travaillèrent huit ans et reçurent pour salaire cinq cents écus d’or, c’est-à-dire trois mille francs de notre monnaie.

Rome entière semblait s’être donné rendez-vous sur la place du palais Farnèse. Malgré les sentinelles, le peuple envahit la cour, l’escalier, les antichambres et pénétra jusqu’aux portes de la galerie ; les cris de « Vive le roi ! » poussés sans interruption, forcèrent trois fois Ferdinand à quitter la table et à se montrer à la fenêtre.

Aussi, fou de joie, se croyant le rival de ces héros dont, un instant, sur la voie sacrée, il avait foulé la trace, ne voulut-il point attendre au lendemain pour donner au pape Pie VI avis de son entrée à Rome, et, oubliant que, prisonnier des Français, il n’était pas tout à fait libre de ses actions, la tête échauffée par le vin et le cœur bondissant d’orgueil, il passa, aussitôt le café pris, dans un cabinet de travail, et lui écrivit la lettre suivante :

À Sa Sainteté le pape Pie VI, premier vicaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

« Prince des apôtres, roi des rois,

» Votre Sainteté apprendra sans doute avec la plus grande satisfaction, qu’aidé de Notre-Seigneur Jésus-Christ et sous l’auguste protection du bienheureux saint Janvier, aujourd’hui même, avec mon armée, je suis entré sans résistance et en triomphateur dans la capitale du monde chrétien. Les Français ont fui, épouvantés à la vue de la croix et au simple éclat de mes armes. Votre Sainteté peut donc reprendre sa suprême et paternelle puissance, que je couvrirai de mon armée. Qu’elle abandonne donc sa trop modeste demeure de la Chartreuse, et que, sur les ailes des chérubins, comme notre sainte vierge de Lorette, elle vienne et descende au Vatican pour le purifier par sa présence sacrée. Votre Sainteté pourra célébrer à Saint-Pierre le divin office le jour de la naissance de Notre Sauveur. »

Le soir, le roi parcourut en voiture, au milieu des cris de « Vive le roi Ferdinand ! vive Sa Sainteté Pie VI ! » les principales rues de Rome et les places Navone, d’Espagne et de Venise ; il s’arrêta un instant au théâtre Argentina, où l’on devait chanter une cantate en son honneur ; puis, de là, pour voir Rome tout enflammée, il monta sur les plus hautes rampes du mont Pincio.

La ville était illuminée a giorno, depuis la porte San-Giovanni jusqu’au Vatican, et depuis la place du Peuple jusqu’à la pyramide de Cestus. Un seul monument, surmonté du drapeau tricolore et pareil à une protestation solennelle et menaçante de la France contre l’occupation de Rome, restait obscur au milieu de tous ces rayonnements, muet au milieu de toutes ces clameurs.

C’était le château Saint-Ange.

Sa masse sombre et silencieuse avait quelque chose de formidable et d’effrayant ; car le seul cri qui, de quart d’heure en quart d’heure, sortait de son silence était celui de « Sentinelles, prenez garde à vous ! » Et la seule lumière que l’on vit luire dans les ténèbres était la mèche allumée des artilleurs, debout près de leurs canons.