16

Une fois Gwen et Dan repartis, j’ai fini la vaisselle et sorti un sac-poubelle rempli de restes visqueux, odorants. Je me suis préparé un mug de thé, j’ai allumé la télévision, et le temps que j’aille me coucher, il était plus de 2 heures du matin. Peu importait : on était samedi le lendemain. Mon projet, si on pouvait parler de projet, était de dormir jusqu’à ce que je me réveille et puis de me rendormir. Si je devais me lever, ce serait pour manger, avant de retourner à mon état d’hibernation. Au lieu de quoi, j’ai été tirée de rêves étranges – gris, sévères, sombres, lents – par la sonnette de la porte d’entrée. J’ai enfilé une robe de chambre et descendu l’escalier, marmonnant dans ma barbe comme une clocharde. Je m’attendais à devoir signer quelque chose, mais c’est Fergus que j’ai trouvé sur le seuil.

— Je te réveille ?

J’étais toujours engourdie de sommeil.

— T’as oublié quelque chose ?

— Non, rien de tel, a-t-il répondu.

— Quelle heure est-il ?

— L’heure du petit déjeuner, a-t-il répondu, souriant. Je peux entrer ?

J’ai été sincèrement tentée de dire non et de claquer la porte. Mais je me suis écartée pour le laisser passer, puis suis montée, ai pris une douche et enfilé un jean sur mes jambes lasses, pâles. J’ai mis un vieux sweat-shirt de Greg et déniché des pantoufles dans un fond de placard. Je pouvais déjà sentir l’odeur du café.

À mon arrivée dans la cuisine, Fergus avait débarrassé la table et disposé des mugs et des assiettes.

— J’ai trouvé un muffin dans le congélateur, m’a-t-il dit. Je suis en train de le décongeler. À moins que tu ne veuilles des œufs au bacon.

— Je n’ai même pas envie de muffin, ai-je répondu.

— Bien sûr que si, a-t-il rétorqué.

Il a sorti le petit cake du micro-ondes, l’a tartiné de beurre, puis de confiture à la framboise, et l’a posé sur une petite assiette avant de me le tendre. Il a rempli un mug de café pour moi, un autre pour lui. Puis a pris place face à moi.

— Je vais si mal que ça ?

Il a souri et siroté son café. Je me sentais fâchée, fatiguée et mal réveillée, et sa gaieté persistante était irritante, comme de la musique jouée trop fort.

— On a tenu une conférence, a-t-il déclaré.

— On ?

— Les suspects habituels. C’est moi que l’on a délégué pour venir te voir. Enfin, je me suis désigné tout seul, en fait.

— C’est le tableau, n’est-ce pas ? J’aurais dû le mettre dans un placard.

— On n’a pas veillé sur toi d’assez près, a-t-il continué.

— Tout le monde a veillé sur moi, ai-je protesté. Vous êtes venus fêter mon anniversaire. On m’a invitée à dîner. Les gens se sont accommodés de mon comportement dérangé.

— Tu ne t’es pas montrée dérangée, a dit Fergus.

— Je traverse les étapes du deuil, voilà tout : colère, marchandage, déni. Beaucoup de déni. (J’ai marqué une pause.) S’agit-il vraiment d’étapes de deuil, ou plutôt de mourir à petit feu ? Peu importe. Je pense avoir reçu assez d’aide comme ça. Peut-être l’heure est-elle venue de m’aider moi-même.

— Je ne suis pas autorisé à essuyer un refus, a fait Fergus.

— Par qui ?

— Par Gwen et moi, Joe et Mary, et d’autres, sans nul doute.

— Depuis la soirée ?

— En partie. Mais le téléphone n’a pas arrêté de sonner, aussi.

— Je regrette que les gens ne s’adressent pas directement à moi.

— Mais je m’adresse à toi.

— Alors, c’est quoi, l’idée ? Quelqu’un va m’emmener au bord de la mer ? Vous vous cotisez pour m’offrir un massage ?

