LXVII – LES DEUX AMIRAUX.

 

Le prince François, en présentant à San-Felice la fuite de la famille royale en Sicile comme résolue, avait cru parler au nom de son père et de sa mère ; mais, en réalité, il avait parlé au nom seul de la reine ; de ce côté, en effet, la fuite était résolue et on la voulait à tout prix ; mais, en voyant le dévouement de son peuple, tout aveugle qu’il était, et par cela même qu’il était aveugle, en écoutant ces protestations faites par cent mille hommes, de mourir pour lui depuis le premier jusqu’au dernier, le roi s’était repris à l’idée de défendre sa capitale et d’en appeler de la lâcheté de l’armée à l’énergie de ce peuple qui s’offrait si spontanément à lui.

Il se levait donc le 11 décembre au matin, c’est-à-dire le lendemain de cet incroyable triomphe auquel nous avons essayé de faire assister nos lecteurs, sans parti pris encore, mais penchant plutôt pour celui de la résistance que pour celui de la fuite, quand on lui annonça que l’amiral François Caracciolo était depuis une demi-heure dans l’antichambre, attendant qu’il fît jour chez sa Majesté.

Excité par les préventions de la reine, Ferdinand n’aimait point l’amiral, mais ne pouvait s’empêcher de l’estimer ; son admirable courage dans les différentes rencontres qu’il avait eues avec les Barbaresques, le bonheur avec lequel il avait tiré sa frégate, la Minerve, de la rade de Toulon, quand Toulon avait été repris par Bonaparte sur les Anglais, le sang-froid qu’il avait déployé dans la protection donnée par lui aux autres vaisseaux, qu’il avait ramenés, mutilés par les boulets et désemparés par la tempête, c’est vrai, mais enfin qu’il avait ramenés sans en perdre un seul, lui avaient alors valu le grade d’amiral.

On a vu, dans les premiers chapitres de ce récit, les motifs que croyait avoir la reine de se plaindre de l’amiral, qu’elle était parvenue, avec son adresse ordinaire, à mettre assez mal dans l’esprit du roi.

Ferdinand crut que Caracciolo venait pour lui demander la grâce de Nicolino, qui était son neveu, et, enchanté d’avoir, par la fausse position où s’était mis un membre de sa famille, prise sur l’amiral, auquel il se sentait dans la malveillante disposition d’être désagréable, il ordonna de le faire entrer à l’instant même.

L’amiral, revêtu de son grand uniforme, entra calme et digne comme toujours ; sa haute position sociale mettait depuis quatre cents ans les chefs de sa famille en contact avec les souverains de toute race, angevins, aragonais, espagnols, qui s’étaient succédé sur le trône de Naples ; il joignait donc à une suprême dignité cette courtoisie parfaite dont il avait donné un échantillon à la reine dans le double refus qu’il avait fait, pour sa nièce et pour lui-même, d’assister aux fêtes que la cour avait données à l’amiral Nelson.

Cette courtoisie, de quelque part qu’elle vînt, embarrassait toujours un peu Ferdinand, dont la courtoisie n’était point la qualité dominante ; aussi, lorsqu’il vit l’amiral s’arrêter respectueusement à quelques pas de lui et attendre, selon l’étiquette de la cour, que le roi lui adressât le premier la parole, n’eut-il rien de plus pressé que de commencer la conversation par le reproche qu’il avait à lui faire.

– Ah ! vous voilà, monsieur l’amiral, lui dit-il ; il paraît que vous avez fort insisté pour me voir ?

– C’est vrai, sire, répondit Caracciolo en s’inclinant ; je croyais de toute urgence d’avoir l’honneur de pénétrer jusqu’à Votre Majesté.

– Oh ! je sais ce qui vous amène, dit le roi.

– Tant mieux pour moi, sire, dit Caracciolo ; dans ce cas, c’est une justice que le roi rend à ma fidélité.

– Oui, oui, vous venez me parler pour ce mauvais sujet de Nicolino, votre neveu, n’est-ce pas ? qui s’est mis, à ce qu’il paraît, dans une méchante affaire, puisqu’il ne s’agit pas moins que de crime de haute trahison ; mais je vous préviens que toute prière, même la vôtre, sera inutile, et que la justice aura son cours.

Un sourire passa sur la figure austère de l’amiral.

