À partir de ce moment, la fuite, comme nous l’avons dit, fut résolue et fixée au soir même, 21 décembre.
Il fut convenu que le roi, la reine, toute la famille royale, – moins le prince héréditaire, sa femme et sa fille, – sir William, Emma Lyonna, Acton et les plus familiers du palais passeraient en Sicile sur le Van-Guard.
Le roi, on se le rappelle, avait promis à Caracciolo que, s’il quittait Naples, ce ne serait que sur son bâtiment ; mais, retombé par la terreur sous le joug de la reine, le roi oublia sa promesse devant deux raisons.
La première, qui venait de lui-même, était la honte qu’il éprouvait en face de l’amiral de quitter Naples, après avoir promis d’y rester.
La seconde, qui venait de la reine, était que Caracciolo, partageant les principes patriotiques de toute la noblesse napolitaine, pourrait, au lieu de conduire le roi en Sicile, le livrer aux jacobins, qui, maîtres d’un pareil otage, le forceraient alors à établir le gouvernement qu’ils voudraient, où, pis encore, lui feraient peut-être son procès, comme les Anglais avaient fait à Charles Ier, et les Français à Louis XVI.
Comme consolation et dédommagement de l’honneur qui lui était enlevé, on décida que l’amiral aurait celui de transporter ensuite le duc de Calabre, sa famille et sa maison.
On prévint les vieilles princesses de France de la résolution prise, les invitant à pourvoir, à l’aide de leurs sept gardes du corps, comme elles l’entendraient, à leur sûreté, et on leur envoya quinze mille ducats pour les aider dans leur fuite.
Ce devoir rempli, on ne s’occupa plus autrement d’elles.
Toute la journée, on descendit et l’on entassa dans le passage secret les bijoux, l’argent, les meubles précieux, les œuvres d’art, les statues que l’on voulait emporter en Sicile. Le roi eût bien voulu y transporter ses kangourous ; mais c’était chose impossible. Il se contenta, par une lettre de sa main, de les recommander au jardinier en chef de Caserte.
Le roi, qui avait sur le cœur la trahison de la reine et d’Acton, dont la lettre de l’empereur lui donnait la preuve, resta enfermé dans ses appartements et refusa d’y recevoir qui que ce fût. La consigne fut sévèrement tenue à l’égard de François Caracciolo, qui, ayant, de son bâtiment, vu des allées et venues et des signaux à bord des navires anglais, se doutait de quelque chose, et à l’égard du marquis Vanni, qui, ayant trouvé la porte de la reine fermée, et sachant par le prince de Castelcicala qu’il était question de départ, venait, en désespoir de cause, heurter à celle du roi.
Celui-ci eut, un instant, l’idée de faire venir le cardinal Ruffo et de se le donner pour compagnon et pour conseiller pendant le voyage ; mais il ne lui avait point été difficile de surprendre des signes de mésintelligence entre lui et Nelson. D’ailleurs, on le sait, le cardinal était détesté de la reine, et Ferdinand préféra, comme toujours, son repos aux délicatesses de l’amitié et de la reconnaissance.
Et puis il se dit que, habile comme il l’était, le cardinal se tirerait parfaitement d’affaire tout seul.
L’embarquement fut arrêté pour dix heures du soir. Il fut, en conséquence, convenu qu’à dix heures toutes les personnes qui devaient être, en compagnie de Leurs Majestés, embarquées sur le Van-Guard, se rassembleraient dans l’appartement de la reine.
À dix heures sonnantes, le roi entrait, tenant son chien en laisse ; c’était le seul ami sur lequel il comptât comme fidélité, et le seul, par conséquent, qu’il emmenât avec lui.
Il avait bien pensé à Ascoli et à Malaspina ; mais il avait pensé aussi que, comme le cardinal, ils se tireraient d’affaire tout seuls.
Il jeta les yeux dans l’immense salon éclairé à peine, – on avait craint qu’une trop grande illumination ne donnât des soupçons de départ, – et il vit tous les fugitifs réunis ou plutôt dispersés en différents groupes.
Le groupe principal se composait de la reine, de son fils bien-aimé, le prince Léopold, du jeune prince Albert, des quatre princesses et d’Emma Lyonna.
La reine était assise sur un canapé près d’Emma Lyonna, qui tenait sur ses genoux le prince Albert, son favori, tandis que le prince Léopold appuyait sa tête sur l’épaule de la reine. Les quatre princesses, groupées autour de leur mère, étaient, les unes assises, les autres couchées sur le tapis.
