22

Judy Cummings était une petite femme trapue, qui abordait la cinquantaine. Elle possédait une abondante chevelure rêche d’un châtain foncé, avec quelques mèches grises éparses, d’épais sourcils surmontant des yeux noisette, et elle était enveloppée d’un long cardigan volumineux. Sa poignée de main a été ferme et brève. J’avais redouté le genre de poignée de main que pourrait vous accorder un thérapeute, qui s’éternise et tente de se faire condoléance, fausse intimité, ce qui m’aurait poussée à prendre la fuite. Mais on aurait quasiment dit un rendez-vous d’affaires.

— Je vous en prie, asseyez-vous, Ellie.

La pièce était petite et chaude, vide, exception faite de trois profonds fauteuils et d’une table basse sur laquelle, ai-je remarqué, se trouvait une discrète boîte de mouchoirs en papier.

— Merci.

Je me sentais empruntée, muette.

— Je ne sais pas pourquoi je suis venue, ai-je déclaré. Je ne sais absolument pas quoi vous dire.

— Pourquoi ne pas commencer par le commencement, a-t-elle suggéré, et voir où ça vous mène ?

Aussi ai-je débuté par les coups à la porte, ce lundi soir d’octobre. Je ne regardais pas Judy en lui parlant mais je me suis penchée en avant dans mon fauteuil, une main devant les yeux. J’ai passé sous silence mon travail de détective amateur, ou la difficulté que j’avais à croire que Greg ait pu avoir une liaison. J’ai juste dit ce que ça faisait de l’avoir perdu et, à ma grande surprise, cela a pris l’heure qui nous était allouée.

— Je me sens tellement triste et vide, ai-je enfin conclu. J’aimerais pouvoir pleurer.

— Je suis sûre que vous y parviendrez, le moment voulu. (Sa voix était plus douce et plus basse, à présent. La pièce me semblait plus sombre, comme si la lumière avait baissé durant l’entretien et que nous étions entrées dans quelque monde crépusculaire.) Il se passe tant de choses, non ? a-t-elle continué. Chagrin, colère, honte, solitude, peur de l’avenir.

— Oui.

— Et le fait d’être obligée de reconsidérer le passé sous un autre angle.

— Mon bonheur. Je me croyais heureuse.

— Effectivement. Même ça doit vous paraître sujet à caution, à présent. Mais en venant ici, vous avez fait un grand pas en avant sur votre chemin.

J’ai ôté ma main de mes yeux, et croisé son regard noisette.

— Ça fait si mal. Le chemin.

 

Nous avons convenu de nous revoir la semaine suivante et, en sortant de chez elle, je suis allée faire les boutiques. Je m’étais promis de commencer à prendre soin de moi. Plus de placards vides et d’en-cas de minuit, pris debout, faits de fromage et d’une poignée de céréales. Des repas réguliers. Un travail régulier. Un travail honnête. J’ai mis des pâtes, du pesto, du riz, du parmesan, de l’huile d’olive, six œufs, des boîtes de thon et de sardine, de la salade, un concombre et un avocat dans mon caddie. Du muesli. Des blancs de poulet, des filets de saumon – difficile d’acheter pour une seule personne : tout est conditionné par deux. « À partager », lisait-on, sur le pain azyme que j’ai ajouté au reste. Ce soir, ai-je songé, je me préparerai un dîner simple. Je m’installerai à table pour le prendre, avec un verre de vin. Suivi de – je l’ai tâtée du pouce pour vérifier si elle était assez mûre et l’ai ajoutée au reste – une mangue. Je lirai un livre et j’éteindrai à 11 heures.

 

Les choses ne se sont pas tout à fait déroulées comme ça, même si j’avais bien commencé. J’ai écouté mon répondeur, j’ai téléphoné aux parents de Greg et convenu d’aller leur rendre visite le week-end suivant. J’ai vérifié mon portable et vu qu’il y avait trois messages et deux textos de la part de Frances. En gros, tous disaient la même chose : « J’ai besoin de vous. Beth est partie. Je suis seule. Je vous en prie, revenez. » J’ai allumé mon nouveau portable à carte et constaté qu’il y avait trois nouveaux appels en absence provenant de celui que je savais désormais être David. J’ai mis un CD de jazz, lavé la vaisselle qui traînait dans l’évier, puis fait mariner l’un des blancs de poulet dans de la coriandre et du citron, rangé l’autre au congélateur avec les filets de saumon. J’ai été jusqu’à ouvrir une bouteille de vin, disposer une assiette, un couteau et une fourchette sur la table, et poser une casserole sur le feu pour chauffer l’huile. Mais j’ai été interrompue par des coups frappés à la porte. J’ai donc retiré la casserole du feu et suis allée ouvrir.