– Votre Majesté est dans l’erreur, dit-il ; au milieu des grandes catastrophes politiques, les petits accidents de famille disparaissent. Je ne sais point et ne veux point savoir ce qu’a fait mon neveu ; s’il est innocent, son innocence ressortira de l’instruction du procès, comme est ressortie celle du chevalier de Medici, du duc de Canzano, de Mario Pagano et de tant de prévenus qu’après les avoir gardés trois ans, les prisons ont été obligées de rendre à la liberté ; s’il est coupable, la justice aura son cours. Nicolino est de haute race ; il aura le droit d’avoir la tête tranchée, et, Votre Majesté le sait, l’épée est une arme si noble, que, même aux mains du bourreau, elle ne déshonore pas ceux qui sont frappés par elle.

– Mais, alors, dit le roi un peu étonné de cette dignité si simple et si calme, dont sa nature, son tempérament, son caractère ne lui donnaient aucune notion instinctive ; mais, alors, si vous ne venez point me parler de votre neveu, de quoi venez-vous donc me parler ?

– Je viens vous parler de vous, sire, et du royaume.

– Ah ! ah ! fit le roi, vous venez me donner des conseils ?

– Si Votre Majesté daigne me consulter, répondit Caracciolo avec un respectueux mouvement de tête, je serai heureux et fier de mettre mon humble expérience à sa disposition. Dans le cas contraire, je me contenterai d’y mettre ma vie et celle des braves marins que j’ai l’honneur de commander.

Le roi eût été heureux de trouver une occasion de se fâcher ; mais, devant une pareille réserve et un semblable respect, il n’y avait pas de prétexte à la colère.

– Hum ! fit-il, hum !

Et, après deux ou trois secondes de silence :

– Eh bien, amiral, dit-il, je vous consulterai.

Et, en effet, il se tournait déjà vers Caracciolo, lorsqu’un valet de pied, entrant par la porte des appartements, s’approcha du roi et lui dit à demi-voix quelques paroles que Caracciolo n’entendit point et ne chercha point à entendre.

– Ah ! ah ! dit-il ; et il est là ?

– Oui, sire ; il dit qu’avant-hier, à Caserte, Votre Majesté lui a dit qu’elle avait à lui parler.

– C’est vrai.

Se tournant alors vers Caracciolo :

– Ce que vous avez à me dire, monsieur, peut-il se dire devant un témoin ?

– Devant le monde entier, sire.

– Alors, dit le roi en se retournant vers le valet de pied, faites entrer. D’ailleurs, continua-t-il en s’adressant à Caracciolo, celui qui demande à entrer est un ami, plus qu’un ami, un allié : c’est l’illustre amiral Nelson.

En ce moment, la porte s’ouvrit et le valet de pied annonça solennellement :

– Lord Horace Nelson du Nil, baron de Bornhum-Thorpes, duc de Bronte !

Un léger sourire, qui n’était pas exempt d’amertume, effleura, à l’énumération de tous ces titres, les lèvres de Caracciolo.

Nelson entra ; il ignorait avec qui le roi se trouvait ; il fixa son œil gris sur celui qui l’avait précédé dans le cabinet du roi et reconnut l’amiral Caracciolo.

– Je n’ai pas besoin de vous présenter l’un à l’autre, n’est-ce pas, messieurs ? dit le roi. Vous vous connaissez.

– Depuis Toulon, oui, sire, dit Nelson.

– J’ai l’honneur de vous connaître depuis plus longtemps que cela, monsieur, répondit Caracciolo avec sa courtoisie ordinaire : je vous connais depuis le jour où, sur les côtes du Canada, vous avez, avec un brick, combattu contre quatre frégates françaises, et où vous leur avez échappé en faisant traverser à votre bâtiment une passe que, jusque-là, on croyait impraticable. C’était en 1786, je crois ; il y a douze ans de cela.

Nelson salua ; lui non plus, le brutal marin, n’était point familier avec ce langage.

– Milord, dit le roi, voici l’amiral Caracciolo qui vient m’offrir ses conseils sur la situation ; vous la connaissez. Asseyez-vous et écoutez ce que l’amiral va dire ; quand il aura fini, vous répondrez si vous avez quelque chose à répondre ; seulement, je vous le dis d’avance, je serais heureux que deux hommes si éminents et qui connaissent si bien l’art de la guerre fussent du même avis.

– Si milord, comme j’en suis certain, dit Caracciolo, est un véritable ami du royaume, j’espère qu’il n’y aura dans nos opinions que de légères divergences de détail qui ne nous empêcheront point d’être d’accord sur le fond.

– Parle, Caracciolo, parle, dit le roi en revenant à l’habitude que les rois d’Espagne et de Naples ont de tutoyer leurs sujets.