Acton, sir William, le prince de Castelcicala causaient debout dans l’embrasure d’une fenêtre, écoutant le vent siffler et la pluie battre contre les carreaux.
Un autre groupe de dames d’honneur, parmi lesquelles on distinguait la comtesse de San-Marco, confidente intime de la reine, entouraient une table.
Enfin, loin de tous, à peine visible dans l’obscurité, se dessinait la silhouette de Dick, qui avait si habilement et si fidèlement, ce jour même, suivi les ordres de son maître et de la reine, qu’il pouvait aussi regarder un peu désormais comme sa maîtresse.
À l’entrée du roi, chacun se leva et se tourna de son côté ; mais lui fit un signe de la main, afin que chacun restât à sa place.
– Ne vous dérangez point, dit-il, ne vous dérangez point, cela n’en vaut plus la peine.
Et il s’assit dans un fauteuil, près de la porte par laquelle il était entré, prenant entre ses genoux la tête de Jupiter.
À la voix de son père, le jeune prince Albert, qui, peu sympathique à la reine, demandait aux autres cet amour si nécessaire et si précieux aux enfants, qu’il cherchait vainement auprès de sa mère, se laissa glisser des genoux d’Emma et alla présenter au roi son front pâle et un peu maladif, noyé dans une forêt de cheveux blonds.
Le roi écarta les cheveux de l’enfant, le baisa au front, et, après l’avoir, pensif, gardé un instant appuyé contre sa poitrine, le renvoya à Emma Lyonna, que l’enfant appelait sa petite mère.
Il se faisait un silence lugubre dans cette salle sombre ; ceux qui parlaient, parlaient bas.
C’était à dix heures et demie que le comte de Thurn, Allemand au service de Naples, mis avec le marquis de Nizza, qui commandait la flotte portugaise, sous les ordres de Nelson, devait, par la poterne et l’escalier du Colimaçon,pénétrer dans le palais. Le comte de Thurn avait, à cet effet, reçu une clef des appartements de la reine, qui, par une seule porte, solide, presque massive, communiquait avec cette sortie donnant sur le port militaire.
La pendule, au milieu du silence, sonna donc dix heures et demie.
Presque aussitôt, on entendit frapper à la porte de communication.
Pourquoi le comte de Thurn frappait-il, au lieu d’ouvrir, puisqu’il avait la clef ?
Dans les circonstances suprêmes comme celle où l’on se trouvait, tout ce qui, dans une autre situation, ne serait qu’une cause de trouble et d’inquiétude, devient une cause de terreur.
La reine tressaillit et se leva.
– Qu’est-ce encore ? dit-elle.
Le roi se contenta de regarder ; il ne savait rien des dispositions prises.
– Mais, dit Acton toujours calme et logique, ce ne peut être que le comte de Thurn.
– Pourquoi frappe-t-il, puisque je lui ai donné une clef ?
– Si Votre Majesté le permet, dit Acton, je vais aller voir.
– Allez, répondit la reine.
Acton alluma un bougeoir et s’engagea dans le corridor. La reine le suivit des yeux avec anxiété. Le silence, de lugubre qu’il était, devint mortel. Au bout de quelques instants, Acton reparut.
– Eh bien ? demanda la reine.
– Probablement, la porte n’avait point été ouverte depuis longtemps : la clef s’est brisée dans la serrure. Le comte frappait pour savoir s’il y a un moyen d’ouvrir la porte du dedans. J’ai essayé, il n’y en a point.
– Que faire, alors ?
– L’enfoncer.
– Vous lui en avez donné l’ordre ?
– Oui, madame, et voilà qu’il l’exécute.
On entendit, en effet, des coups violents frappés contre la porte, puis le craquement de cette porte, qui se brisait.
Tous ces bruits avaient quelque chose de sinistre.
Des pas s’approchèrent, la porte du salon s’ouvrit, le comte de Thurn parut.
– Je demande pardon à Vos Majestés, dit-il, du bruit que je viens de faire et des moyens que j’ai été forcé d’employer ; mais la rupture de la clef était un accident impossible à prévoir.
– C’est un présage, dit la reine.
– En tout cas, si c’est un présage, dit le roi avec son bon sens naturel, c’est un présage qui signifie que nous ferions mieux de rester que de partir.
