Championnet invita le major Ulrich à passer le premier dans la salle à manger, et lui désigna sa place entre le général Éblé et lui.
Le déjeuner, sans être celui d’un Sybarite, n’était pas tout à fait celui d’un Spartiate : il tenait le milieu entre les deux ; grâce à la cave de Sa Sainteté Pie VI, les vins étaient ce qu’il y avait de mieux.
Au moment où l’on se mettait à table, un coup de canon retentit, puis un second, puis un troisième.
Le jeune homme tressaillit au premier coup, écouta le second, parut indifférent au troisième.
Il ne fit aucune question.
– Vous entendez, major ? dit Championnet voyant que son hôte gardait le silence.
– Oui, j’entends, général ; mais j’avoue que je ne comprends pas.
– C’est le canon d’alarme.
Presque en même temps, la générale commença de battre.
– Et ce tambour ? demanda en souriant l’officier autrichien.
– C’est la générale.
– Je m’en doutais !
– Dame, vous comprenez bien qu’après une lettre comme celle que le général Mack m’a fait l’honneur de m’écrire… Je présume que vous la connaissez, la lettre ?
– C’est moi qui l’ai écrite.
– Vous avez une fort belle écriture, major.
– Mais c’est le général Mack qui l’a dictée.
– Le général Mack a un fort beau style.
– Mais comment se fait-il… ? continua le jeune major entendant le canon qui continuait de tirer et la générale qui continuait de battre. Je ne vous ai entendu donner aucun ordre ! vos tambours et vos canons m’ont-ils donc reconnu, ou sont-ils sorciers ?
– Nos canons, surtout, auraient bon besoin de l’être, car vous savez ou vous ne savez pas que nous n’en avons que neuf ; vous voyez que ce n’est pas trop pour répondre à votre parc d’artillerie de cent pièces. Une seconde côtelette, major ?
– Volontiers, général.
– Non, mes canons ne tirent pas tout seuls et mes tambours ne battent pas d’eux-mêmes ; j’avais déjà donné des ordres avant d’avoir eu l’honneur de vous voir.
– Alors, vous étiez prévenu de notre marche ?
– Oh ! j’ai un démon familier comme Socrate ; je savais que le roi et le général Mack étaient partis, il y a six jours, c’est-à-dire lundi dernier, de San-Germano avec 30,000 hommes ; Micheroux, d’Aquila, avec 12,000, et de Damas, de Sessa, avec 10,000 ; – sans compter le général Naselli et ses 8,000, hommes, qui, escortés par l’illustre amiral Nelson, doivent débarquer à cette heure à Livourne, afin de nous couper la retraite en Toscane. Oh ! c’est un grand stratégiste que le général Mack, toute l’Europe sait cela ; or, vous comprenez, comme je n’ai en tout que 12,000 hommes, dont le Directoire me prend 3,000 pour renforcer la garnison de Corfou… Et à propos, fit Championnet, Thiébaut, avez-vous donné l’ordre que ces 3,000 hommes se rendent à Ancône pour s’y embarquer ?
– Non, mon général, répondit Thiébaut ; car, sachant que nous n’avions, comme vous dites en effet, que 12,000 hommes en tout, j’ai hésité à diminuer encore vos forces de ces 3,000 hommes.
– Bon ! dit en souriant avec sa sérénité ordinaire le général Championnet, vous avez oublié, Thiébaut, que les Spartiates n’étaient que trois cents : on est toujours assez pour mourir. Donnez l’ordre, mon cher Thiébaut, et qu’ils partent à l’instant même.
Thiébaut se leva et sortit.
– Prenez donc une aile de ce poulet, major, dit Championnet ; vous ne mangez pas. Scipion, qui est à la fois mon intendant, mon valet de chambre et mon cuisinier, croira que vous trouvez sa cuisine mauvaise, et il en mourra de chagrin.
Le jeune homme, qui, en effet, s’était interrompu pour écouter le général, se remit à manger, mais évidemment troublé de cette grande sérénité de Championnet, qu’il commençait à prendre pour un piège.
– Éblé, continua le général, aussitôt après le déjeuner, et tandis que nous passerons avec le major de Riescach la revue de la garnison de Rome, vous prendrez les devants et vous vous tiendrez prêt à faire sauter le pont de Tivoli sur le Teverone et le pont de Borghetto sur le Tibre, dès que les troupes françaises auront traversé cette rivière et ce fleuve.