– Hier, répliqua l’amiral, le bruit s’est répandu dans la ville, à tort, je l’espère, que Votre Majesté, désespérant de défendre son royaume de terre ferme, était décidée à se retirer en Sicile.

– Et tu serais d’un avis contraire, toi, à ce qu’il paraît ?

– Sire, répondit Caracciolo, je suis et je serai toujours de l’avis de l’honneur contre les conseils de la honte. Il y va de l’honneur du royaume, sire, et, par conséquent, de celui de votre nom, que votre capitale soit défendue jusqu’à la dernière extrémité.

– Tu sais, dit le roi, dans quel état sont nos affaires ?

– Oui, sire, mauvaises, mais non perdues. L’armée est dispersée, mais elle n’est pas détruite ; trois ou quatre mille morts, six ou huit mille prisonniers, ôtez cela de cinquante-deux mille hommes, il vous en restera quarante mille, c’est-à-dire une armée quatre fois plus nombreuse encore que celle des Français, combattant sur son territoire, défendant des défilés inexpugnables, ayant l’appui des populations de vingt villes et de soixante villages, le secours de trois citadelles imprenables sans matériel de siège, Civitella-del-Tronto, Gaete et Pescara, sans compter Capoue, dernier boulevard, rempart suprême de Naples, jusqu’où les Français ne pénètreront même pas.

– Et tu te chargerais de rallier l’armée, toi ?

– Oui, sire.

– Explique-moi de quelle façon ; tu me feras plaisir.

– J’ai quatre mille marins sous mes ordres, sire ; ce sont des hommes éprouvés et non des soldats d’hier comme ceux de votre armée de terre ; donnez-m’en l’ordre, sire, je me mets à l’instant même à leur tête ; mille défendront le passage d’Itri à Sessa, mille celui de Sora à San-Germano, mille celui de Castel-di-Sangro à Isernia ; les mille autres, – les marins sont bons à tout, milord Nelson le sait mieux que personne, lui qui a fait faire aux siens des prodiges ! – les mille autres, transformés en pionniers, seront occupés à fortifier ces trois passages et à y faire le service de l’artillerie ; avec eux, ne fût-ce qu’au moyen de nos piques d’abordage, je soutiens le choc des Français, si terrible qu’il soit, et, quand vos soldats verront comment les marins meurent, sire, ils se rallieront derrière eux, surtout si Votre Majesté est là pour leur servir de drapeau.

– Et qui gardera Naples pendant ce temps ?

– Le prince royal, sire, et les huit mille hommes, sous les ordres du général Naselli, que milord Nelson a conduits en Toscane, où ils n’ont plus rien à faire. Milord Nelson a laissé, je crois, une partie de sa flotte à Livourne ; qu’il envoie un bâtiment léger avec ordre de Sa Majesté de ramener à Naples ces huit mille hommes de troupes fraîches, et elles pourront, Dieu aidant, être ici dans huit jours. Ainsi, voyez, sire, voyez quelle masse terrible vous reste : quarante-cinq ou cinquante mille hommes de troupes, la population de trente villes et de cinquante villages qui va se soulever, et, derrière tout cela, Naples avec ses cinq cent mille âmes. Que deviendront dix mille Français perdus dans cet océan ?

– Hum ! fit le roi regardant Nelson, qui continua de demeurer dans le silence.

– Il sera toujours temps, sire, continua Caracciolo, de vous embarquer. Comprenez bien cela : les Français n’ont pas une barque armée, et vous avez trois flottes dans le port : la vôtre, la flotte portugaise et celle de Sa Majesté Britannique.

– Que dites-vous de la proposition de l’amiral, milord ? dit le roi mettant cette fois Nelson dans la nécessité absolue de répondre.

– Je dis, sire, répondit Nelson en demeurant assis et continuant de tracer de sa main gauche, avec une plume, des hiéroglyphes sur un papier, je dis qu’il n’y a rien de pis au monde, quand une résolution est prise, que d’en changer.

– Le roi avait-il déjà pris une résolution ? demanda Caracciolo.

– Non, tu vois, pas encore ; j’hésite, je flotte…

– La reine, dit Nelson, a décidé le départ.

– La reine ? fit Caracciolo ne laissant pas au roi le temps de répondre. Très-bien ! qu’elle parte. Les femmes, dans les circonstances où nous sommes, peuvent s’éloigner du danger ; mais les hommes doivent y faire face.

– Milord Nelson, tu le vois, Caracciolo, milord Nelson est de l’avis du départ.

– Pardon, sire, répondit Caracciolo, mais je ne crois pas que milord Nelson ait donné son avis.

