— Bien, ai-je déclaré, à voix haute.
J’avais remarqué que je commençais à parler toute seule, comme une folle, pour tenter de combler le silence de la maison d’une voix humaine. Je m’en fichais. J’avais un but. J’allais démonter la vie de Greg pièce par pièce et trouver ce qui s’était passé. Il ne m’échapperait pas aussi facilement. Je finirais par l’avoir.
Après l’enquête, j’avais convaincu Gwen et Mary de s’en aller et leur avais assuré que, oui, ça irait, et non, ça ne m’ennuyait pas du tout d’être livrée à moi-même ; en fait, je le voulais. Gwen a demandé si je me remettais au travail et j’ai dit que j’y songeais. Ç’aurait sans doute été une bonne idée. Ç’aurait eu une vertu thérapeutique. Je restaure du mobilier, depuis les précieux meubles anciens, tout de chêne, bois de rose ou acajou brillant, jusqu’aux vieilleries dénuées de valeur, sinon affective. J’avais récupéré la table de cuisine devant laquelle je me trouvais à présent au sommet d’une benne et l’avais réparée. Le lit dans lequel nous dormions, dans lequel je dormais… J’avais remis à neuf les étagères au mur. Même si c’était souvent mal payé, en général à mi-temps, parfois en heures sup’, parfois même dans des délais intenables, j’adorais mon travail. J’adorais l’odeur du bois et de la cire, la sensation du ciseau à bois dans ma main. Ce boulot m’avait toujours offert un refuge.
Mais pas maintenant. J’ai commencé par la minuscule mezzanine. Elle se trouvait à côté de la salle de bains et donnait sur le jardin, petit et carré, dominé par l’abri branlant au fond où j’entreposais le mobilier sur lequel je travaillais. Elle tenait vaguement lieu de bureau. On y trouvait un classeur rempli de documents genre pièces comptables ou autres polices d’assurance ; une bibliothèque contenant pour l’essentiel les manuels et ouvrages de référence que j’utilise dans mon travail ; et une table que j’avais dénichée dans la brocante du bout de la rue, puis sablée et cirée, sur laquelle trônait l’ordinateur portable de Greg. Je me suis assise et j’ai soulevé le capot, appuyé sur la touche de démarrage et regardé les icônes s’animer à l’écran.
Tout d’abord, les e-mails. Avant de commencer, j’ai cherché « Milena » et « Livingstone » sans résultat. J’ai grimacé en voyant le nombre de messages non lus qui étaient arrivés depuis la mort de Greg. Il y en avait environ quatre-vingt-dix, des spams pour la plupart, et un envoyé par Fergus environ une demi-heure avant que je l’aie appelé pour lui annoncer la nouvelle. Il suggérait qu’ils courent un semi-marathon ce week-end-là avant de regarder le football ensemble. Je me suis mordu la lèvre et l’ai effacé.
J’ai inspecté ses boîtes de réception méthodiquement, sans omettre aucun mail. Même lorsque l’objet était « Service clients » ou « 70 % de remise pour liquidation », je les ai lus. Il ne s’y trouvait presque rien en relation avec le travail : pour ça, Greg avait une boîte de réception à part. Livraisons, questions domestiques, réservations, voyages. Plusieurs étaient de moi et je les ai examinés également. Il en émanait une intimité décontractée qui me semblait lointaine et inconnue désormais. La mort avait fait de Greg un étranger ; je ne pouvais plus considérer sa présence comme allant de soi. Des douzaines de messages étaient de Fergus, organisant des rendez-vous, échangeant des ragots, faisant suivre des liens vers des sites Internet qu’ils avaient évoqués, ou poursuivant une conversation. De Joe, bien sûr. D’autres amis : James, Ronan, Will, Laura, Sal, Malcolm. Des vœux occasionnels, et des prises de rendez-vous. Parfois, mon nom surgissait : Ellie t’embrasse ; Ellie s’est foulé la cheville ; Ellie est un peu déprimée (ah bon ? Je ne m’en souvenais pas) ; Ellie n’est pas là et Ellie est rentrée. Un ou deux de ses frères, Ian et Simon, généralement au sujet d’un problème de famille, mais aucun de sa sœur Kate, ni de ses parents, qui communiquaient avec leur fils aîné en téléphonant le vendredi soir à 6 heures pour bavarder quinze minutes. Des articles en ligne. Des blogs sur des sujets dont j’ignorais absolument qu’il s’y intéressait. Quand se présentait quelque chose d’un tant soit peu intéressant ou curieux au sujet des e-mails qu’on lui avait adressés, j’appuyais sur la petite flèche à côté desdits messages pour voir ce qu’il avait répondu. Il était d’ordinaire plutôt laconique : il avait l’habitude de dire qu’il était difficile de discerner le ton dans un e-mail ; qu’il fallait se méfier de l’ironie ou du sarcasme. Il était prudent et s’en tenait aux faits, rien qu’aux faits, même avec moi.