– Oui, général, répondit simplement Éblé.
Le jeune major regarda Championnet.
– Un verre de ce vin d’Albano, major, dit Championnet ; c’est de la cave de Sa Sainteté, et les amateurs l’ont trouvé bon.
– Alors, général, dit Riescach buvant son vin à petits coups, vous nous abandonnez Rome ?
– Vous êtes un homme de guerre trop expérimenté, mon cher major, répondit Championnet, pour ne pas savoir que l’on ne défend pas, en 1799, sous le citoyen Barras, une ville fortifiée en 274 par l’empereur Aurélien. Si le général Mack venait à moi, avec les flèches des Parthes, les frondes des Baléares, ou même avec ces fameux béliers d’Antoine qui avaient soixante et quinze pieds de long, je m’y risquerais ; mais, contre les cent pièces de canon du général Mack, ce serait une folie.
Thiébaut rentra.
– Vos ordres sont exécutés, général, dit-il.
Championnet le remercia d’un signe de tête.
– Cependant, continua le général Championnet, je n’abandonne pas Rome tout à fait ; non, Thiébaut s’enfermera dans le château Saint-Ange avec cinq cents hommes ; n’est-ce pas Thiébaut ?
– Si vous l’ordonnez, mon général, certainement.
– Et sous aucun prétexte, vous ne vous rendrez.
– Sous aucun prétexte, vous pouvez être tranquille.
– Vous choisirez vous-même vos hommes ; vous en trouverez bien cinq cents qui se feront tuer pour l’honneur de la France ?
– Ce ne sera point difficile.
– D’ailleurs, nous partons aujourd’hui. Je vous demande pardon, major, de parler ainsi de toutes nos petites affaires devant vous ; mais vous êtes du métier, vous savez ce que c’est. – Nous partons aujourd’hui. Je vous demande de tenir vingt jours seulement, Thiébaut ; au bout de vingt jours, je serai de retour à Rome.
– Oh ! ne vous gênez pas, mon général, prenez vingt jours, prenez-en vingt-cinq, prenez en trente.
– Je n’en ai besoin que de vingt, et même je vous engage ma parole d’honneur, Thiébaut, qu’avant vingt jours, je viens vous délivrer. – Éblé, continua le général, vous viendrez me rejoindre à Civita-Castellane : c’est là que je me concentrerai, la position est belle ; cependant, il sera utile de faire quelques ouvrages avancés. – Vous m’excusez toujours, n’est-ce pas, mon cher major ?
– Général, je vous répéterai ce que vous disait tout à l’heure mon collègue Thiébaut, ne vous gênez pas pour moi.
– Vous le voyez, je suis de ces joueurs qui mettent cartes sur table ; vous avez soixante mille hommes, cent pièces de canon, des munitions à n’en savoir que faire ; j’ai moi, – à moins que Joubert ne m’envoie les trois mille hommes que je lui ai demandés, – neuf mille hommes, quinze mille coups de canon à tirer et deux millions de cartouches en tout. Avec une pareille infériorité, vous comprenez qu’il importe de prendre ses précautions.
Et, comme, en l’écoutant, le jeune homme laissait refroidir son café :
– Buvez votre café chaud, major, lui dit-il ; Scipion a un grand amour-propre pour son café, et il recommande toujours de le boire bouillant.
– Il est en effet excellent, dit le major.
– Alors, videz votre tasse, mon jeune ami ; car, si vous le voulez bien, nous allons monter à cheval pour aller passer la revue de la garnison, dans laquelle, du même coup, Thiébaut choisira ses cinq cents hommes.
Le major Riescach acheva son café jusqu’à la dernière goutte, se leva et fit signe en s’inclinant qu’il était prêt.
Scipion s’avança.
– Il paraît que nous partons, mon général ? demanda-t-il.
– Eh ! oui, mon cher Scipion ! tu le sais, dans notre diable de métier, on n’est jamais sûr de rien.
– Alors, mon général, il faut faire les malles, emballer les livres, serrer les cartes et les plans ?
