Les esprits vulgaires, et dont le regard glisse sur les surfaces, avaient pu croire, en voyant cette manifestation inattendue, soudaine, presque universelle, que rien ne pouvait, même momentanément, déraciner un trône reposant sur la large base d’une populace tout entière ; mais les esprits élevés et intelligents qui ne se laissaient pas éblouir par de vaines paroles et par ces démonstrations extérieures si familières aux Napolitains, voyaient, au delà de cet enthousiasme, aveugle comme toutes les manifestations populaires, la sombre vérité, c’est-à-dire le roi en fuite, l’armée napolitaine battue, les Français marchant sur Naples, et ceux-là, recevant la véritable impression des événements, en prévoyaient l’inévitable conséquence.
Une des maisons où la nouvelle de ce qui s’était passé avait produit la sensation la plus vive d’abord, parce que les deux individus habitant cette maison, se trouvaient de deux côtés divers, parfaitement renseignés, ensuite parce qu’ils avaient chacun un grand intérêt, l’un de cœur, l’autre de relations sociales, à l’issue de ces événements, était la maison si bien connue de nos lecteurs, sous le titre de maison du Palmier.
Luisa avait tenu parole à Salvato ; depuis le départ du jeune homme, depuis qu’il avait quitté cette chambre où, porté mourant, il était peu à peu, sous l’œil et par les soins de la jeune femme, revenu à la vie, tous les instants que l’absence de son mari lui avait laissés libres, elles les avait passés dans cette chambre.
Luisa ne pleurait pas, Luisa ne se plaignait pas, elle n’éprouvait même pas le besoin de parler de Salvato à personne ; Giovannina, étonnée du silence de sa maîtresse à l’égard du jeune homme, avait essayé de le lui faire rompre, mais n’y avait pas réussi ; une fois Salvato parti, une fois Salvato absent, il semblait à Luisa qu’elle ne devait plus parler de lui qu’avec Dieu.
Non, la pureté de cet amour, si puissant et si maître de son âme qu’il fût, l’avait laissée dans une mélancolique sérénité ; elle entrait dans la chambre, souriait à tous les meubles, les saluait doucement de la tête, tendrement des yeux, allait s’asseoir à sa place accoutumée, c’est-à-dire au chevet du lit, et rêvait.
Ces rêveries, dans lesquelles les deux mois qui venaient de s’écouler repassaient jour par jour, heure par heure, minute par minute, devant ses yeux, où le passé, – Luisa avait deux passés : un qu’elle avait complétement oublié, l’autre auquel elle pensait sans cesse ! – ces rêveries où le passé, disons-nous, se reconstruisait sans qu’aucun effort de sa mémoire eût besoin d’aider à sa reconstruction, ces rêveries avaient une douceur infinie ; de temps en temps, quand ses souvenirs en étaient à l’heure du départ, elle portait la main à ses lèvres comme pour y fixer l’unique et rapide baiser que Salvato y avait imprimé en se séparant d’elle, et, alors, elle en retrouvait toute la suavité. Autrefois, sa solitude avait besoin de travail ou de lecture ; aujourd’hui, aiguille, crayon, musique, tout était négligé ; ses amis ou son mari étaient-ils là, Luisa vivait un pied dans le passé, l’autre dans le présent. Demeurait-elle seule, elle retombait tout entière dans le passé, elle y vivait d’une vie factice, bien autrement douce que la vie réelle.
Il y avait quatre jours à peine que Salvato était parti, et ces quatre jours d’absence avaient pris une place immense dans la vie de Luisa ; cet espace y formait une espèce de lac bleu, tranquille, solitaire et profond, réfléchissant le ciel ; si l’absence de Salvato se prolongeait, ce lac idéal s’agrandirait en raison de la durée de l’absence ; si l’absence était éternelle, le lac alors prendrait toute sa vie, passé et avenir, submergeant l’espérance dans l’avenir, la mémoire dans le passé, et arriverait, comme la mer, à n’avoir plus de rivages visibles.
Dans cette vie de la pensée qui l’emportait sur la vie matérielle, tout, comme dans un rêve, prenait une forme analogue au songe dans lequel elle était perdue ; ainsi, elle voyait sans impatience, venir à elle cette lettre tant attendue, sous la forme d’une voile blanche, point imperceptible à l’horizon, grandissant peu à peu et s’approchant doucement, en rasant le flot bleu de son aile de neige, du rivage sur lequel elle était couchée.