L’un des correspondants les plus réguliers de Greg était une dénommée Christine, l’ex d’un vieux copain, qu’il voyait de temps en temps ; il n’était pas si prudent que ça avec elle. J’ai consulté les messages de cette fille, et les réponses de Greg. Elle se lamentait à l’idée d’avoir bientôt trente-six ans, et lui, répliquait qu’elle était plus séduisante aujourd’hui qu’à l’époque de leur rencontre. Elle le remerciait d’avoir bien voulu jeter un œil à sa chaudière et lui, disait que c’était sympa d’avoir eu une excuse pour la revoir. Elle déclarait qu’il était vraiment très gentil, le savait-il ? Et lui répondait qu’elle devait susciter ce qu’il y avait de meilleur en lui. Il était bronzé à son retour de vacances ; elle était radieuse après les siennes. Il avait l’air fatigué – travaillait-il trop et est-ce que tout allait bien à la maison ? Il lui assurait qu’elle, pour sa part, était aussi fraîche que jamais et que le bleu lui allait bien.
— Mais est-ce que tout allait bien à la maison, Greg ?
Je me suis frotté les yeux de mes poings et j’ai lancé un regard furieux aux mots pleins de sollicitude de Christine, à ses réponses à lui, charmeuses, évasives.
— Allez, dis-moi.
Je suis passée aux messages envoyés, mais les e-mails ne m’éclairaient toujours pas. Ils m’apprenaient qu’il avait commandé des copeaux de bois pour le jardin, de la peinture grise pour la cuisine, des capsules d’oméga 3 pour nous deux ; ainsi qu’un livre d’architecture et un nouveau CD des Howling Bells, dont je n’avais jamais entendu parler. Peut-être l’avait-il offert à quelqu’un. Milena ? Christine ? J’ai affiché sa discothèque et fait dérouler la page : il était là, en toute innocence.
Je suis descendue. Il faisait toujours gris dehors, et la nuit ne tarderait pas à tomber de nouveau. La pelouse était couverte de feuilles détrempées et le poirier près du mur du fond gouttait sans interruption. Je n’avais rien avalé depuis les pains aux raisins de ce matin, aussi me suis-je préparé une tartine de pâte Marmite et une tasse de camomille, que j’ai emportées près de l’ordinateur. Le téléphone a sonné et c’était Gwen, avec le numéro de leur notaire, pour que je prenne contact avec lui. Je n’arrivais pas à me souvenir du nom de celui auquel Greg avait fait appel quand nous avions acheté la maison. Il y avait tant de questions à régler désormais. Je l’ai noté sur le bloc de papier que j’ai trouvé dans le tiroir du bureau et promis de la rappeler le lendemain.
Les courriers indésirables. Je n’ai rien trouvé d’autre à part les publicités pour Viagra, fausses Rolex, offres de placements sensationnels, prêts garantis, crédit sans garantie, et une invitation au casino en ligne, où chacun est roi.
Poubelle. Greg était assez efficace quand il s’agissait de se débarrasser des vieux messages et, de toute façon, ils ne remontaient qu’à quelques semaines : de toute évidence, les plus anciens étaient détruits à un niveau supérieur, quelque part dans le circuit mystérieux de l’ordinateur. J’ai continué laborieusement, obstinément, avec le sentiment de n’aller nulle part et de perdre mon temps. Il y avait un étrange et bref message de Tania, dans lequel elle disait ne pas bien comprendre ce qu’il demandait. Est-ce qu’il voulait bien poser la question à Joe ?
