26

Je ne savais pas dans quel commissariat me rendre, mais je savais que ça se passerait mal, où que ce soit. Ce qui a été le cas. Je suis allée trouver l’agent Darby, espérant qu’elle se montrerait bien disposée envers moi, me sachant veuve éplorée. Quand elle m’a accueillie, j’ai remarqué l’expression prudente qu’adoptent les gens quand ils ouvrent leur porte sur le membre d’une secte qui va tenter de leur vendre sa salade. Mais elle m’a invitée à m’asseoir et m’a offert du thé. J’ai commencé à expliquer la raison de ma présence et son expression est passée de la méfiance à la perplexité, puis de la perplexité à ce qui ressemblait à de l’inquiétude. Elle m’a demandé de me taire et s’est presque enfuie de la pièce.

Elle est revenue cinq minutes plus tard et m’a priée de bien vouloir la suivre. Elle m’a fait franchir une porte avant de m’introduire dans une salle nue, exception faite d’une table et de trois chaises en plastique orange. Elle m’a fait asseoir en restant gauchement debout près de la porte. Je lui ai dit qu’elle n’avait pas besoin de rester, mais elle a soutenu que ça ne posait pas de problème. On aurait plutôt dit qu’on lui avait donné l’ordre de ne pas me laisser seule, et aussi de ne plus ajouter un mot. Je suis donc demeurée sagement assise et elle debout, pendant que nous passions dix horribles minutes à éviter de nous croiser du regard jusqu’à ce que la porte s’ouvre et qu’entre un policier. J’ai reconnu en lui l’inspecteur principal Carter, à qui je m’étais déjà adressée. Il ne s’est même pas assis.

— L’agent Darby me dit que c’est vous qui avez trouvé le corps de Mme Frances Shaw.

— C’est exact.

— Et c’est vous qui avez passé l’appel ?

— Oui.

— Anonyme.

— Oui.

— Une raison à ça ?

— Plus ou moins, ai-je répondu.

Il a levé une main pour m’interrompre.

— Ce n’est plus de notre ressort, a-t-il expliqué. Je dois prévenir les collègues de Stockwell. Vous allez devoir patienter ici un moment, si ça ne vous ennuie pas.

Ce n’étaient que politesses. Je ne pensais pas avoir le choix. L’agent Darby m’a apporté un journal et une autre tasse de thé, et j’ai feuilleté les pages sans rien enregistrer. Il s’est écoulé presque une heure avant que deux inspecteurs, un homme et une femme, entrent et prennent place face à moi. L’agent Darby est partie mais l’inspecteur Carter est resté, d’un côté, adossé au mur. L’homme s’est présenté : inspecteur divisionnaire Stuart Ramsay et sa collègue, l’inspecteur principal Bosworth. Elle a ouvert un sac, en a sorti un appareil encombrant, qu’elle a posé sur la table entre nous. Elle l’a chargé de deux cassettes et l’a mis en route. Elle a indiqué la date et l’heure et identifié les personnes en présence, avant de se radosser.

— La raison pour laquelle nous sommes si formels, a commencé Ramsay, c’est que vous avez déjà avoué des faits vous exposant à être inculpée de délit. Et ce n’est que le début. Il importe donc, avant que vous ajoutiez quoi que ce soit, qu’il vous soit notifié clairement que vous avez le droit d’être juridiquement représentée. Si vous n’avez pas d’avocat, nous pouvons vous en trouver un.

— Ça ne m’ennuie pas, ai-je répondu.

— Cela signifie-t-il que vous ne voulez pas d’avocat ?

— Je m’en fiche. Non.

— Et vous devez comprendre que tout ce que vous pourrez dire, maintenant et par la suite, pourra être retenu contre vous et présenté à la cour.

— Très bien. Alors, comment puis-je vous aider ?

Tous deux se sont regardés comme s’ils ne savaient pas vraiment quoi faire de moi.

— Pour commencer, a dit Ramsay, vous pouvez nous dire à quoi vous jouiez, bon sang, en quittant une scène de crime, et en interférant avec une enquête judiciaire ?

— C’est une histoire compliquée.

— Alors vous feriez bien de commencer à la raconter, a rétorqué Ramsay.

Je m’étais juré de ne rien omettre et que je ne tenterais en aucun cas de me justifier ou d’expliquer les faits en détail. Je n’ai pas l’habitude de raconter des histoires et j’ai d’abord parlé du meurtre pour remonter dans le temps, et procédé à quelques digressions, quand ça s’est révélé nécessaire, ou quand je me rappelais un point qui me semblait important. Lorsque j’ai expliqué que j’avais travaillé pour Frances sous un nom d’emprunt, l’inspecteur Bosworth s’en est décroché la mâchoire, comme un personnage exprimant la surprise dans un film muet.

— Je suis désolé, a coupé Ramsay. Je n’ai pas bien compris, là. Qu’avez-vous dit ?

— Il est peut-être plus facile que je vous raconte tout, et qu’ensuite vous posiez des questions sur ce que vous ne comprenez pas.