Cette mélancolie laissée par le départ de Salvato, tempérée par l’espoir du retour, perle qu’avait fait éclore au fond de son cœur la promesse positive du jeune homme, était si douce, que son mari même, dont l’éternelle bonté semblait s’alimenter de sa vue, ne l’ayant point remarquée, n’avait pas eu besoin de lui en demander la cause ; cette tendre et profonde amitié, moitié reconnaissance, moitié tendresse filiale qu’elle avait pour lui, ne souffrait en rien de cet amour qu’elle portait à un autre ; il y avait peut-être un peu de pâleur dans son sourire, quand elle allait attendre sur le perron son retour de la bibliothèque ; peut-être y avait-il, quand elle saluait ce retour, l’humidité d’une larme dans sa voix ; mais, pour que le chevalier le remarquât, il eût fallu qu’on le lui fît remarquer. San-Felice était donc demeuré l’homme calme et heureux qu’il avait toujours été.
Mais chacun d’eux éprouva une inquiétude différente, quand ils apprirent le retour du roi à Caserte.
San-Felice, en arrivant au palais royal, avait trouvé le prince absent, et son aide de camp chargé de lui dire que Son Altesse royale était allée faire une visite au roi, revenu en toute hâte de Rome la nuit précédente.
Quoique l’événement lui eût paru grave, comme il ignorait que sa femme eût à cet événement un autre intérêt que celui qu’il y prenait lui-même, il n’avait pas quitté le palais royal une minute plus tôt et était rentré chez lui à son heure accoutumée.
Seulement, en rentrant, il avait raconté ce retour à Luisa, plutôt comme une chose extraordinaire que comme une chose inquiétante ; mais Luisa, qui savait, par les confidences de Salvato, qu’une bataille était instante, avait tout de suite pensé que le retour du roi se rattachait à cette bataille, et, avec assurance, elle avait émis cette supposition qui avait étonné le chevalier par sa justesse, que, si le roi était revenu, il y avait probablement eu rencontre entre les Français et les Napolitains, et que, dans cette rencontre, les Français avaient été vainqueurs.
Mais, en émettant cette supposition, qui, pour elle, était une certitude, Luisa avait eu besoin de toute sa puissance sur elle-même pour ne pas laisser voir son émotion ; car les Français n’avaient pas été vainqueurs sans lutte, et, dans cette lutte, ils avaient dû avoir un plus ou moins grand nombre de morts et de blessés ; or, qui pouvait lui assurer que Salvato n’était au nombre ni des blessés ni des morts ?
Sous le premier prétexte venu, Luisa s’était retirée dans sa chambre, et, devant le même crucifix qui avait assisté son père mourant, sur lequel San-Felice avait juré d’accomplir les volontés du prince Caramanico en épousant Luisa et en la rendant heureuse, elle pria longtemps et pieusement, ne donnant pas de motif à sa prière et laissant à Dieu le soin de découvrir ce motif, s’il y en avait un.
À cinq heures, San-Felice avait entendu un grand bruit dans la rue ; il s’était approché de la fenêtre, avait vu des hommes courant de tous côtés, en posant sur la muraille des affiches que chacun s’empressait de lire. Il était alors descendu, s’était approché d’une affiche, avait lu comme les autres l’incompréhensible proclamation ; puis, comme tout esprit scrutateur, il avait été préoccupé du désir de trouver le mot de cette énigme politique, avait demandé à Luisa si elle voulait descendre avec lui jusqu’à la ville pour avoir des nouvelles, et, sur son refus, y était allé seul.
En son absence, Cirillo était venu ; il ignorait le départ de Salvato ; à lui la jeune femme dit tout : comment Nanno était venue et, avec son langage figuré, avait, sous la forme d’une légende grecque, fait comprendre à Salvato que les Français allaient combattre et qu’il devait combattre avec eux. Cirillo, ne sachant rien de plus que San-Felice, était fort inquiet ; mais il donna la certitude à Luisa que, s’il n’était point arrivé malheur à Salvato, Salvato, par un moyen quelconque, ferait parvenir des nouvelles à ses amis. Alors, ce qu’il saurait, Cirillo s’engageait à le lui faire savoir.