J’ai pris le téléphone de notre chambre – ma chambre – et appelé Joe sur son numéro professionnel.
— Oui ?
Il ne m’avait pas habituée à une intonation aussi sèche.
— C’est moi. C’est sur ce ton que tu réponds aux clients ?
— Ellie.
Sa voix s’est adoucie.
— Ce n’est pas un bon jour, c’est tout. J’allais t’appeler ce soir. Raconte-moi l’enquête. Es-tu toute…
— Votre société avait-elle des problèmes ?
— Comment ça ?
J’ai reposé la question, mentionnant l’e-mail que j’avais trouvé dans l’ordinateur de Greg.
— Quel jour, dis-tu ?
— Il y a une semaine, environ.
Silence.
— Je fais défiler mes mails et aucun des messages de Greg n’évoque le moindre souci.
— Donc, tout allait bien ?
— Ça dépend de ce que tu veux dire. Si tu tiens à ce que je t’emmerde avec des histoires de clients qui ne paient pas en temps et en heure, ne nous donnent pas les informations requises et se plaignent ensuite, ou de fisc sur notre dos, ou encore de bureaucratie tatillonne… Bref, la routine, et tu as tes propres soucis.
— Tout ce travail que Greg devait terminer tard le soir, ce n’était pas parce qu’il y avait des problèmes ?
— Il travaillait souvent tard le soir ?
Son ton était circonspect, avec une note sous-jacente de compassion.
J’ai senti mes joues s’empourprer.
— Enfin, il est rentré tard ces derniers temps. Plus tard que d’habitude, en tout cas.
— Il avait l’air stressé ?
— Non. Enfin, pas vraiment.
— Pas vraiment ?
— Tu sais, je n’arrête pas de repenser au passé et de voir des trucs que je ne remarquais pas à l’époque – ou, en tout cas, d’avoir l’impression que je remarque des trucs. Peut-être était-il un peu préoccupé. À moins que je ne me fasse des idées.
Un silence s’est abattu à l’autre bout de la ligne. J’ai su ce que pensait Joe : peut-être que Greg était préoccupé parce qu’il avait une liaison. Je m’attendais à ce qu’il le dise, mais il ne l’a pas fait. Sans doute par égard pour mes sentiments.
— S’il avait eu des soucis, néanmoins, ai-je repris, je pense qu’il me l’aurait dit. Il ne m’aurait pas protégée. Notre mariage ne ressemblait pas à ça, en tout cas, c’est ce que je croyais. On traversait les choses ensemble. On partageait.
— Je crois que tu as raison, a-t-il concédé. Greg te l’aurait dit.
— Tu veux dire : m’aurait tout dit ?
Nouveau silence.
— Ellie, j’ai bientôt fini ici. Je peux passer en rentrant ? J’apporte une bouteille de vin et on pourra en discuter tranquillement.
— Je ne serai pas là.
J’ai trouvé son adresse dans son vieux carnet et décidé de marcher, même si elle habitait Clerkenwell et ne serait sans doute pas chez elle de toute façon, et même si le crachin dehors tournait à la pluie torrentielle et régulière. Je ne me sentais pas capable de dire ce genre de chose au téléphone.
En arrivant, je l’ai vue venir d’en face, tâtant le fond de son sac à la recherche de sa clé. Elle portait un imperméable ceinturé à la taille ainsi qu’un foulard noué autour de la tête, et ressemblait à une star de cinéma des années 1950 dans l’un de ces films français classe, en noir et blanc.
— Bonjour.
Je me suis plantée devant elle et elle m’a regardée avec des yeux plissés, méfiants, avant d’avoir un petit sursaut exagéré.
— Ellie ? Mon Dieu. Je comptais t’appeler. Je suis tellement, tellement désolée. C’était un homme tellement merv…
— Je peux entrer ?
— Bien sûr. Tu es trempée.
Je me suis regardée. Je portais toujours ma tenue « enquête » et avais oublié de mettre une veste. J’avais froid et j’étais trempée, en effet. Je devais faire peur à voir.
J’ai suivi Christine dans l’escalier, jusque dans une vaste pièce tenant lieu de cuisine et de salon. Elle a retiré son imper et l’a pendu sur le dossier d’une chaise, a ôté son foulard de sa tête et secoué ses cheveux châtains.