La reine eut peur d’un retour de volonté chez son auguste époux.
– Partons, dit-elle.
– Tout est prêt, madame, dit le comte de Thurn ; mais je demande la permission de communiquer au roi un ordre que j’ai reçu, ce soir, de l’amiral Nelson.
Le roi se leva et s’approcha du candélabre, auprès duquel l’attendait le comte de Thurn un papier à la main.
– Lisez, sire, lui dit-il.
– L’ordre est en anglais, dit le roi, et je ne sais pas l’anglais.
– Je vais le traduire à Votre Majesté.
À l’amiral comte de Thurn.
» Golfe de Naples, 21 décembre.
» Préparez, pour être brûlées, les frégates et les corvettes napolitaines. »
– Comment dites-vous ? demanda le roi.
Le comte de Thurn répéta :
« Préparez, pour être brûlées, les frégates et les corvettes napolitaines. »
– Vous êtes sûr de ne point vous tromper ? demanda le roi.
– J’en suis sûr, sire.
– Et pourquoi brûler des frégates et des corvettes qui ont coûté si cher et qu’on a mis dix ans à construire ?
– Pour qu’elles ne tombent pas aux mains des Français, sire.
– Mais ne pourrait-on pas les emmener en Sicile ?
– Tel est l’ordre de milord Nelson, sire, et c’est pour cela qu’avant de transmettre cet ordre au marquis de Nizza, qui est chargé de son exécution, j’ai voulu le soumettre à Votre Majesté.
– Sire, sire, dit la reine en s’approchant du roi, nous perdons un temps précieux, et pour des misères !
– Peste, madame ! s’écria le roi, vous appelez cela des misères ? Consultez le budget de la marine depuis dix ans, et vous verrez qu’il monte à plus de cent soixante millions.
– Sire, voilà onze heures qui sonnent, dit la reine, et milord Nelson nous attend.
– Vous avez raison, dit le roi, et milord Nelson n’est pas fait pour attendre, même un roi, même une reine. Vous suivrez les ordres de milord Nelson, monsieur le comte, vous brûlerez ma flotte. Ce que l’Angleterre n’ose pas prendre, elle le brûle. Ah ! mon pauvre Caracciolo, que tu avais bien raison, et que j’ai eu tort, moi, de ne pas suivre tes conseils ! Allons, messieurs, allons, mesdames, ne faisons point attendre milord Nelson.
Et le roi, prenant le bougeoir des mains d’Acton, marcha le premier ; tout le monde le suivit.
Non-seulement la flotte napolitaine était condamnée, mais encore le roi venait de signer son exécution.
Nous avons, depuis ce 21 décembre 1798, vu tant de fuites royales, que ce n’est presque plus la peine aujourd’hui de les décrire. Louis XVIII quittant les Tuileries, le 20 mars, – Charles X fuyant, le 29 juillet, – Louis-Philippe s’esquivant, le 24 février, – nous ont montré une triple variété de ces départs forcés. Et, de nos jours, à Naples, nous avons vu le petit-fils sortir par le même corridor, descendre le même escalier que l’aïeul et quitter pour le sol amer de l’exil la terre bien-aimée de la patrie. Seulement, l’aïeul devait revenir, et, selon toute probabilité, le petit-fils est proscrit à tout jamais.
Mais, à cette époque, c’était Ferdinand qui ouvrait la voie à ces départs nocturnes et furtifs. Aussi marchait-il silencieux, l’oreille tendue, le cœur palpitant. Arrivé au milieu de l’escalier, en face d’une fenêtre donnant sur la descente du Géant, il crut entendre du bruit sur cette descente, qui conduit, par une pente rapide, de la place du Palais à la rue Chiatamone. Il s’arrêta et, le même bruit parvenant une seconde fois à son oreille, il souffla sa bougie, et tout le monde se trouva dans l’obscurité.
Il fallut alors descendre à tâtons et pas à pas l’escalier étroit et difficile dans lequel on était engagé. L’escalier, sans rampe, était roide et dangereux. Cependant, l’on arriva à la dernière marche sans accident, et l’on sentit une franche et humide bouffée de l’air extérieur.
On était à quelques pas de l’embarcadère.
Dans le port militaire, la mer, emprisonnée entre la jetée du môle et celle du port marchand, était assez calme ; mais on sentait le vent souffler avec violence, et l’on entendait le bruit des flots venant furieusement se briser contre le rivage.