Luisa ne lui dit point que, sous ce rapport, elle avait l’espérance d’être renseignée au moins aussi vite que lui.
Cirillo était parti depuis longtemps, lorsque San-Felice rentra ; il avait assisté au triomphe du roi et haussé les épaules à l’enthousiasme des Napolitains ; le côté embarrassé et obscur de la proclamation n’avait point échappé à son esprit sagace, et son cœur n’était pas si naïf qu’il ne crût à quelque tromperie.
Il regretta de n’avoir point vu Cirillo, qu’il aimait comme homme, qu’il admirait comme médecin.
À onze heures, il se retira chez lui, et Luisa rentra chez elle, ou plutôt dans la chambre de Salvato, comme elle avait coutume de le faire quand il y était, et même depuis qu’il n’y était plus ; la crainte avait donné à son amour quelque chose de plus passionné que d’habitude ; elle s’agenouilla devant le lit, pleura beaucoup, et, à plusieurs reprises, appuya ses lèvres sur l’oreiller où avait reposé la tête du blessé.
Un léger bruit la fit retourner : Giovannina l’avait suivie ; elle se redressa, honteuse d’être surprise par la jeune fille, qui s’excusa en disant :
– J’ai entendu pleurer madame, et j’ai pensé que madame avait peut-être besoin de moi.
Luisa se contenta de secouer la tête ; elle s’abstenait de parler, craignant que ses paroles mouillées de larmes n’en dissent plus qu’elle n’en voulait dire.
Le lendemain, Luisa était pâle, défaite ; son excuse fut le bruit que l’on avait fait toute la nuit en tirant des pétards et des mortarelli.
Le chevalier achevait de déjeuner, lorsqu’une voiture s’arrêta à la porte. Giovannina ouvrit et introduisit le secrétaire du prince ; le prince, forcé d’aller au conseil à midi, et désirant causer avec San-Felice avant d’aller au conseil, lui envoyait sa voiture et le priait de venir sans perdre un instant.
Sur le perron, le chevalier croisa le facteur, qui, trouvant la porte ouverte, était entré : il tenait une lettre à la main.
– Est-ce pour moi ? demanda San-Felice.
– Non, Excellence, c’est pour madame.
– D’où vient-elle ?
– De Portici.
– Portez vite ! c’est de la gouvernante de madame, probablement.
Et San-Felice continua son chemin et monta dans la voiture, qui partit au grand trot.
Luisa avait entendu le court dialogue du facteur et de son mari ; elle s’avança au-devant de l’homme de la poste et lui prit la lettre des mains.
Cette lettre était d’une écriture inconnue.
Elle l’ouvrit machinalement, porta son regard sur la signature et jeta un cri : la lettre était de Salvato.
Elle l’appuya sur son cœur et courut s’enfermer dans la chambre sacrée.
Il lui semblait que c’eût été une impiété de lire la première lettre qu’elle recevait de son ami autre part que dans cette chambre.
– C’est de lui ! murmura-t-elle en tombant sur le fauteuil placé au chevet du lit, c’est de lui !
Elle fut un moment sans pouvoir lire ; le sang qui s’élançait de son cœur et qui montait à son cerveau faisait battre ses tempes et jetait un voile sur ses yeux.
Salvato écrivait du champ de bataille :
« Remerciez Dieu, ma bien-aimée ! je suis arrivé à temps pour le combat, et n’ai point été étranger à la victoire ; vos saintes et virginales prières ont été exaucées ; Dieu, invoqué par le plus beau de ses anges, a veillé sur moi et sur mon honneur.
» Jamais victoire n’a été plus complète, ma bien-aimée Luisa ; sur le champ de bataille même, mon cher général m’a serré sur son cœur et m’a fait chef de brigade. L’armée de Mack s’est évanouie comme une fumée ! Je pars à l’instant pour Civita-Ducale, d’où je trouverai moyen de vous expédier cette lettre. Dans le désordre qui va résulter de notre victoire et de la défaite des Napolitains, il est impossible de compter sur la poste. Je vous aime tout à la fois d’un cœur gonflé d’amour et d’orgueil. Je vous aime ! je vous aime !…
» Civita-Ducale, deux heures du matin.