— Tu vis seule ? ai-je demandé.
— Oui, a-t-elle répondu. Pour l’instant.
Ensuite, elle m’a proposé du thé.
— Non, merci.
— Café alors ? Ou une boisson fraîche ?
— Alors voilà la chaudière qu’a réparée Greg ? ai-je demandé. Il n’a jamais réussi à arranger la nôtre.
— Je suis désolée.
Christine s’est assise en face de moi, puis s’est levée et a rempli la bouilloire mais sans l’allumer. Elle s’est tournée vers moi.
— Es-tu venue pour une raison particulière ?
— Je voulais te poser une question.
Son visage a arboré l’expression empressée, obligeante qui m’était devenue si familière depuis la mort de Greg.
— Tu étais amie avec Greg.
— C’est exact, a reconnu Christine. Ça m’a fait un coup terrible quand j’ai appris la nouvelle.
— Dirais-tu que tu étais proche de lui ?
— Ça dépend de ce que tu entends par proche.
Son ton était prudent désormais.
— J’ai lu les mails que vous échangiez.
— Oui ?
— Il trouvait que le bleu t’allait bien.
Son expression a changé : non plus empressée, mais embarrassée. J’ai continué.
— Proches à quel point ?
— Tu veux dire…
Elle s’est interrompue.
— Oui.
— Oh, ma pauvre, a-t-elle lâché doucement.
Je l’ai dévisagée. La honte m’a envahie, me laissant moite. J’ai saisi la table à deux mains.
— Tu me dis qu’il n’y avait rien entre vous, alors ?
— On était amis.
— Même si tu lui disais qu’il était un chic type et que tu le complimentais sur son bronzage et lui demandais comment ça allait à la maison, et qu’il a dit qu’il te trouvait radieuse ?
Un petit silence désagréable s’est installé, après quoi elle a repris :
— Ça ne voulait rien dire.
— Il n’a jamais tenté de pousser les choses plus loin ?
Je me sentais abjecte, et également dégoûtée de moi-même.
Elle m’a dévisagée avec une pitié qui m’a donné envie de ramper sous terre.
— J’ai appris qu’il était en compagnie d’une autre femme.
— Par qui ?
— Des gens. Je ne sais pas qui c’était. Greg et moi n’étions qu’amis.
J’ai imaginé Christine en train de parler de Greg et de l’autre femme dans la voiture avec d’autres personnes. Une nausée m’a assaillie.
— Je ferais mieux d’y aller. Je n’aurais pas dû venir.
— Tu es sûre que je ne peux rien t’offrir à boire ?
— Oui.
— Je suis désolée. Pour tout.
Il faisait nuit dehors, la pluie tombait toujours et un vent fort s’était levé, aussi ai-je hélé un taxi où j’ai pris place, les bras serrés autour de moi, me sentant misérable. En arrivant devant ma porte, je me suis aperçue que je n’avais pas assez d’argent sur moi pour payer le chauffeur : j’ai donc foncé chez moi, puis je suis ressortie pour le régler avec des pièces de monnaie dénichées çà et là, dans diverses poches et tiroirs. J’avais trouvé un billet de cinq livres dans la vieille veste en cuir de Greg, qui pendait toujours dans l’entrée. Quand allais-je mettre de l’ordre dans ses affaires ? Une liste de tâches s’est déroulée dans ma tête : contacter le notaire, la banque, l’entrepreneur, me renseigner sur notre situation financière, voir où en étaient notre emprunt immobilier, nos éventuelles assurances-vie, appeler le courtier, organiser les funérailles, répondre à tous les messages que j’avais reçus ces derniers jours, apprendre comment faire marcher le magnétoscope, annuler le rendez-vous que nous avions pris pour nous deux à la clinique de procréation assistée, changer le message sur le répondeur, où la voix de Greg continuait de dire : « Bonjour et merci de rappeler plus tard parce que Greg et Ellie sont sortis pour le moment. » Ellie était là, mais pas Greg, et Greg ne rentrerait plus jamais. Greg avec ses yeux sombres et son grand sourire, et ses mains fortes, chaudes. Il avait l’habitude de me masser la nuque à la fin d’une longue journée. De me laver les cheveux, et de les démêler. De se mordre la lèvre inférieure en lisant. De déambuler tout nu dans la maison en chantant fort et faux. De me raconter ses journées, ou du moins, l’imaginais-je. Il avait l’habitude de me regarder pendant que je me déshabillais, ses bras derrière la tête, arborant un air grave, attendant. De dormir sur le dos et de ronfler légèrement. De se réveiller et de se tourner vers moi, m’adressant un sourire chaleureux tandis que j’émergeais péniblement du sommeil.