En arrivant sur l’espèce de quai qui longe les murailles du château, le comte de Thurn jeta un regard rapide et interrogateur sur le ciel. Le ciel était chargé de nuages lourds, bas, rapides ; on eût dit une mer aérienne roulant au-dessus de la mer terrestre et s’abaissant pour venir mêler ses vagues aux siennes. Dans cet étroit intervalle existant entre les nuages et l’eau, passaient des bouffées de ce terrible vent du sud-ouest qui fait les naufrages et les désastres, dont le golfe de Naples est si souvent témoin dans les mauvais jours de l’année.
Le roi remarqua le coup d’œil inquiet du comte de Thurn.
– Si le temps était trop mauvais, lui dit-il, il ne faudrait pourtant pas nous embarquer cette nuit.
– C’est l’ordre de milord, répondit le comte ; cependant, si Sa Majesté s’y refuse absolument…
– C’est l’ordre ! c’est l’ordre ! répéta le roi, impatient ; mais s’il y a péril de vie cependant ! Voyons, répondez-vous de nous, comte ?
– Je ferai tout ce qui sera au pouvoir d’un homme luttant contre le vent et la mer pour vous conduire à bord du Van-Guard.
– Mordieu ! ce n’est pas répondre, cela. Vous embarqueriez-vous par une pareille nuit ?
– Votre Majesté le voit, puisque je n’attends qu’elle pour la conduire à bord du vaisseau amiral.
– Je dis : si vous étiez à ma place.
– À la place de Votre Majesté, et n’ayant d’ordre à recevoir que des circonstances et de Dieu, j’y regarderais à deux fois.
– Eh bien, demanda la reine impatiente, mais n’osant – tant est puissante la loi de l’étiquette – descendre dans la barque avant son mari, eh bien, qu’attendons-nous ?
– Ce que nous attendons ? s’écria le roi. N’entendez-vous point ce que dit le comte de Thurn ? Le temps est mauvais ; il ne répond pas de nous, et il n’y a pas jusqu’à Jupiter qui, en tirant sur sa laisse, ne me donne le conseil de rentrer au palais.
– Rentrez-y donc, monsieur, et faites-nous déchirer tous comme vous avez vu déchirer aujourd’hui un de vos plus fidèles serviteurs. Quant à moi, j’aime encore mieux la mer et les tempêtes que Naples et sa population.
– Mon fidèle serviteur, je le regrette plus que personne, je vous prie de le croire, surtout maintenant que je sais que penser de sa mort. Mais, quant à Naples et à sa population, ce n’est pas moi qui aurais quelque chose à en craindre.
– Oui, je sais cela. Comme elle voit en vous son représentant, elle vous adore. Mais, moi qui n’ai pas le bonheur de jouir de ses sympathies, je pars.
Et, malgré le respect dû à l’étiquette, la reine descendit la première dans le canot.
Les jeunes princesses et le prince Léopold, habitués à obéir à la reine, bien plus qu’au roi, la suivirent comme de jeunes cygnes suivent leur mère.
Le jeune prince Albert, seul, quitta la main d’Emma Lyonna, courut au roi, et, le saisissant par le bras et le tirant du côté de la barque :
– Viens avec nous, père ! dit-il.
Le roi n’avait l’habitude de la résistance que lorsqu’il était soutenu. Il regarda autour de lui pour voir s’il trouverait appui dans quelqu’un ; mais, sous son regard, qui contenait cependant plus de prières que de menaces, tous les yeux se baissèrent. La reine avait, chez les uns la peur, chez les autres l’égoïsme pour auxiliaire. Il se sentit complétement seul et abandonné, courba la tête, et, se laissant conduire par le petit prince, tirant son chien, le seul qui fût d’avis, comme lui, de ne pas quitter la terre, il descendit à son tour dans la barque et s’assit sur un banc à part, en disant :
– Puisque vous le voulez tous… Allons, viens. Jupiter, viens !
À peine le roi fut-il assis, que le lieutenant qui, pour la barque du roi, tenait lieu de contre-maître, cria :
– Larguez !
Deux matelots armés de gaffes repoussèrent la barque du quai, les rames s’abaissèrent, et la barque nagea vers la sortie du port.
Les canots destinées à recevoir les autres passagers s’approchèrent tour à tour de l’embarcadère, y prirent leur noble chargement et suivirent la barque royale.