– Non pas ; laisse chaque chose comme elle est, nous retrouverons tout cela à notre retour. – Mon cher major, continua Championnet en bouclant son sabre, je crois que le général Mack fera très-bien de loger dans ce palais ; il y trouvera une bibliothèque et des cartes excellentes ; vous lui recommanderez mes livres et mes plans, j’y tiens beaucoup ; c’est, comme mon palais, un prêt que je lui fais et que je mets sous votre sauvegarde. La chose lui sera d’autant plus commode qu’en face de nous, comme vous voyez, s’élève l’immense palais Farnèse, où, selon toute probabilité, logera le roi. De fenêtre à fenêtre, Sa Majesté et son général en chef pourront télégraphier.
– Si le général habite ce palais, répondit le major, je puis vous répondre que tout ce qui vous aura appartenu, lui sera sacré.
– Scipion, dit le général, un uniforme de rechange et six chemises dans un portemanteau ; vous pouvez le faire boucler tout de suite derrière ma selle : la revue passée, nous nous mettons immédiatement en marche.
Cinq minutes après, les ordres de Championnet étaient exécutés, et quatre ou cinq chevaux attendaient leurs cavaliers à la porte du palais Corsini.
Le jeune major chercha des yeux le sien, mais inutilement ; le palefrenier du général lui présenta un beau cheval frais, avec des fontes garnies de leurs armes. Ulrich de Riescach interrogea du regard Championnet.
– Votre cheval était fatigué, monsieur, dit le général ; donnez-lui le temps de se reposer, on vous l’amènera plus frais à la place du Peuple.
Le major salua en signe de remercîment, et se mit en selle ; Éblé et Tiébaut en firent autant ; une petite escorte parmi laquelle brillait notre ancien ami le brigadier Martin, encore tout fier d’être venu en poste d’Itri à Rome, dans la voiture d’un ambassadeur, suivait à quelques pas le général ; Scipion, que les soins du ménage retenaient, devait rejoindre plus tard.
Le palais Corsini – où, soit dit en passant, mourut Christine de Suède – est situé sur la rive droite du Tibre : en étendant la main, celui qui l’habite peut toucher, de l’autre côté de la via Lungara, la gracieuse bâtisse de la Farnesina, immortalisée par Raphaël. C’était du colossal palais Farnèse et du charmant bijou qui n’en est qu’une dépendance que Ferdinand avait fait venir tous ses chefs-d’œuvre de l’antiquité et du moyen âge dont nous lui avons vu faire au château de Caserte les honneurs au jeune banquier André Backer.
La petite troupe prit, en remontant, la rive droite du Tibre, la via Lungara ; le major Ulrich marchait d’un côté de Championnet ; le général Éblé marchait de l’autre ; le colonel Thiébaut, un peu en arrière, servait de trait d’union entre le groupe principal et la petite escorte.
On fit quelques pas en silence ; puis Championnet prit la parole.
– Ce qu’il y a de merveilleux, dit-il, sur cette terre romaine, c’est que, quelque part que l’on mette le pied, on marche sur l’histoire antique ou sur celle du moyen âge. Tenez, ajouta-t-il en étendant la main dans la direction opposée au Tibre, là, au sommet de cette colline, est Saint-Onuphre, où mourut le Tasse. Il y mourut emporté par la fièvre, au moment où Clément VIII venait de l’appeler à Rome pour l’y faire couronner solennellement.