Quelle autre nuque avait-il massée, quels cheveux avait-il lavés ? Quelle autre s’était déshabillée pour lui, enlevant ses vêtements un à un pendant qu’il la dévorait d’un regard que je croyais réservé à moi seule ? À côté de qui s’était-il couché, étendant le bras pour la toucher et la réconforter ? Tout d’un coup, une jalousie si pure et viscérale qu’elle m’a presque fait l’effet d’un intense désir physique m’a parcourue, me laissant hors d’haleine et bouleversée. J’ai dû m’asseoir sur les marches quelques secondes, essayant de respirer normalement, avant de réussir à gagner la salle de bains.
J’avais eu l’intention de prendre un bain mais avais oublié de faire couler l’eau. Je me suis débarrassée de mes vêtements trempés et j’ai enfilé un bas de jogging et un épais sweat-shirt ayant appartenu à Greg, trop grand pour moi. L’une des manches était élimée et je l’ai portée à ma bouche, pour la mâcher. Greg le portait quand il allait courir les jours d’hiver et il avait toujours son odeur. Je suis descendue dans la cuisine, toujours un peu sonnée. Je m’attendais presque à le trouver aux fourneaux : tout cela n’aurait été qu’un cauchemar fiévreux. Nous avions fait la cuisine tour à tour, l’avions faite ensemble. Le dernier repas que nous avions pris tous les deux, c’étaient des pâtes sauce chili, rien de spécial. Il n’avait que quelques plats à son répertoire : risotto, ragoût de fayots à la sauce tomate, tagine d’agneau, pommes de terre au four avec crème fermentée et ciboulette, et il les préparait avec une concentration farouche, comme s’il s’agissait d’expériences de laboratoire qui risquaient de fort mal tourner, avec des conséquences désastreuses.
Il m’est venu à l’esprit que, depuis qu’il était mort, je ne m’étais rien préparé en dehors d’une tartine. Gwen m’avait fait de vraies lasagnes, Mary avait cuisiné un filet de saumon avec des tomates cuites au four et m’avait regardée tenter de l’avaler, et Fergus avait apporté un poulet rôti froid avec du pain à l’ail, lequel se trouvait toujours, ai-je songé, dans le réfrigérateur. Ma voisine, Annie, m’avait fait de trop nombreux gâteaux et des soupes, tout comme ma mère. Cuisiner juste pour soi est triste quand on a l’habitude de le faire pour deux. J’ai décidé de me pocher un œuf. « Ça réconforte, un œuf », me suis-je dit, tandis que j’attendais que l’eau bouille dans la casserole, puis j’ai cassé un œuf dedans et glissé une tranche de pain rassis dans le toasteur. Il m’a fallu à peu près trois minutes pour préparer le tout et autant pour l’avaler. Et après ?
Cette nuit-là, j’ai travaillé d’arrache-pied, ne m’arrêtant que pour une tasse de thé à 10 heures, un verre de whisky à minuit (on ne sait trop comment, je m’étais retrouvée pourvue de trois bouteilles de whisky depuis la mort de Greg : les gens doivent s’imaginer que c’est la boisson idéale pour une veuve éplorée), un sandwich au poulet à 2 heures du matin. Je me suis installée dans le salon et ai parcouru son carnet d’adresses une fois de plus, notant les noms qui ne me disaient rien. J’ai feuilleté son agenda, même si ce n’était pas le professionnel, mais simplement le vieux cahier dans lequel il notait ses rendez-vous personnels, et n’ai pas trouvé le moindre détail qui me fasse tiquer. J’ai épluché tous ses papiers, qui avaient été soigneusement triés par catégories puis par dates. J’ai regardé ses bulletins scolaires, ses diplômes et autres titres, ses albums de photos datant d’avant notre rencontre, avant que le monde ne devienne numérique. C’était un adorable enfant, dégingandé, agile : son sourire plein d’attente n’avait pas changé. J’ai vidé le contenu de boîtes par terre et l’ai examiné : de vieux disques vinyle, des cassettes de compilations qu’il avait faites durant son adolescence, des livres que nous n’avions jamais trouvé le temps de ranger sur les étagères, des magazines vieux de plusieurs années. J’ai tiré chaque tiroir dans notre chambre et inspecté ses vêtements, les repliant avec soin et les remettant en place : je me suis aperçue, en effet, que je n’étais pas encore prête à en donner un seul.