» Me voilà déjà plus près de vous de dix lieues. Nous avons trouvé, Hector Caraffa et moi, un paysan qui, grâce à mon cheval, que j’avais laissé ici et dont vous ferez tous mes compliments à Michele, consent à partir à l’instant même ; il ne s’arrêtera que lorsque le cheval tombera sous lui, et il en prendra aussitôt un autre ; il se charge de porter une lettre à celui de nos amis chez lequel Hector était caché à Portici. Votre lettre sera incluse dans la sienne ; il vous la fera passer.
» Je vous dis cela pour que vous ne cherchiez pas comment elle vous arrive ; cette préoccupation vous éloignerait un instant de moi. Non, je veux que vous soyez tout à la joie de me lire, comme je suis, moi, tout au bonheur de vous écrire.
» Notre victoire est si complète, que je ne crois pas que nous ayons une autre bataille à livrer. Nous marchons droit sur Naples, et, si rien ne nous arrête, comme c’est probable, je pourrai vous revoir dans huit ou dix jours au plus.
» Vous laisserez ouverte la fenêtre par laquelle je suis sorti, je rentrerai par cette même fenêtre. Je vous reverrai dans cette même chambre où j’ai été si heureux, je vous y rapporterai la vie que vous m’y avez donnée.
» Je ne négligerai aucune occasion de vous écrire ; si cependant vous ne receviez pas de lettre de moi, ne soyez pas inquiète, les messagers auraient été infidèles, arrêtés ou tués.
» Ô Naples ! ma chère patrie ! mon second amour après vous ! Naples, tu vas donc être libre !
» Je ne veux pas retarder mon courrier, je ne veux pas retarder votre joie ; je suis heureux deux fois, de mon bonheur et du vôtre. Au revoir, ma bien adorée Luisa ! Je vous aime ! je vous aime !…
» SALVATO. »
Luisa lut la lettre du jeune homme dix fois, vingt fois peut-être ; elle l’eût relue sans cesse, la mesure du temps manquait.
Tout à coup, Giovannina frappa à la porte.
– M. le chevalier rentre, dit-elle.
Luisa jeta un cri, baisa la lettre, la mit sur son cœur, jeta, en sortant de la chambre, un regard vers cette autre chambre par la fenêtre de laquelle était sorti Salvato, fenêtre par laquelle il devait rentrer.
– Oui, oui, murmura-t-elle en lui envoyant un sourire.
Cet amour était si fécond, qu’il donnait une existence à tous les objets inertes ou insensibles qui entouraient Luisa et qui avaient entouré Salvato.
Luisa entra au salon par une porte, tandis que son mari y entrait par l’autre.
Le chevalier était visiblement préoccupé.
– Qu’avez-vous, mon ami ? demanda Luisa marchant à lui et le regardant avec ses yeux limpides. Vous êtes triste !
– Non, mon enfant, répondit le chevalier, pas triste : inquiet.
– Vous avez vu le prince ? demanda la jeune femme.
– Oui, répondit le chevalier.
– Et votre inquiétude vous vient de la conversation que vous avez eue avec Son-Altesse ?
Le chevalier fit de la tête un signe affirmatif.
Luisa essaya de lire dans sa pensée.
Le chevalier s’assit, prit les deux mains de Luisa, debout devant lui, et la regarda à son tour.
– Parlez, mon ami, dit Luisa, que commençait d’atteindre un triste pressentiment. Je vous écoute.
– La situation dans laquelle se trouve la famille royale, dit le chevalier, est aussi grave au moins que nous l’avions présagé hier au soir ; il n’y a aucune espérance de défendre l’entrée de Naples aux Français, et la résolution est prise par elle de se retirer en Sicile.
Sans savoir pourquoi, Luisa sentit son cœur se serrer.
Le chevalier vit sur le visage de Luisa le reflet de ce qui se passait dans son cœur. Sa lèvre frémissait, son œil se fermait à demi.
– Alors… Écoute bien ceci, mon enfant, dit le chevalier avec cet accent de douce tendresse paternelle qu’il prenait parfois avec Luisa. Alors, le prince m’a dit : « Chevalier, vous êtes mon seul ami ; vous êtes le seul homme avec lequel j’aie un vrai plaisir à causer ; le peu d’instruction solide que j’ai, je vous le dois ; le peu que je vaux, c’est de vous que je le tiens ; un seul homme peut m’aider à supporter l’exil, et c’est vous, chevalier. Je vous en prie, je vous en supplie, si je suis obligé de partir, partez avec moi ! »
Luisa sentit un frisson lui passer par tout le corps.