Dix ans après, le même Clément VIII, le seul homme que Sixte-Quint, disait-il, eût trouvé à Rome, faisait enfermer là, à notre droite, dans la prison Savella, la fameuse Betrice Cenci ; c’est dans cette prison, et la veille de sa mort, que Guido Reni fit le beau portrait d’elle que vous pourrez, dans quatre ou cinq jours, quand vous serez installés à Rome, aller voir au palais Colonna. Sur la rive du Tibre opposée au fort Saint-Ange, je vous montrerai les restes de la prison de Tordinone, où étaient enfermés ses frères. Elle fut, par une miséricorde particulière de Sa Sainteté, condamnée à avoir la tête tranchée seulement, tandis que son frère Jacques fut, avant d’être conduit à l’échafaud, au pied duquel il devait se rencontrer avec sa sœur, promené par toute la ville dans la même charrette que le bourreau, qui, pendant toute cette promenade, lui arrachait la chair de la poitrine avec des tenailles, et tout cela pour venger la mort d’un infâme qui avait tué deux de ses fils, violé sa fille, et qui n’échappait lui-même à la justice qu’en arrosant ses juges d’une pluie d’or ? Un instant Clément VIII eut l’idée de faire grâce de la vie au moins à cette famille Cenci, dont le seul crime était d’avoir fait l’office du bourreau ; mais, par malheur pour Béatrice, vers le même temps, le prince de Santa-Croce tua sa mère, espèce de Messaline qui déshonorait par ses amours avec des laquais le nom paternel ; le pape s’effraya de voir plus de moralité dans les enfants que dans les pères, plus de justice dans les assassins que dans les juges, et les têtes des deux frères, de la sœur et de la belle-mère tombèrent toutes quatre sur le même échafaud. Vous pouvez voir d’ici, par cette échappée, de l’autre côté du Tibre, la place où il était dressé. La tradition veut que Clément VIII ait assisté à l’exécution d’une fenêtre du château Saint-Ange, où il était venu par cette longue galerie couverte que vous voyez à notre gauche, et qui fut construite par Alexandre VI pour donner à son successeur, en cas de siège ou de révolution, la facilité de quitter le Vatican et de se réfugier au château Saint-Ange. Il l’utilisa lui-même plus d’une fois, à ce que l’on assure, pour visiter les cardinaux qu’il emprisonnait dans le tombeau d’Adrien et qu’il étranglait, selon la tradition des Caligula et des Néron, après leur avoir fait faire un testament en sa faveur.
– Vous êtes un admirable cicérone, général, et je regrette bien, au lieu de quatre heures, dont plus de deux sont malheureusement déjà écoulées, de n’avoir point quatre jours à passer avec vous.
– Quatre jours seraient trop peu pour ce merveilleux pays ; après quatre jours, vous demanderiez quatre mois ; après quatre mois, quatre ans. La vie d’un homme tout entière ne suffirait pas à dresser la liste des souvenirs que renferme la ville si justement nommée la ville éternelle. Tenez, par exemple, voyez ces restes d’arches contre lesquelles se brise le fleuve, voyez ces vestiges qui se rattachent aux deux côtés de la rive : là était le pont Triomphal, là ont successivement passé, venant du temple de Mars, qui était situé où est aujourd’hui Saint-Pierre, Paul-Émile, vainqueur de Persée ; Pompée, vainqueur de Tigrane, roi d’Arménie ; d’Artocès, roi d’Ibérie ; d’Orosès, roi d’Albanie ; de Darius, roi de Médie ; d’Areta, roi de Nabatée ; d’Antiochus, roi de Comagène et des pirates. Il avait pris mille châteaux forts, neuf cents villes, huit cents vaisseaux, fondé ou repeuplé neuf villes ; ce fut à la suite de ce triomphe qu’il bâtit, avec une portion de sa part de butin, ce beau temple à Minerve qui décorait la place des Septa-Julia, près de l’aqueduc de la Virgo, et sur le frontispice duquel il avait fait mettre en lettres de bronze cette inscription : « Pompée le Grand, imperator, après avoir terminé une guerre de trente ans, défait, mis en fuite, tué ou forcé à se rendre douze millions cent quatre-vingt mille hommes, coulé à fond ou pris huit cent quarante-six vaisseaux, reçu à composition mille cinq cent trente-huit villes ou châteaux, soumis tout le pays depuis le lac Mœris, jusqu’à la mer Rouge, acquitté le vœu qu’il a fait à Minerve. » Et, sur ce même pont, après lui, passèrent Jules César, Auguste, Tibère. Par bonheur, il est tombé, poursuivit avec un sourire mélancolique le général républicain, car nous aurions sans doute l’orgueil d’y passer, nous aussi, à notre tour : et que sommes-nous pour fouler les traces de pareils hommes ?
Les réflexions qui assiégeaient la tête de Championnet, éteignirent la voix sur ses lèvres et il garda un silence que n’osa interrompre le jeune officier, depuis le pont Triomphal, qu’il laissait à sa droite, jusqu’au pont Saint-Ange, qu’il se mit à traverser pour passer sur la rive gauche du Tibre.
Au milieu du pont, cependant, au risque d’être indiscret :
– N’est-ce point le tombeau d’Adrien que nous laissons derrière nous ? lui demanda le major.
Championnet regarda autour de lui comme s’il sortait d’un rêve.