J’ai ouvert le placard sous l’escalier et sorti tous les objets qu’il contenait – des sacoches à vélo, une raquette de squash, deux paires de chaussures de course, une vieille tente que nous n’avions pas utilisée depuis ce voyage en Écosse durant lequel il avait plu non-stop et où nous avions mangé des fish and chips en écoutant la pluie tambouriner sur la toile. Il m’avait dit alors que tant que j’étais à ses côtés, il se sentait partout chez lui. Nous avions tous les deux pleuré.
À 6 heures, parce qu’il était trop tôt pour sortir et que j’avais tout passé en revue dans la maison, j’ai commencé à établir la liste des gens que je convierais aux obsèques. À la fin, il y avait cent vingt noms et je les ai contemplés avec désespoir. Combien de personnes tiendraient-elles dans la chapelle du crématorium, combien dans le salon ? Fallait-il que je prévoie de quoi boire et se sustenter ? Devrais-je demander aux gens de faire des lectures ou de petits discours ? Et pour la musique ? Pourquoi Greg n’était-il pas là pour me conseiller ?
À 8 heures, je me suis préparé un bol de porridge – mi-lait, mi-eau, avec de la cassonade généreusement saupoudrée par-dessus – et un grand pot de café fort. Ensuite je me suis lavée et revêtue d’une vieille jupe en velours côtelé qui m’arrivait aux chevilles et d’un pull bleu marine avec un trou au coude que m’avait offert Greg au tout début de notre histoire. Parce qu’il faisait froid et gris, j’ai mis un duffel-coat, et enroulé une écharpe rouge autour de mon cou. Avec toutes ces couches superposées, je n’étais désormais plus qu’un ballot de laine irritante.
Kentish Town Road était noire de voitures et de gens, qui se rendaient au travail. Je suis montée à bord du métro bondé qui m’a emportée à Euston, puis ai parcouru à pied les dernières centaines de mètres qui me séparaient du bureau de Greg. Il se trouvait au deuxième étage d’un bloc d’immeubles de bureaux récemment rénovés. Ils y avaient emménagé quelques mois auparavant ; quand leur entreprise s’était développée, leurs trois tables et leurs trois ordinateurs s’étaient révélés insuffisants. Pendant un temps, il n’y avait eu que Joe et Greg ; désormais, certaines têtes m’étaient inconnues. Il leur fallait des pièces séparées pour les clients, des toilettes, une machine à café et un distributeur d’eau réfrigérée. J’ai sonné à la porte et Tania n’a pas tardé à me faire entrer, m’enlever mon manteau et mon écharpe, me présenter une chaise, m’offrant avec trop de sollicitude thé, café, biscuits, n’importe quoi, me dévisageant intensément de ses grands yeux bruns, secouant la tête d’horreur et de compassion, de telle sorte que sa queue de cheval rebondissait. On aurait dit un chiot, un épagneul empressé désireux de plaire.
— Joe est là ?
— Il est dans son bureau. Je vais le chercher.
À cet instant, Joe s’est dirigé vers moi à grands pas, ouvrant les bras bien avant de m’atteindre. Tania a littéralement fondu devant lui.
— Tu aurais dû me dire que tu venais, a-t-il déclaré.
Il a plissé les yeux.
— Tu as l’air exténuée.
— Je n’ai pas dormi de la nuit. J’examinais les affaires de Greg.
— Pour les trier ?
— Pour tenter de trouver ce qu’il fichait.
— Viens là, entre et raconte-moi.