Alors que la porte pivotait sur ses gonds et que je découvrais qui se tenait sur le seuil, j’ai envisagé de la claquer, de mettre la chaîne de sécurité, de monter l’escalier en courant et d’enfouir ma tête sous la couette, de m’enfoncer les doigts dans les oreilles, de laisser le monde à ma porte, ainsi que tout ce merdier. Mais alors même que je formulais ces pensées, nous nous tenions face à face, et il n’y avait rien que je puisse faire à part me plaquer un sourire débile sur la figure et espérer qu’il ne verrait pas la panique sous-jacente.

— Gwen ?

— Johnny !

— Ne fais pas cette tête. Tu ne croyais tout de même pas que j’allais te laisser disparaître comme ça, si ? Tu ne pourras pas t’en tirer aussi facilement, tu sais.

— Mais comment as-tu su où j’habitais ?

— C’est un problème ?

— Non… c’est juste que je ne me rappelle pas te l’avoir dit.

— Je t’ai entendue donner l’adresse au chauffeur de taxi l’autre soir. Tu me laisses entrer ?

— C’est le foutoir. Peut-être qu’on ferait mieux de sortir boire un verre, ai-je suggéré au hasard.

— Tu as vu comment c’était chez moi. Maintenant, je vais voir comment c’est chez toi, a-t-il répondu en franchissant le seuil. Ça n’est pas si bordélique que ça.

— J’allais sortir.

— J’ai plutôt l’impression, a-t-il dit en entrant dans la cuisine comme s’il était chez lui, que tu allais te préparer un bon petit dîner en solo. Je nous sers du vin ?

— Non, ai-je répliqué. Ou plutôt : si. Oui. Pourquoi pas ? Rien qu’un demi-verre.

— Alors comme ça, tu aimes le jazz ?

Des enveloppes avec mon nom dessus traînaient sur la table, et je m’en suis emparée, les froissant dans mon poing. Et, ô mon Dieu, il y avait une photo de moi et Greg retenue au frigo par un aimant. J’ai traversé la pièce d’un pas titubant pour me poster devant. À moins que cela ne soit pas grave que Johnny la voie ?… Je n’arrivais pas à réfléchir. J’avais l’esprit en ébullition et de la sueur me picotait le front.

— Le jazz ? ai-je répété bêtement. Oui.

Mes yeux parcouraient la pièce nerveusement. Il s’y trouvait tant de choses susceptibles de me trahir. Par exemple, posées sur l’appui de la fenêtre, et coincées dans le cadre, plusieurs cartes postales comportant mon nom, ou même mon nom et celui de Greg. Tombé par terre, juste derrière le pied gauche de Johnny, un bout de papier qu’on avait glissé sous ma porte : « Où es-tu, que fais-tu, et pourquoi ne réponds-tu pas à mes appels ? APPELLE-MOI IMMÉDIATEMENT ! Gwen xxxx. »

Et là, soudain, le téléphone s’est mis à sonner – et si le répondeur s’enclenchait, quelqu’un dirait à haute voix, avec insistance : « Ellie, Ellie ? Décroche, Ellie. »

— Une minute, ai-je dit d’une voix enrouée, avant de foncer dans l’entrée pour décrocher. Oui ?…

De là où je me trouvais, je pouvais voir Johnny examiner la photo de moi et Greg sur le réfrigérateur.

— Ellie, c’est moi, Gwen.

— Gwen, ai-je répété comme une bécasse.

Puis, pour maquiller mon erreur, je l’ai redit, d’un ton neutre, comme si j’expliquais qui j’étais à l’interlocuteur :

— Gwen à l’appareil.

— Hein ? C’est Gwen.

— Oui, je sais.

— Je peux passer ?

— Hein ? Maintenant ?

— Ce qu’il y a, c’est… C’est Daniel, et je ne pensais pas me confier à toi vu… bref, tu sais, vu les événements, mais après je me suis dit que ce n’était pas juste pour moi, parce qu’après tout…

— Une seconde. Désolée. Écoute. Il faut que tu viennes, bien sûr, mais laisse-moi une demi-heure.

— Si ça te pose un problème…

— Aucun. (Merde, est-ce qu’il allait regarder les cartes postales, maintenant ?) Une demi-heure, ma chérie. Faut que j’y aille. Bye.

J’ai brutalement reposé le combiné, mais l’ai décroché de nouveau et laissé à côté de son socle pour éviter qu’il ne sonne. Puis je suis retournée en trombe à la cuisine.