— Arrête avec tes sarcasmes, a répondu Fergus. C’est la forme d’esprit la plus basse. Dans l’immédiat, l’idée, c’est que tu manges ce muffin, et qu’ensuite tu me fasses faire le tour de la maison.

— Tu sais bien comment c’est.

— S’il te plaît, avale.

J’ai grignoté le muffin, me sentant comme une enfant qu’on viendrait de gronder. Il était sec dans ma bouche, difficile à avaler.

— Je n’ai pas besoin de toute cette aide, ai-je déclaré. Je ne devrais pas en avoir besoin. Il était ton ami. Tu l’as connu bien plus longtemps que moi-même. Le perdre a dû être aussi dur pour toi que ça l’a été pour moi, peut-être plus.

Fergus a pris une mine pensive.

— Je ne pense pas pouvoir retrouver un ami comme lui, jamais. Je ne pourrais pas. C’est lié au fait qu’il m’a vu bourré et pas franchement à mon avantage, qu’il connaissait mes points faibles. (Il a souri.) Et il y a eu les trucs chouettes aussi. Les voyages, les filles… Enfin, je ferais sans doute mieux de ne pas m’aventurer sur ce terrain. Tout ça pour dire : il ne s’agit pas d’une compétition.

— C’est moi qui devrais veiller sur toi, ai-je affirmé.

— Commençons par le commencement, a rétorqué Fergus. Ça ira comme ça. Assez de muffin. Allez, on monte.

Alors que je grimpais avec lui à l’étage, je me suis soudain remémoré mes dix-sept ans, et ma mère entrant dans ma chambre.

— Tu étais censée avoir rangé ta chambre, disait-elle.

— Mais je l’ai rangée ! protestais-je.

— Eh bien, on ne dirait pas !

Et ainsi de suite. Il me semblait avoir passé des journées entières, interminables, à m’occuper des affaires de Greg, mettant globalement les choses en ordre, mais quand j’ai vu ma chambre, le débarras et la chambre d’amis à travers les yeux de Fergus, j’ai dû admettre que ce n’est pas l’impression que ça donnait. Si le deuil comporte des étapes, il en existe aussi dans le rangement. Le premier stade est votre foutoir de base. Le deuxième consiste à décider d’agir. Le troisième implique de vider les tiroirs, les armoires et les étagères de façon à voir ce à quoi on a affaire. Ce troisième stade a nécessairement l’air pire que le premier. Pour ce qui est du quatrième, je ne savais pas trop, faute de l’avoir atteint.

Des vêtements de Greg s’entassaient dans la chambre. La chambre d’amis faisait plus ou moins office de bureau. Elle avait une jolie vue sur le jardin, sur le platane qui poussait chez les voisins. Nous ne l’avions jamais convertie en vrai bureau parce que nous devions transformer le débarras en bureau et faire de la chambre d’amis une chambre d’enfant, mettre au mur un papier peint débile avec des clowns, ou ce genre-là. La chambre d’amis et le palier étaient engorgés de dossiers, de documents, de classeurs et de livres, dont certains en rapport avec le travail de Greg.

— Ça présente mal, je sais. Je suis en train de trier tout ça.

Il y avait tant de choses que je ne pouvais dire, à commencer par ma prétendue excuse : je n’avais pas rangé la maison parce que j’étais à Camberwell, en train de mettre de l’ordre dans le bureau de Milena Livingstone.

— Ne t’en fais pas, a-t-il répliqué. J’étais déjà au courant, grâce à l’un de mes espions.

— Qui était-ce ? Je te parie que c’était Mary. Même si je devais devenir centenaire et que je passais tout mon temps à faire le ménage, jamais je ne satisferai à ses critères de propreté.

— Je ne dirai rien, a répondu Fergus. Je ne suis pas autorisé à révéler mes sources. Ce que je peux te dire, en revanche, c’est quelle est l’idée.

— L’idée ?