– Donnez-le, milord, dit le roi, je vous le demande.

– Mon avis, sire, est le même que celui de la reine, c’est-à-dire que je verrai avec joie Votre Majesté chercher en Sicile un refuge assuré que ne lui offre plus Naples.

– Je supplie milord Nelson de ne pas donner légèrement son avis, dit Caracciolo s’adressant à son collègue ; car il savait d’avance de quel poids est l’avis d’un homme de son mérite.

– J’ai dit, et je ne me rétracte point, répondit durement Nelson.

– Sire, répondit Caracciolo, milord Nelson est Anglais, ne l’oubliez pas.

– Que veut dire cela, monsieur ? demanda fièrement Nelson.

– Que, si vous étiez Napolitain au lieu d’être Anglais, milord, vous parleriez autrement.

– Et pourquoi parlerais-je autrement si j’étais Napolitain ?

– Parce que vous consulteriez l’honneur de votre pays, au lieu de consulter l’intérêt de la grande Bretagne.

– Et quel intérêt la Grande-Bretagne a-t-elle au conseil que je donne au roi, monsieur ?

– En faisant le péril plus grand, on demandera la récompense plus grande. On sait que l’Angleterre veut Malte, milord.

– L’Angleterre a Malte, monsieur ; le roi la lui a donnée.

– Oh ! sire, fit Caracciolo avec le ton du reproche, on me l’avait dit, mais je n’avais pas voulu le croire.

– Et que diable voulais-tu que je fisse de Malte ? dit le roi. Un rocher bon à faire cuire des œufs au soleil !

– Sire, dit Caracciolo sans plus s’adresser à Nelson, je vous supplie, au nom de tout ce qu’il y a de cœurs vraiment napolitains dans le royaume, de ne plus écouter les conseils étrangers, qui mettent votre trône à deux doigts de l’abîme. M. Acton est étranger, sir William Hamilton est étranger, milord Nelson lui-même est étranger ; comment voulez-vous qu’ils soient justes dans l’appréciation de l’honneur napolitain ?

– C’est vrai, monsieur ; mais ils sont justes dans l’appréciation de la lâcheté napolitaine, répondit Nelson, et c’est pour cela que je dis au roi, après ce qui s’est passé à Civita-Castellana : Sire, vous ne pouvez plus vous confier aux hommes qui vous ont abandonné, soit par peur, soit par trahison.

Carracciolo pâlit affreusement et porta, malgré lui, la main à la garde de son épée ; mais, se rappelant que Nelson n’avait qu’une main pour tirer la sienne, et que cette main, c’était la gauche, il se contenta de dire :

– Tout peuple a ses heures de défaillance, sire. Ces Français, devant lesquels nous fuyons, ont eu trois fois leur Civita-Castellana : Poitiers, Crécy, Azincourt ; une seule victoire a suffi pour effacer trois défaites : Fontenoy.

Caracciolo prononça ces mots en regardant Nelson, qui se mordit les lèvres jusqu’au sang ; puis, s’adressant de nouveau au roi :

– Sire, continua-t-il, c’est le devoir d’un roi qui aime son peuple, de lui offrir l’occasion de se relever d’une de ces défaillances ; que le roi donne un ordre, dise un mot, fasse un signe, et pas un Français ne sortira des Abruzzes, s’ils ont l’imprudence d’y entrer.

– Mon cher Caracciolo, dit le roi revenant à l’amiral, dont le conseil caressait son secret désir, tu es de l’avis d’un homme dont j’apprécie fort les avis ; tu es de l’avis du cardinal Ruffo.

– Il ne manquait plus à Votre Majesté que de mettre un cardinal à la tête de ses armées, dit Nelson avec un sourire de mépris.

– Cela n’a déjà pas si mal réussi à mon aïeul Louis XIII ou Louis XIV, je ne sais plus bien lequel, que de mettre un cardinal à la tête de ses armées, et il y a un certain Richelieu qui, en prenant la Rochelle et en forçant le Pas-de-Suze, n’a pas fait de tort à la monarchie.

– Eh bien, sire, s’écria vivement Caracciolo se cramponnant à cet espoir que lui donnait le roi, c’est le bon génie de Naples qui vous inspire ; abandonnez-vous au cardinal Ruffo, suivez ses conseils, et, moi, que vous dirai-je de plus ? je suivrai ses ordres.

– Sire, dit Nelson en se levant et en saluant le roi, Votre Majesté n’oubliera pas, je l’espère, que, si les amiraux italiens obéissent aux ordres d’un prêtre, un amiral anglais n’obéit qu’aux ordres de son gouvernement.