– Oui, dit-il, et le pont sur lequel nous sommes fut sans doute bâti pour y conduire ; Bernin l’a restauré et y a répandu ses coquetteries ordinaires. C’est dans ce monument que s’enfermera Thiébaut, et ce ne sera pas le premier siège qu’il aura soutenu. Tenez, voici la place que vous avez entrevue de loin, où furent décapitées Béatrice et sa famille. En appuyant à gauche, nous pouvons marcher sur l’emplacement même du Tardinone ; sur cette petite place où nous arrivons est l’auberge de l’Ours, avec son enseigne telle qu’elle était au temps où y logea Montaigne, ce grand sceptique qui prit pour devise ces trois mots : Que sais-je ? C’était le dernier mot du génie humain après six mille ans ; dans six mille ans viendra un autre sceptique qui dira : Peut-être !
– Et vous, général, demanda le major, que dites-vous ?
– Je dis que c’est le dernier des gouvernements que celui, – regardez à votre gauche – que celui qui laisse se faire de pareils déserts, presque au cœur d’une ville. Tenez, tous ces marais qu’habite huit mois de l’année la mal’aria, ils sont au roi que vous servez ; c’est l’héritage des Farnèse. Paul III ne se doutait pas, en léguant ces immenses terrains à son fils le duc de Parme, qu’il lui léguait la fièvre. Dites donc à votre roi Ferdinand qu’il serait non pas seulement d’un héritier pieux, mais d’un chrétien, de faire assainir et de cultiver ces champs, qui l’en récompenseraient par d’abondantes moissons. Un pont bâti ici, tenez, suffirait à un quartier nouveau ; la ville enjamberait le fleuve, des maisons s’élèveraient dans tout cet espace vide du château Saint-Ange à la place du Peuple, et la vie en chasserait la mort ; mais, pour cela, il faudrait un gouvernement qui s’occupât du bien-être de ses sujets ; il faudrait ce grand bienfait que vous venez combattre, vous homme instruit et intelligent cependant ; il faudrait la liberté. Elle viendra un jour, non pas temporaire et accidentelle comme celle que nous apportons, mais fille immortelle du progrès et du temps. Tenez, en attendant, c’est de la ruelle qui longe cette église, l’église Saint-Jérôme, qu’une nuit, vers deux heures du matin, sortirent quatre hommes à pied et un homme à cheval, l’homme à cheval portait, en travers de la croupe de sa monture, un cadavre dont les pieds pendaient d’un côté et la tête de l’autre.
» – Ne voyez-vous rien ? demanda l’homme à cheval.
» Deux regardèrent du côté du château Saint-Ange, deux du côté de la place du Peuple.
» – Rien, dirent-ils.
» Alors, le cavalier s’avança jusqu’au bord de la rivière et, là, fit pivoter son cheval de manière que la croupe fût tournée du côté de l’eau. Deux hommes prirent le cadavre, un par la tête, l’autre par les pieds, le balancèrent trois fois, et, à la troisième, le lancèrent au fleuve.
» Au bruit que produisit le cadavre en tombant à l’eau :
» – C’est fait ? demanda le cavalier.
» – Oui, monseigneur, répondirent les hommes.
» Le cavalier se retourna.
» – Et qui flotte ainsi sur l’eau ? demanda-t-il.
» – Monseigneur, répondit un des hommes, c’est son manteau.
» Un autre ramassa des pierres, courut le long de la rive en suivant le courant du fleuve et en jetant des pierres dans ce manteau, jusqu’à ce qu’il eût disparu.
» – Tout va bien, dit alors le cavalier.
» Et il donna une bourse aux hommes, mit son cheval au galop et disparut.
» Le mort était le duc de Candie ; le cavalier, c’était César Borgia. Jaloux de sa sœur Lucrèce, César Borgia venait de tuer son frère, le duc de Candie… Par bonheur, continua Championnet, nous voilà arrivés. Le hasard, mon cher, vengeur des rois et de la papauté, vous gardait cette histoire pour la dernière ; ce n’était pas la moins curieuse, vous le voyez.
Et, en effet, le groupe que nous venons de suivre, depuis le palais Corsini jusqu’à l’extrémité de Ripetta, débouchait sur la place du Peuple, où était rangée en bataille la garnison de Rome.
Cette garnison se composait de trois mille hommes, à peu près : deux tiers français, un tiers polonais.
En apercevant le général, trois mille voix, par un élan spontané, crièrent :
– Vive la République !