Il y avait loin de cette sortie furtive, dans la nuit, malgré les sifflements de la tempête et les hurlements des flots, à cette joyeuse fête du 22 septembre, où, sous les ardents rayons d’un soleil d’automne, par une mer unie, au son de la musique de Cimarosa, au bruit des cloches, au retentissement du canon, on était allé au-devant du vainqueur d’Aboukir. Trois mois à peine, s’étaient passés, et c’était pour fuir ces Français, dont on avait d’une façon trop précoce célébré la défaite, que l’on était obligé, à minuit, dans l’ombre, par une mer mauvaise, d’aller demander l’hospitalité au même Van-Guard que l’on avait reçu en triomphe.
Maintenant, il s’agissait de savoir si l’on pourrait l’atteindre.
Nelson s’était rapproché de l’entrée du port autant que la sûreté de son vaisseau pouvait le lui permettre ; mais il restait toujours un quart de mille à franchir entre le port militaire et le vaisseau amiral. Dix fois, pendant ce trajet, les barques pouvaient sombrer.
En effet, plus la barque royale, – et l’on nous permettra, dans cette grave situation, de nous occuper tout particulièrement d’elle, – plus la barque royale s’avançait vers la sortie du port, plus le danger apparaissait réel et menaçant. La mer, poussée comme nous avons dit, par le vent du sud-ouest, c’est-à-dire venant des rivages d’Afrique et d’Espagne, passant entre la Sicile et la Sardaigne, entre Ischia et Capri, sans rencontrer aucun obstacle, depuis les îles Baléares jusqu’au pied du Vésuve, roulait d’énormes vagues qui, en se rapprochant de la terre, se repliaient sur elles-mêmes et menaçaient d’engloutir ces frêles embarcations sous les voûtes humides, qui dans l’obscurité semblaient des gueules de monstres prêtes à les dévorer.
En approchant de cette limite où l’on allait passer d’une mer comparativement calme à une mer furieuse, la reine elle-même sentit son cœur faiblir et sa résolution chanceler. Le roi, de son côté, muet et immobile, tenant son chien entre ses jambes en le serrant convulsivement par le cou, regardait d’un œil fixe et dilaté par la terreur ces longues vagues qui venaient, comme une troupe de chevaux marins, se heurter au môle, et, se brisant contre l’obstacle de granit, s’écrouler à ses pieds en jetant une plainte sinistre et en faisant voler par-dessus la muraille une écume impalpable et frémissante, qui, dans l’obscurité, semblait une pluie d’argent.
Malgré cette terrible apparition de la mer, le comte de Thurn, fidèle observateur des ordres reçus, essaya de franchir l’obstacle et de dompter la résistance. Debout à l’avant de la barque, cramponné au plancher, grâce à cet équilibre du marin que de longues années de navigation peuvent seules donner, faisant face au vent qui avait enlevé son chapeau et à la mer qui le couvrait de son embrun, il encourageait les rameurs par ces trois mots répétés de temps en temps avec une monotone mais ferme accentuation :
– Nagez ferme ! nagez !
La barque avançait.
Mais, arrivée à cette limite que nous avons indiquée, la lutte devint sérieuse. Trois fois, la barque victorieuse surmonta la vague et glissa sur le versant opposé ; mais trois fois la vague suivante la repoussa.
Le comte de Thurn comprit lui-même que c’était de la démence que de lutter avec un pareil adversaire et se détourna pour demander au roi :
– Sire, qu’ordonnez-vous ?
Mais il n’eut pas même le temps d’achever la phrase. Pendant le mouvement qu’il fit, pendant la seconde qu’il eut l’imprudence d’abandonner la conduite du bateau, une vague, plus haute et plus furieuse que les autres, s’abattit sur l’embarcation et la couvrit d’eau. La barque frémit et craqua. La reine et les jeunes princes, qui crurent leur dernière heure venue, jetèrent un cri ; le chien poussa un hurlement lugubre.
– Rentrez ! cria le comte de Thurn ; c’est vouloir tenter Dieu que de prendre la mer par un pareil temps. D’ailleurs, vers les cinq heures du matin, il est probable que la mer se calmera.
Les rameurs, évidemment enchantés de l’ordre qui leur était donné, par un brusque mouvement, se rejetèrent dans le port et allèrent aborder à l’endroit du quai le plus voisin de la passe.
FIN DU DEUXIÈME TOME.