– Et… qu’avez-vous répondu, mon ami ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
– J’ai eu pitié de cette infortune royale, de cette faiblesse dans la grandeur, de ce prince sans ami dans l’exil, de cet héritier de la couronne sans serviteur parce qu’il allait peut-être perdre la couronne ; j’ai promis.
Luisa tressaillit ; ce tressaillement n’échappa point au chevalier, qui lui tenait les mains.
– Mais, reprit-il vivement, comprends bien ceci Luisa : ma promesse est toute personnelle, elle n’engage que moi ; éloignée de la cour, où tu as dédaigné de prendre ta place, tu n’as, toi, d’obligation envers personne.
– Vous croyez, mon ami ?
– Je le crois ; tu es donc libre, enfant chérie de mon cœur, de rester à Naples, de ne pas quitter cette maison que tu aimes, ce jardin où tu as couru et joué tout enfant, ce petit coin de terre, enfin, où tu as amassé dix-sept ans de souvenirs ; car il y a dix-sept ans que tu es ici et que tu fais la joie de mon foyer ! il me semble que tu y es venue hier.
Le chevalier poussa un soupir.
Luisa ne répondit rien ; il continua :
– La duchesse Fusco, qui est exilée par la reine, la reine à peine éloignée, va revenir à son tour ; avec une pareille amie pour veiller sur toi, je n’aurai pas plus de crainte que si tu étais près d’une mère. Dans quinze jours, les Français seront à Naples ; mais tu n’as rien à redouter des Français. Je les connais, ayant longtemps vécu avec eux. Ils apportent à mon pays des bienfaits dont j’aurais voulu qu’il fût doté par ses souverains : la liberté, l’intelligence. Tous mes amis et, par conséquent, tous les tiens sont patriotes ; aucune révolution ne peut t’inquiéter, aucune persécution ne saurait t’atteindre.
– Ainsi, mon ami, lui demanda Luisa, vous croyez que je puis vivre heureuse sans vous ?
– Un mari comme moi, chère enfant, dit San-Felice avec un soupir, n’est point un mari regrettable pour une femme de ton âge.
– Mais, en admettant que je puisse vivre sans vous, vous, mon ami, pourrez-vous vivre sans moi ?
San-Felice baissa la tête.
– Vous craignez que cette maison, ce jardin, ce petit coin de terre, ne me manquent, continua Luisa ; mais ma présence ne vous manquera-t-elle point, à vous ? notre vie, commune depuis dix-sept ans, en se disjoignant tout à coup, ne déchirera-t-elle point en vous quelque chose, non-seulement d’habituel, mais encore d’indispensable ?
San-Felice resta muet.
– Quand vous ne voulez pas abandonner le prince, qui n’est que votre ami, ajouta Luisa d’une voix oppressée, me donnez-vous une preuve d’estime en me proposant de vous abandonner, vous qui êtes tout à la fois et mon père et mon ami, vous qui avez mis l’intelligence dans mon esprit, la bonté dans mon cœur, Dieu dans mon âme ?
San-Felice poussa un soupir.
– Quand vous avez promis au prince de le suivre, enfin, avez-vous pensé que je ne vous suivrais pas ?
Une larme tomba des yeux du chevalier sur la main de Luisa.
– Si vous avez pensé cela, mon ami, continua-t-elle avec un doux et triste mouvement de tête, vous avez eu tort ; mon père mourant nous a unis, Dieu a béni notre union, la mort seule nous désunira. Je vous suivrai, mon ami.
San-Felice releva vivement sa tête rayonnante de bonheur, et ce fut une larme de Luisa qui tomba à son tour sur la main de son mari.
– Mais tu m’aimes donc ? Bénédiction du bon Dieu ! tu m’aimes donc ? s’écria le chevalier.
– Mon père, dit Luisa, vous avez été ingrat, demandez pardon à votre fille.
San-Felice se jeta à genoux, baisant les mains de sa fille, tandis qu’elle, levant les yeux au ciel, murmurait :
– N’est-ce pas, mon Dieu, que, si je ne faisais pas ce que je fais, n’est-ce pas que je serais indigne de tous deux ?