Ramsay s’apprêtait à dire quelque chose, puis s’est tu et m’a invitée à poursuivre d’un geste. Tandis que je m’égarais dans les méandres de l’histoire, j’avais l’impression de raconter les mésaventures d’une personne que je ne connaissais pas réellement – un lointain cousin ou un ami d’ami – dont je ne me souciais guère, et ne comprenais certainement pas. Quand j’en suis venue à Milena mourant dans un accident de voiture en compagnie de Greg, que j’ai raconté comment j’avais pris connaissance de ses e-mails et expliqué qu’elle avait aussi eu une liaison avec le mari de Frances, David, la tête de Ramsay a lentement plongé entre ses mains. Je lui ai ensuite appris que Frances m’avait confié qu’elle aussi avait eu un amant.

— J’ai pensé que l’homme en question pouvait être Greg, ou en tout cas je me le suis demandé, ai-je ajouté.

— Hein ?

Il a relevé la tête et m’a dévisagée : son regard était comme éteint.

— Voyez-vous, elle a dit que cet homme, dont je n’ai jamais su le nom, avait aussi eu une brève aventure avec Milena, avant de se tourner vers elle. Ça ne ressemble pas au Greg que je connaissais mais, à ce moment-là, j’étais tellement perdue que je ne savais plus quoi penser de quoi que ce soit.

— Je sais de quoi vous parlez, a-t-il ronchonné.

Le seul détail que j’aie délibérément omis a été mes rapports sexuels, puisque c’est de ça qu’il s’était agi, avec Johnny. Je ne crois pas l’avoir caché par souci de la mauvaise image que ça donnerait de moi. Il était bien trop tard pour ça. J’avais juste l’impression que ce n’était pas un détail important et qu’au moins je pouvais épargner à Johnny l’attention que cela risquait de porter sur lui.

Ça ne manquait pas pour autant de révélations capables de lui porter préjudice. Quand j’ai parlé de mes tentatives pour déterminer s’il y avait eu ou non relation entre Milena et Greg, l’inspecteur Carter m’a interrompue.

— Elle a fait des tableaux, a-t-il déclaré.

— Hein ? a demandé Ramsay d’une voix faible.

— Comme on fait avec les emplois du temps scolaires sur de grandes fiches en carton. Ils établissent les allées et venues de son défunt époux et de cette femme.

— Des tableaux, a répété Ramsay en me regardant.

— Il fallait que je sache. J’avais besoin de me prouver à moi-même, et au monde peut-être, qu’ils se connaissaient bel et bien, ou au contraire, pas du tout.

— On vous a dit qu’il était difficile de prouver par la négative, a rappelé Ramsay. C’est un genre de devise, chez nous.

— Les gens n’arrêtent pas de me le répéter. Non pas que c’est une devise de la police, mais que c’est difficile.

Silence. Je me suis penchée sur l’enregistreur pour voir si les petites bobines tournaient toujours.

— C’est tout ? s’est enquis Ramsay.

— Je crois, oui. Je ne suis pas sûre d’avoir raconté les choses dans le bon ordre. J’ai pu oublier des détails.

— Difficile de savoir où commencer, a commenté Ramsay. Par exemple, en tant que personne qui travaillait pour Frances Shaw sous un faux nom, vous êtes une suspecte toute désignée dans son meurtre. Si vous étiez restée sur place, les examens des experts médico-légaux auraient peut-être pu vous innocenter.

— Ou non. Je l’ai tirée de sous le bureau où elle était couchée pour voir si elle était toujours vivante. Je l’ai examinée. Je ne savais pas au juste si je pouvais faire quelque chose pour lui venir en aide.

— Parce que vous avez bougé le corps ! s’est exclamé Ramsay. Et ensuite vous n’en avez rien dit à personne ! Notre enquête à ce jour a été basée sur une lecture complètement erronée de la scène de crime.

— Je suis désolée, ai-je rétorqué. C’est pour ça que j’ai décidé qu’il fallait que je vienne vous voir.

— Très aimable à vous, a-t-il ironisé. Je ne comprends toujours pas. Pourquoi avez-vous quitté les lieux ?

— J’avais peur et j’étais dans un état de panique complet. J’ai cru que la personne qui l’avait tuée pouvait être encore là. Et peut-être qu’une part de moi-même se demandait si je pouvais être responsable de sa mort.

— Comment ça ? a demandé Ramsay.

— Peut-être avais-je levé un lièvre. Je suis la seule à n’avoir pas cru que la mort de Milena et Greg était un accident.

— Quel rapport, bon sang ?

— C’est évident, non ?

— Peut-être ne sommes-nous pas assez intelligents pour comprendre, a dit Ramsay. Pourriez-vous éclairer notre lanterne ?

— Mon mari et Milena sont morts dans un accident de voiture dans des circonstances non élucidées.

— Faux, s’est insurgé Carter.

— Et ensuite, l’associée de Milena est assassinée. Il doit y avoir un lien.