Il m’a prise par le bras et m’a conduite dans son bureau, qui n’était guère qu’un petit box aux parois vitrées. Sur le mur blanc derrière sa table bordélique se trouvait une photo de sa famille : sa femme, Alison, et ses trois enfants, aujourd’hui adolescents mais encore petits sur le portrait. Alison se tenait debout derrière eux, ses bras passés autour du petit groupe d’un geste protecteur. J’ai constaté combien les trois enfants tenaient un peu d’elle, et de lui, puis senti un regret et une tristesse terribles m’envahir de la tête aux pieds.
— Il n’y a rien à dire, ai-je résumé, tout en prenant place sur la chaise qu’il m’avait présentée. Il n’y avait rien de bizarre.
Le front de Joe s’est plissé.
— Tu t’attendais à quoi ?
— Je n’en sais rien. C’est pour ça que je cherchais. Il faut que j’examine ses affaires ici aussi.
Il a paru décontenancé.
— Il n’y a pas grand-chose de personnel ici. Je crois que Tania a déjà emballé l’essentiel. Je ne pense vraiment pas qu’il reste autre chose que les fichiers clients et les documents de réglementation comptable et fiscale.
— Ce sont ses outils de travail que je veux examiner. Ses papiers, son agenda, ses rendez-vous.
— Je vois.
Il avait l’air compatissant mais également sévère, et j’ai baissé les yeux sous son regard.
— Il doit bien y avoir un indice me montrant qu’il avait une liaison avec cette Milena.
— Ellie…
— J’insiste, Joe. Il n’y a rien à la maison – je veux dire rien – qui suggère qu’il ait pu entretenir une liaison avec elle ou avec n’importe qui d’autre. Tu n’en avais aucune idée, ou en tout cas, c’est ce que tu prétends. Pas plus que Fergus. Ou quiconque. Pas plus que moi-même. Même maintenant que je réexamine le passé, je n’en vois aucune trace.
Joe a hoché la tête à plusieurs reprises, puis s’est levé pour fixer du regard la pièce voisine. Ensuite, il s’est retourné vers moi. Son visage affichait une expression de patience bienveillante qui m’a mise au supplice.
— Peut-être qu’il était juste doué pour garder un secret.
— Pas à ce point. Pas Greg. Il était incapable de mentir sur quoi que ce soit. S’il avait eu une liaison, quelqu’un l’aurait su. Il y en aurait une preuve quelque part.
— Mais tu ne saisis pas, Ellie ? Quoi que tu fasses, quelle que soit l’énergie que tu dépenseras à chercher, tu ne pourras pas prouver qu’il n’avait pas de liaison.
— Il n’aurait pas pu ne pas laisser de trace.
— Peut-être pas. Peut-être que tu vas retourner sa vie sens dessus dessous, tout éplucher, et que tu finiras par trouver quelque chose.
— Très bien, dans ce cas.
— Mais pourquoi tiens-tu à le faire ?
— Pourquoi ? Parce que je dois le faire. Tu ne comprends pas ? Je l’aimais. Je croyais qu’il m’aimait…
— Il t’aimait.
— Je le connaissais bien, Joe. Je savais ce qu’était notre vie ensemble. Ou du moins, je croyais le savoir. Et maintenant il est mort et il y a ce mystère et tout le monde a pitié de moi et j’examine notre passé ensemble et je ne comprends plus rien, n’ai plus confiance en ce que je croyais. C’est comme si les lumières s’étaient toutes éteintes et que tout ce en quoi je croyais, je ne pouvais plus y croire. Et je ne peux pas lui poser la question. J’ai envie de lui demander ce qui se passait, bordel. Je n’arrive pas à admettre qu’il ne pourra plus jamais me le dire, qu’on ne pourra pas en discuter ensemble. S’il était mort, point barre, et qu’il n’y avait pas d’autre femme impliquée dans l’histoire, au moins je pourrais le regretter et me souvenir de lui avec tendresse et me réjouir de ce que nous avons partagé, mais même ça, c’est entaché, maintenant. Je ne peux même pas le pleurer convenablement. Je me sens humiliée, honteuse, prise dans des émotions contradictoires. Un vrai gâchis. Je ne sais plus où j’en suis.
— Il t’aimait, a répété Joe. (Sa voix était douce, insistante.) Même s’il avait une liaison, il t’aimait infiniment.
— Donc tu crois qu’il en avait une, hein ?
— Je dis si.
