Il me restait une chose à faire avant les obsèques, je le savais. J’y avais pensé depuis l’enquête, imaginant ce à quoi cela ressemblait, et m’étais même mise depuis peu à en rêver, émergeant en sursaut de cauchemars d’une fosse profonde en plein Londres, de la voiture rouge de Greg se précipitant au fond pour y prendre feu. Porton Way. Je me réveillais assaillie d’images de sa figure collée au pare-brise, la bouche ouverte dans un hurlement de terreur. Ou de son corps écrasé contre celui de Milena, tous deux léchés par les flammes.
Si je l’avais demandé à Gwen ou à Mary, elles m’auraient volontiers accompagnée, mais c’était quelque chose que je devais faire seule. Et c’est ainsi que, la veille de la cérémonie funèbre, alors que j’étais censée prendre d’ultimes dispositions, j’ai mis le cap à l’est. Je ne connaissais pas vraiment ce quartier de Londres, même si ce n’était pas loin de celui où nous vivions (où tu habites, me suis-je corrigée vertement ; on ne dit plus « nous ») et je me suis trompée de ligne, sortant à Stratford. Il m’a fallu environ vingt-cinq minutes pour rallier à pied Porton Way, manquant de peu me faire tuer en traversant les voies à grande circulation qui menaient hors de la capitale. Le ciel, qui était gris depuis que j’étais sortie ce matin-là, a pris une teinte d’un marron-pourpre menaçant ; un orage approchait, et des gouttes d’eau éparses s’écrasaient sur mes joues. Un vent glacial balayait les rues londoniennes, emportant détritus et dernières feuilles d’automne, qui tournoyaient sur le trottoir.
La zone entière semblait en construction désormais. De gigantesques grues ponctuaient l’horizon et de larges bandes de terrain n’étaient plus que décombres et boue gluante, balafrées de vastes tranchées. Il y avait des baraques de chantier derrière de hautes clôtures, des hommes coiffés de casques conduisant des pelleteuses, des feux tricolores provisoires faisant dévier la circulation.
Porton Way, situé au creux d’une pente raide, était lugubre, à l’abandon, rempli d’entrepôts à moitié démolis et des vestiges d’anciennes maisons, rasées, rendues à l’état de briques et de blocs de ciment. L’une d’entre elles tenait toujours au milieu des ruines, quoique sa façade ait été emportée. Même d’en dessous, je distinguais encore le papier au mur et la vieille baignoire. Des gens avaient vécu ici, ai-je songé, s’étaient assis dans cette cuisine.
J’ai étudié le plan, suivant du doigt le chemin qu’avait emprunté Greg. Quel endroit terne, morne, affreux pour un rendez-vous galant. Mais tranquille. Même à cette heure-ci, au beau milieu de la matinée, il n’y avait personne alentour ; le travail avait l’air interrompu pour le moment. Alors que je progressais péniblement vers le tournant fatal, il s’est mis à pleuvoir, les cieux se sont ouverts et déversés sans pitié, de l’eau ruisselait sur mes joues, s’infiltrant dans ma veste peu adaptée à un tel déluge. Le bas de mon jean s’est bientôt retrouvé trempé. J’avais de l’eau dans mes chaussures. Mes cheveux mouillés me fouettaient le visage. Je distinguais à peine où j’allais.
Mais je suis arrivée au virage, à l’abrupt virage. C’est là que c’était arrivé. Greg avait foncé tout droit et plongé au pied de ce talus. J’ai fermé les yeux, puis les ai rouverts. Où avait-il atterri au juste ? Restait-il quoi que ce soit de la voiture ? J’ai quitté la route et descendu la pente tant bien que mal, mais le terrain crayeux était glissant et j’ai failli tomber, avançant ma main pour me retenir, déchirant ma manche sur un roncier touffu. J’ai entendu un sanglot m’échapper.
Parvenir au bas du raidillon m’a semblé interminable et, le temps que j’arrive, j’étais couverte de boue et complètement trempée. Mon front picotait et j’y ai passé la main. Quand je l’ai regardée, elle était rouge du sang qui me coulait lentement dans l’œil : je voyais encore moins bien où j’allais. J’ai ôté mon écharpe et l’ai maintenue contre la plaie.