— Oh, pour l’amour du ciel ! a rétorqué Ramsay. J’ai commencé par suggérer que vous devriez prendre un avocat mais, ce qu’il vous faut, en fait, c’est un psychiatre.

— J’en vois un, en guise de thérapeute pour faire mon deuil.

— Je suis étonné qu’il vous laisse en liberté.

— C’est une femme.

— Rien à foutre.

— Je ne lui ai pas raconté les détails de tout cela.

Ramsay a levé les mains au ciel, d’exaspération.

— Quel est l’intérêt de voir un psychiatre si vous ne lui dites pas la vérité ? Et, qui plus est, si vous mentez à votre propre médecin, pourquoi diable devrais-je croire que vous n’êtes pas en train de nous mentir en ce moment ?

— Ça ne serait pas terrible, comme mensonge, vous ne croyez pas ? Je n’en sors pas franchement grandie.

— Je n’en suis pas si sûr, a répondu Ramsay. Pas mal de flics seraient assez contents de vous inculper sans attendre mais vous vous en sortiriez en plaidant la folie : une veuve dérangée pète un câble.

— Vous oubliez que je m’en fiche, ai-je ajouté.

— Que ça vous soit égal pose justement problème.

— Ce que je veux dire, c’est que peu m’importe ce que je vais devenir.

Ramsay s’est penché en avant et a éteint la machine.

— Je peux honnêtement vous dire qu’une part de moi-même serait ravie de vous jeter en cellule sur-le-champ pour nous avoir menés en bateau comme vous l’avez fait. Je peux vous dire que les juges n’aiment pas les gens qui se mettent en travers des enquêtes. Si nous vous inculpions maintenant, vous risqueriez six mois d’internement, une année si vous tombiez sur le mauvais juge – et ça, rien que pour n’être pas venue nous trouver plus tôt. Je n’ai pas besoin de vous rappeler qu’il y a des choses plus graves en jeu en ce moment. Un meurtre, madame Falkner. Un meurtre.

À cet instant, j’ai soudain songé que ce serait un immense soulagement d’être arrêtée et inculpée, reconnue coupable et envoyée en prison. Cela mettrait un terme à mon besoin inépuisable, désespéré, décousu, de faire quelque chose. Manifestement, j’avais fait ce qu’il ne fallait pas. J’avais menti à tant de gens. Par-dessus tout – au-dessous de tout… –, j’avais menti à Frances. J’avais trahi la confiance qu’elle avait placée en moi et maintenant, elle était morte. Si j’étais restée chez moi à pleurer, comme tout le monde m’y avait enjoint, et que pour finir j’étais retournée à mon travail, cela ne serait sans doute pas arrivé et peut-être, je dis bien peut-être, Frances serait-elle toujours en vie. Je n’étais pas indifférente aux délits que j’avais commis. Il était possible que mes mensonges et ma lâcheté aient retardé l’élucidation du meurtre de Frances. Peut-être avais-je détruit un indice capital. Mais ce qui me semblait encore plus douloureux, c’était que Frances ait vu en moi une amie, quelqu’un en qui elle pouvait avoir confiance, et que tout ce qu’elle avait cru savoir sur moi n’ait été qu’un mensonge.

— Vous avez raison, ai-je dit. Je mérite d’être punie. Je ne vais pas me défendre.

— Ah ça, vous le méritez, bordel, pas de doute, s’est emporté Ramsay. Et arrêtez ce numéro pathétique avec nous parce que ça ne prendra pas. Peut-être allons-nous vous inculper, et pas seulement parce que vous vous êtes comportée comme une imbécile. Il va falloir que je parle à certaines personnes à ce sujet. Nous allons y réfléchir. Entre-temps, vous allez remettre toutes les preuves physiques que vous pouvez détenir. Les vêtements que vous portiez pourraient nous être utiles.

— Je les ai sans doute lavés.

— Pourquoi est-ce que je m’attendais à ce que vous me disiez ça ? a râlé Ramsay.

— Vous portiez une veste ou un manteau ? a demandé Bosworth, prenant la parole pour la première fois.

— Une veste, ai-je répondu. Ça, je ne l’ai pas lavé.

— Et des chaussures ? a-t-elle continué.

— Oui, et je ne les ai pas lavées.

— Quand vous rentrerez chez vous, a dit Ramsay, un agent va vous accompagner pour prendre tous les éléments qui pourraient être en rapport avec notre enquête.

— Alors je rentre chez moi ?

— Jusqu’à ce que nous en décidions autrement. Mais auparavant, vous allez nous faire une sacrée déposition.

— Ce n’est pas ce que je viens de faire ?

Ramsay a secoué la tête.

— Vous ne faites que commencer, a-t-il rétorqué.

J’ai poussé un soupir.

— C’est un soulagement, vraiment, ai-je dit, que quelqu’un d’autre à part moi enquête enfin.

Ramsay m’a regardée, puis l’inspecteur Carter, avant de revenir à moi.

— Parce que ça, c’était une enquête ? Arrêtez…