— Tu es chez toi aujourd’hui ?

— Je n’avais pas prévu de bouger.

— Bien. Tu vas peut-être avoir de la visite.

— Qui ça ? Qu’est-ce qu’ils comptent faire ?

— Je pense que tu les reconnaîtras. Ce qu’ils vont faire, en gros, c’est t’aider à gérer tout ça. Ils te fileront un petit coup de main sur place, pour tout remettre comme c’était avant ; mais on ne veut surtout pas être dans tes pattes. On peut emporter des trucs, les trier et les régler. Enfin… si tu nous fais confiance.

J’ai avancé d’un pas, passé mes bras autour de lui, et enfoui mon visage dans son épaule, comme le font les bébés quand on les porte. Je ne pouvais voir son expression. Peut-être était-elle horrifiée, pour ce que j’en savais, mais j’ai senti ses bras m’envelopper. Je me suis reculée.

— C’est vraiment adorable de votre part, ai-je dit, vraiment adorable. Mais c’est une chose dont je devrais pouvoir me charger moi-même. Et il n’y a pas que ça. Je veux trier tout ça, Fergus, bien sûr que je le veux. Mais ce que je ne veux pas, c’est qu’on ampute Greg de ma vie. J’ai besoin de ses affaires autour de moi. Pas nécessairement en tas par terre. Mais pour passer à autre chose, je n’ai pas besoin qu’on enlève toutes ces affaires de la maison et qu’elles finissent dans une benne.

— Ce n’est pas de ça qu’il s’agit. On veut juste t’aider à en finir. Si c’est une question de vie privée, si tu ne tiens pas à ce qu’on fouille dans tes affaires, tu n’as qu’à le dire et on laisse tomber.

— Ce n’est pas ce que je veux dire. Je n’ai rien à vous cacher, les amis. Il est trop tard pour ça. C’est juste que je devrais pouvoir le faire moi-même. Ça me met mal à l’aise.

— Ça ne devrait pas, a répondu Fergus. Laisse-nous faire ça pour toi. Quand Jemma me larguera, tu pourras me renvoyer l’ascenseur.

Une pensée épouvantable m’a traversé l’esprit.

— Y a-t-il quelque chose que tu me caches ? ai-je demandé. Est-ce que vous pensez tous que j’ai besoin d’aide ? D’une aide psychiatrique, je veux dire ?

Fergus a ri et secoué la tête.

— Rien que de nous. Parole !

Je restais néanmoins mal à l’aise à l’idée de savoir que j’avais fait l’objet de discussions, comme si l’on avait ourdi un complot contre moi. Une heure plus tard débarquaient Joe, Gwen et Mary, l’air un peu penauds. Je leur ai dit que j’en étais malade. C’était leur week-end. N’avaient-ils pas des engagements, des gens à voir ? Ils m’ont serrée dans leurs bras en émettant des protestations confuses. Je ne savais pas au juste s’il était plus difficile de recevoir de l’aide ou d’en apporter. J’ai préparé un supplément de café et nous sommes montés à l’étage évaluer l’ampleur des dégâts. Des marmonnements discrets se sont fait entendre.

Joe m’a donné un petit coup de coude affectueux.

— Ce n’est pas si terrible, a-t-il commenté. T’as qu’à te dire qu’il reste de la déco à faire et qu’on est venus pour peindre et coller du papier peint.

— Je vous explique ce qu’il faut faire ? ai-je demandé.

— Ce qu’on veut, a dit Gwen, c’est que tu sortes et que tu ailles faire du shopping ou que tu ailles à la piscine, n’importe quoi, et on fera le tour ; on en mettra un peu dans des cartons, à emporter. Dans quelques jours, on te les rapporte et là, au moins, on aura réussi à remettre tes pendules à l’heure, du moins en partie. Enfin… on espère.

J’ai réfléchi un instant.

— J’ai le sentiment que je devrais refuser tout ça, ou vous en vouloir, mais en fait, c’est un tel soulagement…

— Alors va-t’en, a conclu Mary.