Mais qu’est-ce que je faisais ici, de toute façon ? Qu’espérais-je prouver ? Que Greg ne serait jamais venu ici ? Jamais, non, mais il l’avait fait. Qu’il n’aurait pas quitté des yeux un virage serré ? Jamais, non, mais il l’avait fait. Qu’il aurait porté sa ceinture de sécurité ? Certainement, mais pas cette fois-ci. Qu’espérais-je trouver ? Sentir ? Un moyen de… – quel était l’horrible mot qu’avait employé le coroner durant l’enquête ? – … tourner la page, en quelque sorte ? Bien sûr que non, et pourtant, n’importe comment, je savais que j’avais besoin de venir, pour accomplir un rituel qui resterait sans effet et ne changerait rien à rien.
En fait, l’endroit où la voiture avait atterri était tout à fait évident, même s’il avait été manifestement déblayé depuis longtemps. On voyait une parcelle de terre carbonisée, un petit cratère dans celui, élargi, que formait Porton Way. Je m’en suis approchée, me suis accroupie. C’était donc ici qu’était mort Greg. J’ai contemplé l’entaille infligée au sol. J’ai cligné des yeux sous la pluie battante et repoussé mes cheveux en arrière. Des gouttes de sang se sont échappées de l’écharpe que je tenais toujours contre mon front et j’en ai senti le goût sur mes lèvres, leur saveur forte, métallique. La femme présente à l’enquête avait dit que Greg n’avait pas souffert. Savait-il seulement, alors qu’il s’en allait, que c’était la fin, ou avait-ce été trop rapide pour ça ? Avait-il pensé à moi ?
Enfin, je me suis relevée, transie et trempée, misérable, le jean collé aux jambes. Il n’y avait rien ici pour moi. J’ai tourné le dos à l’emplacement fatidique et péniblement grimpé la côte. À un moment donné, j’ai réalisé que j’avais laissé tomber mon écharpe, et en me retournant, je l’ai aperçue, petite tache de couleur sur le sol boueux. Le sang ruisselait sur ma figure comme des larmes et, quand j’ai enfin regagné le métro, j’ai eu comme l’impression qu’on me regardait d’un air bizarre. Peu m’importait.
Quand je suis arrivée chez moi, l’après-midi était à moitié écoulé et j’avais les doigts si gourds que c’est tout juste si j’ai réussi à tourner la clé dans la serrure.
— Ellie ?
J’ai sursauté en entendant sa voix dans mon dos, et fait demi-tour.
— Joe… Mais que fais-tu ici ?
— À ton avis ? Je suis venu te voir. Mais qu’est-ce que tu as fichu, Seigneur ! Tu as une tête… (Il s’est interrompu, me dévisageant avec une sorte de fascination.) Pas croyable, a-t-il enfin conclu.
— Oh, rien. Je suis juste sortie, et il s’est mis à tomber des cordes, ai-je menti sans conviction.
Je ne tenais pas vraiment à évoquer ma journée, même pas devant Joe.
— Tu as du sang partout sur la figure.
— Ah, ça. Ce n’est rien. Ça a sans doute l’air pire que ça n’est à cause de la pluie. Tu veux entrer ?
— Rien que pour une minute.
J’ai réussi à ouvrir la porte et nous sommes entrés. J’ai enlevé mes bottes complètement crottées et me suis extirpée de ma veste, puis suis restée plantée là, à goutter par terre.
— Tiens, a dit Joe. C’est sans importance mais j’ai pensé que tu aimerais l’avoir. Il était dans la cuisine et on l’avait loupé.
Il m’avait apporté le mug préféré de Greg. Il comportait une photo de lui à l’arrivée du marathon l’année précédente, même si les lavages répétés en avaient en partie effacé l’image. Je l’ai pris des mains de Joe et l’ai regardé, fixant le sourire triomphant, épuisé, de Greg. J’avais été le rejoindre après, avais passé mes bras autour de son corps en nage, avais embrassé son visage en sueur et ses lèvres salées.
— Et je voulais voir s’il y avait quoi que ce soit que je puisse faire pour les obsèques.
— Tu voulais juste voir comment j’allais, point barre, ai-je répliqué.
Il m’a adressé un sourire contrit.
— Eh bien, tu prends grand soin de toi, à ce que je vois. Va prendre un bon bain.
— C’est ce que je compte faire.
— Pendant que tu y es, y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire ? Un peu de ménage ou te préparer quelque chose de chaud à boire ?
— C’est gentil à toi, mais non merci.
— Ellie ?
— Oui ?
— Tu vas bien ?
— Hein ? Oui. Enfin…
— Tu me le dirais, si ça n’allait pas ?
— Oui.