Et, jetant à Caracciolo un regard dans lequel on pouvait lire la menace d’une haine éternelle, Nelson sortit par la même porte qui lui avait donné entrée et qui communiquait avec les appartements de la reine.

Le roi suivit Nelson des yeux, et, quand la porte se fut refermée derrière lui :

– Eh bien, dit-il, voilà le remercîment de mes vingt mille ducats de rente, de mon duché de Bronte, de mon épée de Philippe V et de mon grand cordon de Saint-Ferdinand. Il est court, mais il est net.

Puis, revenant à Caracciolo :

– Tu as bien raison, mon pauvre François, lui dit-il, tout le mal est là, les étrangers ! M. Acton, sir William, M. Mack, lord Nelson, la reine elle-même, des Irlandais, des Allemands, des Anglais, des Autrichiens partout ; des Napolitains nulle part. Quel bouledogue que ce Nelson ! C’est égal, tu l’as bien rembarré ! Si jamais nous avons la guerre avec l’Angleterre et qu’il te tienne entre ses mains, ton compte est bon…

– Sire, dit Caracciolo en riant, je suis heureux, au risque des dangers auxquels je me suis exposé en me faisant un ennemi du vainqueur d’Aboukir, je suis heureux d’avoir mérité votre approbation.

– As-tu vu la grimace qu’il a faite quand tu lui as jeté au nez… Comment as-tu dit ? Fontenoy, n’est-ce pas ?

– Oui, sire.

– Ils ont donc été bien frottés à Fontenoy, messieurs les Anglais ?

– Raisonnablement.

– Et quand on pense que, si San-Nicandro n’avait pas fait de moi un âne, je pourrais, moi aussi, répondre de ces choses-là ! Enfin, il est malheureusement trop tard maintenant pour y remédier.

– Sire, dit Caracciolo, me permettrez-vous d’insister encore ?

– Inutile, puisque je suis de ton avis. Je verrai Ruffo aujourd’hui, et nous reparlerons de tout cela ensemble ; mais pourquoi diable, maintenant que nous ne sommes que nous deux, pourquoi t’es-tu fait un ennemi de la reine ? Tu sais pourtant que, quand elle déteste, elle déteste bien !

Caracciolo fit un mouvement de tête qui indiquait qu’il n’avait pas de réponse à faire à ce reproche du roi.

– Enfin, dit Ferdinand, ceci, c’est comme l’affaire de San-Nicandro : ce qui est fait est fait ; n’en parlons plus.

– Ainsi donc, insista Caracciolo revenant à son incessante préoccupation, j’emporte l’espoir que Votre Majesté a renoncé à cette honteuse fuite et que Naples sera défendue jusqu’à la dernière extrémité ?

– Emportes-en mieux que l’espoir, emportes-en la certitude ; il y a conseil aujourd’hui, je vais leur signifier que ma volonté est de rester à Naples. J’ai bien retenu tout ce que tu m’as dit de nos moyens de défense : sois tranquille ; quant au Nelson, c’est Fontenoy, n’est-ce pas, qu’il faut lui cracher à la face quand on veut qu’il se morde les lèvres ? C’est bien, on s’en souviendra.

– Sire, une dernière grâce ?

– Dis.

– Si, contre toute attente, Votre Majesté partait…

– Puisque je te dis que je ne pars pas.

– Enfin, sire, si par un hasard quelconque, si par un revirement inattendu, Votre Majesté partait, j’espère qu’elle ne ferait pas cette honte à la marine napolitaine de partir sur un navire anglais.

– Oh ! quant à cela, tu peux être tranquille. Si j’en étais réduit à cette extrémité, dame ! je ne te réponds pas de la reine, la reine ferait ce qu’elle voudrait ; mais, moi, je te donne ma parole d’honneur que je pars sur ton bâtiment, sur la Minerve. Ainsi, te voilà prévenu ; change ton cuisinier s’il est mauvais, et fais provision de macaroni et de parmesan, si tu n’en as pas une quantité suffisante à bord. Au revoir… C’est bien Fontenoy, n’est-ce pas ?

– Oui, sire.

Et Caracciolo, ravi du résultat de son entrevue avec le roi, se retira, comptant sur la double promesse qu’il lui avait faite.

Le roi le suivit des yeux avec une bienveillance marquée.

– Et quand on pense, dit-il, qu’on est assez bête de se brouiller avec des hommes comme ceux-là, pour une mégère comme la reine et pour une drôlesse comme lady Hamilton !