Le général s’avança jusqu’au centre de la première ligne et fit signe qu’il voulait parler. Les cris cessèrent.
– Mes amis, dit le général, je suis forcé de quitter Rome ; mais je ne l’abandonne pas. J’y laisse le colonel Thiébaut ; il occupera le fort Saint-Ange avec cinq cents hommes ; j’ai engagé ma parole de venir le délivrer dans l’espace de vingt jours ; vous y engagez-vous avec moi ?
– Oui, oui, oui, crièrent trois mille voix.
– Sur l’honneur ? dit Championnet.
– Sur l’honneur ! répétèrent les trois mille voix.
– Maintenant, continua Championnet, choisissez parmi vous cinq cents hommes prêts à s’ensevelir sous les ruines du château Saint-Ange, plutôt que de se rendre.
– Tous, tous ! nous sommes prêts tous ! crièrent ceux à qui l’on faisait cet appel.
– Sergents, dit Championnet, sortez des rangs et choisissez quinze hommes par compagnie.
Au bout de dix minutes, quatre cent quatre-vingts hommes se trouvèrent tirés à part et réunis.
– Amis, leur dit Championnet, c’est vous qui garderez les drapeaux des deux régiments, et c’est nous qui viendrons les reprendre. Que les porte-drapeaux passent dans les rangs des hommes du fort Saint-Ange.
Les porte-drapeaux obéirent, aux cris frénétiques de « Vive Championnet ! vive la République ! »
– Colonel Thiébaut, continua Championnet, jurez et faites jurer à vos hommes que vous vous ferez tuer jusqu’au dernier, plutôt que de vous rendre.
Tous les bras s’étendirent, toutes les voix crièrent :
– Nous le jurons !
Championnet s’avança vers son aide de camp.
– Embrassez-moi, Thiébaut, lui dit-il ; si j’avais un fils, c’est à lui que je donnerais la glorieuse mission que je vous confie.
Le général et son aide de camp s’embrassèrent au milieu des hourras, des cris et des vivats de la garnison.
Deux heures sonnèrent à l’église Sainte-Marie-du-Peuple.
– Major Riescach, dit Championnet au jeune messager, les quatre heures sont écoulées et, à mon grand regret, je n’ai plus le droit de vous retenir.
Le major regarda du côté de Ripetta.
– Attendez-vous quelque chose, monsieur ? lui demanda Championnet.
– Je suis monté sur un de vos chevaux, général.
– J’espère que vous me ferez l’honneur de l’accepter, monsieur, en souvenir des moments trop courts que nous venons de passer ensemble.
– Ne pas accepter le cadeau que vous me faites, général, ou même hésiter à l’accepter, ce serait me montrer moins courtois que vous. Merci du plus profond de mon cœur.
Il s’inclina, la main sur la poitrine.
– Et, maintenant, que dois-je reporter au général Mack ?
– Ce que vous avez vu et entendu, monsieur, et vous ajouterez ceci, que, le jour où j’ai quitté Paris et pris congé des membres du Directoire, le citoyen Barras m’a mis la main sur l’épaule et m’a dit : « Si la guerre éclate, en récompense de vos services, vous serez le premier des généraux républicains chargé par la République de détrôner un roi. »
– Et vous avez répondu ?
– J’ai répondu : « Les intentions de la République seront remplies, j’y engage ma parole ; » et, comme je n’ai jamais manqué à ma parole d’honneur, dites au roi Ferdinand de se bien tenir.
– Je le lui dirai, monsieur, répondit le jeune homme ; car, avec un chef comme vous et des hommes comme ceux-là, tout est possible. Et maintenant, général, veuillez m’indiquer mon chemin.
– Brigadier Martin, dit Championnet, prenez quatre hommes et conduisez M. le major Ulrich de Riescach jusqu’à la porte San-Giovanni ; vous nous rejoindrez sur la route de la Storta.
Les deux hommes se saluèrent une dernière fois ; le major, guidé par le brigadier Martin et escorté par ses quatre dragons, s’enfonça au grand trot dans la via del Babuino. Le colonel Thiébaut et ses cinq cents hommes regagnèrent par Ripetta le château Saint-Ange, où ils se renfermèrent, et le reste de la garnison, Championnet et son état-major en tête, sortit de Rome, tambours battants, par la porte del Popolo.