— Je ne veux pas de si.
— Mais, selon toute vraisemblance, c’est tout ce que tu obtiendras.
— Je ne peux pas m’en contenter.
— Tout le monde a des secrets. Tout le monde fait des trucs qu’on ne voudrait pas voir découverts.
— Toi aussi, alors ?
— Quoi ? Si j’ai eu une liaison ?
— Oui. En as-tu eu ?
— Pourquoi irais-tu croire ma réponse ? Tu penses que je te le dirais si j’en avais eu une ? Et si j’en avais eu une, est-ce que ça rendrait plus plausible l’idée que Greg aussi ? Et même raisonnement si je n’en avais pas eu ?
— Tu en as eu, n’est-ce pas ?
Bien sûr qu’il en avait eu, me suis-je dit. Toutes ces femmes agglutinées autour de lui…
Mais Joe m’a posé une main sur l’épaule.
— Arrête, Ellie.
— Désolée. Mais, Joe, dis-moi, tu penses que Greg me trompait ?
— Honnêtement ?
— Oui.
— Eh bien, je… Pour tout te dire, je n’en sais rien. Mais peut-être que oui, en effet. Et puis, évidemment, il y a les circonstances de sa mort.
— Je vois.
Je me suis mordu la lèvre et suis restée assise un moment, pour me calmer.
— Merci.
— Ellie…
Son ton était empli d’une compassion douloureuse.
— Je veux quand même regarder ses affaires.
Il a haussé les épaules, en désespoir de cause.
— Si c’est ce dont tu as besoin. On ne savait pas que tu venais, alors c’est un peu en désordre, je le crains.
C’était pire qu’un peu en désordre : c’était une vraie pagaille. Il y avait des dossiers ouverts sur toutes les surfaces, des tas de papiers empilés sur le bureau et par terre, d’épais livres de comptes descendus des étagères.
— Désolé, a lâché Joe.
Il m’a installée à la vieille table de Greg avec son ordinateur en face de moi, puis son agenda électronique. Tania m’a apporté des dossiers et des classeurs, que j’ai épluchés également. J’ai examiné des comptes, des recettes, des lettres de clients, des recommandations, des statuts, des lignes d’écritures, des formulaires, des procurations, des déclarations de TVA, de revenus, des notes de frais, des questions relatives aux trusts et autres pouvoirs. Il y avait des Post-it roses et jaunes collés sur certains d’entre eux, gribouillés de l’écriture bâclée de Greg. Insignifiants. Je n’avais aucune idée de ce que je recherchais et il m’est vite apparu que j’aurais aussi bien pu lire des hiéroglyphes. Je sentais des élancements dans ma tête en cherchant à établir des connexions que je ne trouverais pas, je le savais. Joe a posé des gobelets de café à côté de moi, que j’ai laissé refroidir. Tania m’a apporté un petit pain au fromage et à la tomate puis m’a demandé s’il y avait quoi que ce soit qui requière des explications.
— Une chose, ai-je répondu. Vous avez envoyé un e-mail à Greg chez lui, lui disant qu’il devrait poser à Joe la question qui le tracassait. Est-ce que vous vous rappelez de quoi il s’agissait ?
Tania a froncé son petit bout de nez et ridé son sourcil lisse.
— Non, a-t-elle fini par répondre, alors ça ne devait pas être important, si ? Vous voulez que je recherche l’e-mail original qu’il m’a envoyé ?
— Si ça ne vous ennuie pas trop.
— J’ai pu le détruire une fois la question réglée.
J’ai regretté de n’avoir pas amené Fergus avec moi : il se débrouillait pas mal en informatique et avait travaillé en free-lance à plusieurs reprises pour la société. Il était même ici le dernier jour de Greg. Il aurait été en mesure de me guider.
J’ai établi une liste de tous les clients auxquels Greg avait rendu visite ces trois dernières semaines, avec leurs numéros de téléphone et leurs adresses, et les ai regardés fixement. Les noms se brouillaient. J’ai consulté le plan de Londres, la tête bourdonnant de fatigue et d’une frustration désespérée. Tout valait mieux que de ne pas savoir. Comment pourrais-je dire adieu à Greg sinon, si je ne savais plus qui il était ? Comment pouvais-je le faire mien de nouveau ?