— Je n’ai pas beaucoup de temps, ai-je annoncé à Johnny, posant ma main sur son épaule pour le détourner des cartes postales sur le rebord de fenêtre. Viens finir ton vin dans le salon.

— C’est qui le type avec toi sur la photo ? a-t-il demandé, comme nous prenions place – lui dans le canapé, et moi dans le fauteuil, et oh, non, non, non, le tableau se trouvait sur la table juste derrière lui. Ne le voyait-il pas ? Même d’ici, le nom de Milena, en majuscules et soigneusement souligné, me faisait l’impression de clignoter.

— Quelqu’un que je voyais.

— Sa tête me dit quelque chose. Est-il possible que je l’aie rencontré ?

— Non.

— C’est à cause de lui que tu es aussi évasive ?

Inutile de tourner autour du pot.

— Oui. Je suis désolée, Johnny. Ce qu’il y a, c’est que… – et j’aurais dû le dire plus tôt – je ne suis pas prête pour une autre relation.

— Alors, c’est tout ?

— Oui.

— Tu crois que tu peux te comporter comme tu l’as fait et t’en tirer comme ça ?

— Mon intention n’était pas de te blesser.

— Vous êtes toutes les mêmes, a-t-il déclaré en se relevant.

Il était encore plus près du tableau, à présent. Je l’ai adjuré de regarder ailleurs et c’est ce qu’il a fait, avec un ressentiment brûlant dans ses prunelles.

— Je ne retourne pas travailler, ai-je dit. Tout cela était une erreur. Tu n’auras donc plus à me revoir.

— J’étais désolé pour toi. Tu avais l’air si triste.

— Johnny…

— Je croyais que tu m’aimais bien.

— C’est le cas.

— Les femmes sont douées pour faire semblant. Comme l’autre. Milena.

— Je ne crois pas ressembler à Milena, en aucune façon. Je suis tout son contraire.

— C’est ce que je croyais, moi aussi, quand je t’ai rencontrée. Peut-être que c’est pour ça que tu m’as plu – tu avais l’air calme, et gentille. Mais j’avais tort. Vous êtes toutes les deux des comédiennes. Vous jouez des rôles. (Je l’ai dévisagé, tandis que la panique se ruait dans mes veines.) J’ai bien vu comment tu te comportais avec Frances : Mademoiselle Je-sais-tout-faire. Tu l’as fait marcher, et l’as conduite à devenir dépendante de toi. Elle croit que tu es son amie. Milena savait faire ça, elle aussi, être toute sorte de choses pour tout un tas de gens. Elle se cachait toujours derrière un masque. On croyait avoir entraperçu quelque chose de la vraie Milena et soudain, on comprenait que ce n’était qu’un autre masque. Je n’ai jamais oublié la fois où elle parlait du ramadan, qui venait de débuter ce soir-là, avec un très gentil musulman qui lui expliquait qu’il ne pouvait rien avaler après le lever du soleil ou avant son coucher. Elle s’est montrée si compréhensive et intelligente à ce sujet que j’ai cru découvrir un nouvel aspect de sa personne. Mais une heure ou deux plus tard, quand on s’est retrouvés tous les deux chez moi, elle s’est déchaînée contre l’islam et ses fidèles, quelque chose de bien. Elle a fait preuve d’un tel mépris pour l’homme envers qui elle s’était montrée si gentille. C’était comme une fenêtre sur son âme.

— Johnny…

— Je me suis dit ce jour-là que je devrais la jeter dehors, qu’elle ne m’apporterait que du chagrin. Bien sûr, je n’en ai rien fait : elle est restée toute la soirée et toute la nuit, et je lui ai préparé des œufs Bénédicte pour le brunch. (Il a eu un rire amer.) Ne jamais croire une femme. Surtout quand elles sont gentilles avec vous.

— C’est injuste, ai-je commencé. (Mais je n’avais pas le temps d’en débattre avec lui. Gwen était en route, la vraie Gwen.) Il faut que tu t’en ailles, maintenant.

— Je n’ai pas fini mon vin.

— Crois-moi, tu ferais mieux d’y aller.

— Laisse-moi préparer ce dîner pour toi.

— Non.

— Tu es seule, et moi aussi, et au moins on peut se donner mutuellement…

— Non, ai-je répété, fermement. Je n’ai pas été honnête avec toi. On n’a rien à s’apporter.

— Tu me laisses tomber, tu laisses tomber Frances, tu tournes la page. C’est ça ?

— Arrête, ai-je dit. On n’était pas mariés. On a couché ensemble deux fois. C’était une erreur. Je te présente mes excuses. Maintenant, il faut que tu t’en ailles.

Il a reposé son verre pile sur le haut du tableau.