Ce que j’ai fait, mais pas avant d’avoir roulé l’emploi du temps de Milena en cours d’établissement et de l’avoir rangé dans mon sac. Il y a des choses que même les amis ne doivent pas savoir.

J’ai été nager à la piscine municipale, après je me suis lavé les cheveux sous la douche, avant de mettre des vêtements propres. J’ai trouvé un café, commandé du thé et lu le journal. Je suis allée à pied jusqu’à Kentish Town Road, où j’ai acheté des légumes et de la salade. Quand je suis rentrée chez moi, ils étaient partis. Je suis montée à l’étage et c’était miraculeux. Tout avait disparu, ou presque, et ce qui n’avait pas disparu était bien rangé sur une étagère ou un bureau. Quelqu’un avait également dû dénicher l’aspirateur, faire mon lit, et mettre le lave-linge en route. Il ne me restait rien à faire si ce n’est me préparer une salade, puis bien nettoyer derrière moi, au cas où on reviendrait vérifier.

 

Le matin suivant, Joe a téléphoné. Il avait épluché les affaires professionnelles de Greg et l’essentiel pouvait être géré au bureau. Tout ce qui était personnel, il le rapporterait plus tard dans la semaine. Il n’y avait rien d’urgent. Dans l’après-midi, Gwen a rappliqué avec une pile de dossiers sous le bras, tout ce qui relevait de l’économie domestique. Elle les avait étudiés, triés et, sur une feuille de papier, avait établi une liste de choses « à faire » : de gens à rappeler, de factures à régler, de lettres à écrire. Elle avait dessiné une étoile à côté de celles dont il fallait s’occuper sans tarder. Elle était pour moi la Gwen que j’étais pour Frances, mais je ne pouvais pas le lui dire.

Je n’ai pas vérifié les appels entrants sur mon portable de tout le week-end. Le dimanche soir, j’ai téléphoné à Frances pour lui annoncer que je ne serais pas là le lendemain. Je ne savais pas au juste si j’y retournerais un jour, mais n’en ai rien dit. Le lundi matin, je suis allée dans l’atelier, ai mis le lecteur de CD en route – de la musique baroque – et me suis attelée au rocking-chair de ce type. Je l’ai poncé avec un soin excessif, non parce que je tenais à ce que mon travail soit irréprochable, mais parce que ça me rassurait de m’investir dans une tâche si physique et précise et m’empêchait de penser à autre chose. Presque automatiquement, comme en rêve, j’ai poursuivi mon ouvrage, et lorsque j’ai émergé de ma torpeur, le fauteuil était là, achevé et parfait, presque trop beau pour m’en défaire.

De retour dans la maison, j’ai téléphoné au propriétaire du rocking-chair et lui ai annoncé que, en fin de compte, j’avais trouvé le temps de le réparer et qu’il pouvait venir le chercher quand il le souhaiterait. Puis j’ai pris un long bain, après quoi je me suis rappelé que je n’avais pas vérifié si j’avais des messages sur mon répondeur, comme si j’avais voulu maintenir le monde à distance, pour l’instant, en tout cas. Il y avait un message de Fergus. Je l’ai appelé.

— Tu es chez toi ? s’est-il enquis.

— Oui.

— Dans les dix minutes qui viennent ?

— Oui.

Il a raccroché. J’étais à peine habillée qu’on sonnait à la porte. C’était Fergus mais il n’était pas le même que samedi matin, quand il était apparu au même endroit. Il était distrait, fuyant mon regard. Il est passé devant moi pour entrer tout droit au salon. Il s’est assis sur le canapé et j’ai pris place à côté de lui. Sans dire un mot, il a sorti quelque chose de sa poche qu’il a posé sur la table basse devant nous. On aurait dit une carte à jouer, grande et étroite.

— Je pense que tu devrais jeter un œil là-dessus, a-t-il déclaré.