— Très bien, a-t-il conclu. Parfait. (Il m’a dévisagée.) Je me suis trompé sur ton compte.

 

Trois minutes après le départ de Johnny, Gwen arrivait. Elle a fondu en larmes sur le seuil et je l’ai tirée dans la maison, ai refermé la porte et l’ai serrée dans mes bras jusqu’à ce que ses sanglots s’apaisent.

— Je suis une vraie conne, a-t-elle dit.

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Rien.

Là-dessus elle a reniflé longuement, inconsolable.

— Viens me raconter ce rien. Je vais nous faire à dîner, à moins que tu aies déjà dîné. Un peu de vin ? J’ai une bouteille ouverte.

— Merci.

— Alors, raconte-moi.

— Il est resté pendant des lustres avec une bonne femme qui s’est tirée avec un de ses potes. Il lui a fallu un temps fou pour s’en remettre. Tu l’as rencontré ; c’est un gros nounours. Enfin bref, elle a repris contact avec lui parce que cette relation a pris fin. Il est avec elle en ce moment, en train de la « réconforter ». Je crois qu’elle veut qu’il revienne.

— C’est lui qui t’a dit tout ça ?

— Pas la dernière phrase.

— Et lui, il veut retourner avec elle ?

— Il jure que c’est moi qu’il veut. Mais je ne sais pas si je dois le croire. Tu sais quelle chance j’ai avec les hommes. Je peux avoir un Kleenex ?

— Sers-toi. Et tiens, prends ton verre de vin.

— Je suis bête ?

— Qui peut le dire ? La seule chose dont je sois sûre, c’est qu’il aurait bien tort de te quitter et, à t’entendre, il joue totalement franc-jeu avec toi. En plus, il a l’air très attaché à toi.

— Tu crois ?

— Tout ce que je sais, c’est l’impression qu’il me fait : gentil, homme d’honneur, amoureux.

— Oui. Désolée. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’étais assise toute seule chez moi et, soudain, c’est devenu insupportable.

— Je comprends.

— C’était si doux, d’être en couple.

Gwen m’a serrée dans ses bras. Nous avons trinqué. J’ai fait cuire le poulet et l’ai partagé en deux, ajouté à un sachet de feuilles de salade. Ça faisait un dîner assez frugal pour deux femmes complètement vidées et affamées, mais nous avons terminé par la mangue et plein de chocolats au whisky, puis nous nous sommes installées ensemble sur le canapé, sous ma couette, pour regarder un DVD, avant que j’appelle un taxi pour la ramener chez elle.

 

Je me suis réveillée en sursaut et j’ai regardé le réveil à côté de moi. Trois heures, tout juste passées. Je devais rêver de Greg, parce que j’avais une image de lui en train de jeter des raisins dans les airs et d’essayer de les rattraper avec sa bouche, mais ils retombaient n’importe où. Peut-être était-ce ce que Johnny m’avait dit du jeûne lors du ramadan qui était à l’origine de ce rêve. Un rêve plutôt drôle, en tout cas heureux. Je suis restée allongée dans le noir en m’efforçant de retenir l’image dans ma tête.

 

Je me suis réveillée de nouveau à 5 heures. Quelque chose me tracassait, une vague idée fugace qui se dérobait. Une chose que j’avais vue ?… Entendue ?… Et à l’instant même où je renonçais à chercher et que le sommeil me remportait, cela m’est venu.

Je me suis levée et j’ai enfilé ma robe de chambre. Il faisait très froid dans la maison. Je suis allée jusqu’à l’ordinateur, l’ai allumé et, quand il s’est animé, j’ai tapé « ramadan » dans Google. Je savais que cette période se déroulait toujours durant le neuvième mois de l’année. Cette année, il avait débuté le 12 septembre.

Combien de temps suis-je restée là, à fixer la date ? Je ne sais pas, peut-être pas si longtemps que ça. Le temps s’est presque arrêté. Enfin, je me suis rendue au salon pour me planter devant mon tableau. Le verre de vin vide de Johnny était toujours posé dessus. Je l’ai enlevé et j’ai étudié très soigneusement les grilles. Mon souffle résonnait dans la pièce silencieuse. Je suis allée jusqu’au tiroir de mon bureau et en ai sorti le menu que m’avait remis Fergus, ai contemplé la date inscrite en haut, et le message griffonné : « G chéri, tu as été formidable ce soir. La prochaine fois, reste, et je te montrerai de nouveaux trucs ! »

Le soir du 12 septembre était la seule et unique fois où Greg s’était à coup sûr trouvé en compagnie de Milena, je le savais. Mais désormais, je savais également que c’était impossible, puisqu’elle était avec Johnny.